Séance du 15 juin 2000







M. le président. L'ordre du jour appelle la discussion en deuxième lecture de la proposition de loi (n° 308, 1999-2000), modifiée par l'Assemblée nationale, tendant à préciser la définition des délits non intentionnels. [Rapport n° 391 (1999-2000)].
Dans la discussion générale, la parole est à Mme le garde des sceaux.
Mme Elisabeth Guigou, garde des sceaux, ministre de la justice. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, la proposition de loi sur les délits non intentionnels déposée par M. Pierre Fauchon, que le Sénat examine aujourd'hui en deuxième lecture, est un texte important, puisqu'il modifie les principes plus que séculaires de notre droit pénal concernant les infractions d'imprudence ou de négligence, afin d'atténuer la sévérité parfois excessive des dispositions actuelles.
Avant de commenter plus avant le contenu de cette proposition de loi, je résumerai en quelques points ma position, et celle du Gouvernement, sur ce texte.
Je l'ai dit à tous mes interlocuteurs, quels qu'ils soient : je suis consciente des difficultés soulevées par l'application des dispositions actuelles du code pénal concernant la responsabilité pour les délits non intentionnels, et je suis donc favorable au principe d'une telle réforme.
J'ai cependant, dès le début, fermement indiqué qu'un tel texte ne devait pas aboutir à un excès inverse, c'est-à-dire à une dépénalisation injustifiée de comportements dangereux, notamment dans quatre domaines où la répression ne saurait faiblir : le droit du travail, de l'environnement, de la santé publique et de la sécurité routière.
J'estime que, dans ses grandes lignes, le texte de la proposition de loi adopté par le Sénat en première lecture allait dans la bonne direction, mais qu'il soulevait certaines difficultés, dont j'avais largement fait état.
Je considère aussi que ce texte a été grandement amélioré lors de son examen par l'Assemblée nationale, qui a répondu à la plupart des interrogations que j'avais exprimées devant le Sénat.
Je crois, toutefois, que de nouvelles améliorations sont encore possibles et sont, de ce fait, souhaitables.
Parce que la question des délits non intentionnels n'est pas mineure, elle appelle un débat approfondi.
Depuis plusieurs semaines, je poursuis des consultations et je mène une concertation.
Magistrats, universitaires me font part de leurs réactions et de leurs propositions. Plusieurs associations de victimes d'accidents ou de fléaux sanitaires, mais aussi les confédérations syndicales, posent des questions sur les conséquences possibles du texte, précisément dans les domaines où le droit pénal ne joue pas seulement un rôle répressif mais où sa présence et son usage constituent un facteur essentiel pour la prévention des risques, et donc pour le progrès social.
J'ai donc estimé nécessaire de procéder à un nouvel approfondissement de ce texte.
C'est pourquoi le Gouvernement a décidé de retirer de l'ordre du jour du Sénat la proposition de loi qui y était inscrite pour le 30 mai.
Depuis cette date, j'ai personnellement reçu à deux reprises les représentants des associations pour avoir avec eux une concertation afin de parvenir, si possible, à une véritable adhésion du plus grand nombre autour de ce texte.
Votre assemblée n'a pas souhaité s'engager dans cette concertation et vous avez donc inscrit à votre ordre du jour d'initiative parlementaire, cet après-midi même, cette proposition de loi.
Je ne peux que regretter cette décision. Elle me semble inopportune, même s'il est vrai que le Sénat était en droit de la prendre ; c'est son ordre du jour, dans la séance mensuelle qui lui est réservée par priorité. Cette décision empêche que la concertation commencée, notamment avec les associations de victimes, puisse se poursuivre et s'achever dans des conditions satisfaisantes.
Je regrette également que votre commission ait décidé de proposer au Sénat d'adopter conforme ce texte, prenant le risque de mettre fin à une discussion qui mérite d'être poursuivie sans précipitation en raison d'enjeux pour notre droit, pour les justiciables et pour les victimes.
A la suite de ces réunions de travail, la dernière a eu lieu avant-hier, j'ai décidé de déposer trois amendements que je vous demanderai, avec une particulière conviction, d'adopter, non seulement parce qu'ils améliorent le texte, mais également parce qu'ils permettront la continuation de la procédure parlementaire, afin que le texte finalement adopté par le Parlement soit véritablement un texte de consensus, car le sujet mérite le consensus.
A cet égard, les débats devant l'Assemblée nationale ont montré une position plus qu'ambiguë des partis de l'opposition. En effet, après avoir souhaité renforcer le caractère « dépénalisant » de la réforme, ils ont opéré in extremis une surprenante volte-face et n'ont pas voté le texte en soutenant qu'il allait trop loin.
Une telle prise de position, qui révèle d'évidentes contradictions aurait mérité une clarification.
C'est pourquoi j'ai réuni les représentants des différents groupes politiques pour leur demander de clarifier leur position ; cela n'a pas été fait. Je le regrette profondément.
Mes amendements ont donc pour objet non seulement de lever les ambiguïtés juridiques du texte, mais également de lever les ambiguïtés politiques qu'il révèle chez certains.
Telle est, dans les grandes lignes, la position du Gouvernement, que je vais maintenant préciser point par point.
Tout d'abord, il s'agit d'une réforme nécessaire.
La question des infractions pénales non intentionnelles a toujours été très délicate.
Par principe, nous le savons, le droit pénal ne réprime que les comportements intentionnels, les infractions dont on peut dire qu'elles sont faites de « mauvaise foi ». Et ce n'est que par exception à ce principe qu'il peut parfois sanctionner des personnels qui n'avaient ni l'intention de violer la loi, ni l'intention de causer un dommage quelconque à autrui.
Dans un tel cas, le recours au droit civil, qui permet l'indemnisation du dommage, peut paraître suffisant.
Pourtant, lorsque sont en cause des valeurs primordiales, comme la vie ou l'intégrité physique des personnes, les comportements même de bonne foi qui portent atteinte à ces valeurs paraissent devoir, dans certaines circonstances, être sanctionnés pénalement.
Ces infractions pénales supposent, cependant, la commission d'une imprudence ou d'une négligence, c'est-à-dire d'une faute, qui, malgré son caractère non intentionnel, présente un caractère blâmable parce qu'elle porte sur une activité susceptible de causer un danger pour les personnes.
Si, dans leur principe, les dispositions de notre droit pénal semblent ainsi totalement justifiées, leur application pratique a pu paraître excessive, non seulement en cas de condamnation de « décideurs publics » pour des délits d'homicide ou de blessures involontaires dont le nombre est cependant limité - pour les élus, on a dénombré quatorze condamnations entre mai 1995 et avril 1999 - mais aussi pour tous ceux qui exercent des responsabilités dans le domaine de l'éducation ou de la vie associative.
Sur ce point, M. René Dosière, dans son rapport à l'Assemblée nationale, a indiqué que, entre 1985 et 1996, il y avait eu vingt-cinq accidents, dont seize mortels, dans les établissements publics ou privés et que ces accidents avaient entraîné des poursuites pour quarante-cinq personnes appartenant à l'éducation nationale, parmi lesquelles seize avaient été condamnées.
Nous avons déjà longuement parlé de cela devant votre assemblée, voilà plus d'un an, lors de l'examen, en avril 1999, de la question orale avec débat déposée par M. Haenel, puis lors de l'examen de la présente proposition de loi en première lecture.
Le droit actuel va trop loin dans la pénalisation des comportements d'imprudence en permettant la prise en compte, dans toutes les hypothèses, des fautes les plus légères, ce que l'on appelle les « poussières de faute », y compris lorsque ces poussières de faute sont la cause très indirecte d'un dommage, ce qui qui est le cas lorsque sont mis en cause des « décideurs » publics ou privés.
Il n'est pas normal, pour citer un exemple récent, qu'un maire ait pu être condamné pour homicide parce qu'un enfant s'était électrocuté avec un lampadaire mis en place une vingtaine d'années auparavant par ses prédécesseurs,...
M. Gérard Delfau. Eh oui !
Mme Elisabeth Guigou, garde des sceaux. ... alors même qu'il n'avait jamais été alerté du problème de maintenance de ce lampadaire.
Il n'est pas non plus normal qu'une institutrice d'école maternelle puisse être condamnée pour blessures involontaires du seul fait qu'un enfant s'est cassé la jambe en tombant d'un toboggan d'une aire de jeu installée dans la cour de l'école par la municipalité, alors que cette institutrice n'avait jamais été alertée sur une éventuelle non-conformité de ce matériel aux dernières normes en vigueur.
Notre droit pénal doit donc être amélioré, et c'est pourquoi j'avais demandé, voilà un an, à un groupe de travail présidé par M. Massot, président de section au Conseil d'Etat, de me faire des propositions de réforme en ce sens.
Ces propositions, qui m'ont été remises à la fin de l'année dernière, ont conduit le Gouvernement à approuver le principe d'une réforme législative dès lors que cette réforme répondait à l'objectif suivant : « empêcher des condamnations inéquitables, sans permettre pour autant des relaxes ou des décisions de non-lieu qui seraient elles-mêmes inéquitables ».
Il ne faut évidemment pas dépénaliser des comportements fautifs ayant indirectement causé des dommages lorsque la nature ou la gravité de la faute justifie une sanction pénale.
D'une manière générale, il ne faut pas - je tiens à le répéter - que la réforme aboutisse, dans les domaines aussi essentiels du droit du travail, de la santé publique, de la sécurité routière ou de l'environnement, à un affaiblissement de la répression.
Une telle démarche aurait à coup sûr pour conséquence de déresponsabiliser les acteurs sociaux et porterait atteinte à l'objectif de prévention des dommages.
Pour atteindre cet objectif, je crois utile de distinguer le principe, qui est bon, de ses modalités, qui ont été et doivent encore être améliorées.
Sur le principe de la réforme, la solution qui a été préconisée par le rapport Massot, comme d'ailleurs par la proposition de loi de M. Fauchon, combine le critère du lien de causalité et celui de l'importance de la faute en exigeant que la faute soit plus importante lorsque le lien de causalité est plus distant.
Cette exigence paraît logique et équitable : le caractère fautif et blâmable d'un comportement est lié à la plus ou moins grande prévisibilité de ses conséquences dommageables. En cas de causalité indirecte, il faut donc qu'existe un risque d'une particulière intensité pour que le comportement originel soit moralement répréhensible.
Cette proposition de loi apporte ainsi une réponse qui articule la question du lien de causalité et celle de la faute.
Cette nouvelle approche de la responsabilité remet évidemment en question les principes jurisprudentiels de l'équivalence des conditions et d'identité des fautes civiles et pénales, qui ont été posés depuis fort longtemps mais qui n'apparaissent plus maintenant totalement adaptés.
Je souhaite cependant préciser que l'exigence d'une faute qualifiée en cas de causalité indirecte ne signifie nullement qu'il existerait une hiérarchie des causes. En effet, dans certains cas, les causes indirectes sont plus déterminantes dans la réalisation du dommage que les causes directes, et c'est un point important.
Quant aux modalités d'application du principe de la réforme, elles ont été grandement améliorées entre la proposition initiale et le texte voté par l'Assemblée nationale.
Ces améliorations apportées par l'Assemblée nationale concernent d'abord la notion de la causalité indirecte.
La définition du lien de causalité indirecte a été grandement améliorée par le texte de l'Assemblée nationale par rapport au texte initial, qui se bornait à parler de « cause indirecte ».
La formule retenue par l'Assemblée nationale - « les personnes physiques qui n'ont pas causé directement le dommage, mais qui ont créé la situation qui en est à l'origine ou n'ont pas pris les mesures permettant de l'éviter » - est en effet plus précise.
Par ailleurs, elle met en évidence, ce que ne fait pas le droit actuel, qu'un décideur, public ou privé, qui ne prend pas les précautions nécessaires peut être pénalement responsable.
Les améliorations apportées par l'Assemblée nationale concernent aussi la notion de faute qualifiée.
L'idée générale qui gouverne le texte est que la faute exigée en cas de lien de causalité indirecte suppose, de la part de la personne concernée, une connaissance minimale de l'existence du risque. Il ne sera plus possible de condamner une personne du seul fait « qu'elle ne savait pas » ou « qu'elle n'avait pas été informée ». En revanche, lorsque la preuve de cette information du risque aura été apportée, le comportement d'abstention ou de commission du décideur pourra être pénalement répréhensible.
Cette exigence d'information ou de connaissance minimale est déclinée de deux façons dans le texte adopté par l'Assemblée nationale, qui est ainsi moins restrictif que celui du Sénat, lequel n'avait envisagé qu'une seule hypothèse, celle de la faute délibérée.
Première hypothèse : cette faute délibérée réside dans la violation de façon manifestement délibérée d'une obligation particulière de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement. Ce concept est connu du droit pénal depuis la réforme de 1992.
Toutefois, comme je l'avais indiqué devant vous, ce concept risquait d'être trop réducteur.
Certains comportements, même non délibérés, peuvent en effet être la cause indirecte d'un dommage et présenter un caractère particulièrement grave qui justifierait une condamnation pénale ; il peut en être ainsi, par exemple, si un chirurgien informe de façon erronée l'équipe médicale chargée de la réanimation de son patient de la nature de l'opération qu'il a effectuée, ce qui conduit les membres de cette équipe à commettre des fautes.
Prenant en compte ces critiques, l'Assemblée nationale a donc envisagé une seconde hypothèse : il peut s'agir également d'une faute qui s'apparente - mais s'apparente seulement - à la faute « inexcusable » connue du droit civil ou du droit du travail, et dont la définition est précisément donnée par le texte adopté par l'Assemblée nationale : « faute d'une exceptionnelle gravité exposant autrui à un danger que la personne ne pouvait ignorer ».
Cette seconde hypothèse permettra de condamner les auteurs de comportements inadmissibles, bien que non commis de façon délibérée.
Je peux, pour rendre mes propos moins théoriques, prendre plusieurs exemples de situations dans lesquelles le nouveau texte issu des travaux de l'Assemblée nationale permettra, à la différence de celui que vous aviez initialement adopté, de maintenir une répression en droit du travail ou de santé publique, alors que n'existera pas de faute « manifestement délibérée ».
