SEANCE DU 12 FEVRIER 2002


CRIMES IMPRESCRIPTIBLES
EN MATIÈRE DE TERRORISME
(Ordre du jour réservé)

Renvoi en commission d'une proposition de loi

M. le président. L'ordre du jour appelle la discussion des conclusions du rapport (n° 204, 2001-2002) de M. Henri de Richemont, fait au nom de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale sur la proposition de loi de M. Aymeri de Montesquiou tendant à rendre imprescriptibles les crimes et incompressibles les peines en matière de terrorisme (n° 440 rectifié, 2000-2001).
Dans la discussion générale, la parole est à M. Gérard, en remplacement de M. de Richemont, rapporteur.
M. Patrice Gélard, en remplacement de M. Henri de Richemont, rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, je suis amené ce matin à remplacer notre collègue M. de Richemont, retenu par des obligations impératives, et je vous prie de bien vouloir m'excuser si le rapport que je vais présenter en son nom n'aura pas la qualité que lui-même lui aurait conférée.
Le 11 septembre 2001, les Etats-Unis d'Amérique ont été, comme chacun sait, victimes d'attentats particulièrement effroyables, qui ne sauraient rester impunis.
Ces dramatiques événements ont montré que nous ne disposions pas toujours, dans notre arsenal législatif, des moyens de combattre le terrorisme avec suffisamment d'efficacité. C'est la raison pour laquelle, en octobre dernier, le Gouvernement a soumis au Parlement, qui les a adoptées, plusieurs mesures destinées à renforcer l'efficacité de notre dispositif de lutte contre le terrorisme.
Ces dispositions avaient notamment pour objet de permettre, sous certaines conditions, la fouille des véhicules, de prévoir la possibilité pour les agents d'entreprise de sécurité de procéder à des fouilles de bagages et à des palpations de sécurité ou de réglementer la conservation des données de communication.
Le Sénat est à présent saisi d'une proposition de loi présentée par notre excellent collègue Aymeri de Montesquieu tendant à rendre imprescriptibles les crimes et incompressibles les peines en matière de terrorisme.
Il convient d'abord de rappeler les règles actuelles quant à la prescription et aux périodes de sûreté.
Les règles relatives à la prescription de l'action publique sont définies par le code de procédure pénale.
En matière de crime, l'action publique se prescrit par dix années révolues à compter du jour où le crime a été commis. En matière de délit, la prescription de l'action publique est de trois années révolues.
En ce qui concerne la prescription des peines, les peines prononcées pour un crime se prescrivent par vingt années révolues à compter de la date à laquelle la décision de condamnation est devenue définitive. S'agissant des peines prononcées pour un délit, cette durée est de cinq années révolues.
Ces règles font l'objet d'aménagements pour certaines catégories d'infractions.
Ainsi, des règles particulières ont été prévues par le législateur dans le cas de certaines infractions commises contre les mineurs, pour lesquelles le délai de prescription de l'action publique ne commence à courir qu'à partir de la majorité des victimes. Ces règles sont justifiées par la nécessité de tenir compte de la grande difficulté, pour un mineur, de révéler des crimes ou des délits de nature sexuelle qui ont pu être commis à son encontre par un membre de sa famille.
Par ailleurs, en matière de stupéfiants, le délai de prescription de l'action publique est de trente ans en ce qui concerne les infractions les plus graves et de vingt ans pour plusieurs délits.
Des aménagements aux règles générales de prescription sont également prévus en matière de terrorisme.
Aux termes de l'article 706-25-1, l'action publique se prescrit par trente ans, et non par dix ans, pour l'ensemble des crimes terroristes. De plus, l'action publique des délits constitutifs d'actes de terrorisme se prescrit par vingt ans et non par trois ans.
Le droit français reconnaît le caractère imprescriptible d'une catégorie unique de crimes : les crimes contre l'humanité, notamment le génocide, auxquels s'ajouteront peut-être les autres catégories prévues par la convention internationale dont nous venons de rendre les dispositions applicables en France, à savoir les crimes de guerre et, sans doute, les « crimes d'agression », dont on ne connaît pas encore la définition.
La loi de 1964 dispose que les crimes contre l'humanité « sont imprescriptibles par leur nature ». Je rappelle que la définition des crimes contre l'humanité figure désormais aux articles 211-1 et 212-1 du code pénal, l'article 213-5 du même code prévoyant que l'action publique et les peines prononcées sont imprescriptibles.
Il n'existe donc aujourd'hui, en droit français, qu'une seule catégorie de crimes imprescriptibles : les crimes contre l'humanité. La proposition de loi de notre collègue de Montesquiou vise, par conséquent, à créer une nouvelle catégorie de crimes imprescriptibles.
J'en viens maintenant à la question des périodes de sûreté ou des peines incompressibles.
La procédure pénale prévoit de nombreuses possibilités d'individualisation de la peine en cours d'exécution. Dans les conditions prévues par le code de procédure pénale, des mesures de réduction, de suspension, de fractionnement de peines, ainsi que des mesures de libération conditionnelle peuvent être prononcées.
Dès lors, le juge dispose d'une grande latitude d'appréciation.
Afin de corriger cette situation, le législateur a institué en 1978 une période de sûreté interdisant, pendant sa durée, toute mesure d'individualisation de la peine. Depuis, les règles relatives à la période de sûreté ont été fréquemment modifiées.
En principe, les périodes de sûreté correspondent à la moitié de la peine prononcée ou à dix-huit ans d'emprisonnement lorsque la réclusion à perpétuité a été prononcée. Il convient de noter que les périodes de sûreté, qui visent à empêcher l'individualisation des peines, peuvent être elles-mêmes individualisées.
Ainsi, les commutations et remises de peine décidées par un décret de grâce ont pour effet de diminuer la durée des périodes de sûreté. En outre, une procédure de révision de la période de sûreté, certes très encadrée, est prévue par le code de procédure pénale.
Par ailleurs, deux dispositions du code de procédure pénale permettent à une juridiction de prononcer une peine incompressible.
