Séance du 27 janvier 2000






DÉFINITION
DES DÉLITS NON INTENTIONNELS

Discussion des conclusions
du rapport d'une commission

M. le président. L'ordre du jour appelle la discussion des conclusions du rapport (n° 117, 1999-2000) de M. Pierre Fauchon, fait au nom de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale sur sa proposition de loi (n° 9 rectifié, 1999-2000) tendant à préciser la définition des délits non intentionnels.
Dans la discussion générale, la parole est à M. le rapporteur.
M. Pierre Fauchon, rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collèges, on peut lire dans un ouvrage qui est un classique pour tous ceux d'entre nous qui ont fait des études de droit - je veux parler du Traité théorique et pratique de la responsabilité civile, des frères Mazeaud - l'observation suivante, que je place en exergue de nos débats : « Du moment qu'il est question de peine, » - de pénalité, donc - « partant de souffrance, on comprend que la société ne demande compte de leurs actions qu'à ceux qui ont agi méchamment, que, par suite, il faille, pour déclarer quelqu'un responsable pénalement, analyser son état d'âme. »
C'est à cet exercice que vous convie la proposition de loi que j'ai l'honneur de vous présenter au nom de la commission des lois, et ce grâce à l'impulsion du président de notre assemblée, qui a souhaité son inscription à l'ordre du jour, dans une ligne d'action annoncée par lui dès le début de son mandat et constamment affirmée depuis lors.
M. le président. Merci, monsieur le rapporteur !
M. Pierre Fauchon, rapporteur. Le point de départ de cet exercice, c'est évidemment la situation incompréhensible dans laquelle se trouvent plongés certains hommes ou certaines femmes à qui l'on fait reproche d'être responsables d'un accident, non pas seulement parce qu'ils l'ont directement provoqué, mais parce qu'un comportement actif ou passif de leur part, même n'ayant qu'une relation indirecte ou lointaine avec l'accident, aurait pu éviter que celui-ci ne se produise.
Des élus locaux, des responsables d'organismes divers, tels des hôpitaux, des entreprises, des collèges, des responsables d'associations organisant des activités sportives, etc., sont ainsi mis en examen, traduits en justice, jetés au banc des accusés côte à côte avec des délinquants de droit commun, et quelquefois condamnés pour des dommages dont ils ignoraient en toute bonne foi l'éventualité, plus encore la probabilité, et qu'ils étaient absolument incapables d'empêcher.
Comme il n'y a guère d'accident dont on puisse dire qu'il ne se serait pas produit sans quelque circonstance antérieure, si lointaine fût-elle, et comme la moindre, la plus subtile de ces circonstances suffit, selon la jurisprudence, à constituer la faute pénale d'imprudence, toute non intentionnelle qu'elle soit, le champ de la responsabilité pénale a fini par s'étendre au-delà - je crois pouvoir le dire - de ce que le bon sens élémentaire considère comme raisonnable et équitable. Et ceux qui ont entendu, ce matin, sur une radio périphérique, le témoignage d'un maire ne seront pas étonnés de mon propos.
Il faut rappeler constamment le principe fondamental du droit pénal selon lequel « il n'y a pas de crime ou de délit sans la volonté de le commettre ». Et n'est-il pas de règle que l'exception faite à ce principe pour certains cas d'imprudence ou de négligence ne puisse être interprétée que d'une manière restrictive ?
Les exemples abondent à cet égard. On en citera sans doute tout à l'heure quelques-uns, mais le temps me manque pour le faire maintenant, et je préfère, pour l'instant, m'en tenir à l'aspect technique du problème. Le nombre de ces exemples importe d'ailleurs peu, dès lors que ce qui est en cause est non pas la fréquence, mais le caractère juste ou injuste de ces condamnations ou de ces mises en examen. Si elles ne sont pas justifiées, elles sont trop nombreuses, et nous devons nous en préoccuper, suivant cette belle formule, que j'emprunte à La Bruyère, selon laquelle la condamnation d'un innocent, d'un non-coupable, est « l'affaire de tous les honnêtes gens ».
Pour remédier à de tels excès, il faut, dans une démarche qui, je le reconnais, est nécessairement assez technique, en identifier la cause. Celle-ci est simple, et nombre de juristes, dont certains ont été entendus la semaine dernière par la commission, l'ont clairement identifiée : cette cause réside dans la préoccupation, d'ailleurs bien compréhensible, de la jurisprudence d'identifier un coupable pour rendre possible une réparation à une époque où l'idée d'une responsabilité sans faute, d'une responsabilité pour risque n'était pas admise.
Dès lors, on est allé jusqu'à qualifier de délit la moindre faute, ce qu'un professeur de droit, M. Pirovano, a pu appeler des « poussières de faute », qui n'avaient pas avec le dommage la moindre des relations causales, afin de condamner et d'asseoir sur cette condamnation l'obligation de réparation du dommage.
C'est ainsi que, depuis un mémorable arrêt de 1912, la faute civile d'imprudence et de négligence ne fait qu'un avec la faute pénale, le délit de blessure ou d'homicide par imprudence. Cette assimilation, qui est au coeur de notre démarche, n'est pas juste, et je crois qu'elle n'est plus nécessaire.
Tout d'abord, elle n'est pas juste, parce que ces deux fautes sont évidemment différentes : la faute civile des articles 1382 et suivants du code civil justifie l'obligation de réparer le dommage causé par elle, tandis que la faute pénale justifie - et c'est une toute autre démarche - que la société sévisse contre ceux de ses membres dont les fautes, même non intentionnelles, portent atteinte aux valeurs qu'elle s'est données.
Il tombe sous le sens que, ces deux fautes ayant des finalités différentes, elles devraient faire l'objet d'appréciations différentes : autant il paraît équitable de faire en sorte que la moindre imprudence crée une obligation de réparation et constitue donc une faute civile, autant il serait excessif de voir dans la moindre imprudence une atteinte aux valeurs de la société justifiant une réparation morale de ce qui deviendrait ainsi un délit.
Cette distinction, sur laquelle il faudra revenir, a été faite tout au long du xixe siècle et au début du xxe siècle, jusqu'au jour où la Cour de cassation s'est avisée de relever que les définitions de ces deux fautes, telles qu'elles figuraient respectivement dans le code civil, d'une part, et dans le code pénal, de l'autre, étaient si proches qu'il paraissait impossible de les distinguer. C'est l'arrêt de 1912, auquel je viens de faire allusion, qui, à l'époque, était inspiré par le souci de faciliter l'indemnisation de toutes les victimes en un temps où cette indemnisation était liée à une condamnation pénale.
Ensuite - seconde observation - l'assimilation de la faute pénale à la faute civile a cessé d'être nécessaire puisque la victime peut maintenant obtenir des réparations sur d'autres bases que le délit, grâce à une évolution législative récente que je ne retracerai pas faute de temps et qui s'inspire des analyses du professeur Tunc sur la notion de risque, évolution à laquelle notre excellent collègue Robert Badinter a apporté, lorsqu'il était garde des sceaux, un concours tout à fait déterminant grâce à deux ou trois textes que tous les praticiens ont sans doute à l'esprit.
Il est donc devenu parfaitement possible d'établir une distinction entre la faute civile, qui peut continuer à être constituée par la moindre imprudence ou négligence,...
M. Michel Dreyfus-Schmidt. Oui !
M. Pierre Fauchon, rapporteur. ... et la faute pénale non intentionnelle, qui suppose sinon la volonté de causer le dommage - elle deviendrait alors intentionnelle - du moins la conscience de créer ou ne pas éliminer le danger qui sera à l'origine du dommage.
M. Michel Dreyfus-Schmidt. Très bien !
M. Pierre Fauchon, rapporteur. Précisons immédiatement qu'il s'agit ici - et ce point est tout à fait important - de la conscience réelle et concrète, celle que l'on a eue de pouvoir causer un dommage, et non pas, comme on le lit trop souvent dans les arrêts, de la conscience théorique, celle que l'on aurait dû ou pu avoir de créer un dommage. On passe en effet son temps à dire aux maires : « Vous auriez pu, vous auriez dû, et parce que vous pouvez vous devez tout ! »
Cette conscience théorique, celle qu'on aurait pu ou qu'on aurait dû avoir, est une conception qui ouvre la porte aux dérives que nous souhaitons précisément endiguer.
Selon la formule de MM. Merle et Vitu : « Seule l'imprudence consciente justifie la répression pénale ». Admettre le caractère fondamental et novateur, par rapport à cette jurisprudence, de cette distinction, de cette différenciation, c'est disjoindre enfin ces deux responsabilités et permettre à chacune de suivre le cours jurisprudentiel qui lui est propre.
Me ferai-je mieux comprendre si je prends une comparaison pittoresque ? Ce que je suggère de faire, c'est un peu ce que fait le héros du Tour du monde en quatre-vingts jours de Jules Verne, lorsqu'il détache du train une locomotive emportée par son élan afin de permettre à ce train de s'arrêter à la station où les voyageurs trouveront refuge. Ainsi, ce que nous vous demandons, c'est de détacher la locomotive de la responsabilité pénale du train de la responsabilité civile.
A partir du moment où l'on voudra bien le faire et où l'on admettra que la faute pénale d'imprudence suppose à tout le moins la conscience de cette imprudence, une distinction s'imposera immédiatement - c'est la seconde étape de notre démarche - pour l'application de ce principe, entre l'hypothèse où le dommage est une conséquence directe, immédiate, nécessaire et donc le plus souvent prévisible de l'imprudence et celle où il n'en est qu'une conséquence indirecte, plus ou moins lointaine, plus ou moins probable, plus ou moins prévisible. Or, vous le savez, on reproche assez souvent à des responsables des actions qui auraient très bien pu ne pas se traduire, dix ou quinze ans plus tard, par des dommages. Il a fallu en effet qu'interviennent entre-temps un certain nombre de circonstances, et la relation entre la faute supposée et le dommage est indirecte.
La distinction, selon moi - mais nous aurons à en débattre lorsque nous examinerons les amendements présentés par M. Dreyfus-Schmidt - est tout à fait importante, disons-le immédiatement, à cause des accidents de la circulation. En effet, le premier cas - relation directe entre la faute et le dommage - englobe la plupart des accidents de la circulation, et le caractère conscient de l'imprudence est réputé inhérent à l'acte lui-même. Il nous faut être pragmatique, dans notre démarche et ne pas seulement s'en tenir à des analyses théoriques et, pour maintenir un niveau élevé de lutte contre le fléau des accidents de la route, il est nécessaire de s'en tenir au système actuel, dans lequel la moindre faute engage la responsabilité pénale. Dans le second cas, au contraire, lorsque la causalité est indirecte, médiate, incertaine et plus ou moins imprévisible, la condamnation pénale doit être limitée aux cas dans lesquels le caractère conscient et volontaire de l'imprudence - non pas, bien entendu, du dommage, mais de l'imprudence : on sait à tout le moins qu'on commet une imprudence et on en est conscient - est clairement démontré, c'est-à-dire dans le cas d'une faute caractérisée.
Comment définir cette faute, me direz-vous ? Certains, et non des moindres, ont suggéré de s'en tenir au concept général de la faute lourde : selon eux, il n'y aura, en cas de relation indirecte, de responsabilité que s'il y a une faute lourde. Cette solution a été retenue par la commission Massot dans son rapport, qui reprend - c'est d'ailleurs un encouragement pour nous - le mécanisme de notre proposition de loi, élaborée plusieurs mois auparavant. La divergence ne porte que sur un point : doit-on parler de faute lourde ou apporter une définition plus précise ?
Votre rapporteur et la grande majorité de la commission des lois ont jugé préférable une définition plus précise, en indiquant formellement que cette faute est caractérisée par « la violation manifestement délibérée d'une obligation particulière de sécurité ou de prudence ». Tous les termes ont été pesés !
Cette rédaction a pour but de mieux éclairer la jurisprudence, d'éviter que la gravité du dommage rejaillisse sur celle de la faute. Car, je le dis dès maintenant, quand on demandera à un tribunal d'apprécier qu'une faute est lourde, il considérera toujours que, si les dommages sont graves, la faute est forcément lourde, que, dès lors que plusieurs personnes ont été tuées, cela ne peut pas être une faute légère. Nous n'aurons alors, je le crains, pratiquement rien changé à la jurisprudence actuelle. Evitons donc que la gravité du dommage rejaillisse sur celle de la faute - ce qui est d'ailleurs de règle en matière contractuelle - et soulignons l'exigence, s'agissant de la délinquance non intentionnelle, d'au moins un élément d'intention : le consentement conscient à une imprudence précisément identifiée.
Nous reprenons ainsi les travaux de notre commission, très bien conduits par notre excellent collègue Charles Jolibois, que je salue au passage, lors de l'institution, voilà quelques années, du délit de mise en danger délibérée. Nous évitons aussi de créer un nouveau concept, ce qui, pour l'application de la loi, est toujours préférable.
Tel est, pour l'essentiel, la démarche de notre commission. S'y ajoutent diverses harmonisations textuelles et un certain redéploiement de la responsabilité pénale des personnes morales, qui, peut-être - nous le verrons au cours du débat -, posera problème : réduction de la distinction quelque peu artificielle entre les compétences que l'on peut déléguer et celles que l'on ne peut pas déléguer, exclusion, en revanche, de cette responsabilité pour des circonstances faisant apparaître un manquement délibéré d'une personne physique.
Nous reprenons ici une partie des conclusions de la commission Massot, dont l'excellent travail mérite d'être salué. Nous y reviendrons dans le cours du débat.
Sans doute s'élèvera-t-il des voix parmi nous - peut-être des plus autorisées - pour regretter que cette proposition de loi ne soit pas plus étendue, qu'en particulier elle n'aborde pas, ou pas assez directement, les délits d'atteintes non intentionnelles à l'environnement, qui constituent aussi un vaste champ de réflexion.
Je suis le premier conscient du fait qu'il restera beaucoup à faire, mais il faut se souvenir qu'il s'agit ici d'une simple proposition de loi, qui ne pouvait être que limitée pour des raisons techniques et pour des raisons d'efficacité que chacun pourra comprendre.
Dois-je dire, pour conclure, que notre commission n'a en aucune façon méconnu non pas l'intérêt des victimes - il n'est pas en cause ici - mais leur légitime exigence que toute la clarté soit faite sur les circonstances d'un accident, que les responsabilités réelles soient identifiées et, s'il y a lieu, sanctionnées ? Nous avons d'ailleurs entendu la semaine dernière des représentants des victimes.
Le présent texte n'a certainement pas pour objet d'entraver les investigations judiciaires, comme l'a prétendu par erreur le journal L'Express, puisque, bien au contraire, il les rend encore plus nécessaires ; il tend seulement à ce que la justice pénale reste juste, ce qui exclut tout automatisme aveugle. On ne saurait compenser l'injustice du sort par l'injustice des hommes !
Tels sont, madame le garde des sceaux, mes chers collègues, les circonstances, les motifs et l'économie de la proposition de loi que la commission des lois a l'honneur de vous présenter. (Applaudissements sur les travées de l'Union centriste, du RPR et des Républicains et Indépendants. - M. Mauroy applaudit également.)
M. le président. La parole est à M. le président de la commission.
M. Jacques Larché, président de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale. Monsieur le président, madame le garde des sceaux, mes chers collègues, nous abordons aujourd'hui, sur l'excellent rapport de notre collègue Pierre Fauchon, un sujet difficile, mais un sujet qui nous est familier.
Ce sujet nous est familier parce que le Sénat est le représentant des collectivités territoriales et que notre premier devoir est d'être à l'écoute permanente des 500 000 élus de notre pays, mais aussi parce que nous exerçons fréquemment des responsabilités locales et nous entendons bien, d'ailleurs, continuer à les exercer, conformément aux règles que nous sommes en train d'établir et sur lesquelles nous n'avons pas l'intention de transiger. Enfin, il nous est familier parce que, depuis plusieurs années, au sein de nos commissions, de nos groupes de travail, de nos missions d'information, nous y avons réfléchi : chacun se souvient du débat intéressant qui a eu lieu sur la base d'une question orale que notre ami Hubert Haenel avait déposée.
Nous avons noté l'intérêt et l'urgence du problème ainsi que les réactions légitimes qu'il provoque chez de nombreux élus. A la veille des prochaines consultations électorales, bon nombre d'entre eux, nous pouvons en porter témoignage, s'interrogent sur la possibilité pour eux de continuer à exercer leur mandat dans de telles conditions.
En 1996, déjà sur l'initiative de M. Pierre Fauchon, un premier texte a été adopté, et c'est ce texte qu'aujourd'hui nous remettons sur le métier.
Au surplus, nous avions voulu, dans le cadre de la loi sur la présomption d'innocence, rapportée au Sénat par notre ami Charles Jolibois, dégager quelques solutions. Nous avions en effet noté que le texte qui nous venait de l'Assemblée nationale - en réalité, le texte du Gouvernement assez peu amendé - était, sur ce point comme sur beaucoup d'autres, quelque peu timide.
Il nous avait été répondu - chacun en a le souvenir - qu'il y avait lieu d'attendre le dépôt d'un rapport demandé à une commission présidée par un éminent conseiller d'Etat.
Ce rapport, notre collègue Pierre Fauchon, la commission des lois, largement instruite par les auditions d'éminents spécialistes auxquelles elle a procédé, l'ont en quelque sorte pris au mot par anticipation, estimant qu'il y avait lieu d'agir sans attendre le dépôt d'un projet de loi.
Nous considérons en effet que ce texte s'inscrit normalement dans la perspective de cette réforme d'ensemble de l'institution judiciaire à laquelle nous sommes évidemment attachés.
Notons, d'ailleurs, qu'un texte, par lui-même, n'est pas suffisant ; il faut attendre du juge chargé de l'appliquer un état d'esprit qui tienne compte de l'intention du législateur.
Il n'en est pas toujours ainsi. Cette discordance apparue parfois entre nos intentions et certains jugements demeure, puisque la Cour de cassation n'exerce parfois qu'un contrôle limité. Aussi la proposition qui vous est aujourd'hui soumise, mes chers collègues, nous est-elle apparue particulièrement urgente et nécessaire.
Nous souhaitons, à ce propos, que le juge fasse preuve, dans l'exercice d'une fonction que nul ne songe à critiquer, d'une connaissance plus concrète de la réalité des collectivités territoriales. Peut-être une formation adaptée à l'Ecole nationale de la magistrature pourrait-elle être envisagée !
Aujourd'hui comme alors, plusieurs principes nous guident.
