M. Bernard Kouchner, ministre. Qui a dit cela ?

M. Jean-Louis Carrère. Le président de la commission de la défense du Sénat afghan, à Kaboul. Je pourrai même vous rapporter ici des propos un peu plus cinglants, mais je le ferai dans un cadre plus restreint.

Nous nous posons donc de vraies questions à ce sujet.

L’Afghanistan ne peut pas être isolé d’un contexte stratégique fort complexe, avec deux grands voisins instables et imprévisibles, l’Iran et le Pakistan, ce dernier possédant déjà, ne l’oublions pas, l’arme nucléaire. Plus loin l’Inde, puissance émergente, cherche aussi à jouer un rôle propre au niveau régional. De quelle façon la France et l’Union européenne peuvent-elles faire en sorte que ces différents acteurs régionaux puissent s’inscrire dans une dynamique de paix ? Certes, cela ne sera pas possible si l’on continue à suivre aveuglément des politiques qui ont failli.

L’évolution en Afghanistan est en rapport étroit avec l’environnement régional. La très forte présence des États-Unis en Asie centrale ne doit pas nous empêcher de développer une politique dans cette région. La prochaine présidence française de l’Union européenne pourrait être l’occasion de déployer des initiatives originales. Nous savons tous que, sans développement économique et social, sans libertés, il n’y a pas de sécurité possible. Lors de sa présidence de l’Union, la France ne pourrait-elle pas être le moteur d’une initiative régionale de paix ?

Ainsi, dirai-je en conclusion, ce premier débat du quinquennat, qui devra être suivi d’autres actes parlementaires, aura été l’occasion pour nous de faire entendre nos propositions, et quelquefois nos critiques.

Si je devais synthétiser ma pensée, je dirais que le problème à l’heure actuelle est que l’on ne voit pas quelle est la colonne vertébrale de l’action extérieure de la France. Quelle est sa méthode d’action ? En dehors de quelques coups médiatiques, on ne discerne pas les lignes de force et les priorités de sa politique étrangère. Je vous le dis avec gravité, monsieur le ministre, cette carence est, malgré tout, des plus préoccupantes. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et du groupe CRC.)

M. le président. La parole est à M. Adrien Gouteyron.

M. Adrien Gouteyron. Monsieur le président, monsieur le ministre, monsieur le président de la commission, mes chers collègues, au moment où l’on prépare une révision constitutionnelle qui vise en particulier à renforcer les pouvoirs du Parlement, c’est bien le moins pour les sénateurs de débattre de la politique étrangère avec le Gouvernement. Je tiens à remercier M. le président de la commission des affaires étrangères d’avoir organisé le présent débat.

Je prends aujourd’hui la parole en ma qualité de membre de la commission des finances et de rapporteur spécial de la mission « Action extérieure de l’État ». Je souhaite que ma modeste contribution renforce le lien entre les ambitions politiques de la diplomatie voulue par le Président de la République et les instruments de la politique extérieure de l’État, mis en œuvre par une pluralité de ministères et d’agences.

De ces instruments, le ministère des affaires étrangères n’a pas le monopole, même s’il doit être un chef de file respecté et reconnu. Monsieur le ministre, être l’animateur d’une politique par nature interministérielle demande beaucoup de qualités, dont celle de gérer et de faire fructifier la diversité des ressources humaines et des profils dont dispose notre État, qu’il s’agisse de nos diplomates politiques, de nos diplomates culturels ou de nos diplomates économiques, pour les mettre au service de notre action à l’étranger.

Dans ce débat, je tiens à rappeler quelques évidences.

Sans prétendre être un spécialiste, je dirai néanmoins que le poids de notre parole à l’étranger est inséparable de ce que nous sommes à l’intérieur de nos frontières.

La portée de nos actes de politique étrangère dépend autant de l’imagination de notre diplomatie que du dynamisme de notre économie et du fonctionnement de notre armée, autant de notre réseau d’ambassades, au demeurant excellent, que du rayonnement de nos universités, autant de notre gestion des crises que de notre détermination à maîtriser nos finances publiques et à faire face à nos engagements européens, incontournables, en la matière.

L’influence réside sans doute moins aujourd’hui dans une politique conçue à cet effet que dans la vitalité propre de notre culture et de notre langue. Comme pourrait nous le dire M. le ministre, faites-moi de la bonne politique économique, budgétaire, éducative, culturelle, préservez un outil de défense crédible, et je vous ferai de la bonne politique étrangère !

M. Adrien Gouteyron. À l’heure de la mondialisation, l’influence se mesure dans la capacité à être considéré comme une référence ou, ainsi que l’a indiqué M. de Rohan, comme un exemple. Le sommes-nous aujourd’hui ? Je vous en laisse juge, mes chers collègues.