Ainsi, une personne chargée de superviser des travaux dans des locaux dangereux - radiation, amiante, par exemple - oublie de prévenir des travailleurs remplaçants des précautions qu'ils doivent prendre - détecteurs de radioactivité, masque respiratoire qu'il faut changer à intervalle régulier, notamment - ce qui provoque la contamination de ces salariés.
De même, un chef de chantier omet de signaler à un grutier que certains contrepoids de sa grue ont été enlevés pour être mis sur une autre machine, car les travaux qui doivent normalement être effectués avec cette grue ne les nécessitent plus. Ignorant ces modifications, le grutier procède à des travaux que sa machine n'est plus en mesure d'effectuer, causant ainsi un accident mortel.
Dernier exemple, un transporteur de produits frais oublie d'indiquer au grossiste qu'un incident technique a, pendant quelques heures, arrêté la réfrigération de ses camions. En raison de cette omission, la chaîne du froid est rompue, les germes de la listériose se développent et empoisonnent ensuite plusieurs consommateurs.
D'une façon générale, dans les hypothèses où la faute consiste dans une omission de donner des informations pourtant essentielles, il n'y aurait le plus souvent pas de faute « manifestement délibérée », seule hypothèse envisagée au Sénat en première lecture, donc pas de condamnation, si l'on ne retenait pas la faute inexcusable.
En définitive - et c'est l'objectif du nouveau texte - une personne qui n'aura pas été personnellement avisée du non-respect d'une réglementation ou de l'existence d'une situation de danger, et dont on ne pourra donc pas établir soit qu'elle a délibérément violé une réglementation soit qu'elle ne pouvait ignorer l'existence d'un risque majeur, ne pourra plus se voir pénalement reprochée un délit d'homicide ou de blessures involontaires.
D'autres améliorations sont aussi intervenues au cours de la navette et elles ont été approuvées par la commission des lois du Sénat, ce dont je me félicite.
La première amélioration consiste à préciser dans le code de procédure pénale que l'absence de faute pénale n'interdira pas la réparation du dommage sur le fondement de la faute civile. Ce texte consacre la fin de l'unité entre la faute civile et pénale. C'est là une précision essentielle pour garantir les droits des victimes.
La deuxième amélioration consiste à ne pas conserver l'extension de la responsabilité pénale des personnes morales de droit public qui avait été adoptée, non sans interrogation, par la Haute Assemblée. Il est en effet préférable de ne pas surpénaliser l'action des collectivités territoriales.
La dernière amélioration consiste dans l'extension des dispositifs institués pour protéger les élus locaux en cas de poursuites, en leur accordant la protection de la collectivité ou de l'Etat, dans des conditions similaires à ce qui est prévu pour les fonctionnaires.
Mais ces améliorations, pour importantes quelles soient, ne dispensent cependant pas de poursuivre la concertation et la clarification sur le coeur du projet : l'article 121-3 du code pénal.
Afin de prendre en compte les légitimes interrogations exprimées par les différents interlocuteurs que je citais tout à l'heure, il paraît opportun de modifier la rédaction des nouvelles dispositions de l'article 121-3 du code pénal, en ce qui concerne tant la définition du lien de causalité que la définition de la faute qualifiée, et j'ai donc déposé deux amendement en ce sens.
Un troisième amendement, qui porte sur l'article 1er bis, a pour objet de répondre aux préoccupations sur la conséquence de l'abandon de l'unité entre les fautes pénales et civiles.
Cet amendement vise à préciser que la faute pénale d'imprudence est non seulement distincte de la faute civile mais aussi de la faute inexcusable de l'employeur prévue par l'article L. 452-1 du code de la sécurité sociale.
J'en reviens aux deux premiers amendements.
Le premier amendement, qui porte sur l'article 1er de la proposition de loi, a deux objets : il tend tout d'abord à mieux rédiger le début du nouveau quatrième alinéa de l'article 121-3 afin de montrer clairement que la responsabilité pénale des auteurs indirects des dommages n'est pas « subsidiaire » et qu'elle n'est en aucun cas une « responsabilité par défaut ».
Comme je l'ai déjà indiqué, il n'existe pas une hiérarchie des causes, la cause déterminante d'un dommage pouvant dans certains cas être la cause indirecte et non la cause directe de celui-ci.
Je vous propose donc de supprimer l'adverbe « toutefois » et de rédiger la phrase sous une forme affirmative, comme l'alinéa précédent, et non sous une forme négative.
Cet amendement vise ensuite à lever toute ambiguïté quant à l'hypothèse de l'auteur indirect qui a créé la situation à l'origine du dommage.
La lecture du texte actuel en discussion risque en effet de donner l'impression qu'il exige une faute unique et qu'il empêche de retenir plusieurs auteurs indirects ayant chacun contribué à créer cette situation, ou bien encore qu'il se limite aux seules personnes qui ont créé la situation originelle d'où est ensuite résulté le dommage, mais qu'il interdit de sanctionner ceux qui ont permis le maintien, voire l'amplification, de cette situation à risque.
Il paraît dès lors préférable de faire référence aux personnes qui ont créé ou contribué à créer la situation qui a permis la réalisation du dommage et non, comme c'est le cas dans le texte actuel, aux seules personnes qui ont créé la situation à l'origine du dommage. Tel est l'objet du premier amendement, qui est substantiel comme vous pouvez le constater.
Le second amendement vise à améliorer la définition de la faute exigée en cas de causalité indirecte, hors le cas où il s'agit d'une violation manifestement délibérée d'une règle de prudence, afin de lever toute ambiguïté.
Il ne faut pas en effet laisser penser que la responsabilité pénale en cas de causalité indirecte ne pourra être engagée que dans des hypothèses tellement exceptionnelles qu'il en résulterait dans de nombreux cas des impunités choquantes.
Il convient ainsi de définir plus clairement le contenu de cette faute, qui est une faute caractérisée parce qu'il s'agit d'une faute exposant autrui à un risque d'une particulière gravité et que l'on ne pouvait ignorer.
Cette définition ne modifie pas l'un des éléments, essentiel, du texte adopté par l'Assemblée en première lecture qui prévoit que la responsabilité pénale de l'auteur de la faute suppose nécessairement qu'il ne pouvait ignorer l'existence du danger.
Mais elle présente en premier lieu l'avantage de ne plus retenir l'expression « faute d'une exceptionnelle gravité », qui est utilisée par la jurisprudence pour définir le concept de faute inexcusable.
Certes, cette expression doit être comprise, d'un point de vue juridique, comme signifiant « faute d'une particulière gravité ». Mais elle donne à tort l'impression que cette faute caractérisée ne pourra en pratique être retenue que de façon exceptionnelle et que, par principe, les auteurs indirects d'un dommage seraient pénalement irresponsables. Cela, il faut l'éviter.
En second lieu, la définition que je propose met clairement en évidence que la particulière gravité de la faute d'imprudence ou de négligence, et donc son caractère pénalement répréhensible, résultera par nature de la particulière gravité du risque dont l'existence était connue de la personne.
S'il est en effet évident que ce ne sont ni la nature ni la gravité du dommage qui peuvent rétroactivement qualifier la gravité de la faute, c'est en pratique la gravité du risque - existant et connu avant que l'imprudence ou la négligence ne soit commise - qui permet d'apprécier la gravité de la faute à l'origine du dommage.
Voilà donc les trois amendements que le Gouvernement a déposés, et que je vous demande d'adopter.
Je vous le dis de façon solennelle : je ne crois pas qu'il soit souhaitable que le Sénat adopte aujourd'hui de façon définitive cette proposition de loi, en refusant les amendements du Gouvernement issus de la concertation et qui marquent un juste équilibre entre une meilleure définition de la responsabilité pénale et la juste protection des victimes.
Les associations de victimes, notamment, ont pu faire part de leurs légitimes préoccupations, et leurs observations, ainsi reprises, permettent d'aboutir à un texte meilleur et correspondant à l'équilibre voulu par le Gouvernement, c'est-à-dire, je le rappelle, à un texte qui tend à empêcher des condamnations inéquitables sans permettre pour autant des relaxes ou des décisions de non-lieu qui seraient elles-mêmes inéquitables.
Je remercie les associations d'avoir contribué à ces améliorations.
Ces amendements rendent le texte plus lisible et plus consensuel, en conciliant les différents intérêts en présence, ceux des personnes qui estiment être parfois poursuivies ou condamnées à tort et qui ont droit à notre considération, et ceux des victimes qui ont droit également à cette considération et à une juste réparation.
Je l'ai déjà indiqué, il ne faut toucher à la loi que d'une main tremblante. Il n'y a aucune urgence à ce que ce texte soit adopté aujourd'hui.
Certains s'inquiètent, au cas où la présente proposition de loi ne serait pas définitivement adoptée aujourd'hui, de son devenir.
Je voudrais vous dire ici de façon non moins solennelle que, si le Sénat adopte les amendements du Gouvernement, renvoyant ainsi le texte à une autre lecture, je prends l'engagement, au nom du Gouvernement tout entier, que la navette sera poursuivie au plus vite afin de faire en sorte que ce texte soit définitivement voté avant la fin de l'année.
M. Jacques Larché, président de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale. Mais dans quel état !
Mme Elisabeth Guigou, garde des sceaux. Il n'y a donc pas lieu de se précipiter. Au contraire, nous avons tout avantage, parce que ce sont des sujets complexes sur lesquels un accord large est nécessaire, à prendre quelques semaines de plus - il ne s'agit que de quelques semaines de plus - pour mettre au point un texte plus adapté à notre objectif.
Je vous demande donc de poursuivre la réflexion, et non d'y mettre fin aujourd'hui de façon prématurée, car ce texte, pour être admis et compris de tous, doit recueillir l'adhésion la plus large.
Le consensus, sur une question aussi importante pour notre vie quotidienne et notre équilibre social, est essentiel, j'en suis profondément persuadée. Vous disposez aujourd'hui, mesdames, messieurs les sénateurs, de tous les moyens pour décider d'y parvenir.
J'espère que vous ferez le bon choix. Je le dis avec beaucoup de gravité, parce que nous touchons là à des sujets très graves, que nous avons beaucoup progressé au cours de la première lecture, et que nous pouvons le faire encore si ces amendements sont adoptés de façon satisfaisante.
Je vous demande donc, de cette tribune, d'adopter les amendements du Gouvernement. (Applaudissements sur les travées socialistes ainsi que sur celles du groupe communiste républicain et citoyen.)
M. le président. La parole est à M. le rapporteur.
M. Pierre Fauchon, rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale. Monsieur le président, madame le garde des sceaux, mes chers collègues, au moment où ce texte revient en deuxième lecture devant le Sénat et alors que la commission des lois a eu la sagesse, vous me l'accorderez, de se rallier à la rédaction de l'Assemblée nationale - elle-même approuvée par le Gouvernement et dont Mme le garde des sceaux vient de faire l'éloge voilà quelques instants - nous voyons non sans surprise certains porte-parole de victimes de sinistres ou d'accidents collectifs dénoncer ce qui serait, selon eux, « un coup de force du Sénat » - comme si le Sénat était capable de faire des coups de force ! -...
M. Michel Dreyfus-Schmidt. Pas encore !
M. Pierre Fauchon, rapporteur. ... ainsi qu'un refus de discussion traduisant « la peur de la lumière » - comme si le Sénat avait peur de la lumière ! - créant une « hiérarchie pénale » dans les responsabilités et aboutissant à une « déresponsabilisation » des élus et autres responsables d'activités à risques. Autant d'appréciations dont il sera aisé de montrer ce qu'elles ont d'injustifié, et je modère mes expressions !
Avant de répondre à ces critiques, il m'incombe de rendre compte des délibérations de la commission des lois.
Celle-ci a tout d'abord constaté que l'Assemblée nationale avait retenu et approuvé l'esprit du texte voté par elle, tendant à donner des délits d'imprudence et de négligence une définition spécifique conforme aux règles générales du droit pénal, qui postulent qu'à défaut de l'intention délictueuse, dont l'exigence reste la règle en matière pénale, il convient de n'admettre pour délits que des faits d'imprudence et de négligence fortement caractérisés, traduisant une faute de comportement « équivalente » à l'intention dolosive, et non ces fautes toutes théoriques et virtuelles - les auteurs ont parlé de poussières de faute - que l'on peut relever dans nombre de décisions récentes, qu'il s'agisse de mises en examen ou, a fortiori, de condamnations. Nous ne disposons pas de statistiques exactes, mais, si peu nombreuses qu'elles soient, si elles sont injustes, elles sont en trop, et je pense que nul ne le contestera.
En second lieu, la commission a observé que l'Assemblée nationale avait confirmé la limitation du texte nouveau aux circonstances de causalité indirecte, ce qui exclut, en pratique, la plupart des accidents de la circulation - c'est un point sur lequel il est essentiel d'insister - les autres circonstances tombant inévitablement sous le coup du texte visant les circonstances de causalité indirecte et, étant donné le caractère très complet de la réglementation dans ce domaine, ce texte ne changera donc en rien la situation des victimes d'accidents de la route. Nous avons été unanimes pour maintenir - autant qu'il dépende de la loi, hélas ! - un très haut niveau d'exigence dans ce domaine.
A partir de ce consensus, la commission a constaté que la rédaction de l'Assemblée nationale différait de celle du Sénat sur plusieurs points. Mais, l'essentiel étant acquis, il lui a semblé normal de reconnaître à toute assemblée la part de responsabilité qui lui revient.
Elle a, en conséquence, adopté purement et simplement les rédactions en question, tendant, d'une part, à préciser plus clairement ce qu'il faut entendre par causalité indirecte - il paraît que nous ne l'avions pas assez bien expliqué, mais nous sommes prêts à recevoir ce genre de semonces - et, d'autre part, à préciser ce qu'il faut entendre par « manquement manifestement délibéré à une obligation particulière de prudence et de sécurité » lorsque cette obligation ne résulte pas d'un texte formel.