D'abord, nous ne voulons pas faire un sort à part aux élus, même si la nature de leur mandat et les moyens dont ils disposent pour l'exercer font que leur situation diffère sensiblement tant de celle du citoyen dans sa vie privée que de celle du professionnel dans son entreprise.
Il n'était pas illégitime de songer à une solution de cet ordre. Mais on se refuse, dans une société particulièrement médiatisée, à ce que les élus locaux fassent, en cas de faute dans l'exercice de leurs fonctions, l'objet d'un traitement spécial.
Le risque pénal qu'ils encourent en agissant dans l'intérêt commun est tenu pour normal, comme il est apparu normal, notons-le au passage - on l'a bien vu lors des récents événements qui ont si directement atteint tant de Français - qu'ils soient au premier rang pour tenter de faire face.
Deuxième principe : nous voulons prendre en compte le besoin de transparence, d'information et de compréhension des victimes et de leurs ayants droit - nous les avons entendus, au cours de nos auditions - besoin qui est souvent très supérieur à leurs exigences en matière de réparation ou de sanction.
Comment ne pas être touché par les propos tenus, avec beaucoup de modération, par les représentants de ceux qui ont été directement atteints lors de terribles accidents ? Nous souhaitons qu'ils comprennent que la proposition faite n'a nullement pour objet de les priver des réparations nécessaires, pas plus qu'elle n'a pour objet d'empêcher la recherche des responsabilités fautives.
Il faut, enfin - c'est le troisième principe - assurer la cohérence globale des mécanismes de sanction pénale et de responsabilité civile au regard de l'évolution de la société, qui est à la fois plus complexe et plus sensible à la protection collective de la vie humaine.
Je ne peux que me réjouir de voir qu'après, semble-t-il, quelques hésitations exprimées à Léognan par M. le Premier ministre le Gouvernement ait décidé d'appuyer notre démarche. Nous avons un engagement de voir se poursuivre la navette parlementaire pour permettre l'adoption de la présente proposition de loi avant la fin de la session.
Je ne puis m'empêcher de penser que la manière, peut-être un peu rapide, un peu cavalière, dont nous avions posé ce problème lors de la première lecture du projet sur la présomption d'innocence a pu modestement contribuer à lever certains obstacles.
Peut-être notre débat d'aujourd'hui, que nous devons aborder dans un climat apaisé, préfigurera/t-il la perspective nouvelle qui peut s'ouvrir plus généralement sur la réforme de l'institution judiciaire. Nous avons le souhait - je l'ai déjà exprimé - d'aboutir, sur des textes essentiels, sur des textes qui méritent de recueillir le plus large accord parce que ce sont des textes de société, à un accord entre nos deux assemblées, comme nous l'avions fait pour le code pénal en son temps.
En conclusion, je veux dire - notre collègue M. Fauchon est le premier à le savoir - que ce texte, dont le mérite est grand, n'empêchera ni les plaintes ni les procès. Il aura le mérite d'inciter le juge à se prononcer, peut-être, dans un état d'esprit différent et en fonction de règles nouvelles.
Mais la tentation demeurera de s'adresser en priorité au juge pénal, en raison de la rapidité de son intervention et de la faculté qu'il a d'assortir la condamnation qu'il prononce de l'indemnisation sollicitée.
On aurait pu songer à priver le juge pénal de ce droit et à contraindre en quelque sorte la victime à se retourner en priorité vers la juridiction compétente pour obtenir directement réparation, ou pour l'obtenir après que la condamnation pénale eut été prononcée. Cette mesure aurait pu être envisagée au cas où l'auteur de la faute aurait été un élu local.
J'ai d'ailleurs, à titre personnel, soumis à la commission des lois un amendement allant en ce sens.
Je l'ai retiré, dans l'immédiat, après une discussion très ouverte sur ce point, en raison de l'objection qui m'a été faite de l'alourdissement des procédures qui en eût résulté et aussi - il faut bien le dire - dans l'état actuel des choses, de l'incapacité dont fait trop souvent preuve la juridiction administrative à statuer dans des délais raisonnables.
Faudra-t-il, un jour, transférer ces contentieux de l'indemnisation au juge civil, comme nous l'avons fait en d'autres temps et dans d'autres circonstances ? La question a été posée. Peut-être pourra-telle être tranchée un jour !
En tout état de cause, la commission a reconnu qu'un problème demeure, celui de la pénalisation excessive du fonctionnement de notre société. Ce problème devra être résolu.
Dans l'immédiat, je formulerai, encore une fois, le voeu que la proposition de loi de notre collègue M. Fauchon fasse l'objet d'un examen positif à l'Assemblée nationale et que la navette puisse s'engager.
L'adoption de ce texte, à nos yeux - je le répète - s'inscrit dans le cadre de cette réforme de l'institution judiciaire dont nous demeurons prêts à examiner les différents éléments constitutifs dans un ordre désormais logique. (Applaudissements sur les travées des Républicains et Indépendants, du RPR et de l'Union centriste. - M. Mauroy applaudit également.)
M. le président. La parole est à Mme le garde des sceaux.
Mme Elisabeth Guigou, garde des sceaux, ministre de la justice. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, je ne reviendrai pas - M. Fauchon l'a excellement fait - sur le constat de la mise en cause pénale de plus en plus fréquente des décideurs publics pour des délits non intentionnels.
Déjà, en 1995, votre rapporteur et M. Delevoye avaient consacré un rapport à la responsabilité pénale des élus, qui avait bien mis en évidence que la pénalisation des élus locaux, notamment pour des faits involontaires, comportait des risques certains pour la démocratie locale. Ces travaux, vous le savez, ont débouché sur la loi du 13 mai 1996, qui a imposé au juge d'apprécier in concreto les infractions non intentionnelles compte tenu des moyens et des compétences dont disposait l'auteur de la faute.
Par ailleurs, j'ai moi-même répondu longuement à la question qui avait été posée devant votre Haute Assemblée par M. Haenel, le 28 avril dernier.
Dans cette réponse, j'ai tenu, d'abord, à relativiser l'ampleur du phénomène, qui avait pu paraître très préoccupant au vu de certains chiffres avancés par l'observatoire des risques juridiques des collectivités locales, qui dénombrait 850 mises en examen.
Mais, comme il est rappelé très justement dans le rapport de la commission, ce chiffre ne distinguait pas entre les infractions intentionnelles et les infractions non intentionnelles. En outre, il apparaissait que, pour moitié, ce nombre concernait des procédures pour diffamation. Les chiffres que j'avais cités de mise en cause d'élus locaux pour des infractions non intentionnelles, repris à la page 19 du rapport de la commission, faisaient apparaître seulement 54 cas de mise en examen au 1er avril 1999. Par rapport au nombre d'élus locaux, vous conviendrez que ce chiffre est faible !
Pourtant, c'est moins le nombre de mises en examen ou de condamnations qui importe que le sentiment d'insécurité juridique ressenti par les décideurs publics. Aussi, à la fin de ma réponse à la question posée par M. Haenel, je m'étais engagée à ce qu'une mise à plat de l'ensemble des problèmes soit faite, afin de dresser un état des lieux complet et objectif, et de formuler des propositions concrètes.
Ce travail a été mené par un groupe d'étude présidé par M. le conseiller d'Etat Jean Massot et composé de magistrats, d'agents publics et d'élus, dont MM. Delevoye et Sapin. Le rapport sur la responsabilité pénale des décideurs publics m'a été remis le 15 décembre dernier. Il a été largement diffusé, en particulier auprès des parlementaires, et il a aussi été mis en ligne sur le site Internet du ministère de la justice.
Partant d'un constat fait par tout le monde, celui d'une pénalisation indéniable de la vie politique, il indique qu'il existe des solutions pour y remédier, dont aucune, je veux le souligner, n'est exempte d'inconvénients politiques, juridiques ou psychologiques.
Il n'est pas question de prévoir une procédure pénale particulière pour les élus locaux, ni même pour les décideurs publics en général. La commission des lois du Sénat le dit très nettement, tout comme le rapport Massot, et les auditions auxquelles vous avez procédé le confirment.
Je me suis moi-même opposée, lors de la première lectue du texte relatif à la présomption d'innocence, à des amendements qui, de près ou de loin, avaient pour objet de restaurer certaines procédures spécifiques pour les agents publics.
Par conséquent, si l'on n'opte pas pour une procédure pénale spécifique, on peut être tenté de modifier le fond du droit pénal. C'est précisément ce que proposent à la fois le rapport Massot et la proposition de loi de M. le sénateur Fauchon.
Mais, avant d'entrer dans le vif du débat, je voudrais souligner que cette proposition, comme les autres, présente également des inconvénients. En effet, elle implique de renoncer à des principes fort anciens, comme par exemple la théorie de l'équivalence des conditions ou celle de l'identité de la faute civile et pénale.
En effet, on doit se poser la question de savoir si, à partir du moment où l'on fait un texte général qui prend place dans le code pénal et qui, par définition, s'adresse à tout le monde, on ne produit pas des effets non désirés. En particulier, Mme Viney a fort opportunément rappelé devant la commission du Sénat que c'est la « multiplication des accidents du travail et des accidents de la circulation qui avait été à l'origine du développement de la répression des délits non intentionnels ». Sur ce plan, je le dis au nom du Gouvernement, la répression ne saurait faiblir. Les victimes seraient fondées à reprocher cet affaiblissement à tous ceux qui y auraient mis la main.
M. Christian Bonnet. Je suis tout à fait d'accord !
Mme Elisabeth Guigou, garde des sceaux. D'une manière générale, je crois qu'il est indispensable de veiller à ce que la réforme envisagée n'ait pas pour conséquence d'affaiblir l'efficacité de la loi pénale dans des domaines aussi sensibles que celui du droit du travail, de l'environnement, et de la santé publique ou de la sécurité routière.
Depuis plusieurs années, on constate en effet que la responsabilisation des acteurs, publics ou privés, a été accrue du fait de l'existence de la sanction pénale et que cette responsabilisation a porté ses fruits en matière de prévention. S'il convient d'éviter des poursuites injustifiées ou des condamnations contraires à l'équité, il ne faut pas, pour autant, déresponsabiliser les chefs d'entreprise, au risque d'aboutir à une augmentation des accidents du travail, des faits de pollution, des atteintes à la santé publique ou des accidents de la circulation.
J'ai moi-même procédé à certaines consultations, comme votre commission l'a fait. Elles m'ont confortée dans l'idée qu'il ne faut toucher à la loi pénale que d'une main tremblante. Sur plusieurs points, il me semble que l'expertise n'a pas été poussée assez loin et que la navette parlementaire permettra de l'approfondir.
Enfin, et pour clore cette introduction, je crois qu'il faut être constamment guidé par le souci de n'exonérer ni les élus locaux ni les décideurs publics ou privés de leur responsabilité pénale lorsque cette dernière est évidemment engagée. Mais, en même temps, cette responsabilité ne doit pas conduire à l'inertie par peur du procès ou à la démission par lassitude.
Dans sa proposition de loi rectifiée, M. Fauchon essaye de trouver des solutions à ces problèmes difficiles. Les solutions qu'il propose et qui ont été adoptées par la commission portent, vous le savez, sur deux points qui rejoignent très largement les principales propositions faites par le rapport Massot : d'une part, elle entend redéfinir le champ des délits non intentionnels ; d'autre part, elle étend avec prudence la responsabilité pénale des collectivités territoriales en tant que personnes morales.
Je voudrais revenir sur ces deux points, et d'abord sur la redéfinition du champ des délits non intentionnels.
Quel est l'état du droit aujourd'hui ?
La question des infractions pénales non intentionnelles a toujours été très délicate. Par principe, le droit pénal ne réprime que les comportements les plus graves, les plus blâmables, ce qui est le cas des infractions intentionnelles, des infractions dont on peut dire qu'elles sont faites de « mauvaise foi ».
En revanche, il paraît a priori surprenant que les comportements commis « de bonne foi » par une personne qui n'a ni l'intention de violer la loi, ni l'intention de causer un dommage puissent également constituer des infractions. Dans un tel cas, le recours au seul droit civil, qui permet l'indemnisation du dommage, peut paraître suffisant.
Dans le nouveau code pénal résultant de la commission de révision présidée par M. Badinter, est très clairement posé le problème, puisqu'il y est spécifié, à l'article 121-3, que les crimes et les délits étaient en principe des infractions intentionnelles : « Il n'y a point de crime ou de délit sans intention de le commettre. »
Il demeure que ce même article a aussitôt apporté une exception à ce principe en rappelant que, lorsque la loi le prévoit, des délits pouvaient être constitués par une faute d'imprudence ou de négligence.
En effet, lorsque sont en cause des valeurs primordiales, comme la vie ou l'intégrité physique des personnes, les comportements, même commis de bonne foi, qui portent atteinte à ces valeurs paraissent devoir, dans certaines circonstances, être sanctionnés pénalement. Par conséquent, le droit pénal n'est pas seulement un droit subjectif, qui recherche s'il y a eu intention de mal faire, mais aussi un droit objectif, qui sanctionne des comportements. J'ai dit que cette évolution ne pouvait êtrequ'aprouvée dans le domaine du droit du travail, de la santé, de l'environnement et de la sécurité routière.
Pour autant, ces infractions pénales supposent la commission d'une imprudence ou d'une négligence, c'est-à-dire d'une faute, d'un manquement à un devoir de prudence ou de diligence qui, malgré son caractère non intentionnel, présente un caractère blâmable parce qu'il porte sur une activité susceptible de causer un danger pour les personnes.
Si, dans leur principe, les dispositions de notre droit pénal paraissent ainsi totalement justifiées, leur application pratique a cependant soulevé d'importantes difficultés, pour les deux raisons suivantes.
En premier lieu, les textes définissant les infractions non intentionnelles, et notamment les articles 221-6 et 222-19 du code pénal réprimant les homicides et les blessures involontaires, ont retenu une conception large du lien de causalité entre la faute et le dommage.
Dès lors que la faute a causé le dommage, même indirectement, même si d'autres fautes ont eu un rôle causal, que plusieurs fautes « ont concouru au dommage », comme le précise la jurisprudence de la Cour de cassation, l'infraction peut être reprochée à chacune des personnes dont le comportement a été jugé fautif. C'est la fameuse théorie de l'équivalence des conditions, qui a été préférée à celle de la causabilité adéquate.
En second lieu, la nature même de la faute a été définie très largement par le code pénal, qui vise l'imprudence, la néglicence, la maladresse, l'inattention et le manquement à une obligation de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou les règlements. La jurisprudence a estimé, au vu de ces formulations, très proches de celle de l'article 1 383 du code civil, qu'il y avait identité entre la faute civile et la faute pénale et que toutes les fautes, même les plus légères, pouvaient ainsi caractériser une infraction. L'arrêté de la Cour de cassation du 18 décembre 1912 n'a jamais été remis en question, depuis lors, sur ce point.
Il résulte de ces deux principes - équivalence des conditions et identité des fautes civiles et pénales - que la répression des délits non intentionnels présente une particulière sévérité, notamment lorsqu'elle concerne les personnes qui n'ont pas causé directement le dommage, mais dont le comportement a pu créer les circonstances qui ont permis ou facilité la réalisation du dommage.
Tel est, en particulier, le cas de ceux qui, parmi les diverses responsabilités qui leur incombent, ont pour mission de prévenir, grâce aux actes qu'ils sont susceptibles de prendre ou à la réglementation qu'ils peuvent édicter, des atteintes à la sécurité des personnes ou des biens. C'est ainsi le cas de dirigeants privés ou publics, comme les chefs d'entreprise ou les élus locaux.
A cet égard, de nombreux exemples pourraient être cités, qui sont dans toutes les mémoires : celui du dancing du Cinq-Sept, celui du stade de Furiani, dans lequel le directeur de cabinet du préfet a été mis en cause, celui des termes de Barbotan, où c'est le maire qui l'a été, celui de la catastrophe du Drac, celui de la mort d'un enfant tombé du haut des falaises d'Ouessant, où le maire a été condamné.
Cette situation n'est pas nouvelle, et l'exposé des motifs du nouveau code pénal rappelait, en 1986, que des dirigeants peuvent être condamnés pour « des infractions dont ils ignorent parfois l'existence ».
Depuis très longtemps, la doctrine comme les responsables politiques ou administratifs critiquent la sévérité excessive des textes et de la jurisprudence, mais sans proposer pour autant un dispositif alternatif qui soit suffisamment précis pour éviter une appréciation trop subjective de la responsabilité pénale tout en garantissant par ailleurs les droits des victimes - vous avez auditionné ces dernières et vous avez été aussi touchés par leur témoignage.
Tels sont l'état du droit et les difficultés qu'il génère. La proposition de loi adoptée par votre commission sur le rapport de M. Fauchon me paraît apporter une amorce de réponse à cette problématique.
La réponse, que je qualifierai d'esquisse de solution, apportée par votre rapporteur me paraît à la fois audacieuse et mesurée.
Elle est audacieuse, car elle revient sur ces deux principes séculaires de l'identité des fautes et de l'équivalence des conditions.
Elle est aussi mesurée pour les deux raisons suivantes : d'une part, elle articule la question du lien de causalité et celle de la faute, en exigeant une faute caractérisée lorsque le lien de causalité entre la faute et le dommage est indirect, sans exiger, dans tous les cas, soit un lien de causalité direct, soit une faute caractérisée ; d'autre part, elle limite cette exigence à la responsabilité pénale des personnes physiques et non à celle des personnes morales.
S'agissant du premier point, la solution proposée par notre rapporteur est, dans son principe, identique à celle qui est retenue par le rapport de la commission que présidait M. Massot, mais elle en diffère toutefois légèrement à deux égards.
La première différence, qui me paraît tout à fait justifiée, est que la réforme proposée ne concerne pas que les délits d'homicide ou de blessures involontaires, mais vise l'ensemble des infractions d'imprudence, ce qui exige une modification de l'article 121-3 du code pénal.
A la réflexion, le Gouvernement partage l'analyse de M. Fauchon : il n'y a pas de raison que l'appréhension plus circonscrite de la notion de faute d'imprudence ne concerne pas tous les délits non intentionnels, par exemple les délits en matière de pollution.
La seconde différence porte sur un point plus complexe, qui est la caractérisation de la faute exigée en cas de causalité indirecte.
Le rapport Massot proposait de recourir au concept de « faute grave ». M. Fauchon et votre commission proposent de retenir le concept de mise en danger délibérée, ou, pour reprendre précisément les termes de la proposition, la notion de « violation manifestement délibérée d'une obligation particulière de sécurité ou de prudence ».