En matière de politique étrangère, le succès se résume pour moi à trois mots : crédibilité, constance et indépendance.

La crédibilité, c’est ne jamais se payer de mots et toujours confronter ses discours à la possibilité de ses actes. L’approche de la diplomatie et de la défense vont bien souvent de pair.

La constance, c’est approfondir le sillon laissé par nos prédécesseurs et bien comprendre qu’un écart peut être perçu par nos partenaires, par nos amis, mais aussi par nos ennemis, comme un changement de cap, au risque de faire dérailler notre politique.

L’indépendance, c’est évidemment la clé de notre souveraineté et la clé de nos positions.

M. Roger Romani. Très bien !

M. Adrien Gouteyron. Monsieur le ministre, à l’aune de ces trois mots, vous pouvez comprendre quelle serait ma position si une évolution sur certains sujets majeurs, tels que l’OTAN, venait à être évoquée.

On comprend bien aussi que l’idée nouvelle d’Union pour la Méditerranée, idée forte et belle du Président de la République, ne prendra toute sa force que si elle est en mesure d’amener la paix sur l’autre rive de la Méditerranée, en Palestine, en Israël et, dès aujourd’hui, du moins le plus tôt possible, au Liban.

Mme Nathalie Goulet. Très bien !

M. Adrien Gouteyron. Dans les heurts actuels, qui rappellent les pages sombres de ce pays, c’est l’autorité de l’État et d’un gouvernement qui est défiée. La souveraineté du Liban reste visiblement pour certains insupportable.

Monsieur le ministre, confrontés aux troubles actuels, vous avez choisi jusqu’à présent la discrétion. Je ne vous le reproche pas. Vous avez privilégié l’attente, celle des résultats de la médiation de la Ligue arabe. Vous avez sans doute raison. Mais notre politique se mesurera à nos succès, à notre contribution à la concorde civile, alors que 18 000 Français vivent au Liban et que notre armée y est déployée. La prudence passée, il ne faudra pas hésiter, si c’est nécessaire, à mobiliser la communauté internationale tout entière, car la paix au Liban n’est pas seulement un enjeu de politique intérieure pour ce pays, c’est aussi un enjeu régional, pour la Méditerranée, pour le monde arabe, et un enjeu international pour le dialogue des civilisations.

Dans cette perspective, face à l’urgence des crises que le monde traverse, je tiens à dire ce que représente le Livre blanc, exercice terre à terre s’il en est, qui ne doit pas être un contrefeu à la révision générale des politiques publiques voulue par le Président de la République.

Pour cet exercice de prospective, dont la finalité doit être bien définie, deux écueils doivent être évités.

Le premier écueil est la facilité qui tendrait à une réduction de la voilure, qui ferait de l’action extérieure de l’État une variable d’ajustement budgétaire en faisant supporter aux 10 milliards d’euros annuels, correspondant à cette mission essentielle, les coupes que d’autres ministères s’ingénient à éviter, au prix d’une absence de réforme ou, ce qui revient au même, de réformes en trompe-l’œil.

M. Adrien Gouteyron. J’insiste sur ce point.

M. Roger Romani. Très bien !

M. Adrien Gouteyron. Il y a bien entendu des évolutions à réaliser pour tenir compte de la réalité du monde d’aujourd’hui. Mais il ne faut pas transiger sur l’essentiel : notre réseau diplomatique doit rester universel, ce qui, je le rappelle, n’interdit pas les évolutions.

Il y a aussi des choix à accomplir, notamment celui, qui est sans cesse différé, entre multilatéralisme et bilatéralisme. Nos contributions internationales dépassent bien largement les crédits affectés à notre action bilatérale et à notre réseau. C’est la croissance des crédits mis à disposition des organisations internationales qui, au fil des années, a souvent préempté nos moyens d’actions à l’étranger. Dans une enveloppe budgétaire contrainte, le bilatéral paye, en quelque sorte, pour le multilatéral. Il est temps de rationaliser nos contributions internationales, de demander, avec nos partenaires, les mêmes efforts de gestion et les mêmes résultats aux organisations multilatérales que ceux que nous demandons à notre propre administration.

Ce n’est certes pas facile (M. le ministre opine) mais, dans ce domaine, il ne doit pas y avoir de tabou ! J’observe que M. Wade, Président du Sénégal, a osé s’interroger publiquement sur l’efficacité de la FAO. Pourquoi ne poserions-nous pas, nous aussi, certaines questions ?

Dans le budget de l’action extérieure de l’État, il nous faut maîtriser tout risque inflationniste pour éviter de sacrifier l’essentiel : les ressources humaines nécessaires à une diplomatie politique, économique et culturelle d’excellence.