En cas de meurtre ou d'assassinat d'un mineur de quinze ans, précédé ou accompagné de viol ou de tortures ou d'actes de barbarie, la juridiction est autorisée à porter la période de sûreté à la durée totale de la peine prononcée, même lorsqu'elle a prononcé la réclusion criminelle à perpétuité.
Toutefois, le législateur a prévu une possibilité, certes très limitée, d'atténuer la rigueur de ce régime : une révision peut intervenir après une période de trente ans.
Il n'existe donc actuellement, en droit français, aucune peine totalement incompressible.
Notre excellent collègue Aymeri de Montesquiou propose, en matière de terrorisme, de rendre imprescriptibles les crimes et incompressibles les peines. Comme il l'indique à juste titre dans l'exposé des motifs de sa proposition de loi, « les attentats barbares et injustifiables commis à New York et à Washington le 11 septembre 2001 ont traumatisé la population américaine et choqué tous les gouvernements et l'ensemble des populations ».
L'exposé des motifs souligne que, dans ces conditions, « pour l'avenir, il est indispensable que chaque Etat, individuellement et collectivement, se dote des instruments juridiques appropriés pour punir ces actes impardonnables sans faiblesse ».
Il est maintenant temps pour moi d'expliquer la position de la commission des lois sur la proposition de loi de notre très estimé collègue.
La commission des lois comprend parfaitement sa démarche, mais considère que l'adoption de sa proposition soulèverait des difficultés considérables et qu'il n'est pas nécessaire, pour réprimer efficacement et avec rigueur les actes de terrorisme, de recourir à l'arme suprême de l'imprescriptibilité et de l'incompressibilité.
En ce qui concerne les règles relatives à la prescription, la commission constate que, actuellement, les crimes de terrorisme se prescrivent par trente ans, ce qui est considérable au regard des règles générales. Je rappelle que les actes d'enquête ou d'instruction ont pour effet d'interrompre cette prescription, de telle sorte que les faits peuvent n'être prescrits que bien plus de trente ans après la commission du crime.
Dans ces conditions, poser le principe de l'imprescriptibilité des crimes de terrorisme aurait un effet essentiellement symbolique, ce qui n'est pas négligeable, mais n'est pas pleinement opérationnel.
Cependant, la commission estime qu'une telle évolution n'est pas souhaitable, car elle aurait pour conséquence d'atténuer la spécificité qui s'attache aux crimes contre l'humanité, qui seuls, aujourd'hui, sont imprescriptibles.
On peut d'ailleurs se poser la question de savoir si les crimes commis le 11 septembre ne sont pas des crimes contre l'humanité. Peut-être une réponse nous sera-t-elle apportée au cours des procès de ceux qui sont actuellement inculpés.
En outre, les crimes terroristes ne peuvent pas, de manière générale, être comparés aux crimes contre l'humanité : si certains peuvent l'être, d'autres ne le sont manifestement pas.
Une autre raison justifie que le droit actuel ne soit pas modifié : les crimes du 11 septembre 2001 constituent incontestablement des actes terroristes ; mais ils constituent aussi des crimes contre l'humanité, qui, eux, sont imprescriptibles.
Comme l'a récemment déclaré notre excellent collègue M. Robert Badinter : « Les attentats du 11 septembre constituent des crimes contre l'humanité au sens du traité de Rome créant la Cour pénale internationale. »
En définitive, votre commission considère que l'imprescriptibilité des crimes de terrorisme n'apporterait guère d'efficacité supplémentaire à la répression et risquerait, paradoxalement, de banaliser les crimes du 11 septembre, dont la barbarie en fait plus que des crimes terroristes.
En ce qui concerne l'article 2 de la proposition de loi, qui pose le principe du caractère incompressible de toutes les peines prononcées en matière de terrorisme, la commission a constaté qu'il heurtait certains principes fondamentaux et qu'il était sans doute contraire à la Convention européenne des droits de l'homme.
L'article VIII de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen dispose que « la loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires ». Dans une décision du 20 janvier 1994, le Conseil constitutionnel, après avoir rappelé le principe, a énoncé que « l'exécution des peines privatives de liberté en matière correctionnelle et criminelle a été conçue, non seulement pour protéger la société et assurer la punition du condamné, mais aussi pour favoriser l'amendement de celui-ci et préparer son éventuelle réinsertion ».
Il est clair qu'un système de peine incompressible, notamment de peine perpétuelle incompressible, exclut toute prise en compte de l'évolution éventuelle du condamné.
Le texte qui nous est soumis ne laisse aucune latitude à la juridiction pour apprécier le caractère nécessaire de la peine incompressible et ne prévoit aucune possibilité d'aménagement ; il ne peut donc être retenu.
Par ailleurs, nous ne sommes pas certains qu'il soit nécessaire de prévoir, en matière de terrorisme, le même régime que celui qui est prévu pour les meurtres d'enfants, les règles actuelles, qui permettent de prononcer des peines de sûreté allant jusqu'à vingt-deux ans, paraissant suffisantes.
Rappelons en effet que, si la période de sûreté empêche toute mesure d'individualisation, son expiration ne signifie pas pour autant la libération d'un condamné. L'expiration de la période de sûreté ouvre seulement des possibilités d'individualisation de la peine à la juridiction compétente.
Pour l'ensemble de ces raisons, la commission des lois a décidé de ne pas retenir la proposition de loi qui lui était soumise, même si elle comprend parfaitement les motivations de son auteur et partage pleinement le souci de voir réprimés effectivement les crimes de terrorisme.
M. le président. La parole est à Mme le garde des sceaux.
Mme Marylise Lebranchu, garde des sceaux, ministre de la justice. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, le Sénat examine aujourd'hui les conclusions du rapport de votre commission des lois sur la proposition de loi déposée par M. Aymeri de Montesquiou tendant à rendre imprescriptibles les crimes et incompressibles les peines en matière de terrorisme.
Je comprends parfaitement les motifs du dépôt de la présente proposition de loi : ils sont liés aux événements tragiques du 11 septembre 2000, qui ont choqué l'ensemble de la communauté internationale.
