SEANCE DU 30 JANVIER 2001


DATE D'EXPIRATION DES POUVOIRS
DE L'ASSEMBLÉE NATIONALE

Suite de la discussion d'une proposition
de loi organique déclarée d'urgence

M. le président. Nous poursuivons la discussion de la proposition de loi organique, adoptée par l'Assemblée nationale, après déclaration d'urgence, modifiant la date d'expiration des pouvoirs de l'Assemblée nationale.
Dans la suite de la discussion générale, la parole est à M. Althapé.
M. Louis Althapé. Monsieur le président, la durée de mon intervention sera bien supérieure à vingt minutes. Or il est près de dix-neuf heures quinze et la séance devra être levée à dix-neuf heures trente. Dans ces conditions, ne serait-il pas plus sage, pour la qualité du débat et par respect envers mes collègues et envers M. le secrétaire d'Etat, de reporter mon intervention à demain ?
M. le président. Mon cher collègue, je ne peux modifier l'ordre du jour qui a été fixé par la conférence des présidents.
Certes, il paraît difficile de « saucissonner » une intervention.
M. Louis de Broissia. En effet !
M. le président. Cependant, l'orateur suivant, M. Bourdin, n'étant pas présent dans l'hémicycle, je ne peux pas ne pas vous donner la parole, même pour vous être agréable. Si vous n'avez pas achevé votre exposé à dix-neuf heures trente, vous pourrez le poursuivre demain.
Vous avez donc la parole.
M. Hilaire Flandre. Demain, tu répéteras ce que tu vas dire ce soir !
M. Christian Bonnet, rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale. Nous l'entendrons deux fois !
M. Louis Althapé. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d'Etat, mes chers collègues, comme l'a souligné notre excellent rapporteur M. Christian Bonnet, la proposition de loi organique que nous examinons aujourd'hui au Sénat tend à proroger, pour la première fois sous la Ve République, la durée du mandat en cours des membres de l'Assemblée nationale, en reportant du premier mardi d'avril au troisième mardi de juin la date d'expiration des pouvoirs de celle-ci.
M. Paul Blanc. C'est la première fois !
M. Louis Althapé. Oui, c'est vraiment la première fois ! Les conditions d'examen de la proposition de loi organique par le Parlement ne sont pas acceptables dans la mesure où l'ordre des échéances électorales de 2002 est connu depuis 1997. Le Gouvernement a brutalement changé de position sur cette question et a dès lors imposé aux assemblées de se saisir de cette question dans la précipitation. (M. Blanc s'exclame.)
En effet, Lionel Jospin déclarait, le 19 octobre 2000 - il n'y a donc que quelques mois -, devant plusieurs millions de téléspectateurs : « Toute initiative de ma part serait interprétée de façon étroitement politique, voire politicienne. Moi, j'en resterai là et il faudrait vraiment qu'un consensus s'esquisse pour que des initiatives puissent être prises ».
En réalité, pour le Premier ministre, le mois de novembre 2000 est le départ de la campagne pour l'élection présidentielle de 2002.
M. Louis de Broissia. Voilà !
M. Louis Althapé. Lionel Jospin, reniant son engagement public d'octobre 2000 devant des millions de téléspectateurs, sensible à des sondages annonçant que la gauche subira un désastre lors des élections législatives et bafouant les camarades rouges et verts de la gauche plurielle, choisit, dix-neuf mois avant l'échéance présidentielle, de démarrer par une imposture la course à l'Elysée !
M. Paul Blanc. Très bien !
M. Louis Althapé. Trois jours après ce revirement - constatez la rapidité ! - le Gouvernement annonce l'inscription à l'ordre du jour de l'Assemblée nationale, le 19 ou le 20 décembre, de la discussion d'une proposition de loi du groupe socialiste tendant à prolonger le mandat des députés afin que l'élection présidentielle se déroule avant les élections législatives.
Après ce bref rappel des circonstances illustrant la volte-face du Gouvernement en la matière, plusieurs remarques peuvent être formulées.
La première remarque est de nature historique : il n'y a eu aucun précédent de diminution volontaire de la durée du mandat des assemblées, sauf en cas de révolution, de coup d'Etat ou de dissolution. En effet, rares sont les précédents historiques de prolongation de durée d'un mandat. Tout d'abord, le mandat de la Convention élue pour un an s'est prolongé pendant quatre ans, en raison de la guerre. Ensuite, celui de l'Assemblée nationale élue en 1871 pour négocier la paix et élaborer une Constitution a duré quatre ans. Celui de la chambre des députés élue en 1914 s'est prolongé jusqu'à la fin de la guerre ; il était d'ailleurs difficile de faire autrement.
