SEANCE DU 13 NOVEMBRE 2002


M. le président. Je suis saisi, par M. Mermaz et les membres du groupe socialiste, apparenté et rattachée, d'une motion n° 165, tendant à opposer la question préalable.
Cette motion est ainsi rédigée :
« En application de l'article 44, alinéa 3, du règlement, le Sénat décide qu'il n'y a pas lieu de poursuivre la délibération sur le projet de loi pour la sécurité intérieure (n° 30, 2002-2003).»
Je rappelle que, en application de l'article 44, alinéa 8, du règlement du Sénat, ont seuls droit à la parole sur cette motion l'auteur de l'initiative ou son représentant, pour quinze minutes, un orateur d'opinion contraire, pour quinze minutes également, le président ou le rapporteur de la commission saisie au fond et le Gouvernement.
En outre, la parole peut être accordée pour explication de vote, pour une durée n'excédant pas cinq minutes, à un représentant de chaque groupe.
La parole est à M. Louis Mermaz, auteur de la motion. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et du groupe CRC.)
M. Louis Mermaz. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, au travers de ce projet de loi, le Gouvernement entend traiter de sujets très divers. Ce texte a été précédé par une campagne de communication, quelques fuites, le recours à une formule bizarre - Mme Borvo vient de parler des « droits-de-l'hommistes » -, des brocards sur les intellectuels, je croyais que le Gouvernement comptait quelques intellectuels... peut-être même M. le ministre de l'intérieur est-il un intellectuel, ...
M. Nicolas Sarkozy, ministre. Non, non ! (Sourires.)
M. Louis Mermaz. ... et probablement, pour brouiller les pistes, une musique de fond humanitaire : quelques annonces sur le réexamen de la situation des sans-papiers, au cas par cas, il est vrai, ou sur le réexamen de la double peine, annonces que l'on aimerait voir se réaliser rapidement. Car si le Gouvernement, dans ces deux domaines, fait mieux que ses prédécesseurs, nous lui en donnerons immédiatement acte sans le traiter de « droit-de-l'hommiste ».
Comment ne pas dire un mot ce soir sur Sangatte ? Il se trouve que j'y ai passé de nombreuses heures pour la commission des lois de l'Assemblée nationale en octobre 2000 et en juin 2001. Sangatte avait été ouvert avant 1997. D'ailleurs, c'était une solution tout à fait acceptable et préférable au fait de laisser les réfugiés errer dans les espaces publics de la ville de Calais. Mais la fermeture qui vient d'être décidée, et dont la date a été avancée par le Gouvernement, a quelque chose d'improvisé aucune solution de rechange n'ayant été prévue. Quelles initiatives internationales avez-vous prises ?
M. Nicolas Sarkozy, ministre. Et la Grande-Bretagne ?
M. Louis Mermaz. Il y a eu un voyage à Bucarest concernant les Roumains, je le sais, mais quelles initiatives internationales avez-vous prises en direction des pays d'où viennent les réfugiés ?
Pour ce qui est du projet de loi, le Gouvernement a réussi à produire un texte qui, sauf sur certains points particuliers - dispositions relatives aux armes et aux munitions, encadrement des activités de sécurité privée, lutte contre le proxénétisme, dispositions qui réunissent ici l'assentiment de tous -, est fondé sur un paradoxe car inutile, inapplicable et cependant dangereux pour les libertés ?
N'est-ce pas un projet de loi inutile ? Plusieurs mesures proposées ne recouvrent-elles pas des articles qui figurent déjà dans le code pénal et qu'il suffit d'appliquer : menaces, violences, actes agressifs, extorsions de fonds, etc. ?
Ce projet de lois ne serait-il pas non plus inapplicable ? Ne conduirait-il pas en prison un nombre considérable de personnes ? Là, on serait dans l'absurdité ! Nous connaissons l'état horrible de nombreuses prisons. J'ai présidé la commission d'enquête de l'Assemblée nationale sur la situation dans les prisons française. Il y a eu une commission d'enquête sur les conditions de détention dans les établissement pénitentiaires en France. Nous avons constaté le surpeuplement, le nombre insuffisant de surveillants et d'éducateurs dans les prisons.
M. Patrice Gélard, vice-président de la commission. Exactement !
M. Louis Mermaz. D'ailleurs, le président de la commission des lois de l'Assemblée nationale, Pascal Clément, de l'UMP, s'est interrogé, pas plus tard que jeudi dernier, lors de l'examen des crédits de la justice pour 2003, et il a déclaré que les mesures prises pour limiter la surpopulation carcérale étaient indispensables et que les nouvelles sanctions prévues par le projet de loi de Nicolas Sarkozy risquaient d'engendrer une surpopulation.