Toutefois, et sans sous-estimer ni la menace terroriste ni l'horreur de ces crimes, le Gouvernement est opposé à cette proposition de loi, pour des raisons proches de celles qui viennent d'être exposées à l'instant par M. Gélard, au nom de la commission.
La position du Gouvernement rejoint ainsi celle de votre commission des lois et de son rapporteur, M. de Richemont, qui ont décidé de ne pas retenir le texte de cette proposition de loi, même si les motivations de son dépôt sont largement louables.
Le premier objet de ce texte est de rendre les crimes terroristes imprescriptibles.
Je vous rappelle que, depuis 1996, la prescription des crimes terroristes est de trente ans, au lieu des dix ans prévus par le droit commun. Compte tenu de l'extrême longueur de ce délai, il n'apparaît pas nécessaire, au regard de considérations d'efficacité, de modifier à nouveau la loi et de prévoir l'imprescriptibilité de ces crimes.
Faut-il alors, pour des raisons symboliques, rendre ces crimes imprescriptibles ? Je ne le pense pas non plus.
Il n'est, en effet, pas envisageable de porter atteinte au caractère spécifique des crimes contre l'humanité, qui justifie que l'imprescriptibilité soit réservée à ces seuls crimes et qu'elle ne soit pas étendue à d'autres infractions, quelles que soient leur nature ou leur gravité.
Etendre à d'autres crimes que les crimes contre l'humanité le principe d'imprescriptibilité reviendrait à mon sens, à affaiblir la notion même de « crime contre l'humanité ».
En disant cela, je ne banalise pas un seul instant les crimes du 11 septembre car, après analyse, il apparaît bien que ces crimes, par leur nature et leur extrême gravité, constituent en réalité, outre des actes de terrorisme, des crimes contre l'humanité.
Ils paraissent en effet tomber sous le coup de l'article 212-2 du code pénal, qui réprime « la pratique massive et systématique (...) d'actes inhumains inspirés par des motifs politiques (...) raciaux ou religieux et organisés en application d'un plan concerté à l'encontre d'un groupe de population civile ».
Le second objet de la proposition de loi est de rendre incompressibles les peines en matière de terrorisme, y compris la réclusion criminelle à perpétuité.
Comme vous l'avez rappelé, monsieur le rapporteur, cette proposition est toutefois contraire à l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen tel qu'interprété par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 20 janvier 1994.
Le Conseil constitutionnel a en effet jugé dans cette décision que « l'exécution des peines privatives de liberté en matière correctionnelle et criminelle a été conçue, non seulement pour protéger la société et assurer la punition du condamné, mais aussi pour favoriser l'amendement de celui-ci et préparer son éventuelle réinsertion ».
Ainsi, le Conseil constitutionnel n'a déclaré conformes à la Constitution les dispositions de la loi du 1er février 1994 qui instauraient la « peine perpétuelle incompressible » pour les assassinats d'enfants qui sont punis de la réclusion criminelle à perpétuité que parce que cette peine n'était pas véritablement incompressible, dans la mesure où la période de sûreté pouvait être levée à l'issue d'un délai de trente ans.
Je rappelle au demeurant que, lors de l'examen de cette loi, c'est votre assemblée qui avait pris l'initiative d'amender le texte du projet initial, qui prévoyait une perpétuité incompressible pour permettre de lever la période de sûreté après trente ans.
Prévoir l'incompressibilité des peines en matière de terrorisme serait donc contraire à la Constitution.
D'une manière générale, notre arsenal juridique actuel contre les actes de terrorisme présente une particulière sévérité - nous en avons d'ailleurs réexaminé certaines dispositions à la fin de l'année 2001 - et il est adapté pour lutter contre la menace à laquelle doivent faire face quasiment quotidiennement les Etats de droit.
Comme vous le savez, cet arsenal a été sensiblement amélioré par plusieurs dispositions figurant dans la loi du 15 novembre 2001 relative à la sécurité quotidienne, que le Gouvernement a demandé au Parlement d'adopter à la suite des attentats du 11 septembre. Cet arsenal est vraisemblablement suffisant même si nous savons bien qu'au-delà des textes une coopération est nécessaire avec l'ensemble des pays démocratiques.
Je vous demande donc de ne pas adopter cette proposition de loi, ainsi que vous y invite la commission des lois même si je rends hommage, comme vous, monsieur le rapporteur, au travail accompli par M. de Montesquiou qui tend à affirmer solennellement, aujourd'hui, devant le Sénat que nous n'accepterons jamais que le terrorisme tienne lieu de débat ou de réponse à ceux qui ont choisi la mort pour faire passer leurs idées. (Applaudissements sur les travées socialistes ainsi que sur celles du groupe communiste républicain et citoyen. - M. le président de la commission des lois et M. Longuet applaudissent également.)
M. le président. La parole est à M. Badinter.
M. Robert Badinter. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, je serai d'une brièveté remarquable.
Notre excellent collègue, M. Gélard, au nom de la commission des lois, a parfaitement précisé les raisons pour lesquelles, en dépit de l'excellence des motifs qui guident l'auteur de la proposition de loi, M. de Montesquiou, la commission des lois ne pouvait être favorable, en l'état, à sa proposition.
Je dirai simplement que nous disposons d'ores et déjà, pour lutter contre le terrorisme, d'un arsenal législatif qui, je crois, est très complet d'autant que de récentes modifications y ont encore été apportées à l'automne.
Nous allons assister - je l'ai longuement évoqué tout à l'heure - à la naissance de la Cour pénale internationale. Les dispositions qui s'y attachent permettront de qualifier de crime contre l'humanité les crimes de terrorisme les plus graves qui puissent se concevoir, comme ceux du 11 septembre.