M. Paul Blanc. C'est normal !
M. Louis Althapé. Enfin, le mandat de la chambre des députés élue en 1936 s'est prolongé deux ans.
En fait, il est important de mettre en lumière le fait que les prolongations de mandat ont toujours été liées à la guerre, exception faite de la prolongation de 1871, où l'Assemblée nationale n'a pas pu rédiger une constitution en moins de quatre ans.
Une deuxième remarque, après ce bref rappel historique, réside dans le prétexte invoqué par le Gouvernement : celui de l'esprit des institutions.
Comme le souligne notre excellent collègue le doyen Gélard, si l'on s'en tient à la lettre de la Constitution, rien ne justifie l'inversion du calendrier. Les élections présidentielles et législatives sont indépendantes les unes des autres.
J'en viens à l'esprit ou plutôt à ce que nous pouvons appeler les deux esprits de la Constitution : dans la conception gaullienne, toute élection constituait un test pour le Président, qui remettait en cause son mandat à chaque fois et qui estimait qu'il ne pouvait pas accepter une cohabitation. Mais, vous en conviendrez, cela est totalement distinct de la date des élections ; dans la conception post-gaullienne, tous les présidents de la République postérieurs au général de Gaulle ont accepté, de fait ou tacitement, la cohabitation et n'ont jamais envisagé une inversion de calendrier.
M. Louis de Broissia. Y compris François Mitterrand !
M. Louis Althapé. Bien sûr ! Ainsi, je vous le rappelle, en 1965, se déroulait l'élection présidentielle, les élections législatives lui étant postérieures de deux ans. Puis, pour les élections présidentielles de 1969, de 1974, de 1981, de 1988 et de 1995, les élections législatives étaient antérieures. Ainsi, à l'exception de l'élection présidentielle de 1965, toutes les autres élections présidentielles ont suivi les élections législatives d'un an ou de deux ans. A aucun moment, monsieur le secrétaire d'Etat, il n'a été question d'inverser le calendrier !
Ainsi, alors qu'il ressort des débats de l'Assemblée nationale que la principale justification de la proposition de loi organique serait de respecter la « logique », l'« esprit », le « principe » de fonctionnement des institutions de la Ve République en modifiant un calendrier électoral qui s'apparenterait à un « coup de force du hasard », ces objectifs déclarés se trouvent sans fondement, notamment au regard des importants développements consacrés à ce sujet par Michel Debré, père fondateur de la constitution de la Ve République.
En effet, dans ses mémoires, Michel Debré expliquait ceci : « Il y a deux "lectures" de la Constitution. L'une fait du Président le "guide" - c'est ce qu'a entendu dire le général de Gaulle dans sa conférence de presse de 1964 - l'autre débouche sur un régime parlementaire "à la britannique", c'est-à-dire assure l'autorité du Premier ministre, fait du Président un garant de la Constitution, ce qui, compte tenu de ses pouvoirs, revêt une importance déterminante en certaines circonstances. La première lecture est la règle - qui peut comporter des exceptions - quand Président de la République et Assemblée nationale tiennent leur légitimité de la même majorité. La deuxième lecture sera la règle, quasiment sans exception, en cas contraire (...) la valeur d'une constitution n'est pas dans le fait qu'elle évite les crises, mais qu'elle permet de les trancher dans le respect des exigences de la démocratie, de l'Etat et de la nation ».
Le même auteur précisait ceci : « Mon expérience est venue compléter ma réflexion. Il n'est pas bon que le Président de la République soit l'homme à tout faire. La dualité de l'exécutif, dans les conditions où elle a été établie et où elle a fonctionné, a donné satisfaction. Il est vrai que la cohabitation d'un Président et d'une majorité parlementaire qui ne seraient point d'un même bord pose des problèmes et même peut provoquer une crise, mais quel régime fonctionne sans difficultés, quel régime ne connaît pas les crises ? »
M. Paul Blanc. Il n'y en pas !
M. Louis Althapé. « L'opposition entre un Président élu d'une certaine majorité et la plus grande part d'une assemblée élue d'une autre majorité modifie certes le fonctionnement des pouvoirs publics. Mais la situation n'est pas sans issue. Si le Président est le dernier élu, il peut dissoudre l'assemblée afin d'obtenir du peuple un appui nouveau. Si l'assemblée est la dernière élue, le Président s'incline, à moins qu'il ne préfère en appeler au peuple par une dissolution. Le peuple donne tort ; il s'incline derechef, ou mieux se retire. »
Il est donc très clair, à la lumière de ces extraits, que l'esprit des institutions ainsi défini n'implique pas un ordre spécifique des consultations électorales. En revanche, Michel Debré et le général de Gaulle s'opposaient tous deux à la coïncidence des mandats respectifs des députés et du Président de la République et donc, je vous le rappelle, à la réduction du mandat présidentiel puisque, lors d'une conférence de presse, le 31 janvier 1964, le général de Gaulle soulignait ceci : « Parce que la France est ce qu'elle est, il ne faut pas que le Président soit élu simultanément avec les députés, ce qui mêlerait sa désignation à la lutte directe des parties, altérerait le caractère et abrègerait la durée de sa fonction de chef de l'Etat (MM. Gélard, Ostermann et Bourdin applaudissent.)