Ce concept présente, il est vrai, plusieurs avantages.
En premier lieu, il existe déjà dans notre droit pénal, depuis l'entrée en vigueur du nouveau code pénal en 1994, puisqu'il est utilisé dans la définition du délit de risque causé à autrui prévu par l'article 223-1 du code pénal et comme circonstance aggravante des délits d'homicide et de blessures involontaires
En second lieu, il s'agit d'un critère objectif qui suppose la démonstration d'une imprudence consciente de la personne. C'est parce que la personne aura été personnellement alertée - en pratique par une autorité supérieure, par un subordonné, par un usager ou par les circonstances particulières de l'affaire - de l'existence d'un risque déterminé et de la nécessité de prendre certaines précautions pour en éviter la réalisation que sa responsabilité pénale pourra être engagée. Je m'interroge toutefois sur le point de savoir si ce critère n'est pas trop réducteur. Cette interrogation résulte non seulement de la lecture du rapport Massot, mais également du compte rendu de certaines des auditions auxquelles votre commission a procédé fort utilement.
Certains comportements, même non délibérés, peuvent en effet être la cause indirecte d'un dommage et présenter un caractère particulièrement grave qui justifierait une condamnation pénale. L'exemple donné lors des auditions de votre commission, celui du chirurgien qui informe de façon erronée l'équipe soignante chargée du réveil de son patient de la nature de l'opération qu'il a effectuée, ce qui conduit les membres de cette équipe à commettre des fautes directes, est à cet égard éclairant.
En outre, s'agissant d'accidents du travail, il semble, au vu de statistiques récentes, qui portent sur 500 condamnations annuelles en matière d'homicides ou de blessures involontaires, que la violation manifestement délibérée d'une obligation de sécurité par l'employeur n'a jamais été recherchée par les juridictions pour entrer dans la voie de la condamnation.
La solution pourrait donc consister à retenir les deux critères de faute manifestement délibérée ou de faute d'une particulière gravité, ce qui permettrait d'engager la responsabilité pénale de la personne physique en cas de faute inadmissible ou intolérable alors même qu'elle ne présente pas un caractère délibéré. Je pense que la discussion d'aujourd'hui ainsi que la navette parlementaire permettront d'approfondir cette réflexion.
En tout état de cause, je souhaite préciser l'interprétation qui me paraît devoir être retenue de l'expression choisie par votre commission. De telles précisions, qui figureront dans les travaux parlementaires, me semblent indispensables pour faciliter l'application de ces nouveaux textes par les juridictions.
Quelle est donc l'interprétation qu'il faut donner de l'expression « violation manifestement délibérée d'une obligation particulière de sécurité ou de prudence » ?
Je rappelle que la faute non intentionnelle est actuellement définie par l'article 121-3 comme une imprudence, une négligence ou un manquement à une obligation de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou les règlements. La faute caractérisée, qui serait désormais exigée en cas de lien de causalité indirect, est définie par ce même article comme la « violation manifestement délibérée d'une obligation particulière de prudence ou de sécurité ».
Il n'est donc pas exigé que l'obligation de prudence ou de sécurité qui a été violée soit prévue par la loi ou les règlements. Une règle de prudence, « de bon sens », dont n'importe qui comprendrait qu'elle doit être respectée peut, en cas de violation manifestement délibérée, donner lieu à condamnation pénale.
Par exemple, outre les cas de violation d'une prescription précise figurant dans une circulaire, le directeur d'une école qui ne fait rien après avoir été personnellement avisé que le portail d'entrée risque de s'effrondrer parce qu'un gond est cassé pourra être jugé responsable si le portail chute sur un élève. De même, le maire d'une commune qui a été personnellement alerté du danger qu'il y aurait à laisser ouvert un établissement accueillant du public, alors que des travaux sont en cours pourrait être jugé responsable en cas d'accident.
En définitive, le texte proposé par votre commission doit donc être compris comme visant toutes les formes d'imprudence manifestement délibérée, qu'elles aient ou non été prévues par une loi ou un règlement. Si une telle interprétation n'était pas assez claire, il faudrait le préciser dans le texte même en visant les deux cas de figure soit que la violation soit celle d'une règle évidente et de bon sens de prudence, soit que ladite règle soit prévue par un texte précis de loi ou de règlement.
Le caractère mesuré de la proposition de M. Fauchon découle ensuite du fait que la limitation de la responsabilité pénale pour les infractions non intentionnelles en cas de causalité indirecte entre la faute et le dommage ne concerne que les personnes physiques.
En tout état de cause, les personnes morales, si elles sont pénalement responsables - ce qui est notamment le cas des entreprises privées en cas d'accident du travail ou des collectivités territoriales pour leurs activités susceptibles de délégation - pourront toujours être condamnées.
Cette « plus grande » responsabilité pénale des personnes morales ne remet pas en cause les principes du nouveau code pénal, car la réforme s'analyse non pas en une réduction de la définition des délits d'imprudence, mais comme l'institution d'une cause de non-responsabilité - ou de non-imputabilité - qui ne profite qu'aux personnes physiques mais qui ne supprime pas l'existence de l'infraction.
La réforme proposée n'est par ailleurs pas contraire au principe d'égalité devant la loi, ce qui aurait été le cas s'il avait été prévu que la responsabilité pénale d'une personne morale était un obstacle juridique à celle de ses organes ou représentants personnes physiques. En effet, toutes les personnes physiques, qu'il existe ou non une personne morale pénalement responsable, se trouvent dans la même situation : leur faute indirecte n'engage leur responsabilité personnelle que si elle est manifestement délibérée. L'intérêt de cantonner les effets de la réforme aux personnes physiques permet ainsi de sauvegarder les droits des victimes.
J'en viens maintenant à l'extension mesurée dans la proposition de M. Fauchon de la responsabilité pénale des collectivités territoriales.
La responsabilité pénale des personnes morales est une des innovations fondamentales du nouveau code pénal entré en vigueur le 1er mars 1994. Ce principe est posé à l'article 121-2, qui exclut toutefois la responsabilité pénale de l'Etat.
En revanche, le code pénal a prévu une responsabilité pénale des collectivités territoriales et de leurs groupements pour les seules activités susceptibles de faire l'objet d'une convention de délégation de service public. Cette inclusion avait été inspirée par le souci d'éviter une rupture d'égalité entre les activités des personnes privées et des activités analogues exercées par des collectivités locales.
Je ne consacrerai pas de longs développements à cette question. Mais, comme la plupart de ceux qui y ont réfléchi - je pense notamment au rapport du Conseil d'Etat consacré à la responsabilité pénale des agents publics de 1996, mais aussi aux remarques de la commission - je ne peux envisager sérieusement une responsabilité pénale de l'Etat. Je sais bien que certains soutiennent que l'Etat peut se condamner civilement à réparer des dommages, mais la responsabilité pénale est de nature éminemment différente car elle participe de la souveraineté. En outre, si nul n'est responsable pénalement que de son propre fait, je ne vois pas comment une responsabilité pénale collective de l'Etat pourrait être engagée.
Cette restriction aux activités susceptibles de faire l'objet d'une délégation prenait ainsi en compte le fait que les activités de police administrative, c'est-à-dire de réglementation au sens large, étaient de nature fondamentalement différente des activités privées.
Je reste pour ma part convaincue qu'entre la fonction d'édicter des règlements afin d'assurer la sécurité et la tranquillité de nos concitoyens, et celle d'organiser le ramassage des ordures ménagères, il y a une différence de nature.
Certes, beaucoup voient dans l'exercice du pouvoir de police la source principale des mises en cause de leur responsabilité pénale. Ce n'est pas faux.
M. Jean-Jacques Hyest. Eh oui !
Mme Elisabeth Guigou, garde des sceaux. C'est la raison pour laquelle, par exemple, l'Association des maires de France a particulièrement soutenu la proposition selon laquelle toute plainte mettant en cause un élu local pour une faute non intentionnelle commise dans l'exercice de ses fonctions ne peut donner lieu, dans un premier temps, qu'à la seule mise en examen de la collectivité publique pour laquelle il les exerçait.
Sans aller aussi loin, votre commission a retenu la solution proposée par la commission présidée par M. Massot. Elle consiste à étendre la responsabilité des collectivités territoriales à toutes leurs activités, mais seulement en cas de manquement non délibéré à une obligation de sécurité ou de prudence prévue par la loi ou le règlement.
Je dois vous avouer que je partage les appréhensions et les réticences du président Massot, qui a fait part à votre commission de sa position personnelle sur cette question, laquelle ne rejoignait pas celle de la majorité de la commission qu'il présidait.
En premier lieu, en effet, l'extension de la responsabilité des personnes morales pourrait être comprise comme une fuite des élus devant leurs responsabilités. Comme l'a dit le Premier ministre le 24 novembre dernier devant le congrès des maires de France « cela pourrait conduire à un affaiblissement du sens de la responsabilité personnelle ».
En deuxième lieu, la représentation de la personne morale lors de la procédure judiciaire sera le plus souvent assurée par le responsable de l'exécutif de la collectivité, ce qui ne modifierait pas véritablement le traumatisme de la mise en examen.
En troisième lieu, il me paraît clair que la plupart des sanctions du droit pénal ne sont guère adaptées aux personnes morales. Seules les amendes pourraient être prononcées, mais elles seraient bien entendu supportées par les contribuables, qui pourraient estimer qu'ils ne sont pour rien dans le dommage et peut-être même, pour une partie d'entre eux, qu'ils sont victimes de ce dommage.
Enfin et surtout, je crois que la possibilité d'engager plus largement la responsabilité pénale des collectivités locales conduirait inévitablement à un accroissement de la pénalisation de la vie publique, et je ne crois pas que ce soit ce que nous cherchons. La décision de prendre telle ou telle réglementation, celle de choisir de réparer d'abord la salle polyvalente plutôt que de réaliser tout de suite une station d'épuration aux nouvelles normes devrait-elle faire l'objet d'une évaluation par le juge pénal ?
M. Gérard Delfau. Eh oui !
M. Michel Dreyfus-Schmidt. C'est le cas !
Mme Elisabeth Guigou, garde des sceaux. Ne pourrait-on pas dire que le juge pénal deviendrait alors celui de l'opportunité des décisions des collectivités publiques ? Et, par là-même, ne serait-il pas conduit à remettre en cause le principe fondamental de la séparation des autorités administratives et judiciaires, du moins lorsque les premières exercent des prérogatives de puissance publique ?
Non, décidément, contrairement aux vertus qu'on lui prête, qui me paraissent largement illusoires, je ne crois pas que l'extension de la responsabilité pénale des collectivités territoriales soit une bonne chose.
Je crois que l'on peut s'engager - et encore avec beaucoup de précaution - dans le sens d'une définition plus exacte du délit non intentionnel, même si je crois qu'il faut bien en mesurer les conséquences.
Sur le second point de la proposition de loi, vous l'avez compris, je partage plus les réticences du président Massot...
M. Pierre Fauchon, rapporteur. Et la majorité de sa commission ?
Mme Elisabeth Guigou, garde des sceaux. ... que l'enthousiasme de certains.
Je n'ai abordé devant le Sénat que les deux points qui faisaient l'objet de la proposition de loi de M. le sénateur Fauchon, mais le rapport de la commission présidée par M. Massot énonçait beaucoup d'autres pistes, qu'il conviendra d'explorer même si cela ne se traduit pas forcément par des textes législatifs.
Je voudrais dire pourtant que le chapitre VI du rapport de M. Massot, qui est consacré à la nécessité de rendre la mise en examen moins systématique et moins traumatisante, contient beaucoup de propositions dont il a déjà été discuté, ici même et à l'Assemblée nationale, lors des débats sur le projet de loi relatif à la présomption d'innocence et au renforcement du droit des victimes.
J'ai eu l'occasion de dire également que j'étais prête à élargir encore le statut de témoin assisté - qui est déjà considérablement renforcé dans la rédaction actuelle du projet de loi - à faire en sorte que le juge soit obligé d'entendre la personne avant toute mise en examen ou encore à ce que le contrôle sur les délais d'instruction soit renforcé.
Je suis certaine que c'est plus la mise en examen qui préoccupe les élus locaux que le nombre des condamnations effectivement prononcées, qui est encore inférieur à la vingtaine - je l'ai dit en commençant cette intervention. C'est donc aussi, et peut-être principalement, sur la procédure pénale qu'il faut agir. Nous le faisons et nous continuerons à en discuter ensemble ; mais c'est un sujet qui est traité par le biais du texte relatif à la présomption d'innoncence.
Par ailleurs, s'il s'agit de favoriser - et c'est nécessaire - les modes de règlement des conflits autres que pénaux, je souhaite rappeler que le Parlement est saisi d'un texte qui reviendra bientôt devant la Haute Assemblée et qui est relatif au référé administratif ; ce texte vise à accélérer le rendu de la justice administrative. J'en attends beaucoup, dans la mesure où les juges administratifs seront mieux armés pour faire face à l'urgence et pour apporter des réponses aux revendications légitimes des victimes.
J'ai aussi indiqué que les textes réglementaires qui accompagneront cette loi contiennent des dispositions qui permettront d'allouer des provisions en cas de dommages, même en l'absence d'une requête au fond. C'est un élément important de simplification et de rapidité.
M. Michel Dreyfus-Schmidt. Cela existe au civil.
Mme Elisabeth Guigou, garde des sceaux. Je crois enfin, et je l'ai dit à plusieurs reprises devant cette assemblée, qu'il convient de « mieux armer juridiquement les décideurs publics » - je reprends là le titre du chapitre VIII du rapport de M. Massot. Il faut certainement améliorer la formation des élus et des agents publics au droit. Il faut aussi développer les capacités d'expertise juridique des collectivités locales, expertise qui pourrait d'ailleurs justifier, je le souligne, des formules d'intercommunalité un peu plus fréquentes. Il faut enfin renforcer le contrôle de légalité.
Bien entendu, ces dispositions ne relèvent pas du seul ministère de la justice, qui est là, comme le rappelait tout à l'heure M. Larché, pour apporter aux magistrats non seulement des connaissances techniques, mais également des connaissances plus générales sur les contraintes et sur les obligations des décideurs publics. Un important travail interministériel reste à faire. Il est engagé, et j'espère que nous pourrons le mener à bien.
Cette nécessité a été prise en compte par M. Hanoteau, le nouveau directeur de l'Ecole nationale de la magistrature, et la formation initiale et continue intègre d'ores et déjà une ouverture plus large sur la société.
Enfin, le rapport de M. le président Massot contient beaucoup d'autres propositions dont il ne peut pas être débattu maintenant, soit qu'elles exigent des expertises plus approfondies et trouveront leur place dans la navette parlementaire, soit qu'elles ne doivent pas se traduire obligatoirement par des textes de nature législative.
Je suis persuadée que, sur les autres points, il nous faut en effet laisser le temps de la maturation.
Mais cette proposition de loi mérite en tant que telle d'être examinée, et vous avez entendu les engagements de calendrier pris à ce titre par le Gouvernement. (Applaudissements sur les travées socialistes. - MM. Hyest, Jolibois et Delevoye applaudissent également.)
M. le président. La parole est à M. Mauroy.
M. Pierre Mauroy. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, la mise en examen de maires, parfois suivie de condamnations, suscite un légitime émoi chez les élus.
J'ai pu en prendre la mesure à l'occasion des états généraux organisés à Lille, le 9 septembre dernier, sur l'initiative du président Christian Poncelet.
M. le président. Je vous remercie de le rappeler !
M. Pierre Mauroy. De nombreux élus étaient présents. Le dialogue qu'ils ont noué avec les magistrats a quelquefois tourné à la confrontation. Il a, en tout cas, confirmé le sentiment d'un malaise.
Les élus ressentent particulièrement mal le nombre élevé de mises en examen, dont les répercussions pour eux vont bien au-delà de la dimension personnelle : elles les affectent dans l'exercice même de leur mandat. Ces affaires, nous ne devons pas en exagérer l'ampleur, mais nous ne devons pas davantage en sous-estimer la réalité.
Le texte dont nous débattons aujourd'hui nous offre en tout cas l'occasion de nous pencher sur cette question. Je dirai d'entrée de jeu que j'approuve le choix principal qui sous-tend cette proposition de loi : le refus d'un régime de responsabilité spécifique pour les élus.
M. Raymond Courrière. Très bien !
M. Pierre Mauroy. La proposition de loi, en effet, s'inscrit dans le droit commun dès lors qu'elle s'adresse à tous les justiciables. Ce postulat de départ est fondamental.
Ce choix cependant crée des contraintes particulières, et sans doute nous conduit-il à aller moins loin que nous l'aurions initialement souhaité. Je crois cependant que la proposition de loi présentée par notre collègue Pierre Fauchon réalise le meilleur équilibre possible, en opérant une distinction selon qu'il existe un lien direct ou indirect entre la faute commise par un responsable et le préjudice subi par la victime.
Cette notion de lien direct figure d'ailleurs aussi dans le rapport du groupe d'étude sur la responsabilité pénale des décideurs publics, dont vous avez, madame la ministre, confié la présidence à M. le conseiller d'Etat Jean Massot. Elle permettra de distinguer entre la personne qui a réellement commis le dommage et celle qui a, le plus souvent involontairement, créé la situation provoquant ce dommage.
Dès lors que le lien entre la faute et le dommage est indirect, ce qui, soit dit en passant, est le plus souvent le cas lorsqu'il s'agit d'élus, il nous est proposé dans le texte de ne retenir la responsabilité qu'en cas de faute qualifiée.
Le texte de la commission des lois retient finalement la notion de « violation manifestement délibérée d'une obligation particulière de sécurité ou de prudence ». Le groupe socialiste s'associe, comme vous, madame le garde de sceaux, à cette qualification, qui a l'avantage d'être déjà connue et appliquée par le juge pénal. Cette nouvelle rédaction des articles 221-6 et 222-19 du code pénal évitera ainsi les abus les plus criants.
On a vu parfois la responsabilité de l'élu recherchée dans des cas où il n'avait donné aucune instruction, où seuls de simples dysfonctionnements des services étaient en cause, souvent même dans l'ignorance complète du responsable municipal. La référence à une violation manifestement délibérée écartera donc la responsabilité pénale de l'élu dans cette hypothèse, du moins peut-on le penser. Ce critère permettra néanmoins de rechercher la responsabilité de l'élu lorsqu'il a pris une part à la commission de l'infraction.
