SEANCE DU 16 DECEMBRE 2002


M. le président. « Art. 45. - Les emprunts contractés par l'ERAP, dans le cadre de son soutien d'actionnaire à France Télécom, bénéficient, en principal et intérêts, de la garantie de l'Etat, dans la limite de 10 milliards d'euros en principal. »
La parole est à Mme Marie-Claude Beaudeau, sur l'article.
Mme Marie-Claude Beaudeau. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, cet article concrétise l'un des volets essentiels du plan « Ambitions FT 2005 », présenté le 4 décembre par le nouveau PDG de France Télécom, Thierry Breton, et le ministre de l'économie, à savoir le détournement de 10 milliards d'euros de fonds publics accordé par l'Etat au titre « d'avance d'actionnaire » pour contribuer au renflouement de la dette de France Télécom.
L'article prévoit ainsi la garantie de l'Etat jusqu'à hauteur de cette somme aux emprunts de l'ERAP, établissement public via lequel vous choisissez, monsieur le ministre, de faire passer cette aide publique indirecte.
On notera que le décret du 2 décembre modifiant l'organisation administrative et financière de cet établissement substitue pudiquement au nom d'origine : « entreprise de recherches et d'activités pétrolières » - qui a bien peu à voir, vous le reconnaîtrez, avec les télécommunications -, sigle le plus neutre : ERAP.
Ce montage financier, malheureusement très lourd de conséquences, dépasse de loin l'objectif de non-franchissement des 3 % du PIB du déficit budgétaire autorisé par le pacte de stabilité.
D'une part, cette avance d'actionnaire consacre le détournement d'argent public. L'Etat et la Caisse des dépôts et consignations, dont les fonds notamment issus de l'épargne populaire sont normalement destinés à financer le logement social et les équipements publics, abonderont directement l'ERAP, qui complétera les 9 à 10 milliards d'euros « d'avance d'actionnaire » sur les marchés financiers avec la garantie de l'Etat.
D'autre part, cet article entérine le transfert à venir de la part du capital détenue par l'Etat vers l'ERAP, qui a statut d'établissement public industriel et commercial. A cet égard, sa rédaction est sans équivoque : « les emprunts contractés par l'ERAP, dans le cadre de son soutien d'actionnaire à France Télécom... ».
Je remarque ainsi que vous nous faites voter une disposition qui anticipe sur ce transfert dont on ne sait ni dans quelles conditions, ni quand il aura lieu. Cela correspond bien à une méthode de passage en force à laquelle le Gouvernement veut nous habituer, au mépris de la représentation parlementaire, de la consultation des salariés et du peuple, comme vous l'avez fait pour le Crédit Lyonnais.
Ce transfert de capital est clairement un prélude à la privatisation d'une nouvelle tranche du capital, en tout cas au passage la part de l'Etat en dessous des 50 %, et donc à la modification de la loi de 1996, objectif affiché par le ministre de l'économie le jour même où M. Breton présentait son plan.
Quel scénario allez-vous suivre ?
La direction de France Télécom annonce déjà une recapitalisation pour 2003 en fonction des cours de la Bourse.
N'oublions pas aussi que l'ERAP a servi à privatiser Elf en 1994 et 1996. On évoque déjà chez les économistes la possibilité que l'ERAP rembourse ses propres dettes vis-à-vis de la Caisse des dépôts et consignations ou des marchés financiers par la vente future de ses actions de France Télécom.
Le transfert du capital de France Télécom détenu par l'Etat à l'ERAP a aussi et surtout pour objet de faciliter le désengagement de l'Etat « actionnaire » et la modification de la loi de 1996.
La disposition qu'on nous demande de voter dans cet article 45 s'inscrit pleinement dans l'esprit de l'ensemble du plan de MM. Mer et Breton.
Loin d'assurer la sauvegarde du grand service public national qu'est France Télécom, ce plan poursuit et accentue son démantèlement, l'enfonce un peu plus dans la dépendance vis-à-vis des marchés financiers et prépare sa privatisation intégrale en faisant payer la facture aux salariés, aux usagers et aux contribuables pour mieux les déposséder de l'entreprise qu'ils auront renflouée.