Dans le même sens - cela concerne toujours la justice -, Dominique Barella, président de l'Union syndicale des magistrats, reçu par le ministre Dominique Perben pour l'étude des contrats d'objectifs, déclarait ceci : « Dans le seul domaine pénal, nous sommes saisis de 5,3 millions de procédures par an, pour des capacités de traitement qui sont d'environ 500 000 dossiers. »
Ce texte, difficile à appliquer et probablement inutile sur de nombreux points, n'est-il pas également dangereux pour les libertés ? En effet, il sera compris comme ciblant certaines catégories de personnes et, quoi que le Gouvernement en ait, il aboutit déjà à les frapper d'un certain ostracisme. Ainsi, avant même d'être votée et appliquée, la future loi a déjà des effets nocifs : elle risque d'accroître les tensions, donc les phénomènes d'insécurité.
Ensuite, même si la loi est souvent redondante avec le code pénal, même si, pour des raisons matérielles ou financières, elle est inapplicable - je citerai un exemple : vous voulez faire partir d'un terrain des gens du voyage, mais vous commencez par leur confisquer leur voiture et leur permis de conduire... ! - il n'en demeure pas moins que la loi existera et qu'elle pourra toujours être appliquée au cas par cas, à qui l'autorité exécutive le décidera, quand elle le voudra, ce qui est la définition même de l'arbitraire.
M. Eric Doligé. Caricature !
M. Louis Mermaz. Non !
Appliquée ou bien utilisée comme moyen de pression, la loi sera cruelle aux exclus, à ceux dont la situation est déjà très précaire.
Les dispositions sur la prostitution placeront en fait les prostituées, plus que jamais refoulées à la périphérie des agglomérations, ou réduites à la clandestinité, dans des situations souvent atroces, les mettant à la merci de toutes les formes de violences, à commencer par celles des proxénètes, leur faisant courir, ainsi qu'à leurs clients, des risques sanitaires évidents.
Même si le projet de loi prévoit d'accentuer - au demeurant, de façon insuffisante - la lutte contre le proxénétisme et les réseaux mafieux internationaux, comme le réclamait avec davantage de force la proposition de loi renforcant la lutte contre les différentes formes de l'esclavage aujourd'hui, qui a été adoptée le 24 janvier dernier, à l'unanimité, par l'Assemblée nationale, il n'en reste pas moins qu'il va créer de graves déséquilibres avec la pénalisation immédiate des prostituées, alors qu'il reste tant à faire pour combattre le trafic des êtres humains et ses corollaires, la corruption et le blanchiment d'argent.
Je viens d'évoquer la situation des gens du voyage, menacés de façon démesurée de prison et d'amendes. De prison ? Mais avez-vous fait le compte des personnes qui pourraient être visées ? Et les enfants? Qu'en ferez-vous ? Il y a une autre façon de s'y prendre ! D'ailleurs, partout où les maires aidés par les autorités de police ou de gendarmerie savent s'y prendre, on arrive à réduire ce phénomène.
Bien sûr, on ne peut pas laisser n'importe qui s'installer n'importe où et la propriété doit à l'évidence être respectée. Mais je pense qu'il existe d'autres moyens que de brandir des menaces d'emprisonnement.
J'en viens à l'atteinte à la libre circulation dans les immeubles. Je vous invite à relire le code pénal, qui sanctionne les menaces et les voies de fait. N'y a-t-il pas d'autres moyens - la prévention, la présence de gardiens, l'intervention de la police, le dialogue social, la réinsertion, la création d'emplois - que de brandir la menace de la prison ?
Quant à la mendicité agressive, là aussi, les extorsions de fonds et les menaces sont sanctionnées par le code pénal. S'il y a vraiment agressivité, que l'on applique les lois ! En revanche, il faut prévoir, bien sûr, de punir très sévèrement l'exploitation de la mendicité. Du reste, les amendements que les groupes de l'opposition défendront iront dans ce sens.
Par ailleurs, l'extension des pouvoirs de la police, sans l'intervention préalable ou concomitante des magistrats dans la gestion des fichiers devenus, en fait, des fichiers de suspects, est contraire au principe de la présomption d'innocence.
Toutes les associations de magistrats l'ont affirmé ! Leur utilisation étendue à certaines administrations pose également un réel problème. La Commission nationale de l'informatique et des libertés et la Commission nationale consultative des droits de l'homme se sont clairement exprimées sur ce point après s'être autosaisies de la question.