J'ajoute qu'un acte de terrorisme peut constituer un crime contre l'humanité, mais que tout acte de terrorisme ne constitue pas un crime contre l'humanité. Dès lors, conservons ce qui constitue la marque spécifique du crime contre l'humanité : le fait qu'il attente à l'humanité entière, au-delà des malheureuses victimes, appelle l'imprescriptibilité parce que c'est l'humanité entière qui est en cause. Pour le reste, les dispositions existantes suffisent. Il n'y a donc pas lieu d'aller au-delà.
C'est la raison pour laquelle le groupe socialiste votera conformément à la position de la commission des lois. (Applaudissements sur les travées socialistes, ainsi que sur les travées du groupe communiste républicain et citoyen.)
M. le président. La parole est à M. de Montesquiou.
M. Aymeri de Montesquiou. Monsieur le président, madame le garde des sceaux, mes chers collègues, si nul n'est censé ignorer la loi, encore faut-il qu'elle soit comprise par tous, par les citoyens, mais aussi par les délinquants et les criminels.
Or, à ce jour, les lois s'entremêlent dans un maquis parfois impénétrable où les malfaiteurs s'abritent et face auquel les victimes désarmées constatent avec amertume qu'il est souvent source d'impunité pour les malfaiteurs. Il est donc nécessaire d'élaborer des règles simples, notamment pour que les criminels potentiels connaissent les sanctions qu'ils encourent.
Les attentats du 11 septembre ont créé un électrochoc planétaire : sans distinction de nationalité, de race ou de religion, toutes les consciences ont été frappées. Ils ont provoqué une réponse militaire, ils ont également suscité des réactions normatives à tous les niveaux : au niveau international, tout d'abord, avec l'accélération de la lutte contre le financement du terrorisme ; au niveau communautaire, ensuite, avec la création d'un mandat d'arrêt européen, en particulier pour les crimes et délits terroristes ; au niveau national, enfin, en commençant à compléter notre législation spécifique pour combattre le terrorisme : le Gouvernement a en effet « musclé » son projet de loi sur la sécurité quotidienne avec des dispositions qui, dans d'autres circonstances, avaient été repoussées par la gauche pas encore plurielle.
Peut-on refuser de légiférer « à chaud » ? Non ! bien sûr, et le Sénat l'a bien montré en votant des mesures exceptionnelles à l'automne dernier.
Vous comprenez donc, mes chers collègues, l'esprit dans lequel j'ai déposé cette proposition de loi dès la fin du mois de septembre. Il s'appuie sur une volonté de clarification et d'adaptation.
La législation française est-elle suffisante ? Non ! et les législateurs que nous sommes ne peuvent pas se contenter d'invoquer le droit existant. Nous avons vocation à innover.
La proposition de loi que je soumets à votre examen a ainsi pour objet de déclencher un débat. Je me placerai d'emblée dans l'optique du citoyen qui disposerait du pouvoir législatif et non dans celle du juriste que je ne ferai pas semblant d'être.
Le terrorisme a déjà frappé de trop nombreux pays, dont le nôtre. Cette forme de criminalité sauvage et aveugle n'est pas nouvelle, mais elle a pris une ampleur sans égale qui la conduit à un changement de nature.
Passé le temps de la stupeur, de l'émotion et des interrogations, il appartient désormais à ceux que le peuple a désignés pour faire entendre sa voix de prendre leurs responsabilités.
C'est au Parlement qu'il revient certainement de contrôler la politique budgétaire du Gouvernement, c'est-à-dire de lui allouer les moyens nécessaires à ce combat, mais aussi et surtout, en l'occurrence, de voter la loi et de décider ainsi des outils mis à la disposition de l'institution judiciaire pour qu'elle mène à bien la lutte contre ce fléau.
Mes chers collègues, soyons lucides ! En l'état actuel du droit, notre Etat ne dispose pas des moyens juridiques suffisamment dissuasifs pour décourager d'abord et drastiques pour punir ensuite les terroristes. Le temps est venu de faire preuve d'une détermination égale à celle de l'adversaire.
Le texte que je vous propose est à la mesure de ce que doit être notre combat contre toutes les formes de terrorisme : radical.
Le premier volet de la proposition de loi que j'ai l'honneur de soumettre à votre examen vise ainsi à rendre imprescriptibles les crimes de terrorisme.
Ce message s'adresse aux terroristes, à ceux qui les poursuivent et à ceux qui les subissent.
Aux terroristes, il s'agit de pouvoir affirmer : quelles que soient les motivations de vos barbaries, quelles que soient les complicités dont vous bénéficierez pour fuir la justice, quelle que soit la durée de votre fuite, quel que soit votre âge le jour de votre arrestation, vous êtes résolus, nous aussi. Vous nous avez déclaré la guerre, nous vous combattrons et vous répondrez de vos actes !
Aux magistrats, nous devons dire : quelles que soient les difficultés de vos enquêtes, quelle que soit la complexité des réseaux que vous démantelez, quelle que soit la durée des poursuites, quels que soient les échecs que vous rencontrerez, vous jugerez ces individus ! La France vous en donne la responsabilité. Le Parlement doit vous en offrir les moyens.
Aux victimes, nous pourrons dire : quelle que soit votre douleur, quelle que soit votre incompréhension, quels que soient vos doutes quant à la victoire de la démocratie, quel que soit votre découragement, vous serez entendues ! Ne les décevons pas.
Je me rends bien compte que la prescription de trente ans constitue une durée déjà longue au regard de la vie d'un individu. Toutefois, compte tenu du caractère symbolique affirmé des actes de terrorisme, ce que reconnaît volontiers M. le rapporteur, il nous appartient d'apporter à ces crimes une réponse non seulement symbolique, mais peut-être dissuasive.
Je suis convaincu que chacun reconnaît, en son âme et conscience, le bien-fondé de la proposition de loi que je vous soumets.
Je sais aussi l'hésitation qui conduit certains d'entre nous à douter de la possibilité d'appliquer une telle règle à des crimes autres que ceux qui sont qualifiés de « crimes contre l'humanité », en raison du contexte historique qui a donné naissance à la notion d'imprescriptibilité.