Le programme « TOP », qui doit rapporter 15 milliards, prévoit ainsi un plan d'économies drastiques imposé aux salariés comprenant, notamment, 25 000 suppressions d'emplois d'ici à 2005, une baisse dangereuse pour l'avenir de l'effort de recherche ainsi que la poursuite et l'aggravation de la politique de surfacturation des prestations aux dépens des usagers. Ce sont ainsi les activités de service public dont l'exploitation a toujours été hautement rentable que vous choisissez de ponctionner et de mettre en péril.
Via les futurs emprunts de l'ERAP sur les marchés financiers et « le refinancement de la dette du groupe » dans des conditions non précisées pour 15 milliards également, les marchés financiers, déjà grands profiteurs de la politique de rachat tous azimuts de la période 1997-2002, vont encore ponctionner l'opérateur et ses usagers d'intérêts que nous pouvons imaginer colossaux.
M. Philippe Marini, rapporteur général. Il faut supprimer les marchés financiers !
Mme Marie-Claude Beaudeau. Songeons que 5 milliards d'euros auront été engloutis à ce titre cette année ! Ce sont pourtant en priorité eux, les créanciers actuels de France Télécom, qui devraient être mis à contribution pour combler la dette.
La situation comptable catastrophique de France Télécom est déjà le résultat de l'adoption d'une logique de rentabilité financière à court terme, voulue par l'Etat et imposée par la privatisation partielle dans une visée de privatisation totale et de transformation en mutinationale capitaliste.
Monsieur le ministre, vous continuez exactement dans la même voie.
Les conséquences en termes de détérioration du service rendu, d'accentuation des inégalités, de gaspillage, de précarisation des salariés sont partie intégrante de cette logique.
Aussi je fais partie de ceux qui combattent toute nouvelle privatisation et exigent, au contraire, la renationalisation intégrale de France Télécom...
M. Philippe Marini, rapporteur général. Seulement de France Télécom ? (Sourires.)
Mme Marie-Claude Beaudeau. ... pour la libérer de l'emprise des marchés financiers en vue d'une réappropriation publique totale de ce secteur stratégique.
M. Jean Arthuis, président de la commission. A quel prix vous rachetez ?
Mme Marie-Claude Beaudeau. Un très fort mouvement se dessine, marqué par la mobilisation des salariés du 26 novembre dernier.
A l'heure où l'on s'apprête à faire payer par les contribuables régionaux la couverture totale du pays en relais de téléphonie mobile, j'ai en tête que la couverture totale du pays en fibre optique représenterait moins du septième du montant de la dette de France Télécom...
M. le président. La parole est à M. Paul Loridant.
M. Paul Loridant. Je voudrais m'adresser tout spécialement à M. le rapporteur général, car nous avons lu avec beaucoup d'intérêt les pages qu'il a rédigées dans son rapport à propos de cet article 45.
Je pourrais partager une grande partie de votre analyse, monsieur le rapporteur général, sauf la conclusion. C'est bien dommage !
M. Jean Arthuis, président de la commission. Alors, changeons la conclusion !
M. Philippe Marini, rapporteur général. Il faut bien que quelque chose nous sépare !
M. Paul Loridant. Par cet article 45, on nous demande d'autoriser le ministère des finances à garantir un emprunt qui va être contracté par l'ERAP pour financer France Télécom. Monsieur le ministre, c'est le rapporteur des comptes spéciaux du Trésor qui s'adresse à vous : il me semble que, parmi les comptes spéciaux du Trésor, il en est un, le compte 902-24, dont l'objectif est précisément d'encaisser les recettes, notamment les dividendes provenant des entreprises publiques, et de doter les autres entreprises publiques en capital à partir en fonction des besoins qui sont exprimés.
M. Jean Arthuis, président de la commission. Il est taquin !
M. Paul Loridant. Je constate que vous éprouvez le besoin de prendre un système avec un rebond pour financer France Télécom alors que, normalement, vous aviez un compte tout particulièrement destiné à cette intention.
M. Jean Arthuis, président de la commission. Vous êtes taquin, monsieur Loridant !
M. Paul Loridant. Cela ne me paraît pas être en conformité avec la loi organique relative aux lois de finances - la nouvelle constitution financière - qui a été adoptée au mois d'août 2001 et qui devait simplifier les choses.