Que dire, enfin, de cet article 28 qui résume, hélas ! à lui seul, toute la philosophie du texte. Il donnerait en effet le pouvoir à la seule autorité administrative de retirer sa carte de séjour temporaire à l'étranger soupçonné de faits pouvant entraîner des poursuites pénales. Là aussi, que devient la présomption d'innocence ? Pourquoi cette éviction du magistrat, qui doit être le garant du droit et des libertés ?
Bref, le projet de loi va donner plus de pouvoir à l'exécutant réduit à s'appuyer sur des textes flous et ambigus, comme le montrera la discussion des articles. En cas de dérapage, le responsable sera le dernier des exécutants, à savoir le policier, qui n'aura pas été suffisamment initié aux règles de la déontologie. La victime sera le plus fragile des citoyens ou de ceux qui vivent dans ce pays parce qu'ils appartiennent à une minorité ou bien parce qu'ils sont marginalisés économiquement et socialement.
Chacun s'accordera à penser que la sécurité des personnes et des biens est un droit fondamental dont l'Etat est le garant. Tous les élus de France sont d'accord sur ce point. Pour autant, la sécurité n'est pas une valeur antinomique par rapport aux libertés individuelles. Encore faudrait-il que les textes, et les actes, aillent bien en ce sens.
Je pense profondément que la sécurité sera d'autant mieux assurée et durable que les libertés seront scrupuleusement respectées.
Guérir les maux de la société, porter assistance aux plus faibles et leur garantir protection, éduquer, prévenir pour ne réprimer que lorsque le reste a échoué et que cela devient absolument nécessaire, ...
M. Hilaire Flandre. Le reste a échoué !
M. Louis Mermaz. ... voilà ce que devrait être la politique du Gouvernement. Alors, pourquoi réduire les emplois-jeunes ? Pourquoi supprimer pour la rentrée prochaine des postes de surveillant et d'aide-éducateur dans les collèges et les lycées ?
Face à ce projet de loi d'un autre âge, le Gouvernement ne voudrait-il pas ressouder une majorité en proie aux premières difficultés (Rires sur les travées du RPR, des Républicains et Indépendants et de l'Union centriste), aux premières dissensions « humaines, trop humaines » ?
Satisfaire, dans la précipitation, une opinion que l'on s'est employé à affoler...
M. Roger Karoutchi. Non !
M. Louis Mermaz. ... et à laquelle on n'a pas finalement apporté davantage de sécurité là où il y avait pourtant nécessité, n'est-ce pas de cela qu'il s'agit ?
C'est vrai que nous sommes nombreux à demander la création d'un observatoire national de la délinquance. Il serait bienvenu !
M. Nicolas Sarkozy, ministre. Pour observer, on est fort !
M. Louis Mermaz. Je pense que nous devrions tous nous accorder sur ce sujet. Cet observatoire permettrait de dissiper l'ambiguïté et corriger le caractère souvent approximatif de statistiques brandies de façon très politicienne.
M. Eric Doligé. Qu'avez-vous fait ?
M. Jean-Pierre Vial. Oui, qu'avez-vous fait, vous ?
M. Louis Mermaz. On ne va pas toujours vivre sur ce que l'on a fait ou ce que l'on n'a pas fait ! (Exclamations sur les travées du RPR et des Républicains et Indépendants.)
M. Eric Doligé. Vous n'avez rien fait !
M. Louis Mermaz. La France vient de loin et la France ira loin ! (Nouvelles exclamations sur les mêmes travées.)
Chers collègues, à quel jeu tactique se livre-t-on depuis un certain nombre d'années avec ces « Qu'avez-vous fait ? » (Protestations sur les mêmes travées.) A ce compte-là, on ne fera jamais rien ! C'est un jeu vraiment enfantin !
M. Philippe Nogrix. Zéro plus zéro égale zéro !
M. Jean-Patrick Courtois, rapporteur. Bref, personne ne fait rien !
M. Louis Mermaz. D'ailleurs, ce « Qu'avez-vous fait ? » me fait rire ! C'est vraiment enfantin que de jouer à ce jeu-là ! En somme, nous n'avons rien fait, vous ne faites rien, et personne ne fait rien ! Non, évitons ce langage qui fait rire tout le monde dans le pays ! (Exclamations sur les travées du RPR.)
M. Eric Doligé. Mais non !
M. Bruno Sido. Cela fait rire jaune !
M. Louis Mermaz. Hormis certaines dispositions techniques sur lesquelles tout le monde s'accorde, ne faudrait-il pas, mes chers collègues, se donner le temps de la réflexion et les moyens de combattre les causes profondes de l'insécurité ? Là est la condition de l'efficacité que chacun attend.
M. Hilaire Flandre. On repart pour un tour !
M. Louis Mermaz. Tel est le sens de cette question préalable : je me demande si ce texte sécuritaire sur lequel on essaie de focaliser l'attention du pays n'a pas pour objet de masquer les rudes échéances que la politique économique et sociale du Gouvernement ne nous prépare pas vraiment à affronter. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et du groupe CRC.)