De plus, nous ne pensons pas qu'un débat sur la responsabilité des élus doive être l'occasion de transposer en droit pénal une notion issue du droit administratif. Cependant nous souhaitons que la rédaction retenue permette le contrôle de la Cour de cassation. Il est important en effet que l'unicité de la jurisprudence prévale sur la diversité des situations locales et des appréciations des juridictions d'appel.
L'essentiel d'ailleurs est de ne pas perdre de vue que ce texte doit s'appliquer à l'ensemble des responsabilités, c'est-à-dire aussi bien aux accidents de la route qu'aux accidents du travail, afin de prévenir toute régression quant au droit des victimes à être indemnisées. Nous pensons que notre collègue Fauchon et la commission des lois du Sénat ont fait un bon travail ; c'est pourquoi nous les suivrons.
Un deuxième aspect de la proposition de loi porte sur l'extension de la responsabilité pénale des collectivités locales. La situation, vous la connaissez : il s'agit d'éviter la mise en jeu immédiate de la responsabilité de l'élu alors que, bien souvent, c'est un dysfonctionnement des services administratifs qui est en cause.
Je suis plutôt favorable à cette mesure, que j'ai d'ailleurs évoquée à Lille lors des états généraux sur la responsabilité des élus en septembre dernier.
M. le président. Exact !
M. Pierre Mauroy. C'est d'ailleurs Robert Badinter qui est à l'origine de la novation qu'a constitué la reconnaissance dans le code pénal de la responsabilité pénale des personnes morales.
Sur ce point, cependant, le Gouvernement nous oppose des arguments non négligeables, notamment celui de l'égalité de traitement entre les fonctionnaires de l'Etat et les fonctionnaires des collectivités locales. Problème complexe que celui de la responsabilité de l'Etat ! Il faudra des jours, des mois, peut-être des années pour aborder ce problème ! Je m'en éloigne prudemment... (M. le rapporteur sourit.)
Dans sa proposition de loi, Pierre Fauchon nous propose l'extension de la responsabilité pénale des collectivités locales à l'ensemble de l'activité municipale et non plus aux seules activités pouvant faire l'objet de délégations de service public, parce que cela, c'est une réalité. Il existe, je le sais bien, une dualité, en quelque sorte, que vivent les maires entre, pour certains secteurs, une responsabilité, et, pour d'autres, une responsabilité aussi de la collectivité locale.
Il me semble que les objections du Gouvernement ne sont pas infondées et que nous devrions peut-être prendre le temps de réfléchir à une responsabilité pénale de l'ensemble des personnes morales, y compris l'Etat, ce qui suppose bien des études et des débats complémentaires. Nous ne pourrons pas arrêter une position définitive aujourd'hui !
Pour autant, les élus que nous sommes sont sensibles à une adaptation du droit. Compte tenu de la situation actuelle, qui suscite réellement une inquiétude constante et légitime de la part des élus, nous devrions procéder à une telle adaptation. C'est pourquoi j'exprime, au nom du groupe socialiste, un préjugé favorable au texte proposé, à la condition que ne soient pas adoptés des amendements qui trahiraient son équilibre.
Nous savons que le renforcement de la responsabilité des décideurs va dans le sens de l'histoire. L'évolution du droit s'inscrit dans cet élargissement de la responsabilité. C'est vrai du droit pénal comme du droit administratif ou du droit du travail.
Mes chers collègues, cette responsabilité, en tant qu'élus, nous la revendiquons. L'action politique appelle, en effet, la responsabilité la plus haute et la plus étendue. Nous avons pleinement conscience d'être aujourd'hui confrontés à de nouvelles exigences. Notre société estime que le développement scientifique et technologique doit s'accompagner d'un réduction maximale des risques. Nous y répondons, notamment par le principe de précaution. Aujourd'hui, tous les décideurs, tous les responsables, doivent répondre non seulement de leur gestion directe, mais aussi des conséquences collectives de cette gestion. Et cela, nous l'assumons tous les jours.
Cette évolution - certains diront ce progrès - nous l'acceptons ; mais, parallèlement, il existe une tendance excessive, quelquefois provocatrice, de notre société à la pénalisation,...
MM. Gérard Delfau et Raymond Courrière. Très bien !
M. Pierre Mauroy. ... à la recherche de responsables, voire, trop souvent la mise en cause de boucs émissaires.
M. le président et M. Raymond Courrière. Très bien !
M. Pierre Mauroy. Peu importent les responsabilités, pourvu que l'on tienne un responsable !
M. Gérard Delfau. Le maire, si possible !
M. Pierre Mauroy. Sur ce plan, la République doit soutenir ses élus, en particulier ses maires (Très bien ! et applaudissements sur les travées socialistes ainsi que sur certaines travées du RDSE. - M. le président de la commission et M. le rapporteur applaudissent également), car cette évolution du bouc émissaire ne peut pas être le droit ; elle n'est pas la justice. Tel est le véritable problème.
C'est dire que la responsabilité pénale, que personne ne conteste quand elle est justifiée, se doit d'être non seulement efficace, mais aussi juste à l'égard de ceux à qui elle s'applique. Elle suppose, par conséquent, un encadrement juridique clair. Elle ne saurait en effet se substituer à la responsabilité politique et, a fortiori, constituer le moyen de contester, par la voie procédurale, les choix démocratiques d'une majorité de citoyens.
Il faut bien comprendre que les élus sont aujourd'hui confrontés à des arbitrages de plus en plus sophistiqués. Ils se trouvent parfois face à l'envahissement général de normes techniques, en butte à l'imprécision, voire à la contradiction de celles-ci,...
M. Gérard Delfau. Très bien !
M. Pierre Mauroy... à des imprécisions entre ce qui est décidé au niveau de la France et ce qui se décide ou n'est pas encore décidé au niveau de l'Europe.
La sécurité juridique de notre action constitue ainsi une préoccupation sans cesse plus pressante. Nous sommes en droit d'attendre, sur ce plan, une vigilance du Gouvernement dans la création des normes. L'élu local, quand il s'agit de leur application, se trouve au bout de la chaîne, et c'est sa responsabilité qui, finalement, est mise en cause.
Par ailleurs, sur un tout autre plan, il conviendrait de réfléchir à l'action pénale des associations, sur laquelle, naturellement, il n'est pas question de revenir, mais qui peut faire l'objet de véritables détournements du droit. Ces cas sont fort heureusement très minoritaires mais ils existent. Là encore, il faut trouver un moyen de réprimer les excès ou tout au moins de les éviter, en réservant, par exemple, la constitution de partie civile à des associations justifiant d'une certaine ancienneté ou bénéficiant de régimes spécifiques d'habilitation et non à celles qui se créent en fonction d'un problème d'actualité, à propos d'une affaire soumise au tribunal ou qui pourrait l'être.
Mais, mes chers collègues, ne nous leurrons pas : dans un contexte d'immense mutation du rôle de l'élu, les véritables réponses sont aussi ailleurs. Elles tiennent principalement aux conditions d'exercice des mandats.
Les élus sont amenés à consacrer de plus en plus de temps à leur fonction. Cette disponibilité accrue pose, à terme très rapproché, la question du statut de l'élu.
M. le président. Très, très bien !
M. Pierre Mauroy. Prenons l'exemple des problèmes de sécurité. Dans ma ville, la commission de sécurité siège non pas, peut-être, de façon permanente, mais en tout cas des journées entières.
Quel élu peut en permanence et une journée entière être le représentant du maire dans ces commissions de sécurité ?
M. le président et M. Gérard Delfau. Eh oui !
M. Pierre Mauroy. On s'arrange ! Mais la vie est compliquée pour tout le monde en particulier pour les maires. Il est donc absolument indispensable de prendre des dispositions pour que les maires puissent être présents et assumer leurs responsabilités.
Souvent, le maire se trouve dans l'obligation de dire : « Vous pouvez passer outre la décision du préfet. » Cela m'arrive ! Ce n'est pas facile ! En cas de pépin, je ne sais pas quelles seraient les conséquences.
M. Gérard Delfau. Eh oui !
M. Pierre Mauroy. Mais quand on vous dit : « Il n'est pas possible de jouer au football sur le stade » ; alors que, cinq jours plus tard, doit avoir lieu un match entre Lille et Marseille... Allez prendre la décision de fermer le stade ! Je pourrais multiplier les exemples de cette sorte.
M. Gérard Delfau. Très bien !
M. Pierre Mauroy. Le vrai problème est que, souvent, le maire se trouve en bout de chaîne et que les parapluies ont été ouverts par les autorités situées en amont.
M. Gérard Delfau. Bien sûr ! Très bien !
M. Henri de Raincourt. Et ils sont nombreux !
M. Pierre Mauroy. Les maires supportent mal cette situation, ou plutôt ils la supportent courageusement en bravant les difficultés et en prenant les plus grands risques temporairement. Combien de maires sont obligés de le faire, quitte, sinon, à provoquer des problèmes considérables pour leur ville, leur commune, leurs concitoyennes et concitoyens !
La réflexion sur le statut de l'élu devient d'autant plus urgente que la perspective d'une limitation renforcée du cumul des mandats et l'introduction de la parité en politique, votée avant-hier à l'Assemblée nationale, vont induire un renouvellement profond du monde politique.
A défaut, mes chers collègues - permettez-moi de faire un peu d'humour - pour la constitution des prochaines listes électorales, il faudra passer des petites annonces ainsi libellées : « Recherche candidats au poste de conseiller municipal âgés de préférence de plus de soixante ans ou, mieux encore, retraités ». En attendant, on peut toujours faire des discours pour attirer des jeunes ; je l'ai fait. Mais il faut leur trouver un emploi, par exemple un emploi à la communauté urbaine alors qu'ils sont élus de la ville de Lille, et vous voyez d'ici les gros yeux de la chambre régionale des comptes ! Voilà de vrais problèmes auxquels il faut trouver des solutions. Ils ne sont pas imaginaires, ils sont vécus.
Il y a en France 550 000 élus locaux. Certains vivent avec la préoccupation de plus en plus présente du risque pénal. Ils accentuent ce risque d'ailleurs, car je crois que leur sentiment d'insécurité va au-delà du véritable risque qu'ils courent, mais c'est ainsi.
Il faut donc doter ces élus d'un véritable statut professionnel qui leur permette d'assumer plus sereinement leur mandat et qui facilite l'ouverture plus large des fonctions électives à l'ensemble des citoyennes et des citoyens.
Je sais bien, madame la ministre, que l'ensemble de ces questions, sur lesquelles d'ailleurs la commision pour l'avenir de la décentralisation, que je préside, fera dans le cours de l'année des propositions au Gouvernement, ne sont qu'implicitement posées dans le débat d'aujourd'hui. Mais elles devront faire l'objet de discussions ultérieures. Je constate d'ailleurs que certaines d'entre elles sont abordées dans le rapport que M. Massot vous a remis et par le texte sur la présomption d'innocence, dont l'examen se poursuit.
Mes chers collègues, si le problème dont nous débattons aujourd'hui est loin d'être secondaire, je ne saurais oublier qu'il s'inscrit dans la question plus vaste de la réforme de la justice. Le projet de loi sur la présomption d'innocence comporte certaines dispositions qui répondent à des situations critiquables liées à notre réflexion de ce matin : je pense notamment aux modalités et à la durée de ces mises en examen, parfois interminables, insupportables du fait de la suspicion qu'elles font naître et du soupçon qu'elles font peser sur les personnes concernées.
Mes chers collègues, vous me permettrez, en terminant, de vous dire ma conviction.
Qu'on le veuille ou non, le défi pour la France est désormais celui de sa propre ambition à se moderniser ! Le temps n'est plus où le « mal français », pour reprendre l'expression qu'avait utilisée Alain Peyrefitte, était lié à la résistance au changement de notre société. Aujourd'hui, au contraire, celle-ci aspire profondément à la réforme, tout particulièrement à la réforme de l'Etat et de l'exercice des fonctions électives ou encore à la réforme de la justice. La classe politique ne peut plus désormais s'opposer à d'inéluctables évolutions de société, qui plus est largement attendues par l'opinion.
Sur les réformes récentes, le conservatisme a accusé sa coupure profonde avec la société.
Le PACS enregistre un succès qui va au-delà des prévisions.
M. Raymond Courrière. Très bien !
M. Pierre Mauroy. Que n'a-t-il, pourtant, suscité d'obstruction et de critiques ! La parité a été adoptée par l'ensemble de nos collègues députés à une voix près. Que n'a-t-elle pourtant, ici même, soulevé de réserves et de mise en garde ! Le renforcement de la législation anti-cumul se trouve - et notre assemblée en est seule responsable - dans une situation sinon de blocage, du moins d'incohérence.
M. Jean-Jacques Hyest. C'est un expert en cumul qui parle !
M. Pierre Mauroy. Ces trois réformes sont pourtant plébiscitées par nos concitoyennes et concitoyens.
M. Raymond Courrière. Parce qu'elles marquent le progrès !
M. Pierre Mauroy. Ma conviction, madame la ministre, est que la réforme d'ensemble sur la justice que vous présentez avec lucidité et détermination s'imposera finalement en raison de sa qualité et parce qu'elle correspond à une nécessité.
Cette réforme s'imposera parce qu'aucune opposition ne saurait durablement contrarier des évolutions inéluctables auxquelles répondent les projets du Gouvernement. Voilà pourquoi je suis convaincu que la réforme d'ensemble sur la justice que vous présentez, madame la ministre, conserve toute son actualité. Elle doit se faire et elle se fera. En tout cas, si elle ne pouvait se faire avant, elle serait inscrite au grand rendez-vous des présidentielles.
Quant au Sénat, mes chers collègues, il sait en certaines occasions apporter une contribution essentielle à l'oeuvre législative. C'est ce qu'il fait en ce moment même avec la responsabilité pénale, sur un bon texte, qui a été bien travaillé. Il serait dommage que cette image soit ternie par une résistance systématique à des évolutions qui s'imposent pour la société, et pour le Sénat lui-même.
Il n'y a pas de fleuves immobiles. Il est trop tard pour ramer à contre-courant. Le prochain siècle nous conduira à la réforme, en particulier à celle de la justice. Je partage cette conviction avec l'ensemble du groupe socialiste. Cette conviction n'a d'égale que la sérénité avec laquelle nous abordons le débat d'aujourd'hui et apportons notre préjugé favorable au texte qui nous est soumis. (Applaudissements sur les travées socialistes, ainsi que sur certaines travées du RDSE. - M. le rapporteur applaudit également.)
M. le président. Vous me permettrez de vous faire observer, monsieur Mauroy, que la qualité de la présentation de la situation des élus locaux à laquelle vous vous êtes livré est due, me semble-t-il, au fait que vous êtes maire. A méditer, dans l'optique du projet de loi sur le cumul des mandats !
M. Michel Dreyfus-Schmidt. C'est pas gentil pour les autres !
M. Pierre Mauroy. C'est trop simple de dire cela ! Je suis un élu depuis vingt-cinq ans, c'est vrai...
M. Jean-Jacques Hyest. Cumulard !
M. Pierre Mauroy. ... mais nous entrons dans un nouveau siècle. Des évolutions se font jour. Il faut s'y adapter !
M. le président. Progressivement !
M. Pierre Mauroy. Il faut aller beaucoup plus vite ! En tout cas tel est mon sentiment.
M. le président. La parole est à M. Arnaud.
M. Philippe Arnaud. Monsieur le président, madame le garde des sceaux, mes chers collègues, merci tout d'abord à Pierre Fauchon pour sa proposition, fondamentale en droit, qui répond, sur un point essentiel, au grave problème posé par les mises en cause des maires, des présidents d'associations dans des affaires où, à l'évidence, c'est leur seule fonction qui les rend coupables.
Le 28 avril dernier, dans le débat ouvert par la question de notre collègue Hubert Haenel sur la responsabilité pénale des maires, je me suis exprimé pour dire la nécessité et l'urgence qu'il y a à apporter des réponses concrètes, pragmatiques, à ce problème complexe, certes, mais posé de façon récurrente.
Je vous faisais observer, en illustrant mes propos d'exemples concrets, le hiatus qui existe entre élus, magistrats, médias et plaignants.
Pour les magistrats, procureurs ou juges, c'est limpide : une mise en examen n'est pas une déclaration de culpabilité ; c'est seulement le moyen par l'instruction de rechercher la vérité.
Pour les médias, qui alimentent l'opinion publique, il n'y a pas de fumée sans feu, et la mise en examen devient une présomption de culpabilité. C'est inscrit ainsi dans les esprits.
Pour les plaignants, c'est le début de la satisfaction d'une légitime revendication : enfin, on va trouver le responsable, identifier un coupable et le châtier.
Les magistrats - cela arrive souvent - les médias et les plaignants, face à une réalité parfois tellement complexe qu'un coupable ne peut être identifié, se retrouvent souvent pour conclure à l'encontre d'un bouc émissaire.
Pour l'élu, en charge d'affaires publiques ou associatives, qu'il soit reconnu coupable ou non, c'est être condamné dès sa mise en examen. Même innocenté, il rentrera chez lui seul, et qui saura qu'il a été innocenté alors que les tambours auront résonné pour sa mise en examen ?
M. Jacques Machet. Très bien !
M. Philippe Arnaud. Vous l'avez compris, je m'inscris en défense des maires et de ces responsables associatifs, citoyens choisis par leurs concitoyens et parmi leurs concitoyens pour s'occuper, un temps, des affaires de la commune, du département, de la région ou de l'association, mais je m'attacherai plus particulièrement au maire, agent de l'Etat chargé de diverses responsablités de police.
Béotien, je n'entrerai pas dans la dimension juridique, particulièrement complexe, de la question. M. Pierre Fauchon, merveilleux avocat et éminent spécialiste, venant de se livrer à de brillants développements.
M. Jean-Jacques Hyest. Oui !
M. Philippe Arnaud. Je serai peut-être iconoclaste, mais dépourvu d'arrière-pensée, seulement soucieux d'exprimer la lassitude, l'inquiétude grandissante, malheureusement maintes fois justifiée, de celles et ceux, indispensables acteurs et responsables de terrain, qui se trouvent, du simple fait de leur élection, à la croisée de toutes les misères, de tous les problèmes, de toutes les difficultés et d'enjeux qui, souvent, les dépassent.
Ceux-là disent : stop ! Assez ! On s'en va !
Certes, on trouvera toujours des inconscients ou des prétentieux - il s'agit d'ailleurs parfois des mêmes ! - pour prendre la relève, mais ils déchanteront à leur tour.
La République ne peut se satisfaire de cet état de fait. La démocratie ne peut traiter ainsi ses élus. Il y va de son avenir.