C'est sur ce dernier point que l'Assemblée nationale, avec l'accord exprès du Gouvernement, si j'ai bien lu, a introduit la notion de « faute d'une exceptionnelle gravité exposant autrui un danger que l'on ne peut ignorer ».
Certes, toutes les fautes sont graves ; dès lors qu'une faute existe, elle est forcément grave par elle-même ; d'où l'utilité de préciser qu'elle doit être exceptionnellement grave.
Nous laissons en tout cas à nos collègues députés le soin de savoir si une telle rédaction - qui est la leur - est ou non plus restrictive que la nôtre, car nous pensons que seule la jurisprudence apportera une réponse à ces questions et qu'il convient, dès lors, de nous en tenir à l'esprit de coopération auquel nous sommes attachés en vous proposant purement et simplement - et uniment - le texte de l'Assemblée nationale.
Il est généralement reproché au Sénat de s'entêter sur des actions qui lui sont propres et qu'il juge, souvent avec quelque raison, meilleures. En l'occurrence, nous adoptons au contraire une attitude de grande confiance à l'égard de nos collègues de l'Assemblée nationale. Mais, apparemment, il paraît que cela ne suffit pas.
Les mêmes raisons nous font évidemment approuver la disposition nouvelle qui tend à inscrire formellement dans le code la différenciation ainsi créée entre la faute pénale et la faute civile. S'il nous avait semblé que cela allait sans le dire, selon la formule consacrée, il se peut que cela aille mieux en le disant. Je dis « il se peut », car je n'en suis pas tout à fait certain, étant de ceux qui pensent que les textes les plus sobres sont généralement les plus sûrs.
M. Michel Dreyfus-Schmidt. C'est comme les discours ! (Sourires.)
M. Pierre Fauchon, rapporteur. Dans le même souci de coopération, il ne nous a semblé ni opportun ni même nécessaire de reprendre certaines dispositions complémentaires du texte du Sénat, provenant soit de la proposition originelle soit d'amendements extérieurs, émanant notamment de sénateurs ici présents. Le plus souvent, il est vrai que, comme l'a jugé l'Assemblée nationale, ces dispositions n'étaient sans doute pas nécessaires.
Il en va tout autrement de celle qui concerne la responsabilité pénale des collectivités territoriales, dont l'Assemblée nationale a refusé qu'elle soit étendue aux compétences non délégables de ces collectivités.
Nous voyons dans ce refus un certain archaïsme, dénoncé ici même par M. Mauroy et peu compatible avec la conception moderne actuelle de l'état de droit - il semble qu'il faille être moderne aujourd'hui !
M. Michel Charasse. Oui : voyez le quinquennat ! (Sourires.)
M. Pierre Fauchon, rapporteur. Mais nous admettons qu'il s'agit là d'un autre débat et nous nous réservons de le reprendre dans une occasion mieux appropriée.
Au total, c'est donc avec le sentiment de faire preuve d'une certaine modestie et d'un bon esprit de coopération avec la majorité de l'Assemblée nationale, elle-même approuvée par le Gouvernement, que la commission des lois n'a cru pouvoir mieux faire que de vous proposer d'émettre un vote conforme dans cette circonstance.
Il devrait, dès lors, être difficile de faire croire, comme certains - et non des moindres - le voudraient, que le Sénat, à la faveur de je ne sais quelle prérogative au demeurant nouvelle et improbable, parviendrait à imposer sa volonté aux institutions de la République, alors que cette journée voit l'aboutissement d'une procédure à ciel ouvert, scrupuleusement concertée et consciencieusement conduite.
Il s'agit d'une procédure à ciel ouvert, tout d'abord, et non d'une procédure « en catimini » - comment peut-on employer de telles expressions ? - puisque la proposition a été largement portée à la connaissance du public à l'occasion du congrès de l'Association des maires de France en novembre dernier. On se souvient des déclarations très positives faites alors à la tribune de ce congrès par le chef du Gouvernement lui-même ! Et, depuis lors, vous le savez, la presse n'a cessé, semaine après semaine, d'entretenir le public de ces affaires.
C'est une procédure concertée, ensuite, puisque la fédération nationale des victimes d'accidents collectifs - la seule qui se soit manifestée à l'époque - a été entendue, d'abord personnellement par votre rapporteur, puis en audition publique de la commission, le 19 janvier dernier. Le président de la commission se souvient qu'après avoir entendu les représentants de cette fédération, j'étais venu le voir pour lui dire qu'en conscience il me semblait qu'il fallait faire une audition publique de cette association, parce qu'il y a des choses que je ne voulais pas être seul à avoir entendues et parce que je voulais, précisément, éviter que cela ait l'air d'avoir été, en quelque sorte, concocté dans une procédure confidentielle. Vous avez bien voulu organiser cette audition, monsieur le président, et je vous invite, mes chers collègues, à vous reporter à mon rapport écrit, qui comporte en annexe le texte des dépositions faites par ces personnes.
Quant aux autres associations, qui ne se sont manifestées que beaucoup plus tard, lors du débat à l'Assemblée nationale, ce sont elles qui ont préféré ne pas se rendre à une nouvelle audition organisée par votre rapporteur le 23 mai dernier et à laquelle je les avais invitées par écrit. Ce n'est donc pas le Sénat, mais elles qui ont refusé le dialogue contradictoire. Je ne leur fais pas de reproche, mais qu'elles veuillent bien ne pas nous en faire ! Elles ont préféré - et elles préfèrent toujours - des déclarations unilatérales, qui témoignent, me semble-t-il, d'une certaine méconnaissance du contenu de la réforme proposée. Et, une fois encore, je mesure mes propos eu égard aux intérêts si respectables qui s'expriment ainsi.
Enfin, notre démarche est consciencieuse, car cette réforme ne méconnaît aucunement les très légitimes intérêts des victimes. Elle tend seulement à ce que l'on ne confonde pas, pour résumer les choses en une formule simple, le concept de responsabilité avec celui de bouc émissaire.
C'est dans ce souci d'équilibre que la commission a écarté la solution consistant à soumettre toute plainte concernant un élu au filtre préalable d'une commission administrative. Il faut se souvenir que cela a été proposé, défendu et même voté sur ces travées ! Nous n'avons pas repris ce cheminement, qui aurait pu susciter de telles critiques.
Ce faisant, non seulement la réforme présente le caractère de portée générale et non discriminatoire souhaité, en particulier, par le chef du Gouvernement, mais elle garantit en outre que, dans le cadre de l'instruction, qui reste totalement ouvert, les investigations les plus minutieuses et les plus approfondies seront conduites de telle sorte que les circonstances, les causes proches ou lointaines des accidents seront totalement élucidées.
Il est parfaitement inexact et il est sans fondement de soutenir que ce texte aurait pour résultat d'occulter les circonstances des accidents ou de rendre impossibles les instructions auxquelles ces accidents donnent lieu et qui, effectivement, présentent, pour les victimes, des commodités de financement qui sont tout à fait appréciables et qu'il n'est pas du tout dans notre esprit de supprimer. Là encore, il y a des accusations véritablement trop éloignées de la réalité ! En ce qui concerne les amendements, un journaliste du soir, comme on dit, a cru devoir affirmer que la commission des lois avait pris sa décision sans s'y arrêter, sans les examiner. Et pour cause, monsieur le journaliste du soir, puisqu'ils ont été déposés hier soir, en fin d'après-midi ! C'est très commode pour une commission, n'est-ce pas ?
On me permettra de conclure ce propos sur une note plus personnelle. Je sors ainsi quelque peu du rapport.
Je rappelle que j'ai toujours milité, ici et ailleurs, en faveur non d'une déresponsabilisation de la vie sociale et économique, mais, tout au contraire, en faveur d'un approfondissement et d'une extension du concept de responsabilité. Cela m'a conduit, dans bien des circonstances, à me faire l'avocat des victimes.
A l'époque où je dirigeais l'Institut national de la consommation, en 1979-1980, c'est moi qui, le premier, ai dénoncé et fait dénoncer dans les publications de l'INC les dangers de l'amiante. L'un de nos collègues de l'époque m'avait, alors, fait venir en Alsace pour expliquer aux viticulteurs alsaciens pourquoi il fallait cesser d'utiliser des filtres à base d'amiante. J'ai donc joué ce rôle, et cela ne m'a pas fait - vous vous en doutez ! - que des amis.
Plus récemment, j'ai tenté de m'opposer à l'exonération de responsabilité des risques de développement. Nous n'étions pas très nombreux à mener ce combat, et nous avions en face de nous le Gouvernement.
M. Michel Dreyfus-Schmidt. Ce n'était pas celui-là !
M. Pierre Fauchon, rapporteur. Si ! Veuillez m'excuser, cher ami, mais votre mémoire vous fait défaut ! Nous avons successivement connu, sur ce front, M. Vauzelle et Mme Guigou, c'est tout à fait certain.
Je ne saurais donc accepter les procès d'intention de hâte suspecte ou de parti pris. Ma démarche, aujourd'hui, et j'ose le dire, comme toujours, ne s'inspire que d'un souci d'équité et de l'exigence d'une justice digne de ce nom.
C'est donc en toute sérénité qu'au nom de la commission des lois je vous invite, mes chers collègues, à confirmer vos intentions en votant conforme le texte de l'Assemblée nationale. (Applaudissements sur les travées de l'Union centriste, des Républicains et Indépendants et du RPR.)
M. le président. La parole est à M. Hyest.
M. Jean-Jacques Hyest. Monsieur le président, madame le garde des sceaux, mes chers collègues, il apparaît - peut-être est-ce notre tradition constitutionnelle ! - que l'initiative parlementaire a bien du mal à faire son chemin. Pourtant, madame le garde des sceaux, elle a parfois quelques mérites ; nous le verrons, la semaine prochaine, s'agissant de la prestation compensatoire en matière de divorce.
Il est un fait que, depuis longtemps, et peut-être à contre-courant de ce que veulent bien dire certains médias, nous ne pouvons qu'être préoccupés par la pénalisation de la société.
Nous avons sans doute une part de responsabilité dans ce phénomène, car, au travers de modifications du code de procédure pénale, nous avons donné de plus en plus souvent aux diverses associations ou groupements d'associations la possibilité de se porter partie civile et, par là même, de faire engager l'action publique. On voit le résultat !
C'est vrai, par rapport aux mises en examen, il y a peu de condamnations ; il y en a même sans doute très peu d'injustes, car, quand la responsabilité est engagée, c'est que des fautes ont été commises.
Lorsque nous avons légiféré sur la faute par imprudence ou négligence - certains se souviennent de la discussion qui avait eu lieu, à l'époque - nous ne nous sommes sans doute pas rendu compte des possibilités d'action considérables que cela ouvrait.
Mais la pénalisation de la société vient sans doute aussi du fait que nous sommes incapables, comme d'autres pays, de procéder à une indemnisation rapide des victimes, notamment lorsqu'il s'agit de catastrophes ou de situations complexes. Qu'il faille attendre, après moult expertises et contre-expertises, plus de dix ans pour voir indemniser les victimes d'une catastrophe, qu'elle soit ferroviaire, ou aérienne, prouve que notre système est loin d'être le meilleur.
Une amélioration du droit de l'assurance et du concept de la responsabilité civile aurait, à l'évidence, permis d'éviter que l'on utilise la voie pénale pour poursuivre n'importe quel responsable parce que c'est la manière la plus rapide d'obtenir une indemnisation.
Nous n'avons pas voulu que seuls les élus soient concernés par cette modification de la législation.
Nous avions d'ailleurs déjà fait une tentative, je le rappelle, puisque le texte sur l'imprudence et la négligence a déjà été modifié une fois, à la suite d'un rapport d'un haut fonctionnaire - c'est le Gouvernement qui l'avait demandé - qui avait conclu qu'il fallait apporter des modifications parce que le système, en l'état, permettait d'engager des poursuites simplement parce que l'on constatait qu'il y avait un dommage et donc qu'il y avait faute - c'est à peu près ce à quoi on aboutissait . Donc, il y a eu une première tentative.
Puis, constatant que cela n'avait pas changé grand-chose, que l'on continuait à poursuivre les décideurs dans les mêmes conditions, le Sénat, sur proposition de Pierre Fauchon, a voté des dispositions pour bien préciser en quoi le lien de causalité entre la faute et le dommage devait être soit direct, soit indirect, mais à condition qu'il y ait une faute caractérisée.
Je n'étais pas d'accord, bien entendu, avec certaines propositions, qui tendaient à soumettre la justice pénale à une décision administrative, fût-elle d'une juridiction administrative ! Car si le criminel tient le civil en l'état, on n'a pas encore vu, dans notre droit, que l'administratif pourrait tenir le pénal en l'état.
Il y a eu un sentiment d'exaspération chez nombre de responsables publics ; ils en ont eu assez d'être mis en permanence en examen, d'être attaqués, dans les médias, d'être poursuivis, condamnés, voire, à tout le moins, condamnés moralement, comme s'ils avaient vraiment commis des fautes, alors que, souvent, ils n'en pouvaient mais.
On a cité des exemples ; je pourrais en citer d'autres. Récemment, un maire a été mis en examen parce que quelqu'un qui conduisait en état d'ébriété...
M. Michel Charasse. C'était un de ses amis !
M. Jean-Jacques Hyest. En plus ! ... parce que quelqu'un qui conduisait en état d'ébriété, disais-je, a eu un accident et s'est blessé en passant sur un « gendarme couché » qui n'était pas conforme à la réglementation.
La cause indirecte était évidente, bien sûr ! Dès lors, le maire devait être poursuivi et - pourquoi pas ? - condamné !
Il y a eu une longue réflexion puisque le texte voté par le Sénat a, ensuite, fait l'objet de très longs débats à l'Assemblée nationale.
Notre excellent rapporteur, M. Pierre Fauchon, vient de nous expliquer que des invitations au dialogue avaient été faites à des associations qui les avaient déclinées.