M. le président. Quel est l'avis de la commission ?
M. Patrice Gélard, vice-président de la commission. Adopter cette motion signifierait qu'il n'y a pas lieu de débattre. En d'autres termes, on nous demande ici de ne strictement rien faire en matière de sécurité ! Or, M. le Président de la République a été élu sur un programme qui traitait de la sécurité.
Mme Nicole Borvo. Ah bon ?
M. Patrice Gélard, vice-président de la commission. Les députés ont été élus sur le même programme et, au mois de juillet, je le rappelle, nous avons adopté le projet de loi d'orientation et de programmation pour la sécurité intérieure dont ce projet de loi n'est que le prolongement. Comme, pour notre part, nous voulons agir pour la sécurité, nous demandons au Sénat de rejeter cette motion. (Applaudissements sur les travées du RPR, des Républicains et Indépendants et de l'Union centriste.)
M. le président. Quel est l'avis du Gouvernement ?
M. Nicolas Sarkozy, ministre. Le Gouvernement partage l'avis défavorable de la commission.
M. le président. La parole est à M. Michel Dreyfus-Schmidt, pour explication de vote.
M. Michel Dreyfus-Schmidt. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, nous avons rappelé la position de la Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes qui nous a expliqué, en début de séance, qu'elle n'avait pas eu le temps de travailler.
C'est également vrai pour nous tous. Par exemple, il existe un rapport sur la prostitution, rapport de notre regrettée collègue Dinah Derycke, ancienne présidente de cette délégation, qui est extrêmement intéressant. On y trouve, notamment, des analyses de droit comparé des différents pays d'Europe. Un document rédigé par les services du Sénat fait d'ailleurs état de cette comparaison.
Dans le texte de notre rapporteur, en revanche, il n'y a rien sur le droit comparé. Or, il est évident que, pour parvenir aux meilleures solutions, comme le disait M. le ministre tout à l'heure, il faut pouvoir travailler dans de bonnes conditions et de manière approfondie.
La proposition qui vient d'être faite par notre ami Louis Mermaz rejoint tout à fait cette préoccupation.
Vous nous dites, monsieur le ministre, que d'ores et déjà la délinquance a baissé. Je ne sais d'ailleurs pas comment cela a été calculé ; peut-être les commissariats ont-ils reçu des ordres de ne pas prendre toutes les plaintes (Protestations sur certaines travées du RPR), je n'en sais rien, cela peut arriver.
Cela prouve que vous n'avez pas besoin de cette loi pour parvenir à réduire la délinquance : il a suffi que vous la brandissiez, sans doute ! Si c'est le cas, cela nous donne une raison supplémentaire de prendre le temps nécessaire à une discussion véritablement approfondie.
Vous l'avez vu, M. le ministre a, aujourd'hui même, modifié certaines de ses propositions. Il nous a expliqué en détail, et nous l'en remercions, comment il avait pu se tromper, qu'il avait reçu les représentants de l'association Droit au logement, le DAL, et qu'il s'était rendu compte, après avoir réfléchi pendant huit jours, qu'ils avaient raison.
Ce qui a été vrai sur ce point, à notre avis, devrait l'être sur beaucoup d'autres. J'ai donc là une nouvelle raison d'approuver cette question préalable.
Cela étant, monsieur le président, il nous a été dit tout à l'heure que, à l'issue de la discussion générale et du vote sur les deux motions, on renverrait la discussion des articles à demain. Or, voilà que, tout à coup, on nous distribue un certain nombre d'amendements.
M. le président. Je vous rassure, mon cher collègue, c'est uniquement pour votre information et nous comptons bien lever la séance après avoir statué sur cette question préalable.
M. Michel Dreyfus-Schmidt. Nous sommes d'accord !
M. le président. Je mets aux voix la motion n° 165, tendant à opposer la question préalable.
Je rappelle que l'adoption de cette motion entraînerait le rejet du projet de loi.
Je suis saisi d'une demande de scrutin public émanant du groupe socialiste.
Il va être procédé au scrutin dans les conditions fixées par l'article 56 du règlement.

(Le scrutin a lieu.)
M. le président. Personne ne demande plus à voter ?...
Le scrutin est clos.

(Il est procédé au comptage des votes.)

M. le président. Voici le résultat du dépouillement du scrutin n° 33:

Nombre de votants 319
Nombre de suffrages exprimés 313
Majorité absolue des suffrages 157
Pour l'adoption 107
Contre 206

La suite de la discussion est renvoyée à la prochaine séance.

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