Monsieur le ministre, il faut le dire clairement au Sénat : vous agissez de la sorte parce que vous ne voulez pas faire apparaître directement un endettement de l'Etat. Alors vous utilisez le véhicule de l'ERAP !
M. Jean Arthuis, président de la commission. Cela revient au même !
M. Paul Loridant. Mais les règles de Maastricht prévoient que l'endettement de l'Etat doit s'analyser par rapport au PIB en tenant compte non seulement de la dette directe, mais aussi des aides indirectes. Cet établissement sera donc considéré par les services de la Commission et les institutions européennes comme un établissement périphérique de l'Etat. A travers cet emprunt - plutôt cette garantie - que vous allez accorder, vous allez accroître l'endettement de l'Etat et des administrations publiques qui approchera le taux de 60 % !
Monsieur le ministre, me situant sur un champ légèrement différent de celui de Mme Beaudeau - je partage une grande partie mais non la totalité de son analyse - je constate que, ce faisant, monsieur le ministre, vous ne faites pas oeuvre de très grande transparence puisque vous éprouvez le besoin de recourir à de multiples détours pour accomplir une chose qui est relativement simple : le devoir de l'Etat actionnaire. Mais comme vous ne savez pas le faire directement, vous dérapez !
M. le président. L'amendement n° 26, présenté par M. Foucaud, Mme Beaudeau, M. Loridant et les membres du groupe communiste républicain et citoyen, est ainsi libellé :
« Supprimer cet article. »
La parole est à M. Thierry Foucaud.
M. Thierry Foucaud. Il s'agit pour nous, en proposant la suppression pure et simple de l'article 45 du présent projet de loi, de faire valoir d'autres choix financiers que ceux qui ont présidé à la confection du plan de redressement présenté par Thierry Breton, nouveau PDG de l'entreprise.
Rien, en effet, ne semble, dans ce plan, échapper à la logique qui a pu animer les dérives de la gestion de France Télécom dans la dernière période.
De quoi s'agit-il ? Il s'agit de réaliser 15 milliards d'euros d'économies sur l'exploitation des services. Cela signifie, très concrètement, une augmentation de la productivité apparente du travail, et cela se traduira sur les recrutements de l'entreprise dans la mesure où l'ensemble des fonctionnaires partant à la retraite dans les prochaines années ne seront pas remplacés.
On évoque aussi la possibilité de réaliser des économies opérationnelles sur les prestations de services assumées. Je n'y reviendrai pas, puisque Mme Beaudeau a insisté sur ce point.
Le second pilier de ce plan est la réorganisation de la dette.
En toute objectivité, force est de constater que cette dette, outre qu'elle porte essentiellement sur des opérations, pour le moins critiquables, de tentative de prise de contrôle dont on ne finit pas de solder les surcoûts, demeure assortie d'un coût excessif. Il conviendrait, en fait, de demander un effort à ceux qui ont - pardonnez-moi l'expression - « fait leur beurre » des emprunts souscrits par l'opérateur public.
L'article 45, ouvrant une ligne de trésorerie par le biais de l'ERAP, ligne inscrite dans les comptes de la Caisse des dépôts et consignations, est l'un des éléments de cette logique.
On pourrait, bien sûr, considérer que cette initiative est positive, mais elle demeure étroitement liée aux règles traditionnelles qui régissent les marchés financiers.
Enfin, il s'agit de renforcer les fonds propres de l'entreprise, l'Etat semblant disposer à accorder une avance aux actionnaires, mais plus sûrement encore, le moment venu, à se délester d'une partie de ses titres, dans le cadre de ce qu'il faudrait bien appeler une « privatisation larvée » de l'opérateur.
En vérité, l'ensemble du plan « Breton » consiste à rendre la mariée un peu plus présentable, à lui refaire une sorte de virginité, avant de l'offrir en pâture aux marchés financiers ! On applique une fois de plus, dans ce cas, le bon vieux principe qui veut que l'on socialise les pertes et que l'on privatise les profits.
De manière plus générale, la crise que connaît actuellement le secteur des télécommunications appelle d'autres solutions que celles qui sont aujourd'hui préconisées. Voyez le plan social de liquidation de 58 000 emplois chez Nortel, les plans sociaux chez Alcatel, les difficultés de Cegetel, dans la tourmente que traverse aujourd'hui le groupe Vivendi, ainsi que les suppressions d'emplois chez Ericsson - et la liste n'est pas close.