Le second écueil du Livre blanc serait de résumer notre diplomatie à une pure logique de moyens, alors qu’elle est fondamentalement une politique de puissance. Globalement, nous n’avons aucunement à rougir en regardant les chiffres de notre investissement budgétaire dans notre action extérieure par rapport à nos voisins.

Le futur lecteur du Livre blanc que je suis aspire à trouver dans ce document des objectifs clairs, un chemin vers des résultats tangibles que nous devons atteindre, un renouveau profond de certains instruments – je pense en particulier à la diffusion culturelle à l’étranger – et un recentrage sur des priorités essentielles. Ainsi, monsieur le ministre, laissons les questions d’immigration et de visas au ministère qui en a la charge.

C’est seulement ensuite, me semble-t-il, qu’il convient de dessiner une organisation plus efficace, non pas du seul Quai d’Orsay, mais de l’ensemble de l’action extérieure de l’État, et d’en présenter les conséquences budgétaires. Dans tout domaine de l’action de l’État, ce sont les objectifs qui sont premiers. Dès lors qu’ils sont clairement exprimés, le budget devrait n’être qu’une conséquence.

Pour que cette démarche aboutisse, il nous faut absolument entrer dans une culture d’évaluation des résultats de nos actions. Monsieur le ministre, nous savons, vous et moi, que les diplomates ont une sainte horreur des indicateurs de performance. Néanmoins, sans démarche d’évaluation et sans contrôle de gestion performant, nous ne pourrons pas réussir une réforme vers le haut de l’action extérieure de l’État.

Or, pour moi, comme pour nous tous, sans doute, la diplomatie n’est pas une nostalgie, où nous cultiverions le souvenir de Lafayette à Washington, la mémoire de l’Entente cordiale à Londres et celle de la Pologne d’avant-guerre à Varsovie, elle constitue l’expression de ce qui fait la force et le talent de notre pays, tel qu’il est aujourd’hui. (Applaudissements sur les travées de lUMP et de lUC-UDF, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)

M. le président. La parole est à M. Jacques Blanc.

M. Jacques Blanc. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, je tiens à mon tour à remercier M. de Rohan d’avoir organisé le présent débat.

Vous me permettrez d’adopter une tonalité quelque peu différente de celle des orateurs qui m’ont précédé.

Mes chers collègues, je suis étonné que l’on n’insiste pas sur les succès obtenus par la France depuis un an, grâce à l’action du Président de la République, du Gouvernement et de vous-même, monsieur le ministre.

Rappelons-nous dans quelle situation nous étions lorsque l’Europe était en panne. C’est grâce à la détermination, au courage et à l’opiniâtreté du Président de la République, qui a su convaincre la présidence portugaise, après avoir persuadé la présidence allemande, qu’a pu être signé le traité de Lisbonne, qui a insufflé de nouvelles chances à l’Europe.

Cet acquis, essentiel, permettra de renforcer la capacité de l’Europe de développer une politique étrangère et une politique de la défense qui est indispensable pour que la France s’affirme dans le monde. C’est un constat que personne, me semble-t-il, ne peut oublier.

Je tiens également, après d’autres intervenants, à évoquer l’idée très forte de l’Euroméditerranée.

J’ai assisté aux discussions de Barcelone. Je présidais alors le comité des régions d’Europe. Il n’est pas question de nier l’ambition de ce processus, de gommer certains résultats, mais force est de constater que nous étions en panne. Nous en sommes sortis grâce à la volonté, à l’affirmation d’un grand projet, d’une grande ambition du Président de la République.

Ce n’est pas parce que chacun est interpellé par les événements du Liban qu’il faut oublier l’importance d’une vraie politique d’union méditerranéenne.

Il a bien sûr fallu s’adapter à la réalité, tenir compte des souhaits des autres parties. Mais nous avons fait bouger les choses et nous avons enclenché un processus, qui, je l’espère, sera irréversible, car il est indispensable pour retrouver un équilibre de paix autour de la mer Méditerranée. C’est un autre constat que personne ne peut non plus oublier.

De même, il paraît difficile d’oublier l’action de la France en Afrique, dans une situation extrêmement difficile. Que l’on pense au Darfour et à la conférence sur le Soudan ou à l’opération EUFOR Tchad-RCA. Ces initiatives montrent la présence de la France en Afrique, sa volonté, sa capacité de promouvoir un certain nombre de démarches.

Sur l’Afghanistan, il ne suffit pas d’évoquer la décision d’envoyer des militaires sur place. Il faut aussi rappeler la démarche que la France initie afin de trouver des solutions à une situation d’une effroyable complexité. Ce n’est tout de même pas la faute de la France, ni celle de M. Sarkozy, si nous ne sommes pas encore sortis de cette affaire !