Pas de privilèges, surtout pas de privilèges ! Mais davantage de considération pour la fonction, si lourde et si complexe, et un minimum d'analyse préalable avant de désigner à la vindicte populaire, par presse interposée, un élu, homme ou femme, évidemment responsable, de par sa fonction, mais rarement coupable.
Le principe de précaution est aujourd'hui une référence fondamentale. Pourquoi, alors, ce principe ne s'appliquerait-il pas, d'abord, au bénéfice de l'homme lorsque son honneur peut être mise en cause ?
On ne « fait » pas parce qu'il y a potentiellement un risque ou parce que, en l'absence de connaissances suffisantes, on est incapable d'évaluer le risque potentiel. Mais, lorsqu'il s'agit de mettre en examen un élu, aucune hésitation ! On verra à la fin de la foire...
La justice serait-elle la seule à pouvoir s'exonérer de ce principe de précaution ?
Dois-je le préciser, je ne défends pas ici, et aucun d'entre nous ne saurait jamais défendre, les rares élus - mais peu, c'est déjà trop - qui se sont rendus coupables de malversations, d'actes malhonnêtes, abusant de leur fonction à des fins personnelles ou ignorant volontairement les responsabilités de leurs charges ! Ceux-là ne doivent ni ne peuvent nous inspirer aucune pitié !
Je pense à celles et à ceux qui gèrent en « bon père de famille », et je crois que cela a un sens honorable, un sens moral autant qu'un sens juridique. Comment ne pas être encore plus inquiet pour ceux-là après avoir lu, le 23 janvier, dans un grand quotidien du soir, que des agents de l'Etat incitaient des étudiants à traduire en justice leurs parents, sur le fondement de l'article 203 du code civil, pour non-respect de l'obligation d'entretien, alors même que ces parents, endettés, saignés aux quatre veines pour assurer l'entretien et la scolarité de leurs enfants, ne pouvaient payer la chambre d'étudiant ?
Ainsi va la société, sans doute ! C'est inquiétant !
Une étudiante a été choquée qu'une telle chose puisse même être envisagée. Son père avait-il trahi sa confiance ? Non ! L'enfant connaissait la situation. Noble et heureuse réaction !
Y a-t-il, mes chers collègues, une grande différence entre ce père de famille et l'élu attentif, qui gère en bon père de famille, avec les moyens dont il dispose ? On devrait pouvoir répondre non. Et pourtant !
Et pourtant, en forçant un peu le trait, on pourrait dire aujourd'hui que l'élu, lui, a par nature vocation à être coupable.
Il est d'abord coupable envers lui-même et envers sa famille de s'être mis au service de ses concitoyens, au lieu de rester tranquillement chez lui.
Il est ensuite coupable, et c'est plus grave, envers ses administrés, lui qui a voulu ou en tout cas accepté des responsabilités, alors même qu'il n'était pas ingénieur-préventionniste, ni technicien de l'environnement, ni architecte, ni médecin, ni électricien qualifié, ni contrôleur de structures, ni expert-comptable, et encore moins juriste. Et même s'il était juriste, devait-il exceller en droit public ou en droit privé ? En droit civil ou en droit pénal - cela pourrait lui servir ! - en droit social ou en droit des affaires ? Et je vous ferai grâce du droit international, encore que la construction européenne ne permette plus de l'ignorer !
Il est coupable, donc, de n'avoir pas su ce qu'il ne savait pas, de n'avoir pas prévu l'imprévisible, de n'avoir pas pu réunir les moyens propres à empêcher ce qui lui est reproché.
Et la liste des compétences que requiert l'exercice de la fonction de maire ne s'arrête pas à ces métiers dont l'inventaire fait déjà penser à Prévert. C'est sans doute pour cela qu'il n'y a pas de statut qui encadre cette noble fonction. Madame la garde des sceaux, mes chers collègues, il est urgent qu'un statut accompagne l'élu dans l'exercice de son mandat.
M. Jacques Machet. Très bien !
M. Philippe Arnaud. Supprimez les élus, mettez des fonctionnaires à leur place et vous verrez les primes de responsabilité et de risque qu'il faudra leur servir !
L'élu peut faire appel, pour exercer ses responsabilités, à des compétences extérieures, me direz-vous ; et vous aurez raison. Mais une petite commune dont le budget équivaut à celui d'un ménage ne peut tout simplement pas se payer de tels services.
Et les lois que nous votons, les normes réglementaires que les ministres édictent quotidiennement, tous ces textes qui, à une vitesse vertigineuse, remplacent les précédents rendent quasiment illusoire pour un maire la perspective de rentrer chez lui un soir en disant : « Ça y est, tout est en ordre, tout est aux normes, sur le fond comme sur la forme, je suis inattaquable, j'ai assuré la parfaite sécurité de mes administrés. »
Quand bien même il croirait pouvoir se le dire, où serait la satisfaction pour un maire - et pour ses administrés - d'avoir supprimé les jeux dans les écoles, fermé la cantine scolaire, interdit les sorties éducatives des enfants, fermé les circuits de randonnées ? Et la liste n'est pas exhaustive !
Pendant ce temps, l'Etat, dans sa grande souveraineté, poursuit sa route, se déchargeant petit à petit de ses responsabilités à risque sur le dos des élus locaux, plus facilement identifiables. Lui-même est exonéré de responsabilité pénale au prétexte que, la justice étant rendue au nom de l'Etat, elle ne peut l'être contre l'Etat ! Le béotien que je suis répond : facile !
Est-ce une affaire trop importante pour être laissée dans les seules mains des spécialistes, c'est-à-dire des juristes ? Je serais parfois tenté de dire qu'il faut au contraire les en dessaisir.
M. Pierre Fauchon, rapporteur. Ce serait raisonnable ! (Sourires.)
M. Philippe Arnaud. Mais la sagesse me conduit à répondre par la négative, bien entendu. A la condition, toutefois, que les spécialistes reprennent conscience de la réalité du terrain.
Nous sommes tous responsables de cette situation. C'est à nous tous, Gouvernement, élus, magistrats et citoyens, de trouver les réponses adaptées.
C'est au Parlement de faire la loi, qu'il propose des textes ou qu'il discute les projets du Gouvernement. C'est aux juristes et aux magistrats de contribuer à son élaboration, puis de l'appliquer. Mais qu'ils écoutent le Parlement et qu'ils entendent l'esprit de la loi !
C'est aux citoyens, responsables eux aussi, de sortir de leurs contradictions. Que le citoyen consommateur ne réclame pas ce que le citoyen contribuable ne veut pas payer ! Que le citoyen victime ne se laisse pas aveugler par sa douleur et puisse trouver juste réparation sans faire des victimes inutiles à son tour !
Madame le garde des sceaux, vous nous avez appelés tout à l'heure à ne toucher au droit pénal que d'une main tremblante. Notre main, votre main tremblent-elles lorsque nous pénalisons à outrance ?
Nous devons oser. Il y va de l'avenir de notre organisation démocratique. La proposition de Pierre Fauchon ose. Après la loi du 13 mai 1996, c'est un nouveau pas qu'il nous invite à accomplir. Fût-il petit, ce pas est de nature à clarifier et à améliorer la situation. C'est pourquoi, comme le groupe de l'Union centriste, je voterai cette proposition de loi, tout en formant le voeu que cette avancée résiste à la pression médiatique, qui avive constamment l'émotion publique, et à l'émotion publique ainsi amplifiée.
Comme un éminent intervenant l'a souligné lors de l'audition publique du 19 janvier, « c'est à la libre appréciation du juge ». Alors, que le juge apprécie librement, mais aussi sereinement ! (Applaudissements sur les travées de l'Union centriste, du RPR et des Républicains et Indépendants.)
M. le président. La parole est à M. Jolibois.
M. Charles Jolibois. Monsieur le président, madame le garde des sceaux, mes chers collègues, les dispositions de la proposition de loi de notre collègue Pierre Fauchon dont nous débattons aujourd'hui sont particulièrement attendues, et pas seulement par les maires, surpris de voir leur responsabilité pénale de plus en plus souvent mise en cause pour des faits non intentionnels.
Le coeur du débat est en fait la question, bien connue des juristes, de la responsabilité sans faute intentionnelle, dite « responsabilité objective ».
Pour éviter cette banalisation, trois pistes s'offraient à nous.
La première consistait à adopter une loi spéciale applicable aux maires, si l'on pensait particulièrement à eux. Mais cette solution n'était pas admissible psychologiquement et constitutionnellement, car elle contrevenait au principe d'égalité devant la loi.
Au demeurant comme l'a rappelé M. Mauroy, les maires revendiquent leur responsabilité dès lors que le système est appliqué avec équité.
La deuxième piste consistait à élaborer un privilège de juridiction. Mais cette solution était celle qui était appliquée avant le vote de la loi du 4 janvier 1993, laquelle l'a supprimée. Il était donc difficile d'y revenir.
Enfin, la troisième piste consistait à instituer un filtre, comme il en existe un pour la Cour de justice de la République. Nous avions, dans ce sens, élaboré un texte, portant la signature du président de la commission des lois, M. Jacques Larché, mais qui n'a pas été examiné en séance publique.
Aucune de ces trois pistes n'a été retenue. Devant l'efficacité, non encore reconnue complètement, mais qui a déjà porté ses fruits, de la loi, également rapportée par M. Fauchon, du 13 mai 1996, le législateur tente maintenant de trouver un autre moyen de protéger des personnes ayant des responsabilités particulières des excès de la responsabilité pénale objective. Telle est l'origine de la présente proposition de loi.
Ce texte introduit à l'article 12-3 du code pénal la notion de faute « manifestement délibérée ».
Comme j'ai eu l'occasion de le souligner lorsque nous examinions l'article du code pénal relatif à la mise en danger, cette expression se raccroche à un principe clé du droit pénal, à savoir que celui-ci doit mettre avant tout l'homme en face de sa conscience en ce qu'il vise des personnes qui commettent sciemment un acte délictueux.
C'est la raison pour laquelle la commission des lois avait déposé un amendement - l'amendement n° 79 - spécifiant que la mise en danger devait être « consciemment et manifestement délibérée ».
C'est à la suite d'un parcours législatif complexe, dont j'ai relu en totalité le compte rendu et qui avait donné lieu à des dialogues nourris entre M. Kiejman, alors garde des sceaux, le président de la commission des lois, M. Dreyfus-Schmidt et moi-même, en tant que rapporteur, que l'expression « consciemment et manifestement délibérée » a été supprimée : après deux navettes, un accord a été trouvé pour supprimer le mot « consciemment », considéré comme une redite, et s'en tenir à l'expression « manifestement délibérée », en indiquant qu'elle signifiait, en fait, « consciemment ».
L'expression « manifestement délibérée » est celle qui figure maintenant dans le code pénal, et c'est pourquoi nous avions beaucoup insisté pour que le texte soit, si possible, voté à une très grande majorité. Le code pénal est fait pour durer. On ne doit y toucher, dites-vous, madame le garde des sceaux, qu'en tremblant. Il est donc préférable que les dispositions qu'il contient soient votées à une majorité traduisant un très large consensus. C'est une telle majorité qui a retenu l'expression « manifestement délibérée ».
D'après ce texte, qui ne concerne que la mise en danger, le juge doit rechercher si la personne qui a commis un acte répréhensible l'a fait en ayant devant les yeux, ou dans son imagination, le spectacle des conséquences possibles et a néanmoins choisi de passer à l'acte.
Le juge doit également faire la distinction, entre dommages directs et dommages indirects.
Sur ce point, le texte proposé par notre collègue Pierre Fauchon et par la commission des lois me paraît ingénieux et satisfaisant. Avec une telle disposition, il faudra toujours que la violation ait été « manifestement délibérée » pour entamer des poursuites pour maladresse ou négligence.
L'intérêt principal de ces nouvelles dispositions est double.
D'une part, elles vont amener le juge à engager plus de recherches subjectives, même dans les cas de responsabilité objective, et à pénétrer dans l'analyse du fonctionnement même du service ou de l'organisation pour apprécier où se situe la responsabilité du maire dans la hiérarchie des responsabilités.
D'autre part, l'élu, ou le responsable, pourra être entendu par le juge et se défendre sur la notion de chaîne de causalité.
La question qui se pose à nous est de savoir si cette nouvelle disposition ne risque pas de diminuer l'exigence de prudence, dont on attendrait plutôt un renforcement dans notre société, par exemple dans les domaines de la sécurité environnementale, de l'agroalimentaire, du risque industriel, des risques du travail et de la santé publique.
En effet, ce texte s'appliquera non seulement aux maires, mais aussi à toute autre personne, chef d'entreprise, enseignant ou préfet. Ne risque-t-on pas alors de voir diminuer le sens de la responsabilité et, surtout, la vigilance des personnes physiques à un moment où nous sommes confrontés à tant de risques, et où la loi doit protéger les consommateurs et les usagers des services publics ?
Par ailleurs, en cas de pourvoi auprès de la Cour de cassation, le contrôle de la notion de la faute « manifestement délibérée » se fera plus difficilement puisque la Cour ne procède pas au contrôle des faits.
J'émets là des réserves qui ne doivent pas nous empêcher d'agir, car il .y a eu une dérive de l'application du droit pénal qui s'est traduite par une pénalisation accrue de notre société et un recours trop systématique au pénal. L'intention du législateur est ici de redonner son vrai sens au droit pénal.
Deuxième point important sur lequel portent mes réserves : la proposition de loi prévoit, à l'article 6, la possible mise en cause de la responsabilité pénale de la personne morale.
Je me demande en effet comment cette responsabilité sera organisée. Qui représentera la collectivité dans le box des accusés ? Qui sera présent à l'audience ? Pourquoi n'a-t-on pas envisagé de recourir à des amendes, comme c'est déjà le cas pour des délits commis par des personnes morales, en précisant comment elles seront évaluées ? Pourquoi les collectivités locales seraient, sur ce point, moins bien traitées que certaines administrations d'Etat lorsqu'elles exercent des pouvoirs de puissance publique dans l'intérêt général ? Toutes ces questions doivent être creusées.
Néanmoins, malgré ces quelques doutes, le législateur ne peut rester inactif face à la dérive actuelle qui consiste, parfois, à chercher un bouc émissaire. La présente proposition de loi a pour but premier d'éviter les cas très injustes où une condamnation est prononcée à seule fin de désigner un responsable à des victimes en détresse.
Cette proposition de loi est issue d'une réflexion qui était indispensable ; son adoption l'est tout autant. Notre réflexion ne doit cependant pas s'arrêter là, et nous devons continuer de nous interroger sur la pénalisation excessive de notre société.
En conclusion, il faut espérer que cette loi participe d'un retour aux sources mêmes du droit pénal selon le principe : « pas de sanction sans loi écrite », ou « nulla poenae sine lege ». Ce principe avait été invoqué dans le cadre du débat sur la mise en danger pour repousser la possibilité d'une mise en examen pour prise de risque n'ayant pas entraîné de conséquences dommageables, ce qui aurait probablement été la porte ouverte à une appréciation trop large.
Il faut également souhaiter qu'un texte de l'importance de celui que nous discutons fasse l'objet du consensus le plus large possible.
J'ai remarqué que le Premier ministre avait annoncé, au dernier congrès des maires, son intention d'intervenir dans le sens même de la présente proposition de loi.
J'ai également remarqué, madame le garde des sceaux, que, dans le dossier que vous aviez envoyé à tous les parlementaires avant le Congrès qui n'a pas eu lieu, vous aviez joint en annexe cette intervention du Premier ministre au congrès des maires, dans laquelle il s'engage à étudier le problème, d'actualité, de la responsabilité des maires.
En 1994 nous avions voté la réforme du code pénal à l'unanimité, en considérant que nous adoptions un texte de base pour la société. La présente réforme est tout aussi importante et elle sera, je l'espère, adoptée dans les mêmes conditions.
En résumé, le texte qui nous est proposé reprend une définition et une analyse de la faute qui figurent déjà dans le code pénal.
Premièrement, il devrait permettre d'établir, grâce à la jurisprudence sur des cas concrets, des limites précises pour l'application de cette définition. Si notre vote est clair, il n'y a pas de raison pour que la Cour de cassation ne parvienne pas à une analyse comparable à celle qu'elle a faite de la faute lourde.
Deuxièmement, la présente proposition de loi renforce et accentue les effets bienfaisants - ils étaient attendus - de la loi de 1996 sur la responsabilité non intentionnelle - une jurisprudence existe, qui concerne des maires, des préfets et des enseignants, et qui montre les bienfaits de cette loi.
M. André Rouvière. Il y en a, mais pas beaucoup !
M. Charles Jolibois. Troisièmement, la proposition de loi n'a pas pour effet de compliquer la procédure pour le justiciable victime, comme l'aurait fait le renvoi préalable à une juridiction de l'ordre administratif pour qu'elle se prononce sur une éventuelle faute détachable, solution qui avait été proposée, par amendement, lors de l'examen du texte sur la présomption d'innoncence. En tant que rapporteur de la commission des lois, je m'y étais opposé.
Quatrièmement, la proposition de loi clarifie la volonté du législateur sur le traitement pénal différent qui doit être réservé, d'une part, à la faute pénale entraînant des conséquences directes et, d'autre part, à la faute occasionnant de dommages indirects et non intentionnels.
Enfin, on ne peut pas ne pas revenir au grand principe selon lequel nulla poena sine lege , car c'est une des colonnes du temple du droit pénal.
M. Raymond Courrière. Elle est ébranlée !
M. Charles Jolibois. Si ce principe décline, insensiblement mais sûrement le climat change : le droit pénal n'est plus défini par la loi, mais par les audaces de la jurisprudence. Ce n'est plus le droit du législateur : cela devient le droit des juges, ce que personne ici ne veut.
M. Raymond Courrière. Très bien !
M. Michel Charasse. De toute façon, les juges s'en foutent ! Ils font ce qu'ils veulent !
M. le président. Poursuivez, monsieur Jolibois !
M. Charles Jolibois. Cette appréciation ne me dérange pas, monsieur le président,...
M. Henri de Raincourt. Nous non plus !
M. Charles Jolibois. ... je la trouve même amusante.
M. Michel Charasse. On peut voter ce qu'on veut, les juges font ce qu'ils veulent !
M. le président. Monsieur Charasse, laissez l'orateur s'exprimer.
M. Charles Jolibois. Tout le monde ici estime - et ce sera ma conclusion - que l'excès de pénalisation pour des fautes non intentionnelles peut avoir des conséquences extrêmement lourdes sur le nombre des candidatures aux difficiles fonctions de maire, mais aussi sur les recrutements aux fonctions qui impliquent la prise de risque dans les entreprises, fonctions qui, les unes comme les autres, sont pourtant absolument nécessaires à la prospérité de nos concitoyens, au bon fonctionnement de la démocratie locale, démocratie vivante, grâce à nos 36 000 communes, et qui est indispensable à notre République.