Non, la France doit avoir le courage politique, aujourd'hui, de faire valoir, à l'échelon européen, une stratégie de désendettement des opérateurs, épurant l'ensemble de la filière du cancer de la financiarisation qui la ronge, et revenant sur certains des attendus de la réglementation imposée en 1996, susceptible, en dernière instance, de répondre aux défis réels.
Parce que la mise en concurrence des services n'a pas permis de répondre aux attentes des usagers - le concept de « fracture numérique » n'existait pas avant 1996, ne l'oublions pas ! -, parce que ce sont des positions essentielles que les opérateurs européens risquent de perdre en s'épuisant encore ainsi, il faut déterminer d'autres choix que ceux qui ont été opérés jusqu'à maintenant et qui imprègnent encore le plan « Breton ».
Il y va, notamment, des positions européennes sur des questions comme la transmission de données, le développement de la société de l'information ou encore le développement des activités culturelles.
Pour toutes ces raisons, nous ne pouvons que proposer la suppression de l'article 45.
M. le président. Quel est l'avis de la commission ?
M. Philippe Marini, rapporteur général. Entrons un instant dans la logique de cet amendement de suppression.
Une fois l'article 45 supprimé, il n'est plus possible à l'ERAP de mobiliser les 9 milliards d'euros nécessaires à l'équilibre du plan de redressement de France Télécom tel que nous en avons pris connaissance. Et c'est alors une crise de confiance absolument indescriptible, crise de confiance des créanciers de France Télécom, mais aussi de ses personnels et de tous ses partenaires.
J'avoue ne pas comprendre comment on peut présenter un amendement de suppression quand on prétend défendre cette entreprise et en souhaiter le redressement.
Compte tenu de l'heure, je ne développerai pas tous les arguments qui pourraient s'opposer à la suppression de l'article, me bornant à souligner le caractère incongru de la démarche, qui me conduit à émettre, au nom de la commission, un avis tout à fait défavorable.
M. le président. Quel est l'avis du Gouvernement ?
M. Alain Lambert, ministre délégué. Cet amendement est, en effet, peu compréhensible, parce qu'il est un acte de défiance à l'endroit de France Télécom.
J'indique à M. Paul Loridant qu'en aucune façon le Gouvernement ne souhaite esquiver ses responsabilités ; il les assume pleinement. D'ailleurs, au regard du traité de Maastricht, qu'il a lui-même cité, cela n'aurait pas été pris comme un déficit, puisque c'est une opération en capital.
Le Gouvernement considère que les Français doivent pouvoir suivre l'évolution de cet acte de recapitalisation et, grâce à la revalorisation des titres de cette entreprise - revalorisation, qui, vous le savez, devient très prometteuse -, retrouver les moyens qui auront été investis.
L'entreprise, on le sait, s'est retrouvée dans cette situation parce que, précisément, le précédent gouvernement ne lui a pas permis de financer sa croissance externe par l'émission d'actions et qu'elle est confrontée aujourd'hui à un endettement considérable. Néanmoins, le présent gouvernement considère que l'entreprise a des atouts : elle exerce un métier d'avenir, et les femmes et les hommes qui la constituent ont un excellent savoir-faire. Il faut donc absolument lui redonner sa chance.
Par conséquent, j'invite le groupe CRC à retirer cet amendement. A défaut, j'émettrai un avis défavorable.
M. le président. Monsieur Foucaud, l'amendement est-il maintenu ?
M. Thierry Foucaud. Oui, je le maintiens !
M. le président. Je mets aux voix l'amendement n° 26.

(L'amendement n'est pas adopté.)
M. le président. Je mets aux voix l'article 45.

(L'article 45 est adopté.)
M. le président. Mes chers collègues, comme je vous l'ai précédemment indiqué, et quelque regret que j'en aie pour ceux d'entre vous qui espéraient que nous achèverions ce soir la discussion du projet de loi de finances rectificative pour 2002, je vais maintenant lever la séance de sorte que le Sénat puisse se réunir à dix heures trente pour entendre les réponses à des questions orales. Nous reprendrons l'examen du collectif à partir de seize heures.
La suite de la discussion est renvoyée à la prochaine séance.

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