Tout à fait entre nous, je crois que certains responsables sont trop sensibles aux articles signés par des personnalités reconnues, voire prestigieuses. Je dis cela parce que à chacun son métier : quand on est professeur de médecine, on n'est pas forcément professeur de droit.
Un éminent responsable de la sécurité routière - je devrais plutôt dire un apôtre de la sécurité routière - a en effet rédigé un article parfaitement injuste, manifestant surtout le fait qu'il n'avait pas lu le texte et qu'il n'avait pas compris les préoccupations des assemblées.
M. Michel Charasse. C'est un statisticien, et rien d'autre !
M. Jean-Jacques Hyest. Oui, en plus !
Hélas ! c'est ainsi qu'aujourd'hui on fait la loi. On ne cherche pas à approfondir, à expliquer ; on a peur, on ne va pas plus loin, parce qu'on a l'impression que l'opinion publique va réagir, d'autant qu'en l'espèce il y a une formule magique : on amnistierait les élus ! Quand on a dit cela, il n'y a plus qu'à tirer l'échelle ! Nous ne pouvons plus rien faire.
A mon avis, c'est un tort : il faut expliquer.
D'autant que, madame le garde des sceaux, ni en ce qui concerne le droit du travail, ni en ce qui concerne la sécurité routière, ni en ce qui concerne la santé, le texte ne remet en cause les possibilités de condamnation quand il y a effectivement faute.
M. Hubert Haenel. Bien sûr que non !
M. Jean-Jacques Hyest. Pour l'environnement, c'est un peu plus compliqué, je dois le reconnaître. Mais encore faudrait-il qu'on simplifie les nombreuses pénalisations qui existent en matière d'environnement, qu'on clarifie un peu les choses.
On se rappelle ce maire de l'est de la France qui a été condamné parce qu'il avait fait construire une digue et qui l'aurait été de la même manière s'il ne l'avait pas fait.
M. Michel Charasse. Voilà !
M. Jean-Jacques Hyest. Qu'il y ait une telle contradiction pose inévitablement problème. La multiplication des infractions pénales de tous ordres fait que plus personne n'y comprend rien et que la responsabilité est mise en cause en permanence.
Bien sûr, on peut toujours améliorer un texte. Rien n'interdit, d'ailleurs, une fois qu'on aura expérimenté celui-ci, de l'améliorer encore : comme cela fait déjà trois fois en dix ans que l'on modifie l'article sur l'imprudence et la négligence, pourquoi pas ?
Les amendements du Gouvernement - c'est vrai au moins pour l'un d'entre eux - n'apportent pas grand-chose. Ils contribuent plutôt à obscurcir encore un peu plus un texte qui est déjà compliqué, si bien que les magistrats auraient sans doute des difficultés à l'appliquer. Car on ne sait plus faire des textes simples !
Voilà plus d'un an que le texte est en discussion. Il est attendu par les décideurs locaux. Il a fait l'objet d'engagements de la part des plus hauts responsables de l'Etat. La concertation a été menée jusqu'à son terme.
Si certains, qui ont pris le train en marche au dernier moment, veulent, en fait, s'opposer au vote d'une loi qui est indispensable, c'est le devoir du Sénat, à partir du moment où la procédure parlementaire est complète, de voter ce texte qui fait l'objet d'un consensus au sein des deux assemblées. A chacun, ensuite, de prendre ses responsabilités.
Il serait dommage qu'une fois de plus l'initiative parlementaire ne puisse pas aboutir sous prétexte que quelques-uns hurlent très fort ! (Applaudissements sur les travées de l'Union centriste, du RPR et des Républicains et Indépendants.)
M. le président. La parole est à M. Haenel.
M. Hubert Haenel. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, nous voici arrivés à la phase ultime d'un travail commun - en tout cas, commun, jusqu'ici, du Sénat, de l'Association des maires de France, de l'Assemblée nationale et du Gouvernement - sur un sujet difficile, complexe et, à bien des égards aussi, délicat.
Et tout à coup, on a l'impression que la question est de savoir qui va porter le chapeau !
Le texte qui nous revient de l'Assemblée nationale n'est plus, c'est vrai, tout à fait celui que nous avions adopté sur proposition de notre éminent collègue Pierre Fauchon. Celui-ci vient fort justement de rappeler quelle était son intention initiale, puis son projet, quel était ensuite la rédaction du Sénat en première lecture.
Le texte que nous allons adopter conforme, je l'espère, deviendra, dans quelques jours, sauf saisine du Conseil constitutionnel, loi de la République.
Nous allons délibérer et adopter un texte qui a été amendé, amélioré et voté par l'Assemblée nationale en plein accord - en tout cas, à cette époque-là - avec le Gouvernement. Si un doute subsiste, eh bien ! le Premier ministre, soixante sénateurs ou soixante députés n'ont qu'à saisir le Conseil constitutionnel, et ce dernier dira si nous transgressons des principes fondamentaux du droit.
M. Michel Charasse. Constitutionnel !
M. Hubert Haenel. Il aura fallu cinq ans pour, provisoirement, conclure : 1995-1996 ; loi du 13 mai 1996 modifiant l'article 121-3 du code pénal ; états généraux des élus locaux ; assemblée générale des maires dans les départements ; congrès des maires de novembre 1999 ; question orale avec débat, sur mon initiative, le 28 avril 1999 ; hésitation, procès d'intention, puis vint à point nommé la proposition de loi de notre collègue Pierre Fauchon, orfèvre en la matière.
Sans revenir sur la démonstration de Pierre Fauchon ni sur vos explications, madame la ministre, de quoi s'agissait-il et de quoi s'agit-il toujours ? Tout simplement de trouver le moyen de mettre en fin à la confusion - tout le monde est d'accord au moins là-dessus - abusive à bien des égards entre faute civile et faute pénale, confusion aux lourdes conséquences dans le domaine de la faute non intentionnelle, notamment, pour l'ensemble des décideurs publics - et pas seulement les élus locaux - et pour toutes les personnes physiques. On ne le dira jamais assez : ce n'est pas un texte fait pour les décideurs, qu'ils soient publics ou privés, c'est un texte qui s'applique à toute personne physique.
Si j'ai bien compris, madame la ministre, le texte du Sénat n'était pas très bon ; de l'Assemblée nationale en est issu un bon. Mais l'Assemblée nationale et le Gouvernement n'ont pas bien vu tous les problèmes, et on nous demande à nous, Sénat, de corriger les erreurs et de combler les oublis de l'Assemblée nationale et du Gouvernement, sous peine de craindre la vindicte des victimes. En quelque sorte, nous porterions « le chapeau ». Je n'en dirai pas plus !
S'agissant d'un texte de bonne qualité, sur lequel la commission des lois du Sénat et les uns et les autres travaillent depuis longtemps, je trouve quelque peu abusif de nous opposer aujourd'hui que les associations de victimes défendent des intérêts particulièrement légitimes.
Ne nous méprenons donc pas sur la portée des dispositions que nous allons adopter. Evitons les procès d'intention. Je ne sais quelle amnistie cacherait ce texte... M. Fauchon a bien recadré le sujet.
Chacun prend ses responsabilités : le Parlement, en l'occurrence le Sénat, le Gouvernement, qui devra aussi suivre l'application de la loi, en tout cas l'Etat, les magistrats du parquet et du siège qui, croyez-moi, seront vigilants et rétifs - pour ceux du siège - s'ils estiment que, dans le texte, se sont glissés quelques mots un peu abusifs.
Contrairement à ce qui a été dit et écrit ici et là de façon hâtive, superficielle et parfois abusive, ce texte ne bouleverse pas le droit de la responsabilité. Il est dommage que la Cour de cassation ait retardé de quelques mois son assemblée plénière au cours de laquelle il était question qu'elle reconsidère la distinction entre faute civile et faute pénale à l'occasion d'un procès qui a défrayé la chronique fort justement, le procès du Drac.
Non, le Sénat ne vole pas au secours des délits d'élus ! Non le Parlement ne démolit pas tout pour quelques maires ! Aller jusqu'à soutenir que ce texte serait une amnistie anticipée et pourrait même démolir notamment l'instruction sur le sang contaminé est une appréciation hâtive, erronée et irresponsable.
Le Parlement légifère, c'est son droit, son devoir et sa responsablité. Il ne faut pas confondre les institutions ! Il y a le Gouvernement, le Parlement, et puis les magistrats : chacun doit prendre ses responsabilités, ensuite, nous verrons !
Je vous proposerai d'ailleurs un dispositif qui devrait mettre tout le monde d'accord.
M. Michel Charasse. Ah !
M. Hubert Haenel. Le Gouvernement prend les moyens pour que la loi soit appliquée dans les meilleures conditions possibles. Il devra y veiller, au travers de ses procureurs, même si, madame la ministre, vous nous répétez sans cesse que nous n'avez plus rien à leur dire. Mais vous pouvez leur demander au moins des statistiques et de veiller à la bonne application de la loi par une circulaire d'intérêt général, puisque vous vous reconnaissez le droit de donner des indications d'ordre général.
Les juridictions appliqueront strictement la loi, chacun est dans son rôle constitutionnel, chacun prend ses responsabilités sans ambiguïté et, aujourd'hui, nous les prenons. Voilà de quoi il s'agit et il s'agit seulement de cela !
M. Michel Charasse. Ce n'est pas moderne !
M. Hubert Haenel. Toute personne ayant commis une faute de laquelle il résultera un dommage aura à répondre de cette faute et devra réparer les conséquences de ce dommage. Le droit des victimes reste intact. Cette responsabilité sera toujours de plusieurs ordres et niveaux, que je me permets de rappeler : le niveau de la responsabilité politique, le niveau de la responsabilité morale, le niveau de la responsabilité administrative, le niveau de la responsabilité civile et, pour les cas les plus graves, le niveau de la responsabilité pénale.
Comme vous l'avez dit, madame la ministre, devant l'Assemblée nationale, et vous venez de le rappelez devant nous, une faute lourde, même non délibérée, pourra être sanctionnée. Cela allait peut-être de soi, mais cela ira sans doute mieux en le disant.
L'absence de faute pénale non intentionnelle ne peut faire obstacle à une action devant le tribunal civil - il faut le dire car il faut que les victimes et l'opinion publique le comprennent - pour que les victimes puissent obtenir réparation. Cela mérite d'être dit, écrit et répété sans cesse. Donc, pas de procès d'intention, pas de poujadisme juridique ou judiciaire !
M. André Maman. Très bien !
M. Hubert Haenel. Fort légitimement, les citoyens, d'une manière générale, les victimes tout particulièrement, veulent - et ils ont ô combien raison - des responsables, dans le fonctionnement de l'Etat et dans celui des collectivités locales ; je l'ai suffisamment dit ici.
Je me souviens comment, voilà quelques années, on traitait les victimes. Je citerai pour exemple la catastrophe ferroviaire du tunnel de Verzy. A l'époque, la SNCF disait que tant qu'une juridiction n'aurait pas pris une décision devenue définitive, elle ne donnerait pas un franc pour indemniser les victimes de cette catastrophe. Aujourd'hui, les choses ont changé. Fort heureusement !
Madame la ministre, en vous écoutant tout à l'heure, m'est revenu en mémoire ce que vous m'aviez répondu à propos de la catastrophe du tunnel du Mont-Blanc. Vous demandant, fort légitimement, en qualité d'élu national, pourquoi le juge d'instruction de Bonneville n'avait pas été déchargé d'autres dossiers pour se consacrer à cette affaire, vous m'avez répondu que je ne pouvais - moi, surtout moi ! - ignorer que vous ne pouviez plus intervenir pour concentrer les moyens judiciaires sur ce dossier.
Je n'ai pas pu vous répondre à l'époque ni vous poser une autre question. Je le fais aujourd'hui : à qui un élu national, sénateur ou député, peut-il s'adresser lorsqu'il estime que le sort des victimes n'est pas suffisamment pris en compte par une juridiction, notamment en ce qui concerne les concentrations de moyens ?
M. Michel Dreyfus-Schmidt. A un avocat !
M. Hubert Haenel. Sur terre, il n'y a pas que les avocats, heureusement ! (Sourires.)
Les victimes veulent comprendre, tout comprendre, pour en finir avec leur deuil. Cela est très important.
Il y aurait aussi une autre réforme, madame la ministre, mes chers collègues, celle de la procédure, si on veut véritablement aller vers les victimes. Celles-ci privilégient le procès pénal parce qu'elles y trouvent de la pédagogie, des confrontations, des explications, une certaine catharsis, en un mot de l'humain. Ce qui fait cruellement défaut au procès civil, d'apparence trop technique, pour ne pas dire technocratique, c'est le manque d'humain ! Ce sont des avocats justement, entre eux, qui développent des arguments. On a l'impression que les victimes sont très loin de tout cela et que les préoccupations humaines leur sont parfois étrangères.
Il y aurait lieu, madame la ministre, de revoir la procédure civile pour redonner vie et humanité au procès civil, au moins lorsqu'il s'agit de catastrophes importantes.
Pour couper court à toutes ces interrogations formulées parfois de façon irrationnelle ou sensationnelle, je vais proposer une solution - ainsi ne pourra-t-on plus dire que nous ne prenons pas en compte le droit des victimes - qui consiste à créer un groupe de suivi - nous l'appellerons comme nous voudrons, de vigilance par exemple - dès que la loi sera votée.
Ce groupe de suivi serait composé de magistrats de l'ordre administratif et judiciaire, d'avocats, de parlementaires, d'élus locaux et, bien entendu, de représentants d'associations d'aide aux victimes et d'associations de victimes, de sorte que si, dans l'application du texte, l'on se rendait compte rapidement qu'il y a quelque chose qui « cloche », eh bien, tout de suite, une procédure d'alerte puisse être déclenchée. Vous-même, madame la ministre, ou vos successeurs, viendrez devant le Parlement pour nous demander de remédier rapidement à tel dysfonctionnement. Un texte n'est jamais parfait, quel que soit le nombre des navettes. Demain, on trouvera encore d'autres arguments. Il faut donc en finir, aujourd'hui, au moins provisoirement, car rien n'est jamais définitif.