M. Daniel Goulet. Très bien !
M. Louis Althapé. Force est de constater que ce prétexte invoqué de l'esprit des institutions se trouve sans réel fondement eu égard aux différentes lectures de la Constitution par les éminents constitutionnalistes.
De plus - et ce sera ma troisième remarque - l'inversion du calendrier est, dans une certaine mesure, anticonstitutionnelle.
M. Joseph Ostermann. Tout à fait !
M. Louis Althapé. En effet, la prolongation de la durée de la législature est une rupture du contrat passé entre les électeurs et les élus lors de l'élection. La prolongation du mandat ne doit pouvoir s'opérer qu'avec l'accord des électeurs, et il est vraisemblable qu'en l'espèce un référendum aurait dû s'imposer pour modifier la loi organique.
La prolongation de la durée de la législature est une négation du pouvoir de dissolution du chef de l'Etat et est donc en contradiction avec l'article 12 de la Constitution.
M. Paul Blanc. Ça, c'est vrai !
M. Louis Althapé. Ainsi, le Conseil constitutionnel a déjà eu l'occasion d'accepter la prorogation de mandats électoraux, mais il n'y a consenti, je vous le rappelle, que pour des élus locaux. Et ce n'était pas ces derniers qui prenaient la décision de proroger eux-mêmes leur propre mandat !
M. Paul Blanc. Effectivement !
M. Louis Althapé. C'était le Parlement,...
M. Paul Blanc. Bien sûr !
M. Louis Althapé. ... tandis que, dans le cas qui nous occupe, ce sont en définitive les députés qui vont prendre une telle décision les concernant.
M. Paul Blanc. C'est un délit d'initié !
M. Louis Althapé. Ce sera un précédent important pour une démocratie. Selon ce principe, l'Assemblée nationale pourrait éventuellement décider sans contrainte et sans limite, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui, de proroger indéfiniment son propre mandat.
M. Paul Blanc. C'est sûr ! Elle n'a qu'à se voter à vie !
M. Louis Althapé. Jamais le Conseil constitutionnel n'a eu l'occasion de s'exprimer sur une exception à la durée habituelle du mandat parlementaire. Certes, l'article 25 de la Constitution renvoie à la loi organique pour fixer « la durée des pouvoirs de chaque assemblée », mais il ne permet pas de faire varier chaque législature au gré de ceux qui la composent.
M. Paul Blanc. Bien sûr !
M. Louis Althapé. Il prévoit que la loi organique doit fixer une durée pérenne au mandat législatif et non pas une durée variable, comme vous voulez le faire aujourd'hui.
Les députés en place décident eux-mêmes de prolonger la durée de leur mandat ! C'est pour le moins discutable, voire inconvenant, d'autant qu'aucun événement imprévu n'est intervenu - il n'y a pas de déclaration de guerre, pas de révolution en perspective ! Si tel avait été le cas, on aurait peut-être pu concevoir une telle attitude, mais, en 1997, on savait pertinemment que les élections législatives auraient lieu en 2002, et à ce moment-là, bien entendu, personne, surtout pas le Premier ministre de l'époque, n'a soulevé le problème. Il n'y avait donc rien d'imprévisible.
Encadrée par la Constitution, la loi organique a l'obligation d'assurer une durée juridiquement stable de la législature.
Le Conseil constitutionnel a, en outre, précisé, dans une décision du 6 juillet 1994, que la mesure de prorogation devait avoir un caractère exceptionnel. Or, en principe, le rapprochement des élections présidentielle et législatives la même année n'a rien d'exceptionnel, puisqu'il était largement prévisible. La condition posée par le Conseil constitutionnel pour les élections locales n'est donc pas remplie pour les élections nationales.
En conclusion, si la proposition de loi affirme ne se fonder que sur l'esprit des institutions, les principes sur lesquels elle repose ne peuvent qu'être inconstitutionnels : atteinte au droit de dissolution, c'est-à-dire violation de l'article 12 de la Constitution - je l'ai dit il y a un instant - et atteinte à la stabilité du mandat législatif, c'est-à-dire violation de l'article 25 de la Constitution, soit une double violation !