Il y a six ans, lors de la discussion d'un amendement au projet de loi, présenté par M. Jacques Toubon, alors garde des sceaux, tendant à renforcer la répression du terrorisme, le Sénat avait débattu de cette question.
Notre commission des lois, par la voix de son rapporteur, M. Paul Masson, avait refusé cet amendement au motif que « l'imprescriptibilité a toujours concerné uniquement les actes qui touchent à la substance même de notre structure démocratique. »
Les crimes terroristes actuels répondent-ils à ce critère ? Nos démocraties, et plus particulièrement la démocratie française, ne sont-elles pas touchées par ces crimes terroristes qui visent à déstabiliser la société, créer le désarroi et la perte de confiance dans un Etat qui serait incapable d'assurer la sécurité de ses citoyens ?
Notre éminent collègue M. Robert Badinter rappelait, pour sa part, que « l'imprescriptibilité est née du refus de nos consciences d'accepter que demeurent impunis, après des décennies, les auteurs qui nient l'humanité ». Il concluait dès lors que « l'imprescriptibilité doit demeurer tout à fait exceptionnelle : elle doit être limitée aux crimes contre l'humanité et ne saurait être étendue aux crimes qui sont en relation avec une entreprise terroriste ».
Pour ces mêmes raisons, notre commission des lois vous demandera tout à l'heure de repousser le texte que je défends.
Mais est-il concevable qu'un terroriste ayant massacré un, dix, cent, mille innocents puisse s'abriter dans un pays complice, hors d'atteinte de toute poursuite, et réapparaisse en toute impunité, la prescription étant acquise, certain de ne subir aucune sanction ?
Interrogeons-nous ! Qu'est-ce qu'un acte de terrorisme ? Quelle est la motivation de son auteur ? Quel objectif se fixe-t-il ? Quelle conscience a-t-il du sort des femmes et des hommes qui croisent son chemin ?
Lorsque Oussama Ben Laden appelait ses prétendus frères musulmans à massacrer ceux qu'il dénomme les infidèles, lorsque Al Qaïda avait pour objectif la transformation de l'Afghanistan en émirat et la déstabilisation des pays voisins, obligeant une coalition internationale à se constituer afin de protéger ceux-ci, ne doit-on pas en conclure que la substance même de nos structures démocratiques a été menacée ?
Lorsque les représentants de cette organisation terroriste n'envisagent l'existence de la Palestine qu'à travers la disparition des Juifs d'Israël, n'est-ce-pas, là encore, une négation de l'humanité ?
Je comprends l'émotion de ceux dont la famille a péri dans les camps de la mort, à l'idée qu'un crime, quel qu'il soit, puisse souffrir d'une comparaison avec les atrocités commises à Auschwitz, Dachau ou Buchenwald. Naturellement, la mémoire des millions de victimes du nazisme ne peut pas supporter la moindre analogie. Il n'y a aucune confusion dans mon esprit.
Néanmoins, nous devons rendre imprescriptibles les crimes terroristes, parce que, tout simplement, les citoyens du monde aspirent à voir juger les auteurs de ces actes.
La question de la qualification de ces actes est au coeur du débat. Je souligne, comme l'a rappelé M. Gélard, que la commission des lois serait prête à qualifier les attentats du 11 septembre de crimes contre l'humanité, et donc à requérir l'imprescriptibilité en l'espèce.
Deux procédés permettraient de parvenir à l'imprescriptibilité des crimes terroristes. Le premier, celui que je propose, consiste à rendre imprescriptibles les crimes terroristes. Le second consiste à qualifier d'abord de crimes contre l'humanité tel ou tel crime que l'on ne souhaite pas voir automatiquement prescrit, et cela au cas par cas. Mais le citoyen peut-il comprendre que le crime terroriste doive passer par cette qualification de crime contre l'humanité pour devenir imprescriptible ?
La question d'un découplage « crimes contre l'humanité - imprescriptibilité » doit être posée. Ainsi, si tous les crimes contre l'humanité sont imprescriptibles par nautre, pourquoi l'imprescriptibilité serait-elle réservée exclusivement aux crimes contre l'humanité ?
Il n'est pas satisfaisant de dire que le caractère exceptionnel de la réponse judiciaire apportée aux atrocités nazies résulterait de leur seule imprescriptibilité. Il résulte surtout du raisonnement salutaire de la justice qui, notamment lors du procès Barbie, a permis d'appliquer la loi d'imprescriptibilité de 1964 à raison de faits commis pendant la guerre, sans contrevenir au princice de la non-rétroactivité de la loi pénale.
Rendre imprescriptibles les actes de terrorisme ne présenterait pas ce caractère exceptionnel qui confirme la singularité des poursuites diligentées contre les auteurs des atrocités nazies. En effet, il ne saurait être question de déroger au code pénal, qui prévoit que les lois relatives à la prescription sont applicables immédiatement, sauf quand elles ont pour effet d'aggraver la situation de l'intéressé.
En matière d'imprescriptibilité des crimes terroristes, traduisons les aspirations de nos concitoyens. Pour eux, c'est avant tout notre conscience qui devrait dicter le droit.
Le second volet de la proposition de loi que je soumets à votre examen concerne les modalités d'exécution des peines applicables aux crimes terroristes. Pourquoi faut-il que les peines prononcées à l'encontre des terroristes soient incompressibles ?
Le terroriste, par essence, nie le fonctionnement de nos sociétés démocratiques. Il n'est pas capable de s'amender, car s'amender consiste, en quelque sorte, à solliciter le pardon de la société. Or le terroriste ne reconnaît pas la société : il la combat.
De plus, la société peut-elle préparer l'éventuelle réinsertion de celui qui la dénie ?
L'adoption de la règle de droit que je propose aurait pour effet l'instauration de peines de perpétuité réelles pour des terroristes.
Si nous refusons ce principe de perpétuité, nous devons, d'une part, le dire, comme l'ont fait les orateurs, et, d'autre part, modifier en conséquence tous les articles du code pénal qui prévoient la réclusion criminelle à perpétuité.