M. Raymond Courrière. Elle est bien menacée !
M. Charles Jolibois. Le Sénat était bien dans son rôle, monsieur le président, en soutenant l'initiative prise par l'auteur de la présente proposition de loi.
Je suis chargé de dire que mon groupe, dans son immense majorité, la votera et de remercier notre collègue Pierre Fauchon du travail qu'il a accompli, selon une méthode que j'ai le privilège de bien connaître pour avoir en plusieurs occasions travaillé avec lui. (Applaudissements sur les travées des Républicains et Indépendants, de l'Union centriste et du RPR.)
M. Henri de Raincourt. Très bien !
M. le président. La parole est à M. Delevoye.
M. Jean-Paul Delevoye. Monsieur le président, madame le garde des sceaux, mes chers collègues, je ferai quelques brefs commentaires, d'abord pour me réjouir que nous soit présentée aujourd'hui cette proposition de loi, qui, après la loi de 1996, amène à une réflexion sur la redéfinition du champ du délit non intentionnel et sur l'extension de la responsabilité pénale des personnes morales.
Divers travaux ont nourri la réflexion : ceux de l'Association des maires de France, lors de son dernier congrès, au cours duquel M. le Premier ministre est intervenu, ceux du groupe présidé par M. Massot, ou encore ceux de la mission de décentralisation, qui viennent de se conclure par un rapport sur la sécurité juridique.
La réflexion a en outre porté sur le statut de l'élu et sur les conditions d'exercice des mandats locaux sur le plan de la sécurité juridique.
Je ne reviens pas aux analyses juridiques et aux commentaires qui ont été faits, mais je tiens à affirmer pu être certains principes.
Il ne s'agit pas ici de défendre, par réaction corporatiste, les maires, mais bien d'assurer l'efficacité de l'action publique, qui est au coeur de notre réflexion, en permettant à ceux qui l'exercent de gérer les risques.
L'exercice de la responsabilité est un art difficile, mais il ne s'exerce pleinement que si l'on assume totalement ses responsabilités, et un texte ne saurait avoir pour effet de limiter celles-ci ou de permettre à ceux à qui elles incombent de leur échapper.
Lorsque l'on est victime, on souhaite légitimement être informé et indemnisé, et voir condamner ceux qui sont responsables. Tout texte se doit d'assurer le droit des victimes. Il faut aussi tout mettre en oeuvre pour faciliter la tâche de celui qui doit juger - exercice ô combien difficile ! - et nous devons soutenir cet effort. Mais un nécessaire délai doit s'écouler, l'enquête doit permettre de se forger une conviction et l'accès au dossier doit être assurer pour la défense, et ce dans la plus grande sérénité des auteurs, des acteurs et de l'opinion.
Or, vous avez raison, madame la garde des sceaux, quand vous indiquez qu'entre le sens et la réalité existe aujourd'hui un vrai décalage. Pour les décideurs publics, la crainte du jugement de l'opinion se superpose à l'inquiétude d'être condamné pour des faits non intentionnels. Cette condamnation laisse une trace d'autant plus douloureuse dans l'âme de ceux qui la subissent que ceux-ci ne sont pas directement impliqués dans les faits incriminés, et à la douleur d'une condamnation injuste s'ajoute l'humiliation d'une condamnation médiatique, qui blesse l'honneur d'une famille tout en semant le doute chez ceux qui exercent des responsabilités.
Vous avez eu raison d'indiquer que, aujourd'hui, nous risquons une paupérisation de la vie publique, les candidats craignant d'être dans l'incapacité d'exercer des responsabilités. Déjà, au sein du ministère de l'éducation nationale, un certain nombre de postes de proviseur sont aujourd'hui vacants,...
M. Gérard Delfau. Oui ! Et il manque 10 000 directeurs d'école !
M. Jean-Paul Delevoye. ... tout simplement parce que les possibles candidats considèrent que l'exercice de cette responsabilité, au nom de l'intérêt général, leur fait courir des risques majeurs s'agissant de leurs intérêts légitimes sur le plan privé.
M. Raymond Courrière. Très bien !
M. Jean-Paul Delevoye. Aussi, l'initiative de M. Pierre Fauchon, soutenue par M. Jacques Larché, au nom de la commission des lois, mérite d'être saluée.
Ce texte concerne l'ensemble des décideurs publics, car personne, et surtout pas moi, ne souhaite un traitement particulier pour les élus locaux. Nous sommes responsables, nous entendons assumer nos responsabilités. Il n'y a jamais eu de tractations avec quiconque - ce soupçon serait désobligeant tant pour le Gouvernement que pour le Parlement - pour tenter d'exonérer les élus locaux d'une quelconque responsabilité.
M. Raymond Courrière. Très bien !
M. Jean-Paul Delevoye. En revanche, il existe un véritable risque de décourager la prise de responsabilités dans les collectivités locales, dans le monde de l'enseignement et au sein du monde associatif. Cela pose le problème de l'efficacité de l'action publique. J'ai souvent posé cette question : comment l'Etat pourrait-il agir sans élus locaux, sans présidents d'association et sans enseignants qui prennent des responsabilités ?
M. Philippe Arnaud. Très bien !
M. Jean-Paul Delevoye. Nous assistons aujourd'hui à une accélération de la pénalisation de la vie publique. Cela doit nous amener à réfléchir, et je sais que ce point fait partie des réflexions de la commission des lois, sur l'articulation des différentes juridictions - administrative, civile et pénale -, mais aussi sur la mise en cause de la responsabilité de la personne morale et de la personne privée.
Nous devons garantir la dignité des hommes et des femmes en leur épargnant l'opprobre public lorsqu'il s'agit d'une mise en examen qui, alors qu'elle doit leur offrir les meilleurs moyens d'assurer leur défense devant l'appareil judiciaire, les livre en réalité à l'accusation publique devant le tribunal médiatique. Combien de carrières brisées, de talents découragés, au moment où notre société en a le plus besoin !
Vous ouvrez, monsieur Fauchon, une piste intéressante sur le lien entre la causalité et la faute, sur la limitation de la responsabilité des personnes privées mais l'extension de la responsabilité des personnes morales. Nous sommes sensibles à cette approche. D'ailleurs, nous aurions souhaité une extension plus grande encore de la responsabilité de la personne morale.
Je ne crois pas, madame le garde des sceaux, à l'affaiblissement du sens de la responsabilité ni, comme conséquence, à l'augmentation de la pénalisation de la vie publique. Il y a d'autres ressorts.
Je crains, cependant, que nous ne soyons confrontés à un risque de recherche systématique de la fuite de prise de responsabilités par un certain nombre de services, de l'Etat ou d'autres administrations, chacun cherchant à repasser à l'autre le mistigri de la responsabilité. Les commissions de sécurité, qui ont été évoquées tout à l'heure par M. Pierre Mauroy, en sont un exemple.
Je suis donc convaincu que ce premier pas doit être poursuivi par une réflexion sur l'accélération de l'indemnisation des victimes, sur le fait que tout personne doit pouvoir être entendue avant sa mise en examen, sur la réforme des procédures pénales, sur l'émergence des pôles de compétences, au sein tant des services de l'Etat que des collectivités locales, et - pourquoi pas ? - au travers de pôles d'intercommunalité.
Nous devons réfléchir à l'extension des recours abusifs, à notre responsabilité, en tant que législateur, à la parution des textes trop normatifs, trop difficiles ; nous devons tout faire pour éviter qu'une trop grande pénalisation de la vie publique ne fasse évoluer le statut de l'élu vers une professionnalisation, ce qui serait contraire à l'éthique du mandat politique et entraînerait une paupérisation de la vie publique.
Un maire n'échappe pas à la prise de décision. Il convient de faire en sorte que chacun puisse exercer et prendre ses responsabilités à la place qui est la sienne. La volonté d'ouvrir le « parapluie » ne doit pas mettre parfois l'élu local dans une situation difficile, au point qu'un certain nombre d'élus locaux cherchent à déléguer une partie de leurs tâches, ce qui, là aussi, serait contraire à l'intérêt du service public.
Je suis donc tout à fait favorable à votre proposition de loi, monsieur le rapporteur. Nous la voterons.
Je souhaiterais simplement faire un petit commentaire à propos du lancement de la campagne présidentielle par M. Mauroy. Notre collègue a craint « la réforme pour la réforme ». Où est la vérité ? Est-ce la vérité du moment, car elle épouse l'intérêt de l'opinion, alors que, dans quelques années, dans cette même opinion pourra accepter une vérité contraire ? Aujourd'hui, on envisage de permettre à la police d'entrer dans des établissements scolaires. Or, voilà une trentaine d'années, certains, dont M. Mauroy, défilaient aux côtés de celles et de ceux qui disaient : « Il est interdit d'interdire. » Aussi, je me méfie toujours des vérités du moment, qui sont quelquefois flatteuses pour l'opinion mais destructrices pour l'avenir de notre pays.
En tant que gaulliste, je considère que ce qui est important, ce n'est pas de toujours plaire à l'opinion, c'est de préparer l'avenir du pays, c'est la capacité d'anticipation. C'est la raison pour laquelle je m'étais réjouis, au nom de M. le Président de la République, que nous réfléchissions à la réforme de cette institution qu'est la justice. Je me suis également réjouis de voir vos travaux, madame le garde des sceaux, poser un certain nombre de questions intéressantes dans le débat ce qui touche à de la société française et pour lequel aujourd'hui M. Fauchon amorce un premier pas. (Applaudissements sur les travées du RPR, de l'Union centriste et des Républicains et Indépendants.)
M. le président. La parole est à M. Bret.
M. Robert Bret. Monsieur le président, madame le garde des sceaux, mes chers collègues, nous sommes réunis aujourd'hui pour étudier une proposition de loi visant à apporter une réponse à la question de la responsabilité pénale pour des faits non intentionnels. Cette proposition de loi a été déposée afin, nous dit-on, de répondre au malaise des élus.
Cependant, pour des raisons tenant au contexte dans lequel elle est déposée mais aussi au niveau limité des réponses qu'elle apporte à des préoccupations légitimes des élus, comme l'a précisé le rapporteur M. Fauchon, Mme le garde des sceaux, pour sa part, ayant parlé d'amorce de réponse - les sénateurs du groupe communiste républicain et citoyen pensent que cette proposition de loi risque d'être inopportune, voire contre-productive.
Je m'explique. Il est vrai que les élus locaux rencontrent depuis plusieurs années de plus en plus de difficultés dans l'exercice de leurs fonctions. Les premières lois de décentralisation ont bientôt vingt ans. Avec le recul, cette rupture essentielle et nécessaire avec la tradition centralisatrice de l'Etat français se révèle éminemment perfectible, et nous attendons beaucoup de la commission mise en place par M. le Premier ministre, présidée par notre collègue Pierre Mauroy. Depuis l'entrée en vigueur, en 1982, de la première loi de décentralisation, la France a profondément changé de visage. La crise s'est approfondie, même si les derniers chiffres sont encourageants.
L'aggravation du chômage, les difficultés que rencontrent nos concitoyens pour se loger et se soigner, le relâchement du tissu social, le nombre croissant des incivilités sont autant de défis auxquels les collectivités locales, et singulièrement les communes, sont confrontées quotidiennement.
L'accroissement incessant de leurs responsabilités, qui ne s'est pas accompagné d'un transfert important des moyens, a entraîné - on le sait - le découragement de nombreux élus, notamment les maires.
Cette détresse s'est cristallisée autour de la question de la responsabilité pénale des élus pour faits non intentionnels. Lors de la tempête, en décembre dernier, de la marée noire ou des inondations dans le Languedoc-Roussillon - j'ai eu l'occasion d'y rencontrer de nombreux élus - les élus ont fait preuve d'une attitude exemplaire, mais ils ont également exprimé leur crainte de voir leur responsabilité pénale engagée si, par malheur, des bénévoles travaillant sur les sites venaient à être blessés.
Ils ressentent en effet comme particulièrement injuste leur mise en cause personnelle pour des faits dont ils n'ont même pas eu connaissance, alors que, bien souvent, ilssont obligés de « bricoler » au mieux pour pallier l'absence de moyens effectifs.
Même lorsque, comme c'est le cas la plupart du temps, la relaxe est prononcée, ils ont l'impression d'avoir été assimilés à des délinquants.
Le problème est réel, même si on peut regretter qu'il soit souvent surexploité. En effet, les chiffres officiels sont bien moins alarmants que ce que disent certains : une cinquantaine d'élus mis en cause depuis 1995 ; une vingtaine de condamnations. Cela ne doit pas masquer les véritables préoccupations des élus.
Je ne pense pas, en effet, que l'on appelle aujourd'hui « la crise de vocation » des maires soit due exclusivement ou même prioritairement à la crainte de voir leur responsabilité pénale engagée. Ce serait bien mal les connaître et bien mal les juger. Compte tenu du nombre d'élus locaux qui siègent ici, je pense qu'ils en conviendront avec moi.
Certes, régler la question peut contribuer à répondre un tant soit peu au malaise des maires, et le fait que la réponse ne soit qu'un élément du problème ne devrait pas nous faire renoncer à le traiter.
Néanmoins, je m'interroge à la fois sur la portée symbolique de l'examen de ce texte et sur l'efficacité du dispositif.
Dans la perspective du Congrès sur la réforme du Conseil supérieur de la magistrature, je m'étais interrogé sur le signe que nous allions donner, en tant qu'élus et constituants, aux citoyens qui venaient de manifester leur attente forte d'une justice indépendante.
Aujourd'hui, alors que nous commençons la discussion du texte relatif à la responsabilité pénale des élus, la réponse est bien plus préoccupante que celle que j'avais alors imaginée.
Le report du Congrès est perçu par nos concitoyens comme un échec de l'indépendance de la justice, et vous n'empêcherez personne de penser qu'avec cette proposition de loi les élus cherchent à se reconstruire une immunité. On voit bien, dans ce débat, la difficulté, y compris pour certains, de prétendre le contraire.
C'est ce qui peut arriver de pire, parce que nous risquons d'accréditer l'idée d'une protection infondée des élus locaux, contrairement à l'objectif que vous cherchez à atteindre par cette proposition de loi.
Cette liaison entre l'indépendance de la justice et la responsabilité des élus, vous en portez pour partie la responsabilité. En effet, vous avez, chers collègues de la majorité sénatoriale, souhaité en faire un élément de la réforme globale de la justice, en adressant un questionnaire en ce sens au garde des sceaux, comme préalable au vote du Congrès.
De même, vous n'avez eu de cesse de parler de la nécessité d'une réforme globale de la justice, de l'importance du dialogue que seul le temps peut permettre.
C'est bien vous, monsieur le président Larché, qui avez déclaré, le 21 décembre, à l'occasion d'un débat télévisé : « Je me suis abstenu sur cette réforme de la justice, je n'ai pas voté pour, je n'ai pas voté contre, et ce n'était pas lâcheté de ma part, ce n'est pas mon habitude. Je l'ai fait pourquoi ? Parce que je devinais que cette réforme en elle-même n'était qu'un élément d'un tout et que ce qui comptait avant tout c'était le tout. »
Il semblerait que ce qui est vrai pour la réforme de la justice ne le soit pas pour d'autres sujets.
Nous aurions eu besoin, au contraire, de temps et de dialogue pour étudier cette question. Or, ils ont largement fait défaut ici.
Déjà, M. Fauchon n'avait pas eu la patience d'attendre les conclusions du groupe d'études réuni sous la présidence de M. Massot, président de la section des finances du Conseil d'Etat, pour déposer sa proposition. Il est apparu que c'était une erreur, puisque les conclusions du groupe de travail ont été autrement plus approfondies. M. Fauchon en est néanmoins convenu, puisqu'il a adapté en conséquence ses propositions.
Je comprends d'autant moins la hâte de notre rapporteur que les auditions auxquelles la commission des lois a procédé, loin d'avoir éclairé le débat, ont suscité plus de questions que de réponses : je ne pense pas avoir été le seul à être ressorti troublé de ces auditions compte tenu de la divergence des points de vue exprimés...
M. Pierre Fauchon, rapporteur. Monsieur Bret, me permettez-vous de vous interrompre ?
M. Robert Bret. Je vous en prie, monsieur le rapporteur.
M. le président. La parole est à M. le rapporteur, avec l'autorisation de l'orateur.
M. Pierre Fauchon, rapporteur. Monsieur Bret, vous avez l'air de me reprocher de ne pas avoir attendu qu'une commission administrative ait fait son travail pour déposer cette proposition de loi. Permettez-moi de vous rappeler que le pouvoir législatif appartient au Parlement, et que ce dernier fait son devoir quand il assume ses responsabilités.
M. Robert Bret. Tout à fait, monsieur Fauchon !
M. Hubert Haenel. Jusqu'à nouvel ordre !
M. Pierre Fauchon, rapporteur. Et aucun d'entre nous n'a l'obligation d'attendre que telle ou telle commission administrative, si respectable soit-elle d'ailleurs, ait déposé son rapport, d'autant qu'on ne sait pas dans quel délai elle le déposera. Ce n'est donc pas au moment où le pouvoir législatif fait son travail que vous avez des reproches à lui adresser !
Par ailleurs, nous n'avons pas adapté la proposition de loi aux propositions de la commission Massot ; c'est au contraire cette dernière qui, concluant trois mois après le dépôt de la proposition de loi, s'est adaptée à la proposition de loi. On a dit tout à l'heure que la proposition de loi avait rejoint les propositions de la commission Massot ; ce sont les propositions de la commission Massot qui ont rejoint sur un point essentiel le texte de la commission ! Si des éléments ont effectivement été intégrés dans la proposition de loi, ils ne sont - je me permets de le signaler - que complémentaires.
M. le président. Veuillez poursuivre, monsieur Bret.
M. Robert Bret. Toujours est-il que le rapport Massot était d'une autre richesse, du point de vue des réflexions et des propositions, que le texte qui nous est soumis aujourd'hui !
M. Pierre Fauchon, rapporteur. Vous êtes contre les pauvres, monsieur Bret !
M. Robert Bret. En tout cas, nous avons été unanimes, je crois, au sein de la commission des lois, à nous déclarer troublés par la divergence des points de vue exprimés au cours des auditions, et à mesurer la complexité des problèmes posés et donc des réponses à apporter.