Ce groupe de suivi pourrait être chargé, sous l'autorité d'une personnalité ayant une compétence, une autorité et une indépendance unanimement reconnue - je pense par exemple au président Badinter - de suivre l'application de ce texte, tant devant les juridictions administratives, civiles que pénales. Mais surtout, madame la ministre, n'imaginons pas de rapport du Gouvernement au Parlement. Nous savons tous que c'est de pure forme, j'allais dire de la langue de bois, pour ne pas dire « de la foutaise ».
Ainsi, les légitimes préoccupations des victimes - car ici, tout le monde est d'accord sur ce point ; il n'y a pas l'ombre d'un doute sur nos intentions que nous soyons de gauche, de droite, du centre, Républicains et Indépendants, RPR, de l'Union centriste, du groupe communiste républicain et citoyen ou du groupe socialiste - seraient prises en compte.
J'imagine aussi que - c'est pour cela qu'il ne faut pas jouer à se faire peur et imaginer les pires turpitudes - au moindre « dérapage », à la moindre hésitation, au plus petit soupçon, il se trouvera toujours un procureur de la République pour s'ériger en justicier, ou un avocat pour dénoncer une application inique du texte. Voilà pour ce qui concerne les victimes.
J'en reviens aux responsables. Je crois qu'il y aura lieu, madame la ministre, mes chers collègues, de faire beaucoup d'efforts en matière d'information et de pédagogie, de rapprocher les points de vue, de prendre en considération les analyses des uns et des autres pour cesser de nous regarder, comme nous le faisons encore trop souvent, en « chiens de faïence... »
On pourrait, madame la ministre, vous pourriez peut-être - en tout cas au moins vos services - recenser les expériences qui sont faites par les procureurs de la République, par les procureurs généraux pour mieux régler les problèmes rencontrés avec les victimes, pour mieux surmonter les difficultés auxquelles se heurtent les décideurs de base.
Les décideurs, précisément, ont droit eux aussi à un accès au droit. On parle beaucoup d'accès au droit ; ils y ont droit eux aussi. Il y a donc lieu d'imaginer des solutions à leur profit.
L'Ecole nationale de la magistrature pourrait elle aussi assurer dans le cadre de la formation continue des sessions sur ce sujet. Je me suis entretenu récemment avec M. Hanoteaux, à qui je proposais d'organiser cette rencontre dans une enceinte parlementaire mise à la disposition de l'Ecole. On y discuterait sérieusement sur des dossiers pour essayer de mieux se connaître, de mieux apprécier les contraintes et les responsabilités des uns et des autres.
Voilà quelques pistes. Sans doute y en a-t-il d'autres.
Quoi qu'il en soit, gardons-nous, une fois ce texte adopté, de tourner la page et d'attendre. Nous avons l'expérience du texte de 1996, cher collègue Pierre Fauchon. Evitons un nouveau coup d'épée dans l'eau, et surtout, évitons, je viens de le dire, beaucoup d'ambiguïtés et de malentendus.
Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, au bénéfice de ces observations, de celles que j'ai formulées dans ma question orale avec débat le 28 avril 1999 et de celles encore que j'ai faites en première lecture le 27 janvier 2000, le groupe du Rassemblement pour la République votera le texte initié par le Sénat, amendé et voté par la majorité plurielle de l'Assemblée nationale avec l'accord du Gouvernement. (Applaudissements sur les travées du RPR, des Républicains et Indépendants et de l'Union centriste.)
M. le président. La parole est à M. Delfau.
M. Gérard Delfau. Monsieur le président, madame la garde des sceaux, mes chers collègues, le problème posé est celui de la responsabilité pénale des décideurs publics et pas seulement des élus, il faut le redire une fois encore.
De même, il faut préciser de nouveau que le débat qui nous réunit écarte l'imprudence caractérisée, par exemple le fait de ne pas réparer un équipement public qui a causé un accident.
A fortiori il n'est évidemment pas question d'atténuer, encore moins d'amnistier toute prise illégale d'intérêt, toute malhonnêteté, comme parfois certains par leurs déclarations, leurs interprétations ou leurs articles de presse essaient de le faire croire. C'est une offense inutile et injustifiée qui est faite au Parlement.
M. Hubert Haenel. Tout à fait !
M. Gérard Delfau. Quand on a écarté ces cas de figure, il reste une foule de situations où le décideur public, maire, chef d'établissement, mais aussi chef d'entreprise, est, de par sa fonction, en position de causer un dommage, voire d'être indirectement la cause d'une blessure grave ou d'une mort, sans le vouloir ou même sans le savoir.
Les exemples existent ; ils sont même plus nombreux qu'on ne le dit. Ils sont significatifs et ils ont un impact considérable, d'une part, sur les élus locaux, qui sont responsables de la vie quotidienne de la République, d'autre part, chez tous ces décideurs de la puissance publique qui assument quotidiennement des risques, je pense tout particulièrement aux directeurs d'école et aux chefs d'établissement.
La démarche législative qui a été anciennement engagée par le Sénat - par nos collègues MM. Haenel et Fauchon - à la suite notamment des élections municipales a montré qu'il fallait préciser le code pénal en raison du désarroi d'un grand nombre d'élus locaux et du sentiment qui prévaut chez eux qu'ils sont la cible d'une sorte de vindicte de la justice.
M. Hubert Haenel. Très bien !
M. Gérard Delfau. Ce sentiment, on le retrouve, nous en avons la preuve tout particulièremnt en cette fin d'année scolaire, chez les directeurs d'école et chez les chefs d'établissement du second degré.
M. Adrien Gouteyron. C'est parfaitement exact !
M. Gérard Delfau. Je rappelle en effet que 10 000 postes de directeur d'école ne sont pas pourvus aujourd'hui,...
M. Adrien Gouteyron. Tout à fait !
M. Gérard Delfau. ... exactement pour la même raison qui nous conduit à légiférer ce soir, et que des centaines de postes de proviseur et de principal de collège sont vacants.
Reste le cas des chefs d'entreprise, qui se sentent eux aussi cernés par la mise en cause personnelle, alors même qu'ils ont fait preuve de diligence pour écarter le risque.
Toutefois, après avoir accepté explicitement, pour des raisons que j'ai cru légitimes, que nous légiférions pour l'ensemble des décideurs publics, je ressens, à la réflexion, une certaine forme d'insatisfaction.
Qu'y a-t-il de commun entre un élu local qui assume une mission particulièrement difficile et sans but lucratif - et qui est, au fond, l'un des maillons de la République -, et un chef d'entreprise ?
M. Hubert Haenel. C'est vrai !
M. Gérard Delfau. Avec le recul, je vois des différences fondamentales, et si nous avons des difficultés à conclure aujourd'hui, c'est sans doute pour partie parce que, mus par de bonnes intentions, nous avons voulu légiférer globalement.
M. Pierre Fauchon, rapporteur. Très juste !
M. Gérard Delfau. S'agissant des accidents du travail, quand j'ai approuvé le texte de notre collègue Pierre Fauchon, je ne pensais pas, si peu que ce soit, amnistier les auteurs de tel ou tel responsable d'accidents du travail, lesquels me paraissent relever, je le redis, d'une autre procédure et d'une autre appréciation.
M. Hubert Haenel. D'une autre nature !
M. Gérard Delfau. Le 27 janvier 2000, nous avons en tout cas délibéré, en précisant, grâce à notre rapporteur, M. Pierre Fauchon, la notion de « faute non intentionnelle », qui était déjà connue du code pénal depuis la loi du 13 mai 1996. Nous avons alors distingué la causalité directe de la causalité indirecte, et nous avons prévu, quand le décideur a pris les mesures générales nécessaires et qu'il n'y a pas de causalité directe avec le dommage, qu'il ne saurait y avoir ni faute ni délit. Enfin, nous avons, bien évidemment, fait la distinction avec la réparation financière - code civil, d'une part, code pénal, d'autre part - qui n'est pas de même nature.
A l'Assemblée nationale, la proposition de loi a fait l'objet d'un débat approfondi auquel le Gouvernement a pris part. Les députés de la majorité ont repris à leur compte les grandes lignes de ce qui avait été voté au Sénat, notamment la distinction entre causalité directe et causalité indirecte. Ils ont par ailleurs précisé les manquements délibérés aux règles de la prudence et rappelé les diligences nécessaires. Ils ont ajouté la notion de faute d'une exceptionnelle gravité.
Bref, ils ont voté un texte qui prolonge, modifie et améliore celui qui était issu des travaux du Sénat. C'est bien normal, selon nous. Le Sénat est en effet particulièrement attaché à l'idée de navette et au travail de chacune des deux assemblées.
Nos collègues de droite de l'Assemblée nationale ont cru bon de prendre une position différente. C'était leur droit. Il n'empêche qu'ils sont très largement responsables de la difficulté devant laquelle nous nous trouvons aujourd'hui. Nombre de mes collègues sénateurs en ont conscience, même si c'est plus facile à dire pour moi que pour d'autres...
Bref, le Parlement était arrivé à un certain accord. Puis, les associations de victimes et les organisations syndicales ont soulevé de vives objections. Les premières ont parfois usé, à l'égard du Parlement, d'un langage que, à titre personnel, je ne puis accepter.
M. Hubert Haenel. Très bien !
M. Gérard Delfau. Chacun doit tenir sa place. Que diraient ces associations si le Parlement ne prenait pas ses responsabilités ?
On peut être en désaccord avec une décision parlementaire ; c'est le fondement même de la démocratie. En revanche, on ne peut pas, on ne doit pas suspecter, par principe, le Parlement d'obéir à des logiques qui ne sont pas celles de l'intérêt commun.
M. Henri de Raincourt. Très bien !
M. Gérard Delfau. Il faut, au moment où nous sommes, que chacun prenne conscience de la crise mondiale que traverse une majorité d'élus locaux qui ont le sentiment, pour partie justifié, pour partie peut-être excessif, de devenir les boucs émissaires de la société. Il faut aussi prévoir les conséquences négatives de la fuite devant les postes de responsabilité d'un nombre de plus en plus grand d'agents de la fonction publique.
Et pourtant, notre démarche, sur un sujet aussi délicat, doit rester prudente, doit être expliquée à l'opinion publique. Pour être clair, mes chers collègues, cette démarche doit être comprise. Si elle ne l'est pas, elle sera sans doute mal appliquée, contestée et n'atteindra pas le résultat que - très légitimement - tous ensemble, nous souhaitons.
Madame la garde des sceaux, vous nous demandez aujourd'hui de surseoir au vote définitif et vous présentez trois amendements qui ont, selon vous, la vertu d'apaiser les craintes et de créer le consensus autour d'une nouvelle rédaction du code pénal. Vous nous incitez « solennellement » - vous avez utilisé cet adverbe à deux reprises - à les approuver.
Je ne me prononcerai pas sur le contenu de ces amendements en cet instant. Ils viendront en discussion ultérieurement. Mais je prends acte de cette position, qui constitue un élément indiscutablement majeur dans le débat qui nous occupe depuis maintenant un an.
A cela - et j'ai écouté avec attention nos collègues - la majorité du Sénat et le rapporteur, M. Pierre Fauchon, rétorquent qu'il y a urgence à conclure. Ils n'ont pas tort puisque, comme notre collègue M. Haenel l'a rappelé tout à l'heure, nous avons entamé ce débat en 1995.
Nos collègues, en partie ou en majorité - nous le saurons lors de la discussion des articles - veulent et peuvent passer en force. Dès lors, évidemment, le Gouvernement se raidit.
Je veux dire à cet égard mon embarras et, d'une certaine façon, un peu ma consternation. Pourquoi interrompre la navette ? ai-je envie de demander à mes collègues de la majorité. Et je le leur demande !
M. Pierre Fauchon, rapporteur. Pourquoi la prolonger ?
M. Gérard Delfau. Pourquoi cette volte-face du Gouvernement ou ce qui peut paraître tel, ai-je envie de demander à Mme la garde des sceaux.
Aux uns et aux autres, je veux dire : ne peut-on, ce soir, trouver un compromis honorable qui lierait dans un accord indiscuté et le contenu, à partir des trois amendements tels que la discussion les aura fait approuver, et le calendrier, qui demande à être précisé, madame la garde des sceaux ?
La fin de l'année, c'est trop loin. En effet, nous savons ce qu'est la session d'automne, nous savons combien elle est chargée et que la fin de l'année, cela peut signifier, à vingt-quatre heures près, au-delà des élections municipales. Or vous avez compris que nous voulions aboutir avant cette échéance, et même suffisamment avant pour que les règles soient clairement précisées.
Si nous arrivions à ce compromis, le bénéfice serait grand pour toutes les parties en présence. Le Parlement montrerait qu'il n'obéit à aucune logique partisane, ce qui est vrai, et qu'il cherche le point d'équilibre sur un sujet délicat, ce qui est déjà moins évident. Le Gouvernement aurait la satisfaction de voir prises en charge les préoccupations légitimes qu'il met en avant.
Chacun a conscience qu'il y a urgence à dénouer l'affrontement des points de vue. Mais le faire selon une procédure de vote conforme me paraît, en l'occurrence, insuffisant pour permettre que la loi qui sera votée ait toute sa force, sa plénitude et sa capacité d'application. C'est pourquoi, à tous et à toutes, je lance un appel à la raison. (Applaudissements sur les travées socialistes. - M. Haenel applaudit également.)
M. le président. La parole est à Mme Borvo.
Mme Nicole Borvo. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, je suis très attachée, comme d'autres ici, à l'initiative parlementaire, que je souhaiterais même plus grande. Mais j'avoue que le refus de différer un tant soit peu le vote de cette proposition de loi par notre rapporteur, suivi par la majorité sénatoriale, a de quoi surpendre. L'intervention de M. Haenel me conforte dans ce sentiment, puisqu'il n'y a pas, selon lui, et je suis d'accord, ceux qui se préoccupent des victimes et ceux qui ne s'en préoccupent pas.