A quoi bon voter des lois dont nous savons aujourd'hui qu'elles ne seront pas appliquées ? J'ai le sentiment profond qu'en agissant ainsi nous trompons ceux qui nous ont élus.
Monsieur le rapporteur, vous rappelez en juriste de profession que le droit français ne comporte aucune peine totalement incompressible. Est-ce cependant à vos yeux une raison suffisante et raisonnable pour ne pas faire évoluer le droit ? Le Parlement ne doit-il pas constituer une source vivante du droit ?
Vous expliquez que l'institution de peines incompressibles trouve sa source non seulement dans l'extrême gravité des faits, mais aussi, et surtout, par la crainte de la récidive. Je n'imagine pas qu'en matière de terrorisme la récidive ne puisse vous inquiéter.
Vous nous dites, enfin, que les dispositions du droit laissent au juge une grande latitude en matière d'individualisation des peines : permettez-moi d'oser souhaiter qu'il y soit mis fin lorsqu'il s'agit de terrorisme.
Il y a peu d'éléments dissuasifs à des actes criminels perpétrés pour des raisons idéologiques, politiques ou religieuses. A-t-on cependant le droit d'en négliger un qui pourrait épargner de nouvelles victimes potentielles ? Faut-il permettre, vu la gravité exceptionnelle des crimes, qu'un juge ait la faculté de libérer un terroriste, parfois tueur de masse, au bout de quinze ou vingt-deux ans maximum ?
Chers collègues, je vous en prie, considérez cet argument supplémentaire et donnons-nous les meilleurs outils pour travailler à la sécurité de nos concitoyens.
Monsieur le rapporteur, les conclusions que vous avez présentées sont négatives pour ce qui concerne l'incompressibilité au motif, selon vous, que le texte qui vous a été soumis « ne laisse aucune latitude à la juridiction pour apprécier le caractère nécessaire de la peine incompressible et ne prévoit aucune possibilité d'aménagement ».
Si cette proposition de loi avait permis cette latitude et cette possibilité d'aménagement, aurait-elle reçu un avis favorable de la commission des lois ? M'inscrivant dans votre logique, je vous pose la question : pourquoi la commission ne propose-t-elle pas alors un amendement ?
Monsieur le président, madame la garde des sceaux, mes chers collègues, je ne saurais vous cacher mon étonnement devant les réactions des médias quant au sort de deux talibans détenus sur l'île de Cuba.
Certes, on doit s'assurer que leur traitement est digne, et pas seulement au motif qu'ils ont un jour possédé une carte d'identité française. Mais on doit quand même au moins s'assurer également qu'ils seront effectivement poursuivis, jugés et condamnés.
Mes chers collègues, la proposition de loi que j'ai l'honneur de vous soumettre répond aux attentes profondes et légitimes de notre conscience collective. Ne la rejettez pas ! Le contexte que nous impose le terrorisme est totalement nouveau : il nous interdit de faire appel à un arsenal de lois obsolètes.
De plus, Mme la garde des sceaux et M. le rapporteur ont déclaré comprendre mes motifs, mais... Ce « mais » a peu de poids en regard des souffrances passées et des dangers à venir.
Imaginons que nous débattions au lendemain des attentats du 11 septembre : nous n'aurions pas déjà oublié que nous sommes en guerre. Une démocratie qui ne se défend pas est en réel danger. (Applaudissements sur les travées du RDSE et de l'Union centriste.)
M. Patrice Gélard, rapporteur. Je demande la parole.
M. le président. La parole est à M. le rapporteur.
M. Patrice Gélard, rapporteur. Permettez-moi de faire deux observations.
Tout d'abord, sur l'imprescriptibilité, j'estime qu'elle est, en l'occurrence, inconstitutionnelle.
Seuls les crimes de nature internationale tel le crime contre l'humanité peuvent, me semble-t-il, faire l'objet de l'imprescriptibilité. L'extension à d'autres crimes nécessiterait une convention internationale. Quant aux Etats qui ouvriraient la brèche en introduisant dans leur code pénal l'imprescriptibilité des crimes en matière de terrorisme, en attendant d'autres extensions, je ne suis pas sûr qu'ils resteraient encore conformes à la définition même de la démocratie.
Ensuite, sur l'incompressibilité des peines, je constate qu'elle ne serait également pas conforme à la Constitution, pas plus d'ailleurs qu'à la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen ou à la Convention européenne des droits de l'homme.
Non, vraiment, mes chers collègues, nous nous engagerions dans une voie extrêmement dangereuse si nous vous suivions, et quels que soient les motifs qui vous animent.
J'ajoute qu'il faut distinguer : il y a terrorisme et terrorisme. Prenez l'exemple du plastiquage d'une perception : va-t-on prévoir l'imprescriptibilité et l'incompressibilité pour un acte de cette nature, purement matériel ?
En réalité, c'est le sort des victimes innocentes qui intéresse les auteurs de la proposition de loi. Mais, chers collègues, les victimes innocentes sont d'ores et déjà prises en compte au titre du crime contre l'humanité. A cet égard, les attentats du 11 septembre constituent typiquement un crime contre l'humanité.
Si donc l'intention est bonne, le moyen utilisé n'est pas satisfaisant. C'est la raison pour laquelle je pense que nous devons refuser cette proposition de loi.
Nous ne pouvons pas, mes chers collègues, modifier profondément toutes les bases de notre droit pénal pour traiter d'un cas précis ; ce serait aller dans une direction extrêmement dangereuse. Je rappellerai, en outre, qu'en dehors des crimes contre l'humanité les pays qui ont mis en place des incompressibilités et des imprescriptibilités de crimes sont, en réalité, des dictatures.
M. Robert Bret. Très bien !
M. le président. La parole est à M. Girod.
M. Paul Girod. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, je suis membre de la commission des lois et, à ce titre, j'ai évidemment quelque compréhension pour les arguments qu'ont développés tant M. le rapporteur que M. Badinter.
Je conçois bien que notre droit actuel, issu d'une longue tradition, soit difficilement compatible avec un régime d'incompressibilité et d'imprescriptibilité.