Tel est le cas, par exemple, de la notion de cause directe ou de cause indirecte du dommage, qu'on a le plus grand mal à définir. Je ne comprends toujours pas la différence, et il est à craindre que les juges ne la comprennent pas plus. Les auditions qui ont été réalisées au sein de la commission des lois me confortent dans cette analyse : tant Mme Viney que M. Pradel ont critiqué la distinction.
Qu'en est-il de la responsabilité des personnes morales ? Nous savons également que la question fait débat.
Le Premier ministre a rappelé les risques d'un « affaiblissement du sens de la responsabilité personnelle » des élus locaux et la crainte d'une « pénalisation supplémentaire de la vie publique en transférant au juge pénal des compétences larges dans le domaine de l'administration ».
On s'interroge également sur l'effet dissuasif de la sanction, puisque c'est le contribuable qui paye l'amende.
On peut se demander si la solution retenue ne prend pas, en fin de compte, acte de la pénalisation, plutôt que de tenter d'y remédier. Ne serait-il pas plus opportun de réfléchir sur les moyens d'offrir des alternatives à la voie pénale ?
La question de la réhabilitation de la voie administrative est décisive ; c'est l'une des forces du système français, comme l'a indiqué avec raison notre collègue Robert Badinter lors de nos travaux en commission des lois. N'oublions pas, comme le rapport Massot a pu le rappeler, que le juge administratif reste le « juge naturel » de l'administration ; il a su soumettre l'administration à des règles efficaces de responsabilité, tout en sachant ne pas entraver l'action administrative. L'extension du référé administratif nous paraît en l'espèce une solution beaucoup plus intéressante.
De même, il faudrait donner des moyens au juge civil, ce qui permettrait de faire l'économie du pénal.
Mais ces voies alternatives posent un même problème : celui des moyens. En effet, il reste que le pénal bénéficie du principe de gratuité. Or, ce que veulent notamment les victimes, avant tout autre chose, c'est être indemnisées pour leur préjudice.
On le voit, sur cette question, la responsabilité pénale des personnes morales ne changera rien.
Les sénateurs du groupe communiste républicain et citoyen ont également entendu les craintes exprimées par les associations quant aux répercussions que les dispositions, si elles étaient adoptées, pourraient entraîner sur les droits des victimes, en particulier sous l'angle des maladies professionnelles. L'aggravation des conditions de mise en cause en cas de faute indirecte, avec la nécessité d'apporter la preuve qu'il y a eu « violation manifestement délibérée d'une obligation particulière de sécurité », peut en effet altérer leurs droits.
Il ressort également des conclusions du rapport Massot que, pour espérer enrayer le phénomène de pénalisation, il faut certainement dépasser le simple cadre de la définition du délit non intentionnel. Nous savons tous ici qu'il nous faudra, faute d'en avoir tenu compte, sur le métier remettre notre ouvrage.
D'ailleurs, si l'on se réfère à la courte histoire du délit non intentionnel, créé par la réforme du code pénal en 1994, on se rend compte que l'on a les plus grandes difficultés à mettre en place un régime qui, à la fois, respecte les droits des victimes et protège l'élu contre les abus : en 1996, soit à peine deux ans après son entrée en vigueur, l'article 121-2 du code pénal a été modifié afin d'instituer une obligation d'appréciation in concreto par le juge pénal : désormais, celui-ci est amené à tenir compte de ce que l'élu a « accompli les diligences normales compte tenu, le cas échéant, de la nature de ses missions ou de ses fonctions, de ses compétences, ainsi que des moyens dont il disposait ».
M. Raymond Courrière. C'est la moindre des choses !
M. Robert Bret. Quatre ans plus tard, le Sénat s'apprête à modifier à nouveau la définition du délit non intentionnel, alors même que nous ne disposons pas du recul suffisant pour apprécier réellement les conséquences de la modification de 1996. (M. Courrière s'exclame.) A quand la prochaine proposition de loi Fauchon ?
Les sénateurs du groupe communiste républicain et citoyen réclament, depuis plusieurs années, qu'une réflexion globale soit menée sur la question du statut de l'élu. Et j'ai entendu encore à cet égard, voilà un instant, notre collègue Jean-Paul Delevoye.
Réduire la problématique à la question du délit non intentionnel risque d'occulter la question des moyens que l'intercommunalité n'a pas, loin de là, épuisé, même si elle permet de répondre à certains besoins.
L'assistance technique et juridique continue de faire très souvent défaut et nous laisse souvent seuls pour apprécier les décisions à prendre.
Sauf à s'orienter vers une professionnalisation de l'élu, à laquelle les membres du groupe communiste républicain et citoyen ne peuvent adhérer, il faut absolument aborder la question de la formation des élus et des agents publics, celle de la clarification des responsabilités, mais aussi celle de la rénovation du contrôle de légalité, qui pourrait devenir un conseil de légalité.
De même, il est acquis, aujourd'hui, que la simplification des procédures, notamment en matière de marchés publics, éviterait des irrégularités souvent involontaires et permettrait de faire face à l'augmentation des risques encourus, risques que la Cour des comptes vient de souligner dans son rapport public.
Les conclusions de la mission commune d'information sénatoriale chargée de dresser le bilan de la décentralisation offraient, dans le rapport intitulé Sécurité juridique, condition d'exercice des mandats locaux : des enjeux majeurs pour la démocratie locale et la décentralisation, des pistes de réflexion intéressantes ; il est dommage que l'on n'en ait pas tenu compte.
Enfin, le phénomène de pénalisation doit être abordé de façon globale. Les progrès de la science et de la technologie nous entraînent dans un monde fait de plus en plus de certitudes, où l'impondérable est ressenti comme une anomalie, sinon comme une « erreur » : la notion de « risque zéro », l'apparition du « principe de précaution » en sont des illustrations.
Le citoyen, aujourd'hui, n'admet plus d'être victime du hasard ou de la malchance. S'il y a victime, il y forcément quelqu'un, quelque part, qui n'a pas fait ce qu'il fallait, qui n'a pas pris les bonnes décisions. Il faut que les responsabilités de toutes les personnes soient clairement identifiées, au grand jour, devant le juge répressif.
C'est sur cette question qu'il faut, aujourd'hui, que les élus, les professionnels de la justice, mais également les universitaires, les juristes, les sociologues, les philosophes réfléchissent.
Une partie de la question devrait être abordée dans le projet de loi renforçant la protection de la présomption d'innocence et les droits des victimes, dont la deuxième lecture, qui interviendra prochainement, sera très instructive. Un certain nombre d'amendements déposés sur le texte que nous examinons aujourd'hui trouveront alors leur place.
Les sénateurs du groupe communiste républicain et citoyen souhaitent, dès lors, marquer leur désaccord avec la méthode employée, qui n'a pas permis une réflexion constructive. Faute d'avoir eu une vision générale des problèmes, le bon équilibre ne pourra être trouvé entre une protection minimum nécessaire de l'élu, qui doit être en mesure de mener à bien sa charge, et un régime d'exception et de privilège réservé à l'élu, qui instituerait une justice à deux vitesses, régime qui doit être refusé et que les parlementaires communistes ont toujours combattu.
La réforme de la justice doit être poursuivie et menée à bien dans des délais brefs pour que les citoyens ne soient pas pour toujours privés de l'indépendance de la justice et qu'ils ne soient pas définitivement persuadés que, comme le disait la Fontaine, « selon que vous serez puissant ou misérable, les jugements de cour vous rendront blanc ou noir ». (Très bien ! et applaudissements sur les travées du groupe communiste républicain et citoyen. - M. Dreyfus-Schmidt applaudit également.)
M. Pierre Fauchon, rapporteur. Ou rouge ! (Sourires.)
M. le président. La parole est à M. Dreyfus-Schmidt.
M. Michel Dreyfus-Schmidt. Monsieur le président, madame la garde des sceaux, mes chers collègues, dans le cadre de cette discussion générale, je m'en tiendrai à quelques observations réunies autour de trois idées.
Première idée : tout le monde semble enfin d'accord pour que les délits non intentionnels soient traités de la même manière pour tous les citoyens, qu'ils soient élus ou qu'ils ne le soient pas.
M. Raymond Courrière. Très bien !
M. Michel Dreyfus-Schmidt. Deuxième idée : une fois de plus, nous allons trop vite.
Troisième idée : une nouvelle fois, nous n'allons pas assez loin.
J'en reviens à la première idée : tout le monde semble enfin d'accord pour que les délits non intentionnels soient traités de la même manière pour tous les citoyens.
Dès le début du rapport de l'auteur de la proposition de loi soumise aujourd'hui à l'examen du Sénat, on lit - et, pour ma part, avec le plaisir que M. le rapporteur imagine - ceci : « la proposition de loi soumise à l'examen du Sénat repose sur l'idée qu'il convient de réexaminer la question de la délinquance non intentionnelle dans son ensemble, afin de rechercher une solution qui constitue un progrès pour l'ensemble de la société et non seulement pour une partie de ses membres. »
Je sais bien que vous dites également, monsieur le rapporteur, que l'on pourrait justifier une législation particulière pour les élus (M. le rapporteur acquiesce), mais vous y renoncez.
S'agissant de ce que vous énoncez aujourd'hui, à savoir la nécessité que la loi soit la même pour tous, je n'ai pas besoin de vous rappeler que c'est là la position que je n'ai cessé de soutenir, au nom du groupe socialiste, contre vous-même, contre l'ensemble de la majorité sénatoriale, à l'exception, je dois le dire, de Jean-Marie Girault, et contre le Gouvernement, alors représenté par M. Toubon, dans les débats qui devaient conduire à l'adoption de la loi du 13 mai 1996, c'est-à-dire le 26 octobre 1995, en première lecture, et le 14 novembre 1995, en seconde lecture.
A l'époque, inspiré par un avis du groupe de travail dirigé par M. Fournier, avis dont la teneur n'avait pas été communiquée au Sénat, M. Toubon avait prétendu légiférer pour tout le monde, alors que, dans le même temps, et en dépit de nos protestations et de nos interrogations qu'il laissait sans réponse, il soutenait et acceptait un renversement du fardeau de la preuve au bénéfice des seuls élus, des fonctionnaires et spécifiquement des militaires, renversement du fardeau de la preuve refusé en conséquence aux simples citoyens, aux présidents d'associations, aux artisans, etc.
Pierre Fauchon s'était d'ailleurs opposé à ce que le texte particulier inséré dans le code des communes le soit également dans la loi du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires, en déclarant loyalement ceci : « Nous avons proposé que notre texte s'applique uniquement aux élus locaux.
« Le Gouvernement, après avoir fait voter un texte de portée générale, propose maintenant un dispositif particulier, repris de notre dispositif particulier concernant les élus locaux.
« La commission des lois a considéré que le dispositif particulier concernant les élus comportait tout de même une spécificité en ce qui concerne le champ d'application de la mesure, mais aussi peut-être au regard de la charge de la preuve. Ce dispositif était justifié par la situation très particulière des maires, qui, en réalité, n'a pas d'équivalent. »
Le même jour, je déclarais moi-même - et, depuis, quelqu'un de beaucoup plus autorisé que moi, a tenu à peu près les mêmes propos -...
M. Pierre Fauchon, rapporteur. Qui ?
M. Michel Dreyfus-Schmidt ... ceci : « Après l'affaire du Cinq-Sept, en 1976, on avait déjà cherché le moyen d'empêcher qu'un élu puisse être traîné devant les tribunaux et condamné pour imprudence ou négligence. On avait alors inventé le privilège de juridiction. Il fallait aller devant la Cour de cassation. Si on est ensuite revenu sur cette pratique, c'est parce qu'on s'est rendu compte qu'elle ralentissait certaines affaires qu'il ne convenait pas de ralentir, et on l'a donc supprimée.
« Or, voilà qu'aujourd'hui vous la rétablissez en faisant un sort particulier aux élus et aux fonctionnaires ; nous pensons que c'est une grave erreur.
« Il faudra sans doute en venir à la solution que nous avons préconisée. »
Nous y sommes. Mieux vaut tard que jamais !
M. Pierre Fauchon, rapporteur. Tout s'améliore ! (Sourires).
M. Michel Dreyfus-Schmidt. Deuxième idée : une fois de plus, nous allons trop vite.
Si nous sommes obligés de recommencer à légiférer sur le sujet, c'est que, en 1995 et en 1996, le Parlement est allé beaucoup trop vite. La réforme élaborée à l'époque n'a, il faut le reconnaître - et tout le monde le dit - pas changé grand-chose.
Le législateur avait demandé que la situation des auteurs de délits non intentionnels soit considérée in concreto. C'est ce que la jurisprudence a toujours fait, en examinant dans tous les cas les éventuelles circonstances atténuantes.
M. Pierre Fauchon, rapporteur. C'est inexact !
M. Michel Dreyfus-Schmidt. A l'époque, le 26 octobre 1995, j'avais dit - excusez-moi, mes chers collègues, de me citer à nouveau - que « cela mérite davantage de réflexion », et que « peut-être est-on allé un peu vite en besogne ».
Le 14 novembre de la même année, j'ajoutais : « On va beaucoup trop vite ».
Et voilà que nous recommençons ! A en croire le Bulletin des commissions - et comment ne pas le croire ? - lors de la séance de la commission des lois du 20 janvier, c'est-à-dire jeudi dernier, voilà exactement une semaine, notre excellent rapporteur, M. Pierre Fauchon (Sourires) , a répondu à M. José Balarello que « la question des mises en cause d'élus pour atteintes à l'environnement était très importante », mais qu'« il ne lui avait pas paru possible de la traiter dans son ensemble dans le cadre de la proposition de loi », ce qu'il nous a d'ailleurs répété ce matin.
Or ne sommes-nous pas réunis aujourd'hui notamment pour empêcher qu'un maire puisse être condamné parce qu'une fuite dans une usine d'épuration par exemple, a provoqué, sans qu'il y soit pour quoi que ce soit, la mort de nombreux poissons ? Moi, je croyais que si ! Nos amendements tendent à l'empêcher, et j'espère qu'ils ne seront pas rejetés « à la va-vite », si vous me permettez cette expression. Mais je crois savoir qu'ils ont été retenus par la commission des lois.
Par ailleurs, la proposition de loi que nous examinons et qui tend à supprimer les délits non intentionnels « lorsque la faute a été la cause indirecte du dommage » m'apparaît à l'évidence comme un progrès vers la solution du problème, mais un progrès non significatif.
La distinction entre la cause directe et la cause indirecte est souvent floue et entraînerait, dans de nombreux cas, des discussions où tout et le contraire de tout pourraient se soutenir.
Prenons l'affaire d'Ouessant, que vous connaissez bien. Peut-être certains d'entre vous ont-ils entendu ce matin même, dès potron-minet, Mme la maire d'Ouessant expliquer comment elle ressentait la condamnation à trois mois de prison avec sursis qui lui a été infligée le 2 novembre 1999, c'est-à-dire tout récemment, par le tribunal de Brest, parce qu'un enfant est tombé d'une falaise !
Dans cette affaire, on a reproché, d'une part, au directeur d'établissement de ne pas s'être renseigné, avant d'avoir autorisé l'excursion, sur les spécificités de l'île d'Ouessant et, d'autre part, à Mme la maire de ne pas avoir fait installer des panneaux indiquant qu'il était dangereux de rouler à bicyclette sur le haut de la falaise. Mais personne ne l'avait jamais demandé à Mme la maire ni à ses prédécesseurs ! Or nous avons eu la surprise de constater, en lisant ce jugement, que, dans les deux cas, le tribunal de Brest a précisé - ce que, d'ailleurs, il n'avait nul besoin de faire - qu'il y avait une relation directe entre la faute reprochée, tant au directeur de l'établissement qu'à Mme la maire, et le dommage.
M. Gérard Delfau. C'est scandaleux !
M. Michel Dreyfus-Schmidt. C'est vous dire que cela n'empêchera pas les discussions devant les tribunaux pour savoir si la relation est directe ou si elle ne l'est pas.
M. Gérard Delfau. Il faut savoir si c'est le juge ou le législateur qui doit discuter !
M. Michel Dreyfus-Schmidt. Cela n'empêchera pas non plus de très nombreuses mises en examen et de très nombreuses poursuites puiqu'il appartiendra en définitive au parquet, au juge d'instruction ou aux juges du siège, d'estimer s'il existe un rapport direct ou indirect entre le dommage et l'imprudence, la négligence ou le manquement à une obligation de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement.
Cela n'empêchera pas plus que l'opinion, à juste titre - je me permets d'y insister -, ne comprendra pas que des fautes graves ne soient pas sanctionnées pénalement lorsque la cause est indirecte, par exemple dans les cas tirés de la jurisprudence et cités dans le rapport Fournier tel celui du conducteur en état d'imprégnation alcoolique déséquilibrant un cyclomotoriste alors écrasé par un véhicule roulant derrière lui. Parce que la responsabilité est indirecte, il n'y aurait pas de poursuites ? L'opinion aurait du mal à le comprendre, et l'on peut citer d'autres exemples du même ordre.
Enfin et surtout, la non-pénalisation de la cause indirecte, sauf...
M. Pierre Fauchon, rapporteur. Le « sauf » est essentiel !
M. Michel Dreyfus-Schmidt. Non !
Y compris dans le cas de manquement « délibéré à une obligation particulière de sécurité ou de prudence »...
M. Pierre Fauchon, rapporteur. Oui, et c'est le cas que vous citez, comme par hasard !
M. Michel Dreyfus-Schmidt. Pas du tout, et Mme le garde des sceaux a eu parfaitement raison de vous dire qu'il s'agissait de savoir si vous visiez un manquement à un texte ou non. En effet, aucun texte n'interdit, par exemple, à un ivrogne de circuler à bicyclette ! Il faudra donc préciser si vous visez le manquement à la loi ou au règlement, ou bien un manquement à une mesure de sécurité générale dictée par le bon sens. Au demeurant, même dans ce dernier cas, cela n'empêcherait les multiples cas où, même très légère, la faute, pour être la cause directe du dommage, continuerait néanmoins à entraîner poursuite et condamnation pour délit non intentionnel, soulevant à juste titre l'indignation des honnêtes gens.
Voilà pourquoi la réforme proposée, pour sympathique qu'elle nous apparaisse, ne répond pas, à la vérité, à notre attente et à l'attente de tous.
J'en viens à la troisième et dernière idée que j'entendais développer : une nouvelle fois, nous n'allons pas assez loin.
Où devrions-nous aller ?