Nous avons tous pu prendre connaissance des inquiétudes exprimées sur les conséquences de l'adoption de cette proposition de loi par les très nombreuses associations de victimes - l'Association française des hémophiles, l'Association française des transfusés, l'Association nationale de défense des victimes de l'amiante, l'Association des victimes de l'hormone de croissance, la Fédération nationale des accidentés du travail et des handicapés, la Fédération nationale des victimes d'accidents collectifs - rejointes, depuis hier, par la CGC, la CFDT et la CGT. Toutes sont unanimes pour dénoncer les risques potentiels que pourrait générer ce texte.
Les sénateurs de mon groupe avaient, pour leur part, dès la première lecture du texte, le 27 janvier 2000, attiré l'attention sur les « répercussions que les dispositions, si elles étaient adoptées, pourraient entraîner sur les droits des victimes, en particulier concernant les maladies professionnelles ». Ils avaient notamment insisté sur le fait que « l'aggravation des conditions de mise en cause en cas de faute indirecte, avec la nécessité d'apporter la preuve qu'il y a eu "violation manifestement délibérée d'une obligation particulière de sécurité", peut altérer leurs droits ». Dénonçant alors la méthode employée par la majorité sénatoriale, notre groupe avait choisi de s'abstenir.
Dans le même sens, le 5 avril dernier, à l'occasion du vote en deuxième lecture du projet de loi relatif à la présomption d'innocence, nous avions dit combien il nous semblait paradoxal, d'un côté, d'afficher la volonté de mieux prendre en compte les droits des victimes, notamment à travers la possibilité, pour les associations de victimes d'accidents du travail et de maladies professionnelles, de se constituer partie civile, et, de l'autre côté, de restreindre potentiellement les cas dans lesquels elles pourraient faire usage de cette faculté.
C'est pourquoi le groupe communiste républicain et citoyen avait été particulièrement satisfait du retrait de l'ordre du jour, par le Gouvernement, de la proposition de loi.
Nous vous savons gré, madame la garde des sceaux, d'avoir ainsi permis aux associations d'exprimer leurs points de vue. A la lecture des amendements que vous déposez aujourd'hui, on sait que cette concertation était nécessaire et profitable. Preuve supplémentaire de l'intérêt de la démarche, quatre grandes organisations syndicales demandent aujourd'hui à être associées au processus.
En décidant la discussion immédiate de la proposition de loi et en préconisant l'adoption pure et simple du texte de l'Assemblée nationale, sans attendre les résultats de cette concertation, vous avez choisi, chers collègues, de faire la sourde oreille aux critiques formulées à l'encontre du texte. Or que veulent les associations ? Sont-elles opposées à toute modification de la législation dans le domaine des délits non intentionnels ? Contestent-elles que les dispositions actuelles génèrent des difficultés réelles pour les décideurs publics ? Non ! Ce qu'elles demandent, c'est qu'une véritable réflexion ait lieu, permettant d'évaluer les répercussions de la nouvelle rédaction sur les accidents collectifs et les accidents du travail. Elles ne réclament, en fin de compte, qu'un peu de temps pour vérifier que le texte répond bien aux finalités voulues et ne comporte pas de risques induits.
Apparemment, c'est trop demander ! Ce passage en force, bien éloigné de la légendaire sagesse du Sénat, est tout simplement incompréhensible.
De deux choses l'une : soit le texte ne comporte aucun des effets pervers évoqués, et il convient de se donner le temps d'en faire la démonstration, ne serait-ce que dans un effort de pédagogie ; nulle part, en tout cas, dans le rapport de la commission des lois, je ne vois de réponse à ces inquiétudes exprimées par les victimes. On n'y trouve d'ailleurs qu'une seule fois le terme de « victimes » !
Soit le texte change effectivement les données, et il convient alors de les évaluer, à moins que ce ne soit justement cette éventualité qui pose problème !
Je ne peux pas vous laisser, pour justifier une pseudo-urgence, vous retrancher derrière le sondage de l'AMF, selon lequel 48 % des maires ne souhaitent pas se représenter lors des prochaines élections municipales en 2001 !
M. Miche Charasse. C'était 40 % la dernière fois !
Mme Nicole Borvo. Nous sommes tous ici, je dis bien tous, préoccupés par les difficultés que rencontrent les élus locaux dans l'exercice de leur mandat, soit que nous les rencontrions personnellement, soit qu'elles nous conduisent à nous interroger sur le fonctionnement de la démocratie locale.
On ne peut laisser croire - mais je reconnais volontiers que vous ne le faites pas - que la proposition de loi relative aux délits non intentionnels est un remède miracle au malaise des élus qui résoudra tous les problèmes et ranimera les vocations. Mise en place d'une aide à la décision, formation des élus, conseil de légalité plutôt que contrôle de légalité sont autant de pistes qu'il faudrait approfondir pour améliorer la sécurité juridique.
De même, la question du statut de l'élu, on le sait, ne pourra éternellement être mise en attente ; je n'y reviens pas, d'autres que moi ont su exprimer les nécessités en ce domaine. J'ai en mémoire l'intervention de M. Pierre Mauroy en première lecture ; les travaux de la commission qu'il anime s'annoncent d'ores et déjà intéressants de ce point de vue.
Néanmoins, la mise en cause pénale d'élus locaux pour des faits involontaires revêt une dimension emblématique, symptôme d'une dérive qui tend à faire des maires les boucs émissaires d'une société qui fonctionne mal. C'est ce à quoi s'attaque la proposition de loi.
Constitue-t-elle, cependant, une réponse adéquate ?
Tout d'abord, je serais plutôt encline à penser que ce sont les mises en examen qui posent problème, plus que les condamnations elles-mêmes, lesquelles restent résiduelles ; vous l'avez rappelé fort justement, madame la garde des sceaux, en première lecture et aujourd'hui encore.
Sur ce point, le projet de loi relatif au renforcement de la présomption d'innocence apporte des garanties supplémentaires ; je pense notamment au statut du témoin assisté, mais aussi aux procédures de mise en examen.
Les sénateurs du groupe communiste républicain et citoyen sont sensibles à toute initiative tendant à réagir à une pénalisation à outrance de la société française, aux dérives « à l'américaine ». Néanmoins, il existe deux façons de procéder.
La première, que je qualifierai de « positive », consiste à proposer des alternatives crédibles au pénal, en réhabilitant les voies civile et administrative.
La seconde consiste à restreindre le champ d'application du juge pénal ; c'est l'option retenue avec cette proposition de loi.
Pour notre part, nous sommes plus enclins à soutenir la première démarche, qui prend mieux en compte la réalité du problème. Car n'oublions pas que « l'attirance » du pénal résulte avant tout, cela a été dit, de considérations pratiques. Gratuité, rapidité, accès aux éléments de preuve sont autant de points décisifs, caractéristiques de la voie pénale, qu'il conviendrait de contrebalancer par une réforme de la procédure civile avant de penser en terme de « soustraction » au pénal.
La réforme du référé administratif, qui devrait être définitivement adoptée avant la fin de la session, va dans le bon sens, car elle permettra d'améliorer considérablement le fonctionnement de la juridiction administrative, notamment en termes de temps.
Enfin, nous avions souhaité mettre en garde contre la tentation de créer un régime d'exception pour les élus, ce qui serait contraire au principe d'égalité devant la loi. Or le problème de la proposition de loi est d'avoir, certes, élaboré un texte de portée générale, mais en abordant le problème essentiellement, pour ne pas dire exclusivement, sous l'angle de décideurs publics, particulièrement des élus.
Il aurait fallu, au contraire, tenter d'en évaluer les effets dans tous les domaines. N'oublions pas que le maintien dans notre droit pénal du délit non intentionnel est motivé par le souci de responsabilisation des acteurs et de maintien d'une grande vigilance dans les domaines à risque. Je sais que certains souhaiteraient ne conserver que les délits intentionnels, mais une telle réforme ne peut se faire sans une réflexion d'ensemble sur les procédures administratives et judiciaires.
D'autres que moi ont émis des réserves quant aux conséquences que pourrait avoir l'adoption du texte. Je pense notamment à l'intervention en première lecture de M. Jolibois, qui avait souhaité pointer le risque de « voir diminuer l'effort de prudence dont on attendrait plutôt un renforcement dans notre société ». La décision récente du tribunal administratif de Marseille condamnant pour faute inexcusable l'Etat à réparer le préjudice d'une victime de l'amiante confirme cette approche.
Dans le même sens, les organisations syndicales attirent notre attention sur les efforts de prévention menés dans le domaine des risques professionnels et pouvant être remis en cause si le texte était adopté en l'état.
C'est pourquoi il nous semble nécessaire que la réflexion se poursuive, d'autant que la navette parlementaire a permis, nous n'hésitons pas à le dire, une amélioration sensible du texte ; vous en convenez vous-même, vous qui avez accepté les modifications proposées par l'Assemblée nationale, monsieur le rapporteur.
Ainsi en est-il de l'abandon d'une extension de la responsabilité pénale des personnes morales ; nous avions été plusieurs à émettre des réticences quant aux risques d'un affaiblissement du sens de la responsabilité personnelle.
Ainsi en est-il également de la référence à l'auteur indirect ou médiat, avec la reprise, sur ce point, d'une définition donnée par le Conseil d'Etat dans son rapport de 1995 sur la responsabilité pénale des agents publics, plutôt qu'à la cause indirecte, qui paraissait malaisée à définir.
Enfin, l'ajout de la faute inexcusable - définie comme « faute d'une exceptionnelle gravité exposant autrui à un danger que son auteur ne pouvait ignorer » - en tant que cause de nature à engager la responsabilité pénale des auteurs indirects d'un dommage, permet de sanctionner les inobservations aux règles de sécurité et de prudence particulièrement graves, mais pas forcément « délibérées ».
Nous regrettons néanmoins que l'Assemblée nationale ait souhaité rétablir la référence à une obligation de sécurité prévue par « la loi ou le règlement », qu'on peut juger par trop restrictive ; je pense, par exemple, à certaines règles de sécurité contenues dans les contrats de travail.
Aujourd'hui, tels qu'ils ressortent des discussions avec les associations, les amendements déposés par le Gouvernement constituent de réelles avancées permettant notamment, grâce à la précision des termes, de désarmorcer certains risques.
Je pense d'abord au remplacement par les termes de « situation qui a permis la réalisation du dommage » des termes de « situation qui en est à l'origine », qui permet d'englober la pluralité des causes, en particulier les cas des personnes qui, sans être directement à l'origine du dommage, ont contribué à le réaliser, en laissant par exemple perdurer une situation de risque.
La rédaction « positive » de l'article, avec la suppression de l'adverbe « toutefois », affiche bien la volonté de ne pas amoindrir la répression des personnes responsables en ne hiérarchisant pas les causes, qu'elles soient directes ou indirectes.
L'amendement déposé à l'article 1er bis constitue un garde-fou indispensable à l'indemnisation des victimes d'accidents du travail ou de maladies professionnelles en évitant que les termes utilisés en matière pénale ne rejaillissent sur la terminologie civile. Il donne toute sa portée à la volonté de mettre fin à l'identité des fautes civile et pénale.
Enfin, la nouvelle rédaction proposée par l'amendement n° 2 pour l'article 1er, qui met l'exigence d'une gravité particulière non plus sur la faute, mais sur le risque, constitue une piste tout à fait intéressante dont il convient de discuter et non de la rejeter purement et simplement, comme l'a fait la commission des lois ce matin.
Tous ces amendements sont déterminants pour les droits des victimes et ne dénaturent en rien l'objectif que nous avons avec la proposition de loi. Ils permettront que la discussion se poursuive. Si vos arguments sont aussi imparables que vous l'affirmez, vous aurez le temps de les développer et de nous en convaincre.
En effet, à vouloir coûte que coûte faire adopter ce texte, vous risquez d'obtenir l'effet inverse de celui qui est recherché, et donc d'exacerber les tensions et, finalement, d'opposer durablement intérêts des élus et intérêts des victimes. Ce serait un comble ! De là à reparler d'auto-amnistie... Le pas a déjà été franchi, vous le savez, même si ce n'est pas nous qui le disons.
Ainsi, mes chers collègues, les sénateurs du groupe communiste républicain et citoyen vous demandent-ils solennellemnet de vous donner le temps de la réflexion, d'autant que vous venez, madame la garde des sceaux, de prendre l'engagement que le texte serait définitivement adopté avant la fin de l'année si la navette parlementaire se poursuit. Nous avons, quant à nous, déposé une motion de renvoi en commission en ce sens pour que la voix de la raison prenne enfin le dessus et permette une discussion apaisée. (Applaudissements sur les travées du groupe communiste républicain et citoyen. - Mme Derycke applaudit également.)
M. le président. La parole est à M. Dreyfus-Schmidt.
M. Michel Dreyfus-Schmidt. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, contrairement à ce qui est souvent prétendu, les socialistes ne sont pas contre le bicamérisme. (Exclamations sur les travées du RPR et des Républicains et Indépendants.) Ils trouvent anormaux les pouvoirs du Sénat, la manière dont il est composé, le fait que l'alternance ne peut y jouer. Mais, lorsque certains ont voulu supprimer le Sénat en tant que chambre délibérante, les socialistes l'ont défendu,...
MM. Henri de Raincourt et Jean Delaneau. Nous aussi !
M. Michel Dreyfus-Schmidt. ... aux côtés de certains de ceux qui sont ici. Nous sommes en effet convaincus, comme Clemenceau, que : « Le Sénat, c'est la réflexion. » En vérité, la réflexion est le fait des deux assemblées.
M. Henri de Raincourt. Voilà !
M. Michel Dreyfus-Schmidt. La navette est là pour que les textes soient améliorés au fur et à mesure de la discussion.
M. Hubert Haenel. Ce n'est pas toujours le cas !
M. Michel Dreyfus-Schmidt. Il nous arrive d'être unanimes - ce n'a pas toujours été le cas, d'ailleurs - lorsque le Gouvernement, à court de temps, déclare l'urgence sur un texte qu'il estime devoir être adopté, pour réclamer le temps de la navette et de la réflexion.