Dans le même temps, cependant, j'ai l'honneur, succédant en cela à notre regretté collègue Maurice Schumann, de présider le Haut comité de défense civile. Ce comité étudie depuis de nombreuses années l'évolution des types de menace et le style non plus seulement de protection civile mais, au-delà, de défense civile auquel il s'agit de réfléchir pour préparer à nos sociétés un avenir qui soit, disons, normal.
Depuis longtemps donc, nous avons été amenés à attirer l'attention d'un certain nombre de responsables sur la transformation des menaces. Pendant la guerre de Trente Ans, l'Europe a connu un véritable génocide croisé. Rappelons que près de la moitié de la population européenne y est passée ! Il a fallu surmonter beaucoup de difficultés pour mettre un terme à cette anarchie. D'une certaine manière, les grandes lois qui régissent actuellement le cas de guerre et le cas de paix sont issues de cette nécessité, apparue à l'époque, de ménager un minimum de règles.
Du reste, les armées nationales sont nées aussi du même constat. Tout notre droit est imprégné d'une tradition de quatre siècles de progrès pour le respect de la personne humaine et pour la canalisation des tensions internationales et des conflits armés dans un système organisé.
Le xxe a fait surgir, dans ce contexte relativement simple, un certain nombre d'innovations majeures. Il s'agit, entre autres, du détournement de la puissance d'Etat au service d'une idélologie sans scrupule et sans limites, qui a débouché sur les crimes nazis, sur le goulag aussi - il ne faut tout de même pas l'oublier - ainsi que sur des transplantations brutales de peuples entiers. A cet égard, le conflit actuel en Tchétchénie devrait nous rappeler qu'à la fin de la guerre de 1939-1945 Staline avait déporté tous les Tchétchènes au Kazakhstan, sans autre forme de précaution, et que ceux-ci en ont gardé un souvenir précis. D'ailleurs, Soljenitsyne, dans L'Archipel du goulag , rend hommage à la manière dont les Tchétchènes résistaient à leur oppresseur en ne transigeant jamais sur quoi que ce soit.
C'est donc le xxe qui a introduit dans la notion de conflit des dimensions que nous ne connaissions pas auparavant pour déboucher, en ce début du xxie siècle, sur une substitution : des affrontements militaires classiques nous dérivons vers une utilisation des populations civiles. D'ailleurs, Hitler, quand il lançait ses stukas à l'assaut des populations civiles en avant de ses divisions blindées, savait parfaitement ce qu'il faisait : non seulement il cassait le moral de tous, mais, surtout, il jetait sur les routes des masses immenses de réfugiés qui bloquaient toute avancée des divisions ennemies.
Le moins que l'on puisse dire, c'est que cette théorie a prospéré depuis et que, devant la menace que nous connaissons, ce sont les populations civiles dans leur ensemble qui, par leur moral, leur économie et leur structure, deviennent un instrument dans les mains de quiconque prétend imposer à tous une culture très différente de celle qui a nourri la civilisation occidentale, une culture fondée notamment sur le respect des droits de l'homme.
Par conséquent, nous sommes devant un problème totalement nouveau sur lequel nous n'avons sûrement pas assez réfléchi. En particulier, nous semblons par trop ignorer que ce problème n'est pas seulement originaire d'un pays démuni d'Asie centrale mais qu'il est déjà chez nous, comme nous nous en apercevons de jour en jour.
Grâce au ciel, en effet, notre dispositif de lutte contre le terrorisme a une certaine efficacité et on démantèle chaque jour, chez nous et en Europe, des réseaux, des cellules, des bases, des relais. C'est ainsi qu'à l'occasion de ce que l'on appelle gentiment un fait divers, on arrête, comme cela s'est passé dans le sud de notre pays, il n'y a pas si longtemps, un jeune excité qui, dans la même journée, a tiré sur des gendarmes et tué un directeur de cabinet de mairie et que l'on trouve, lors de la perquisition, détenteur de deux lance-roquettes de gros calibre, bref d'un arsenal invraisemblable qu'il n'a sûrement pas trouvé dans une pochette-surprise !
Donc, face à cette menace inédite, tout reste à inventer en termes de réponse. Nous disposons d'un arsenal législatif concernant les individus ; nous avons un corps de règles de la guerre s'adressant aux nations. Entre les deux, nous devons trouver un dispositif nouveau qui prenne en compte ces menaces nouvelles et, surtout, mettre en chantier une adaptation de nos conceptions du droit pour faire face à la lâcheté des terroristes et aux manoeuvres qui sont les leurs.
Sans doute les propositions de notre collègue Aymeri de Montesquiou, au travail duquel je rends hommage, sont-elles techniquement imparfaites, mais elles ne sont pas prématurées. Au contraire, nous aurions dû engager depuis lontemps déjà la réflexion à la lumière d'événements dont le 11 septembre n'est que la première manifestation massive, pour mieux « cadrer » la réaction de nos sociétés face à cette menace diffuse et sournoise.
Je le dis tout net, je m'abstiendrai. Non pas parce que j'ai été convaincu par les arguments de la commission des lois, qui nous dit que le texte est malvenu et qui nous appelle à voter contre. Je ne voterai pas plus pour, parce que je me rends bien compte des obstacles techniques, et philosophiques, aussi, auxquels nous allons nous heurter, mais je me refuse à voter contre, pour la simple raison que notre collègue Aymeri de Montesquiou a le mérite de saisir le Parlement, en une période délicate - non pas seulement du fait des événements de politique intérieure française, mais délicate pour le monde entier -, une question sur laquelle nous n'avons pas le droit de refuser de réfléchir ! (Applaudissements sur certaines travées du RDSE et de l'Union centriste.)
M. le président. La parole est à Mme Borvo.
Mme Nicole Borvo. Monsieur le président, madame la garde des sceaux, mes chers collègues, je ne vous étonnerai pas en disant que mon groupe votera contre la proposition de loi de M. de Montesquiou, suivant en cela l'avis de la commission des lois.