Enfin, cette manoeuvre est à maints égards irréfléchie. Non seulement la modification du calendrier législatif est artificielle, car elle ne tient pas compte d'événements ultérieurs, comme la démission ou la disparition du chef de l'Etat, qui pourrait remettre en cause le nouveau calendrier, mais encore la période retenue pour élire l'Assemblée nationale - fin juin, je le rappelle - est une incitation flagrante à l'abstention, car elle se situe au moment où de très nombreux Français sont en vacances et alors que se déroulent les examens universitaires et de nombreux concours administratifs.
M. Daniel Goulet. C'est vrai !
M. Louis Althapé. L'Assemblée nationale élue fin juin ne pourra se réunir que quelques jours, avant l'interruption de ses travaux, du fait des vacances. Comment peut-on décemment penser qu'elle pourra déjà travailler ? Il aurait mieux valu choisir une date en septembre, permettant ainsi à l'Assemblée nationale de se réunir dès son élection.
M. Patrice Gélard. Tout à fait d'accord !
M. Louis Althapé. C'est une question de bon sens,...
M. Paul Blanc. Bien sûr !
M. Louis Althapé. ... comme le disait notre collègue Hilaire Flandre.
Enfin, et ce sera ma dernière remarque, il est en effet difficile, comme le soulignait notre rapporteur, de savoir sur quel « consensus », sur quel « large accord », la décision du Gouvernement a été prise.
Notre collègue Josselin de Rohan, dans son excellente intervention, déclarait : « Le consensus ne provient pas de la majorité plurielle puisque les Verts et le parti communiste, pour des raisons diverses, sont hostiles à la modification proposée ». Il n'existe pas davantage dans l'opposition. On l'a vu au moment du vote à l'Assemblée nationale - 300 voix contre 245 - qui ne manifeste qu'un consensus relatif.
La décision prise par le Gouvernement de changer la loi est donc bien le fruit du rapprochement d'une partie des formations gouvernementales avec quelques éléments de l'opposition.
Sur les raisons qui ont conduit le Premier ministre non pas à prendre mais à laisser prendre des initiatives, vous comprenez bien que nous avons notre petite idée.
Le consensus n'est pas non plus le fait de l'opinion publique. La dernière enquête d'opinions réalisée sur ce sujet a fait apparaître que 41 % des Français souhaitaient le maintien du calendrier électoral, tandis que 32 % se prononçaient pour sa modification.
Nous le savons tous - ceux qui m'ont précédé à cette tribune l'ont rappelé - les Français appellent de leurs voeux d'autres réformes. Ils attendent que nous discutions de l'insécurité, qui affecte tant d'entre eux sur leur lieu de vie, dans leur travail et dans leurs déplacements.
Les derniers événements qui se sont produits sur le parvis de la Défense montrent bien que c'est un véritable problème de société. On a le sentiment qu'un « Harlem à la française » est en train de se dessiner, en particulier dans la capitale et dans les banlieues. La responsabilité du Gouvernement est grande, de ce point de vue.
Mieux vaudrait, aujourd'hui, débattre de ces problèmes, plutôt que de perdre notre temps, car il faut bien reconnaître que le débat sur cette proposition de loi est une perte de temps pour la démocratie. Nous avions beaucoup mieux à faire !
M. Hilaire Flandre. C'est sûr !
M. Louis Althapé. Nous pourrions aussi parler de l'avenir de notre système de retraites. On en parle depuis quatre ans,...
M. Hilaire Flandre. On manifeste, mais on ne fait rien !
M. Louis Althapé. ... mais aucune décision n'a encore été prise. Il est vrai que le Premier ministre a considéré que les problèmes ne se poseraient qu'à partir de 2015, pour autant que je me souvienne !
Qu'on puisse faire de la politique sans être capable de faire de la prospective, cela nous choque, car nous sommes habitués, sur des sujets de société aussi importants, à anticiper avec sagesse et réalisme pour apporter de véritables réponses à nos concitoyens.
M. le président. Mon cher collègue, je vous ai déjà accordé quelques minutes supplémentaires. Pensez-vous pouvoir en terminer dans les cinq minutes ?
M. Louis Althapé. Compte tenu de ce que j'ai encore à dire, cela me paraît difficile, monsieur le président.
M. le président. Dans ces conditions, il me paraît plus sage de reporter la suite de votre intervention à demain.
M. Louis Althapé. C'est la sagesse même, monsieur le président.
M. le président. Je vous remercie, monsieur Althapé, d'accepter de scinder ainsi votre intervention.
La suite de la discussion est renvoyée à la prochaine séance.

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