M. Gérard Delfau. C'est vrai !
M. Michel Dreyfus-Schmidt. Chaque fois que le Sénat prend le parti - je devrais dire le parti pris - de voter conforme un texte qui arrive de l'Assemblée nationale sans faire ce qui est son métier, sans remplir ce qui est sa mission, c'est-à-dire sans considérer s'il y a ou non des améliorations à apporter à ce texte, chaque fois il a grandement tort et a ensuite à s'en repentir.
Je me souviens qu'en 1993 un accord était intervenu entre l'Assemblée nationale et le Sénat, du moins entre les présidents des deux chambres, les ministres - peut-être plus haut encore - et les présidents des commissions, sur la Cour de justice de la République,...
M. Henri de Raincourt. Hou là là !
M. Hubert Haenel. Non : sur le Conseil supérieur de la magistrature !
M. Michel Dreyfus-Schmidt. Je poursuis ma démonstration parce que je m'en souviens très bien !
... ce qui fait que, lorsque nous avons présenté certains amendements - lorsque nous avons demandé, par exemple, que les victimes puissent être partie civile - amendements que beaucoup ici avaient bien voulu considérer comme intéressants, conformément à l'accord passé, le Sénat a voté conforme ! Or, bien que personne ne prenne l'initiative de revenir sur cette loi, tout le monde admet maintenant qu'elle a été faite trop vite et qu'elle a été mal faite.
Aujourd'hui, nous devrions avoir un souci commun : celui d'éviter toute injustice à la fois pour les auteurs de délits non intentionnels, quels qu'ils soient et tous autant qu'ils sont, et pour les victimes ou ceux qui se ressentent comme telles.
Or nous assistons aujourd'hui à une manoeuvre concertée. Nous avions pour notre part, en première lecture, voté le texte dans la rédaction qui nous était proposée par M. Fauchon - ce qui ne veut pas dire que celle-ci ne devait pas et ne pouvait pas être améliorée - même si nous avions fait, pour certains d'entre nous, de très nombreuses réserves sur tel ou tel aspect.
Puis ce texte est parti à l'Assemblée nationale, où la droite, pour l'appeler par son nom,... (M. Henri de Raincourt s'esclaffe.) Eh oui, quand on parle de majorité, on ne sait plus s'il s'agit de la majorité nationale ou de la majorité sénatoriale. La droite donc, puisque c'est son nom, a expliqué, tout au long du débat, qu'elle attendait de la navette une amélioration du texte.
Permettez-moi de faire à l'appui de mon propos quelques très courtes citations.
M. Gilbert Meyer, membre du RPR, me semble-t-il, a dit à Mme la ministre : « Il serait opportun que vous rassuriez celles et ceux qui redoutent la portée des dispositions de ce texte. Il faudra apporter des garanties à ceux qui ont des craintes sur la portée de cette modification législative. »
M. Vila, au nom du parti communiste, qui avait eu le même souci, a conclu son propos en disant : « Les députés communistes espèrent que la navette parlementaire permettra d'améliorer ce texte. »
M. Pierre Fauchon, rapporteur. Il l'a voté !
M. Michel Dreyfus-Schmidt. Il avait dit auparavant : « Nous considérons simplement, et nous rejoignons là votre souci exprimé au Sénat, madame la garde des sceaux, qu'il faut veiller à ne pas affaiblir l'efficacité de la loi pénale dans des domaines aussi sensibles que le droit du travail, de la santé publique, de l'environnement, de la sécurité routière ».
Mais j'en reviens à la droite.
M. Pierre Fauchon, rapporteur. Les communistes ont voté le texte !
M. Michel Dreyfus-Schmidt. Oui ! et nous aussi nous avons voté votre texte ; vous de même, et vous vous apprêtez pourtant à en voter un autre. Donc, ce n'est pas un argument !
Ce que je suis en train de démontrer, c'est que vos collègues de droite à l'Assemblée nationale ont mis tous leurs espoirs dans la navette pour que vous amélioriez le texte.
Mais je poursuis mes citations.
M. Jean-Antoine Léonetti, UDF, a déclaré : « Pour autant, ces dispositions ne doivent pas remettre en cause la législation afférente au code de la route, au code du travail, à la santé publique ou à l'environnement. Elles ne doivent pas non plus aboutir peu ou prou à conférer l'impunité à tout décideur et a fortiori aux élus, frustrant les victimes ou leurs ayants droit de la recherche de la responsabilité et, par là même, de la vérité, si complexe soit-elle. Le risque serait alors de remplacer le bouc émissaire par le lampiste... » Et, le même M. Léonetti poursuivait : « Nous ne nous opposerons pas à cette proposition de loi, mais nous espérons qu'elle s'enrichisse au Sénat et en deuxième lecture à l'Assemblée nationale .»
Et M. Léonetti de conclure : « Il faudra encore travailler à ce texte afin qu'il parvienne à un équilibre entre la culpabilité du lampiste et la condamnation d'un bouc émissaire, gage d'une société de responsabilité à la fois individuelle et collective. »
Nous avons déjà vu le RPR, puis l'UDF, voilà Démocratie libérale et Indépendants, et c'est M. Houillon...
M. Hubert Haenel. Un avocat !
M. Michel Dreyfus-Schmidt. Oui, et après ? C'est son droit ! Ce n'est pas un défaut ! (Exclamations amusées sur les travées du Rassemblement pour la République et des Républicains et Indépendants.)
M. Henri de Raincourt. Ça, cela dépend des jours !
M. Michel Dreyfus-Schmidt. M. Houillon, donc, a déclaré : « Le souhait exprimé dans cette proposition, comme cela avait déjà été le cas en 1996, est celui de l'appréciation in concreto des fautes. Le texte d'aujourd'hui encadre toutefois avec plus de précisions cette appréciation dans les cas de responsabilité indirecte. Mais c'est peut-être à cet encadrement-là, monsieur le rapporteur, qu'il faut réfléchir plus avant pour ne pas aller au-delà de l'objectif souhaité ».
Je passe quelques phrases de M. Houillon, sur lesquelles je reviendrai et qui sont particulièrement savoureuses aujourd'hui, car le Gouvernement s'en est directement inspiré pour l'un de ses amendements ; nous le verrons tout à l'heure.
M. Houillon conclut : « Notre abstention sera donc une abstention positive en attendant de pouvoir voter le texte en seconde lecture. »
Enfin, j'en viens à M. Jean-Louis Debré, dont les propos ont un peu étonné à l'époque. Après quoi, nous nous sommes dit : si l'on veut parvenir à un consensus, sans doute faut-il tenir compte de ses observations.
Or qu'avait dit M. Debré ? Ecoutez bien, mes chers collègues : « En l'état actuel de la procédure législative, nous sommes en première lecture et, compte tenu des interrogations qui apparaissent sur les conséquences que pourrait avoir cette loi, le groupe RPR a décidé de s'abstenir. » J'ajoute qu'il sera, à la fin de son propos, applaudi sur les bancs du groupe du Rassemblement pour la République, du groupe de l'Union pour la démocratie française-Alliance et du groupe Démocratie libérale et Indépendants.
M. Debré poursuivait : « Nous demandons au Gouvernement de bien vouloir rassurer publiquement les représentants des associations et les victimes qui ont fait part de leur inquiétude légitime à ce sujet, ainsi que de leurs souffrances.
Vous comprendrez, tout le monde ici comprendra, que notre position répond à un triple souci : un souci d'humanité, un souci de précaution et un souci de clarté.
« Sur un sujet aussi difficile, aussi douloureux, aussi délicat pour un grand nombre de nos concitoyens, nous ne pouvons légiférer que dans la sérénité et le consensus ».
M. Michel Charasse. Et hors de toute pression !
M. Michel Dreyfus-Schmidt. Ce n'est pas nous qui le disons, c'est M. Jean-Louis Debré.
Je poursuis : « Au début de la procédure législative et pour les raisons que je viens d'évoquer, le groupe RPR, en cette première lecture, s'abstiendra, attendant que le Gouvernement rassure l'ensemble des personnes qui ont fait part de leur inquiétude ». Et M. Jean-Louis Debré de conclure : « Mes collègues ont expliqué en quoi les dispositions adoptées ne correspondaient pas tout à fait à ce que nous souhaitions et ne répondaient pas à une angoisse exprimée par certains.
« Nous avons le souci de parfaire la législation. Le constituant a admis qu'une proposition ou qu'un projet de loi pouvait donner lieu à plusieurs lectures afin d'être amélioré. Je sais - disait-il à tort, nous le voyons aujourd'hui - que vous ne souhaitez pas que la procédure se déroule normalement ». Je ne sais pas s'il s'adressait à Mme la ministre,...
M. Henri de Raincourt. Sans doute !
M. Michel Dreyfus-Schmidt. ... au Gouvernement ou à la majorité à l'Assemblée nationale, mais nous considérons, nous, que la procédure législative doit se dérouler jusqu'au bout pour aboutir en deuxième lecture à un texte plus satisfaisant.
Vous me pardonnerez, mes chers collègues, la longueur de ces lectures, ...
Mais elles étaient nécessaires pour vous démontrer que l'ensemble de vos amis politique, à l'Assemblée nationale ont appelé de leurs voeux l'amélioration de cette loi, en deuxième lecture ici et à l'Assemblée nationale.
Qu'a fait le Gouvernement ? Il a tenu compte de ces critiques. Il a recherché le consensus. Il a organisé une concertation avec les uns et les autres, non seulement avec les associations, mais aussi avec les syndicats, de manière à aboutir à un bon texte et non à un texte comme celui de 1995, dont nous avions eu l'occasion à l'époque de dire qu'il ne changerait rien, ce qui s'est révélé exact.
Mais vous étiez bien pressés de le voter alors, n'est-il pas vrai ! En effet, peu de jours après devait se tenir le congrès de l'Association des maires de France. De même, aujourd'hui, vous êtes pressés de voter le nouveau texte parce que, le 14 juillet prochain, le Sénat accueillera de nombreux maires de France. (Protestations sur les travées du RPR, des Républicains et Indépendants et de l'Union centriste.)
En tout cas, c'est la pensée qui nous traverse l'esprit quand on voit qu'au lieu d'accepter la proposition du Gouvernement...
M. Hubert Haenel. Vous n'avez pas le droit de dire des choses pareilles sur le Sénat. Ce sont des arguments d'avocat !
M. Michel Dreyfus-Schmidt. C'est une hypothèse que je fais. Mais je n'en ai pas terminé, vous en entendrez d'autres, vous allez le voir dans un instant !
En effet, une duplicité tout à fait extraordinaire se manifeste et tout se passe comme si les députés de droite s'arrogeaient la défense des associations de victimes et les sénateurs de droite, celle des décideurs publics et plus particulièrement des élus.
M. Henri de Raincourt. Et alors ?
M. Michel Dreyfus-Schmidt. C'est cela que j'appelle - excusez-moi - de la duplicité ! Cela ne peut manquer de me rappeler, et cela doit être dénoncé comme tel, l'attitude de la chauve-souris de La Fontaine face aux deux belettes dont l'une n'aimait pas les souris et l'autre n'aimait pas les oiseaux. Vous savez ce que lui faisait répondre La Fontaine en deux vers distants l'un de l'autre :
« Je suis oiseau, voyez mes ailes,
« Je suis souris, vive les rats ! »
C'est très exactement l'image que l'ensemble de la droite parlementaire risque de donner si vous n'acceptez pas les arguments péremptoires du Gouvernement.
Nous devons, et je réponds là à mon ami Michel Charasse,...
M. Michel Charasse. Je n'ai rien dit !
M. Jean Delaneau. Il en veut à tout le monde ce soir ! (Rires.)
M. Michel Dreyfus-Schmidt. Mais si, Michel Charasse a dit : « Et sans tenir compte des pressions ». Précisément, je le rassure en disant qu'au groupe socialiste en tout cas, et il le sait bien, nous ne tenons pas compte des pressions, d'où qu'elles viennent, ni des uns ni des autres. (Exclamations et rires sur les travées des Républicains et Indépendants, du RPR et de l'Union centriste.)
MM. Jean Delaneau, Henri de Raincourt et Jacques Larché. Allons !
M. Michel Dreyfus-Schmidt. Nous considérons que, même si nous sommes des élus d'élus, le Sénat est une assemblée parlementaire à part entière et que, dès lors, nous nous devons de défendre l'intérêt général et de concilier, quand c'est possible, des intérêts légitimes différents.
En ce qui me concerne, et je l'ai toujours dit lorsque cette question a surgi, j'ai une répulsion devant la notion de délit non intentionnel.
J'ai bien conscience, en cela, d'être à contre-courant : on veut des responsables lorsque des fautes sont commises, fussent-elles par imprudence, surtout si ces fautes par imprudence sont graves et comportent la connaissance d'un danger pour autrui.
Je sais aussi qu'un procès civil est malheureusement beaucoup plus long, beaucoup plus coûteux, beaucoup plus aléatoire qu'un procès pénal. Pourquoi ? En particulier parce qu'il n'existe pas, hélas ! - il faudrait y songer, madame la garde des sceaux, mais vous avez déjà tellement de choses à faire, et qui coûtent tellement cher ! - un juge d'instruction civil, chargé de faire au civil ce que fait le juge d'instruction au pénal, c'est-à-dire interroger les témoins, rechercher les preuves. Cela explique que beaucoup de justiciables choisissent la voie pénale.
Lorque, en 1995, M. Fauchon a voulu proposer des dispositions qui ne visaient que les élus, le Gouvernement a dit qu'il fallait viser aussi les fonctionnaires et les militaires et j'ai dit, moi, qu'un tel texte devrait concerner tout le monde.
M. Hubert Haenel. C'est le cas avec celui-ci !
M. Michel Dreyfus-Schmidt. C'est, nous dit-on, le cas aujourd'hui. Pourtant, force est de constater que les fautes par imprudence dont il s'agit ne peuvent guère être commises que par des décideurs. C'est d'ailleurs pourquoi chacun ne parle plus de responsabilité des élus mais de responsabilité des décideurs publics. En effet, les décisions que prend un particulier ne sont pas de même nature que celles que des décideurs publics sont amenés à prendre.