A mon sens, il arrivera un jour où le législateur se décidera, sauf en matière de circulation et de législation du travail, à supprimer toute exception au principe posé par le premier alinéa de l'article 121-3 du code pénal : « Il n'y a point de crime ou de délit sans intention de le commettre. »
C'est une théorie que j'ai déjà soutenue devant le Sénat, mais je dois reconnaître que les esprits ne sont pas mûrs, ...
M. Raymond Courrière. Ce sont les juges qui ne sont pas mûrs !
M. Michel Dreyfus-Schmidt. ... je dirai même au contraire, compte tenu d'une pénalisation croissante, notamment outre-Atlantique, dont les habitudes, bonnes ou mauvaises, finissent en général par nous contaminer.
M. Henri de Raincourt. Hélas !
M. Michel Dreyfus-Schmidt. En l'état actuel des esprits, l'opinion réclame souvent la punition des responsables, fussent-ils involontaires, alors qu'il continue de choquer, comme cela choque tous les enfants, que quelqu'un soit puni alors qu'il « ne l'a pas fait exprès ».
M. Gérard Delfau. Très bien !
M. Michel Dreyfus-Schmidt. Chacun peut aussi faire le constat que, notamment du fait de la procédure, un procès pénal est, en la matière - hélas, ne généralisons pas ! - infiniment moins onéreux et plus rapide qu'un procès civil ou qu'un procès devant la juridiction administrative. M. le rapporteur l'indique dans son rapport, et c'est une constatation que chacun peut faire.
Je renonce donc, pour un temps, à proposer cette solution radicale qui consisterait à supprimer toutes les exceptions au principe.
Toutefois, à notre avis, dès que possible, il faudra donc reconnaître aux parquets, aux juges d'instruction et aux tribunaux le droit de constater que le citoyen le plus civique, le meilleur des pères de famille peut être en droit d'ignorer la loi.
J'ai déjà proposé, au nom du groupe socialiste - c'était le 17 juin dernier, lors de la première lecture du projet de loi sur la présomption d'innocence - de rédiger ainsi l'article 122-3 du code pénal, qui n'excuse aujourd'hui, de manière absolutoire, que la personne qui a commis sur le droit une erreur qu'elle n'était pas en mesure d'éviter : « N'est pas pénalement responsable la personne dont le tribunal estime qu'elle était en droit d'ignorer la loi ou le règlement qu'il lui serait reproché de ne pas avoir respecté. »
Madame la garde des sceaux, mes chers collègues, les chiffres cités par le rapport Massot sont édifiants : comment continuer à prétendre que « nul n'est censé ignorer la loi » et condamner, en conséquence, des citoyens au pénal alors qu'il existait, en novembre 1999 - et nous en avons, nous, parlementaires, ajouté depuis - 10 029 infractions en vigueur, contre 8 805 - déjà tout aussi impossibles à connaître toutes - en 1989 ? Oui : 10 029 infractions !
Le même rapport Massot, à la page précédente, précise que, de 1984 à 1999, sont intervenus, avec incidence pénale, 278 lois et ordonnances et 665 décrets ! Et combien d'arrêtés ?
Même si la faute, l'imprudence, la négligence ou le manquement a été la cause directe du dommage, votre proposition n'empêchera pas que soit automatiquement condamné au pénal celui qui ne connaîtra pas, et auquel personne n'aura préalablement rappelé, l'existence de telle loi ou de tel règlement.
Ne pas tirer les leçons d'une telle situation, d'une telle inflation législative et réglementaire - peut-être inévitable - c'est pratiquer, passez-moi l'expression, la politique de l'autruche, ...
M. Gérard Delfau. Très bien !
M. Michel Dreyfus-Schmidt. ... et vouloir ce que vous prétendez, ce que nous prétendons ne plus vouloir, c'est-à-dire la condamnation pénale de braves gens et, en premier lieu, parce qu'ils sont, si j'ose dire, en première ligne d'élus locaux.
Il ne devrait y avoir condamnation, en matière non intentionnelle, que lorsque la faute a été la cause directe du dommage, peut-être, et sûrement seulement lorsqu'il y a faute lourde ou grave.
M. Gérard Delfau. Bien sûr !
M. Michel Dreyfus-Schmidt. Certain collègue, appartenant à la majorité sénatoriale et que je ne citerai pas parce qu'il s'agissait d'une conversation privée, m'indiquait hier qu'il l'a proposé lors de la discussion du projet de loi portant réforme du code pénal.
Qu'est-il répondu à cette suggestion ? Que la notion de faute lourde est étrangère au droit pénal comme au droit civil, qu'elle n'appartient qu'à la jurisprudence administrative. Cette réponse n'est en rien valable !
Si nous l'inscrivons dans la loi, et, en l'espèce, dans le code pénal, cette notion appartiendra au droit pénal et non au droit civil, dans lequel subisteront, bien sûr, les articles 1382 et suivants du code civil. En vérité, cette notion appartient déjà au bon sens, qui reste la chose la mieux partagée du monde.
En cas de plainte, les procureurs d'abord, éventuellement ensuite les juges d'instruction, plus éventuellement encore les juges du siège, sauront bien distinguer quand la faute sera légère ou, au contraire, quand elle sera lourde ou, si vous le préférez, grave ! Dans la plupart des cas, il n'y aura de la part de personne aucune hésitation.
En tout cas, cette distinction est, elle, de nature à éviter les nombreuses mises en examen, poursuites ou condamnations dont, précisément, les citoyens sont unanimes, ou quasiment - et nous avec eux - à ne plus vouloir.
Par amendement, nous vous proposerons ce pas décisif dans la solution d'un problème d'autant plus irritant qu'il est, c'est vrai, délicat.
J'ajouterai quelques mots encore, à l'intention de M. le rapporteur.
Je n'ai pas trouvé dans votre proposition de loi, ni dans les conclusions de la commission des lois que vous rapportez, la suppression des articles L. 223-34, L. 323-28, L. 4422-10-1 et L. 5211-8 du code général des collectivités territoriales, ni celle de l'article 11 bis de la loi du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires, ni celle de l'article 14-1 de la loi du 13 juillet 1972 portant statut général des militaires, ...
M. Pierre Fauchon, rapporteur. Il est pire que la tempête : il veut tout abattre ! (Sourires.)
M. Michel Dreyfus-Schmidt. ... qui continuerait donc à prévoir un statut particulier pour les intéressés, alors que vous nous dites, et nous vous en savons gré, que vous voulez faire une seule loi pour tous.
Sans doute s'agit-il soit d'une erreur de ma part, soit d'un oubli de la vôtre,...
M. Pierre Fauchon, rapporteur. C'est certainement la première hypothèse qui est la bonne !
M. Michel Dreyfus-Schmidt. ... oubli que je vous inviterai alors à réparer.
Monsieur le président, madame la garde des sceaux, mes chers collègues, je vous remercie de votre attention. (Applaudissements sur les travées socialistes, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)
(M. Gérard Larcher remplace M. Christian Poncelet au fauteuil de la présidence.)

PRÉSIDENCE DE M. GÉRARD LARCHER,
vice-président

M. le président. La parole est à M. Delfau.
M. Gérard Delfau. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, le Sénat examine aujourd'hui une proposition de loi relative à la responsabilité pénale des élus locaux. Chacun d'entre nous, au sein de cet hémicycle, se sent particulièrement concerné par ce sujet, qui préoccupe l'ensemble des responsables locaux.
Je tiens, tout d'abord, à rendre hommage à notre éminent collègue Pierre Fauchon, qui est le promoteur de ce texte. Le Sénat, représentant des collectivités locales, doit impérativement répondre à l'attente des élus, qui rencontrent de plus en plus de difficultés pour remplir leur mission, perdus qu'ils sont au milieu d'un flot de textes épars et abscons, comme vient de le rappeler avec talent notre collègue Michel Dreyfus-Schmidt.
Le texte que nous examinon aujourd'hui répond à cette attente, même si c'est seulement pour partie. Ce sera le premier point de mon intervention.
Le processus de décentralisation a bouleversé les règles de compétence au niveau local. Les maires, exécutif des communes, ont vu leur rôle renforcé. A la suite du développement de leurs attributions, leur responsabilité pénale a été mise en cause de plus en plus souvent.
Les maires représentent l'exécutif, au sein des communes. Ils ont également un pouvoir propre, la police, garants qu'ils sont du maintien de l'ordre au sein de la localité. Leur responsabilité peut donc être encourue, d'une part, dans la gestion des biens et services, services qui peuvent être délégués, et, d'autre part, dans l'exercice des pouvoirs de police administrative. Pour résumer, cela fait beaucoup !
Les nombreuses condamnations pénales d'élus locaux pour des faits non intentionnels ont soulevé des interrogations concernant le fonctionnement de la démocratie locale.
Chacun garde à l'esprit le cas du maire tenu responsable pénalement de pollutions causées par une station d'épuration communale, alors que les moyens financiers dont il disposait lui interdisaient d'intervenir. Cas limite, me dira-t-on !
Mais il y a aussi l'exemple de ce maire condamné parce qu'un enfant de cinq ans, laissé sans surveillance, s'est suspendu aux barres de la cage de but d'un terrain de foot et a été grièvement blessé par leur chute. C'était dans mon département.
Il y a encore le cas de cette fédération de pêcheurs, qui, en désaccord avec la municipalité sur l'utilisation d'un plan d'eau, attaque au pénal le maire en profitant d'une erreur administrative mineure de sa part, dans l'affolement causé par l'inondation de la station d'épuration. C'était encore dans mon département.
Il y a eu pas moins de quatre cas similaires - je ne vais pas les énumérer tous - au cours de la seule année 1998 dans le département de l'Hérault. Le trouble a été si grand que nous avons dû assister longuement nos collègues, en prenant soin, bien évidemment, de ne pas intervenir de façon visible ni occulte dans le déroulement de la procédure. Notre assistance fut essentiellement morale et psychologique. Il n'empêche qu'à un certain moment les élus locaux de mon département ont frisé l'affolement général.
Bien sûr, j'exclus totalement des cas cités toute prise illégale d'intérêt au préjudice de la collectivité et tout manquement à la probité. Mais j'exclus aussi le cas du maire qui, connaissant l'instabilité des obus d'ornement d'un monument aux morts et sachant qu'un accident s'était déjà produit, a méconnu son obligation d'assurer la sécurité dans la commune et n'a pas fait sceller les obus dans le sol. Imprudence effectivement condamnable !
Mais entre ces cas de prévarication ou de prise en compte manifestement insuffisante des problèmes de sécurité pour les habitants et ceux que j'ai cités précédemment et que j'ai vécus indirectement, il y a une marge, il y a un terrain sur lequel nous, Parlement, devons trouver les voies pour éviter que les uns et les autres ne soient confondus dans le même opprobre.
D'ailleurs, je parle des maires, mais je pourrais évoquer aussi les directeurs d'école. Celui qui a été nommé, pour la première fois à ce poste, dans ma commune à la rentrée dernière est venu me voir il y a moins d'un mois pour m'annoncer que, très vraisemblablement, il allait demander à réintégrer le corps des enseignants parce que les charges qui lui incombaient étaient trop lourdes et que l'assistance que lui fournissait le ministère de l'éducation nationale était, à son gré, insuffisante. Il m'a rappelé que 10 000 postes de directeurs d'école étaient aujourd'hui vacants et il m'a indiqué que, comme pour les élus locaux, que je côtoie sans arrêt, l'on assistait, à l'heure actuelle, à une véritable désertion devant les responsabilités au sein du ministère de l'éducation nationale.
Je pourrais encore, comme vous, mes chers collègues, citer ces exemples de présidents d'association qui renoncent, ou qui deviennent fatalistes. D'ailleurs, nous qui sommes des élus locaux et qui siégeons sur ces travées, nous sommes par principe « fatalistes ». Sinon, nous n'aurions d'autre solution que de renoncer dans l'instant à notre mandat.
Donc, la situation exige des solutions.
Sans vouloir me lancer dans le débat qui est aujourd'hui ouvert sur ce sujet dans notre pays, je dirai de façon quelque peu lapidaire qu'entre l'autorité du juge et le pouvoir du législateur - je n'emploie pas, bien sûr, ces mots à la légère - il faudra bien, dans les années qui viennent, qu'un rééquilibrage se fasse. Et dans notre tradition, ce rééquilibrage ne peut se faire qu'au profit de ceux qui sont soumis à la sanction et qui ont la légitimité du suffrage universel.
J'ai conscience, en tenant ces propos - je ne suis pas juriste - que ces principes sont parfois mal acceptés par l'opinion et, surtout, qu'ils ne suffisent pas à toujours clarifier la situation ni à trouver les bons équilibres.
Ce qui est sûr, c'est qu'en aucun cas je ne demande que l'on édicte je ne sais quelle irresponsabilité civile, pénale ou administrative des élus. La loi que nous allons voter doit pouvoir s'appliquer à tous.
Je remercie une nouvelle fois notre collègue Pierre Fauchon d'avoir, par sa proposition de loi, lancé la discussion et Mme le garde des sceaux de nous avoir permis d'avancer vers des solutions.
Toutefois - ce sera ma deuxième réflexion - il semble que la loi du 13 mai 1996 offrait déjà une amorce de solution, le juge exerçant dorénavant un contrôle in concreto, en ne sanctionnant pas l'élu qui a fait tout ce qui était en son pouvoir pour éviter le dommage. De fait - là aussi, l'intervention de notre collègue Michel Dreyfus-Schmidt l'a montré -, les choses ont peu évolué depuis.
Face à cette situation, le législateur est appelé à modifier de nouveau la loi du 13 mai 1996, et c'est ce qui nous rassemble aujourd'hui.
L'environnement juridique est de plus en plus complexe, la décentralisation ayant entraîné une multiplication des charges au niveau local. Sous l'effet combiné des lois du 2 mars 1982 et des différentes lois de transfert de compétences qui se sont ensuivies, et, parallèlement, du désengagement financier de l'Etat, les élus sont de plus en plus souvent mis en cause devant le juge pour des faits qui ont lieu au sein de leur collectivité, sans qu'ils soient fautifs au sens de la faute pénale.
De ce point de vue, la proposition que vient de faire à cette tribune notre collègue Michel Dreyfus-Schmidt d'introduire dans le droit pénal et dans le droit civil, comme cela existe en droit administratif, la notion de faute lourde ou grave...
M. Michel Dreyfus-Schmidt. Pas le droit civil !
M. Gérard Delfau. ... pourrait permettre de concilier ce qui paraît aujourd'hui difficilement conciliable entre le législateur et le juge.
Bref, la proposition de loi qui nous est présentée répond pour partie, mais heureusement, à notre attente, et les membres du groupe du RDSE la voteront.
Pourtant, elle ne permet pas de régler le problème au fond, demeurant à certains égards - que notre collègue Pierre Fauchon ne donne à ce mot aucun sens péjoratif ! - un palliatif.
Seul un statut digne de l'élu local, assorti d'une rémunération et d'une assistance juridique correspondant aux compétences qui lui sont attribuées, permettra une évolution salutaire de la situation des maires, des conseillers généraux, bref de tous ceux qui ont en charge une collectivité.
Le statut de l'élu - je ne pourrai en parler longuement aujourd'hui - doit être amélioré d'urgence.
Si la loi du 21 mars 1831, intervenant dans un autre type de société où les fonctions électives étaient implicitement réservées aux gens fortunés, posait le principe de gratuité, l'évolution des collectivités locales pousse inéluctablement à la reconnaissance d'une rémunération digne pour les maires. Et je ne parle même pas de la complexité de la tâche, Pierre Mauroy l'ayant fait avec beaucoup de talent et, en même temps, beaucoup d'émotion, tout à l'heure, en expliqaunt ce qu'il vivait en tant que maire de Lille !
Parallèlement - vous l'avez dit, madame la garde des sceaux - il faut réfléchir à la mise en place d'une assistance juridique adaptée pour les élus locaux.
Vous avez proposé, et c'est logique, que la question soit envisagée à l'échelon de l'intercommunalité. Pourquoi pas ? Encore que ce ne soit pas si facile, car il y a une telle complexité dans la matière concernée et une telle personnalisation des situations que l'intercommunalité aura peut-être quelque mal à assumer cette nouvelle compétence. En tout cas, vous avez vraiment eu raison, madame la garde des sceaux, de poser cette question, parce que - et là aussi je vais parler en tant que sénateur rencontrant, comme chacun de mes collègues, l'ensemble des maires du département - la situation actuelle est totalement inégalitaire. En effet, si l'on est à la tête d'une commune de quelque importance, on a les moyens de faire appel à des cabinets d'avocats spécialisés, et la population l'accepte. En revanche, si l'on est, comme c'est mon cas, maire d'une commune de moins de 4 000 habitants, et même si l'on se place à l'échelon de la communauté de communes, qui regroupe 20 000 habitants, il est inconcevable financièrement, mais peut-être plus encore psychologiquement, d'aller chercher des compétences qui, dans le monde d'aujourd'hui, se font, et c'est légitime, largement rémunérer.
Voilà quelques réflexions que je voulais soumettre au Sénat. J'ajouterai - il en a été peu question aujourd'hui - qu'il faut en revanche se garder, à mon sens, de chercher une solution du côté d'un renforcement du contrôle de légalité. Plus exactement, je ne voudrais pas que la capacité d'autonomie accordée par la loi de 1982 à la collectivité locale soit restreinte en raison du problème qui nous occupe aujourd'hui et nous incite à confier aux préfets un rôle qui n'est plus le leur et qui ne doit plus, à mon sens, être le leur. Mais il en a été peu question dans ce débat, je n'insiste donc pas.
Le Gouvernement s'est engagé à soumettre prochainement ce texte à l'Assemblée nationale. J'adresse une nouvelle fois mes remerciements à l'auteur de la proposition de loi, qui montre que le Sénat sait être, quand il le veut, une assemblée novatrice. Je remercie également le Gouvernement, qui accorde toute son attention à cette initiative parlementaire et qui s'est engagé à faire avancer cette question dans le débat. Même si nous ne faisons qu'un pas, ce sera un pas bienvenu. (Applaudissements sur les travées socialistes et sur celles du groupe communiste républicain et citoyen. - M. le président de la commission et M. le rapporteur applaudissent également.)
M. le président. Mes chers collègues, nous allons interrompre nos travaux ; nous les reprendrons à quinze heures.
La séance est suspendue.

(La séance, suspendue à douze heures quarante-cinq, est reprise à quinze heures cinq, sous la présidence deM. Christian Poncelet.)