Le terrorisme est, en effet, un sujet suffisamment grave pour que l'on ne tolère aucune solution d'affichage exploitant le traumatisme et les angoisses de nos concitoyens nés de l'horreur effroyable des attentats du 11 septembre. Le plaidoyer de M. de Montesquiou me conforte dans cette voie. (M. de Montesquiou fait un signe dubitatif.)
M. le rapporteur de la commission des lois l'a très bien souligné, cette proposition est contraire à tous les principes de notre droit.
L'imprescriptibilité n'existe que dans le cadre des crimes contre l'humanité. Je rejoins entièrement M. Gélard lorsqu'il met en garde contre la banalisation qu'entraînerait l'extension de cette règle à d'autres crimes.
Il est absolument indispensable de préserver le caractère exceptionnel de cette règle. Il serait d'ailleurs souhaitable que des attentats terroristes, tels que ceux du 11 septembre, puissent relever de la définition du crime contre l'humanité, comme l'a dit Mme la garde des sceaux,...
M. Aymeri de Montesquiou. Alors, soyez logique jusqu'au bout !
Mme Nicole Borvo. ... en tant que pratiques massives d'actes inhumains, perpétrés pour des motifs politiques, religieux, philosophiques ou raciaux, et peut-être tout cela à la fois.
De plus, l'incompressibilité des peines n'existe pas dans notre droit et serait contraire à la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen et à l'ensemble des normes que les démocraties se sont données et doivent respecter.
En outre, je ne suis pas certaine qu'une telle disposition n'aboutirait pas à exclure les exemptions et réductions de peines prévues aux articles 422-1 et 422-2 du code pénal par le législateur de 1986. Il s'agit, je le rappelle, d'obtenir du repentant des informations permettant de prévenir des actes de terrorisme, de préserver la vie humaine ou de contribuer au démantèlement des réseaux terroristes. Une telle exclusion aurait des effets tout à fait négatifs sur la lutte contre le terrorisme, qui est pourtant l'objectif majeur.
Monsieur de Montesquiou, la commission avait souhaité que vous retiriez votre proposition de loi ; vous ne l'avez pas voulu. Le Parlement ne gagne pas en crédibilité avec de tels textes.
Je me contenterai de deux observations.
Premièrement, parce que le terrorisme constitue un véritable défi pour la démocratie, il convient, face à la barbarie, de toujours défendre le règne du droit. Notre devoir est de l'assumer vis-à-vis des nos concitoyens.
Nous avions d'ailleurs défendu une position semblable lors de l'examen des dispositions antiterroristes proposées par le Gouvernement lors de la discussion du projet de loi relatif à la sécurité quotidienne.
L'émotion de la communauté internationale dans son ensemble devant les conditions dans lesquelles sont traités les prisonniers de Guantanamo montre à quel point il s'impose de privilégier le droit sur la force si l'on veut prétendre à la légitimité. Cela nous ramène d'ailleurs au débat sur la Cour pénale internationale : il est effectivement nécessaire que le droit international évolue et, surtout, soit respecté, ce que, hélas, trop de grandes puissances refusent. Face à l'horreur des camps de concentration de l'Allemagne nazie, le procès de Nuremberg imposait la supériorité du système démocratique. Nous ne devons jamais l'oublier.
Deuxièmement, il faut se garder des amalgames qui conduisent à tenir pour terroristes des comportements, certes condamnables, mais qui n'entrent évidemment pas dans les définitions légales du terrorisme.
On sait quelles interrogations ont été suscitées lors des débats européens sur l'élaboration d'une définition commune du terrorisme. Différentes associations de droits de l'homme, au premier rang desquelles Amnesty International, ont montré qu'une telle définition pouvait aboutir à réprimer des formes de protestation pacifique, telles l'occupation de lieux stratégiques ou l'arrachage d'OGM - c'est à l'ordre du jour ! - qui ne peuvent en aucun cas être comparées aux attentats du 11 septembre à New York. (Applaudissements sur les travées du groupe communiste républicain et citoyen.)
Mme Marylise Lebranchu, garde des sceaux. Je demande la parole.
M. le président. La parole est à Mme le garde des sceaux.
Mme Marylise Lebranchu, garde des sceaux. J'interviendrai plus à titre personnel d'ailleurs qu'en tant que garde des sceaux.
A la suite des propos tenus par Mme Borvo, à l'instant, je rappelle que, lorsque nous avons tenté, à l'échelon européen, de mettre en place une harmonisation des législations en matière de terrorisme, ne serait-ce que sur l'incrimination, nous avons constaté à quel point il fallait être vigilant sur les mots et les phrases. Je salue d'ailleurs l'importante contribution de la Suède, qui a permis d'avancer dans ce travail, avec beaucoup de précision.
Après les attentats du 11 septembre, il faut se poser la question des crimes contre l'humanité et j'espère que les Etats-Unis se soucieront enfin de la justice internationale. Car il est paradoxal que ce pays victime, déstabilisé, prenne des mesures importantes pour lutter contre le terrorisme et refuse la Cour pénale internationale.
Notre objectif essentiel est de lutter contre les réseaux, notamment de blanchiment d'argent ou de trafic d'armes, qui provoquent parfois les drames que l'on a connus dans le sud de la France, cela ne doit pas nous entraîner au-delà de la recherche de l'efficacité.
Enfin, certains terroristes, je pense surtout à ceux d'Al Qaïda, qui offrent leur vie pour les actes en question, sans aucun respect de la vie, ni de la leur ni de celle des autres, qui exploitent victimes et martyrs afin de provoquer la naissance d'autres réseaux, cherchent non seulement à nous déstabiliser, mais aussi à porter atteinte aux principes fondamentaux du droit dans nos démocraties. Y parvenir constituerait pour eux une première victoire. Prenons-y garde ! (Applaudissements sur les travées socialistes, ainsi que sur celles du groupe communiste républicain et citoyen.)
M. le président. Personne ne demande plus la parole dans la discussion générale ?...
La discussion générale est close.

Demande de renvoi à la commission