M. Michel Charasse. Mais si !
M. Michel Dreyfus-Schmidt. Plusieurs des articles du texte concernent tout de même le code général des collectivtés territoriales ou la loi du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires ou encore le statut général des militaires ! Il n'est donc pas tout à fait faux de demander que l'on tienne compte de doutes qui sont, paraît-il, malvenus, M. le rapporteur nous a dit que les associations - il n'a pas parlé des syndicats - ont tort de s'inquiéter. Toujours est-il qu'elles s'inquiètent. Si l'on peut les tranquilliser, pourquoi ne pas le faire ?
Par son premier amendement, le Gouvernement propose de viser, outre ceux qui ont créé la situation en cause, ceux qui ont contribué à la créer.
C'est exactement ce qu'a demandé, à l'Assemblée nationale, M. Houillon lorsqu'il s'est exprimé en ces termes : « Par ailleurs, - et j'en avais fait l'observation en commission - l'hypothèse du concours des causes du dommage n'est pas envisagée dans l'amendement que vous proposez : "... les personnes physiques qui n'ont pas causé elles-mêmes le dommage, mais qui ont créé la situation qui en est à l'origine..." Cette rédaction laisse à penser que, lorsqu'elles ont seulement concouru à créer la situation - ce que j'appelle le concours des causes - il n'y aurait pas de responsabilité. En tout cas, la question mérite d'être étudiée et précisée puisque, en l'état actuel, le texte n'y répond pas tout à fait. »
Pour ma part, j'ai la conviction que, lorsqu'on parle de ceux qui ont créé la situation, cela inclut ceux qui ont contribué à la créer...
M. Pierre Fauchon, rapporteur. C'est sûr !
M. Michel Dreyfus-Schmidt. ... mais, puisque certains ont des doutes, particulièrement parmi vos amis, pourquoi ne pas les rassurer en apportant cette précision ?
L'amendement aurait d'ailleurs pu viser « ceux qui ont créé, contribué à créer ou maintenu la situation... » puisque l'objet de l'amendement fait également mention de ceux qui ont permis le maintien de la situation à risque.
Par le deuxième amendement il est proposé de viser une « faute caractérisée en ce qu'elle exposait autrui à un risque d'une particulière gravité » que l'auteur de l'imprudence ne pouvait ignorer, plutôt qu'une « faute d'une exceptionnelle gravité exposant autrui à un danger » que ladite personne ne pouvait ignorer.
Sans doute les deux formulations sont-elles très voisines mais il me semble que la précision qu'il est proposé d'apporter rend le texte parfaitement clair.
Mes chers collègues, si vous n'avez pas d'arrière-pensées politiques, comme celles que j'ai dénoncées tout à l'heure pour le cas où vous en auriez eues, vous n'avez aucune raison de ne pas accepter cet amendement.
Enfin, le troisième amendement vise à préciser que, au civil, il doit être possible de retenir non seulement la faute d'inattention au sens de l'article 1383 du code civil mais aussi la faute inexcusable au sens du droit du travail, même en l'absence de poursuites pénales.
Cet ajout s'impose, vous le savez bien. Pourquoi, alors, direz-vous, n'y a-t-on pas pensé plus tôt ? Mais la navette est faite pour cela, pour améliorer le texte ! Or cet amendement l'améliore effectivement.
M. Haenel a dit tout à l'heure : « Après tout, on a déjà légiféré en 1994, en 1995, on a posé des questions orales avec débat ; on recommence aujourd'hui ; on pourra recommencer après ! »
Non, le travail d'un parlement sérieux consiste à s'efforcer de faire une loi aussi parfaite que possible, de prendre le temps qu'il faut pour cela et de faire se poursuivre la navette tant qu'elle est nécessaire.
Nous sommes tous d'accord pour dire que ce serait tout de même bien que ce texte soit voté avant les élections municipales... même si ce texte est fait, bien sûr, pour tous !
Le Gouvernement prend l'engagement de le faire.
Nous savons aussi que, de même que M. le rapporteur a été associé à la rédaction du texte qu'a finalement voté l'Assemblée nationale, le rapporteur de l'Assemblée nationale est d'accord avec les amendements du Gouvernement, lesquels au demeurant, je le répète, s'imposent.
Nul ici n'ignore qu'il peut m'arriver de m'opposer à des textes ou à des amendements du Gouvernement. Lorsque je pense qu'ils sont mauvais, je le dis !
Mme Elizabeth Guigou, garde des sceaux. Ça oui ! (Sourires.)
M. Pierre Fauchon, rapporteur. Il ne s'en prive pas ! (Nouveaux sourires.)
M. Michel Dreyfus-Schmidt. Je vous remercie de me rendre justice sur cette indépendance d'esprit dont, à tort, bien sûr, j'aurais tendance à ne pas avoir honte.
Mais ici, mes chers collègues, je vous dis, parce que je le pense, que ces amendements sont bons, que vous n'avez aucune raison de ne pas les voter et que vous ne pouvez pas laisser penser que les députés s'occupent des victimes et que les sénateurs s'occupent des élus. Or c'est très exactement ce que vous donneriez à penser si vous deviez voter le texte sans avoir voté les amendements. Bien entendu, si cela devait advenir, nous aurions des conclusions à tirer et, en particulier, à dénoncer votre attitude devant le pays. (Applaudissements sur les travées socialistes.)
M. Henri de Raincourt. Des menaces ?
M. Patrice Gélard. Comme toujours !
Mme Elisabeth Guigou, garde des sceaux. Je demande la parole.
M. le président. La parole est à Mme le garde des sceaux.
Mme Elisabeth Guigou, garde des sceaux. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, je ferai quelques brèves remarques à la suite des interventions que nous venons d'entrendre.
Monsieur le rapporteur, les amendements du Gouvernement ont été déposés dans un délai permettant leur examen, étant entendu que la brièveté de ce délai a été imposée par la hâte du Sénat à voir ce texte adopté.
Je le répète, une question aussi importante ne justifie aucunement la précipitation. Elle justifie, au contraire, que nous y consacrions encore un peu de temps.
Monsieur Hyest le Gouvernement ne cherche nullement à brider l'initiative parlementaire. Il s'est, à l'inverse, engagé, notamment par la voix du Premier ministre, à faire en sorte que ce texte soit voté avant les élections municipales. J'y reviendrai lorsque je répondrai à M. Delfau, qui m'a demandé des précisions sur le calendrier.
Il reste donc encore du temps : cette session n'est pas finie et il y a encore le début de la prochaine session. Par conséquent, nous pouvons poursuivre la concertation qui a été engagée et qui porte ses fruits. Je pense que ce sera utile.
Monsieur Haenel, le consensus dont vous avez fait état a été rompu par l'opposition parlementaire à l'Assemblée nationale, en particulier par le groupe du RPR, c'est-à-dire l'homologue de celui auquel vous appartenez ici. La position prise par le groupe du RPR à l'Assemblée nationale le 5 avril dernier consistait à dire qu'il n'était pas possible d'adopter le texte en l'état.
M. Dreyfus-Schmidt vient de citer les propos d'un certain nombre de députés de l'opposition qui, eux aussi, m'ont alertée, comme l'ont fait les associations ou des professeurs de droit - car il s'agit d'une matière complexe - sur la nécessité d'améliorer encore ce texte, même si la première lecture à l'Assemblée nationale a déjà apporté une amélioration importante.
En ce qui concerne les procureurs, vous ne pouvez pas affirmer que je n'ai rien à leur dire. Je passe mon temps à leur parler ! Seulement, je ne leur parle plus des dossiers individuels : je leur parle des directives de politique pénale. Je leur adresse aussi des circulaires : sur la délinquance financière, les sectes, la sécurité routière, l'aide aux victimes, etc.
Je ne crois pas que la justice y ait perdu en autorité ou en efficacité, bien au contraire.
Mais, avant les politiques pénales, il y a la loi.
Bien sûr, vous avez tout à fait raison de vous préoccuper de l'application de la loi. Je souscris tout à fait à cette préoccupation. Je viens d'ailleurs de créer un groupe de travail sur le suivi de la loi relative à la présomption d'innocence et aux droits des victimes. J'attache donc une extrême importance à vos travaux et au suivi des textes que vous votez.
Cependant, avant de suivre l'application d'une loi, il faut d'abord la concevoir, trouver les bons équilibres.
Je tiens également à rappeler que j'ai toujours pris mes responsabilités.
Je l'ai fait, notamment, il y a un an, lorsque j'ai répondu à la question orale avec débat que vous aviez posée, monsieur Haenel.
M. Hubert Haenel. C'est vrai !
Mme Elisabeth Guigou, garde des sceaux. J'ai par ailleurs indiqué que la proposition de loi de M. Fauchon constituait un progrès par rapport à certaines propositions précédentes du Sénat, mais qu'il fallait néanmoins l'améliorer. Ce travail d'amélioration a été entamé, tant ici qu'à l'Assemblée nationale.
Dans toutes les concertations que j'ai menées, avec tous les interlocuteurs que j'ai reçus à la Chancellerie, qu'il s'agisse des élus, des délégués des groupes parlementaires, des représentants des associations et des syndicats, j'ai tenu le même langage.
Je leur ai dit, premièrement, qu'il fallait améliorer la loi pour éviter les mises en jeu inéquitables de la responsabilité pénale qui ont lieu aujourd'hui.
Je leur ai dit, deuxièmement, qu'il fallait trouver le bon équilibre, car des dispositions législatives ont toujours, inévitablement, une portée générale alors qu'elles recouvrent des réalités infiniment diverses.
J'ai même prévenu les associations que l'équilibre que nous trouverions résulterait nécessairement d'un compromis, et leur réaction ne m'est pas du tout apparue comme fermée.
J'ai donc pris mes responsabilités, et je continue à les prendre.
Je demande instamment à la majorité sénatoriale de ne pas camper aujourd'hui sur des certitudes. Tout ce que nous devons faire, c'est essayer d'élaborer le meilleur texte possible.
S'agissant du drame du tunnel du Mont-Blanc, monsieur Haenel, vous m'avez dit que vous vous adressiez à moi parce que vous ne pouviez pas, vous, élu de la nation, vous adresser au juge d'instruction. J'ai fait, là aussi ce qui relevait encore de ma responsabilité. Car on imagine, face à une pareille catastrophe, ce que peuvent être la douleur et les sentiments des victimes ou de leurs proches. Vous m'avez demandé comment un juge d'instruction, qui est un juge du siège, qui a donc toujours été indépendant...
M. Michel Charasse. Ah bon ?
Mme Elisabeth Guigou, garde des sceaux. Oui, tout à fait !
Ce qui est nouveau, c'est le fait de ne plus donner d'instructions aux procureurs !
Un juge d'instruction, juge du siège, donc, est saisi de cette affaire, en vertu des dispositions du code de procédure pénale. Lui seul peut demander qu'un autre juge soit associé à l'instruction du dossier. C'est cela, la loi de la République !
En revanche, les décisions qui relevaient de ma responsabilité ont été prises.
D'abord, j'ai attribué des moyens en personnels par la nomination d'un substitut général à la cour d'appel de Chambéry, qui a été affecté à l'étude de ce dossier, et par l'envoi d'un juge qui a également été affecté en renfort à la cour d'appel de Chambéry en raison de cette affaire.
Ensuite, à la demande des avocats, j'ai donné des moyens matériels supplémentaires avec un CD-ROM pour reproduire le dossier et les moyens techniques pour pouvoir imprimer le CD-ROM. En même temps, un vacataire a été spécialement affecté à cette tâche. Enfin, la Chancellerie a constamment apporté son soutien au travers d'un groupe de travail associant les victimes, les représentants des victimes, les avocats et les magistrats, pour que l'élucidation de cette très douloureuse affaire puisse se faire dans les meilleures conditions possibles.
Je tiens maintenant à remercier tout particulièrement Mme Borvo du soutien qu'elle a apporté à la démarche du Gouvernement, je dirai dans un instant, après qu'elle aura été défendue, ce que je pense de la motion tendant à un renvoi du texte en commission déposée par le groupe communiste républicain et citoyen.
Madame Borvo, vous vous êtes exprimée dans des termes simples, sans équivoque et compréhensibles par tous. Vous avez dit, de la façon la plus claire possible, me semble-t-il, qu'il n'y avait aucune justification à ne pas se donner un délai supplémentaire pour avoir la certitude de voter le meilleur texte possible.
Quant à M. Dreyfus-Schmidt, avec lequel il m'est souvent arrivé de « ferrailler » dans cet hémicycle, parce qu'il a ses convictions et qu'il n'est pas facile de lui en faire changer,... (Sourires.)
M. François Trucy. C'est vrai !
Mme Elisabeth Guigou, garde des sceaux. ... il s'est livré à une défense et à une illustration des amendements que je vous présenterai tout à l'heure avec un talent que chacun ici, sur toutes ces travées, aura apprécié.
M. Adrien Gouteyron. C'est vrai !
Mme Elisabeth Guigou, garde des sceaux. Je le remercie de ce soutien éloquent.
Pour terminer, je dirai à M. Delfau que si le Sénat acceptait, comme je le souhaite, les amendements du Gouvernement, l'Assemblée nationale pourrait être de nouveau saisie de ce texte très rapidement - avant l'été - et la discussion pourrait avoir lieu soit avant la fin de cette session - nous ne l'excluons pas - soit, au plus tard, dès la reprise de la prochaine session, c'est-à-dire en octobre. Nous aurions ainsi l'assurance que ce texte serait définitivement adopté avant Noël.
Mesdames, messieurs les sénateurs, maintenant, la décision vous appartient. Il revient en effet à chacun de prendre ses responsabilités (Très bien ! et applaudissements sur les travées socialistes et sur certaines travées du RDSE.)
M. le président. Personne ne demande plus la parole dans la discussion générale !...
La discussion générale est close.

Demande de renvoi à la commission