Nous avons su montrer de la détermination pour participer à la lutte contre le terrorisme et à la recherche d’une réponse politique.

M. André Rouvière. C’est une illusion !

M. Jacques Blanc. Comment oublier la conférence de Paris ? Certes, elle n’a pas abouti à rétablir la paix entre la Palestine et Israël. Est-ce pour autant la faute de la France ?

Il est faux de prétendre que la France a été absente. La conférence de Paris a mobilisé des efforts, suscité des gestes politiques qui étaient indispensables sur cette douloureuse question.

Certes, au Liban, nous n’avons pas gagné. Est-ce pour autant la faute de la France ? Je veux pour ma part rendre hommage au ministre qui s’est beaucoup mobilisé, qui s’est efforcé de cultiver les chances de la paix contre des forces multiples, internes et externes, qui, hélas ! débouchent aujourd’hui sur une situation dramatique.

On ne peut pas oublier que les conclusions de la rencontre interlibanaise qui s’est tenue au château de la Celle-Saint-Cloud ont été reprises par la Ligue arabe. C’est en s’appuyant sur ces conclusions que l’on pourra demain, je l’espère, apporter des chances supplémentaires à la paix.

Bien entendu, nous aspirons tous à des résultats tangibles. Néanmoins, mes chers collègues, qui peut prétendre que la France pouvait à elle seule, et en un an, changer radicalement le cours du monde tout en conservant la possibilité de mener sa politique à la fois en son propre nom et par le canal européen ?

J’estime pour ma part très injuste de présenter comme un geste consenti aux États-Unis ou à l’OTAN un changement de stratégie qui vise à nous donner des chances supplémentaires de réussir l’Europe de la défense. J’ai tenu à exprimer ce sentiment, parce que je crois que notre pays a besoin de mesurer la chance qu’il a de pouvoir porter des messages dans le monde.

Pour autant, quand je ne suis pas d’accord, j’ose le dire. Or un point m’inquiète, et je ne parle là qu’à titre personnel : je suis inquiet de constater que, dans le cadre du projet de réforme institutionnelle, certains de nos collègues et amis députés envisagent certes de supprimer les référendums portant sur les élargissements de l’Union, mais d’introduire pour l’adhésion de la Turquie une clause spéciale visant à maintenir cette voie.

Mes chers collègues, chacun sait bien que le problème de l’adhésion de la Turquie n’a aucune chance d’être résolu avant dix ou quinze ans. Nous sommes engagés dans des négociations, il nous faut respecter notre engagement. Prendre une mesure particulière en maintenant le référendum dans ce seul cas serait une très grave erreur à l’égard de ce peuple qui a droit à notre respect, qui fait des progrès, qui sort d’un système pour aller vers un autre, et qui peut être aussi un facteur d’équilibre : les pays musulmans laïques, excusez-moi, ne sont pas si nombreux sur la planète ! J’ose l’affirmer ici : nous aurions sans doute mieux à faire que de risquer de leur donner à penser qu’ils sont mis à part et que, pour des raisons multiples, nous oublions leurs propres réalités et la chance que – à mes yeux – ils représentent pour l’équilibre du monde.

Vous constatez donc, mes chers collègues, que je ne suis pas idolâtre de la politique qui a été menée. Je voudrais cependant que, de temps en temps, on en rappelle les atouts exceptionnels. Pour ma part, je considère que la grande action qu’a développée le Président de la République depuis un an, c’est d’avoir sauvé l’Europe. (Applaudissements sur les travées de lUMP. – M. Yves Pozzo di Borgo applaudit également.)

M. Jean-Guy Branger. Très bien !

M. le président. La parole est à M. Jean-Guy Branger.

M. Jean-Guy Branger. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, je voudrais tout d’abord remercier très chaleureusement le président de la commission des affaires étrangères, M. Josselin de Rohan, d’avoir pris l’heureuse initiative d’organiser au Sénat un débat sur la politique étrangère de la France. (M. Jean-Louis Carrère s’exclame.)

Il s’agit d’une question majeure, d’une question qui concerne l’avenir de notre pays et de sa capacité d’influence dans la gestion des affaires du monde. Dans cette action, vous ne ménagez pas votre peine, monsieur le ministre.

Toutes les études d’opinion et les sondages le montrent clairement : d’un côté, les Français semblent se méfier du monde, en avoir peur ; de l’autre, c’est dans l’Europe qu’ils placent leurs espoirs de pouvoir maîtriser encore les évolutions globales qu’ils ont trop l’impression de subir.

Ainsi, ils ne trouvent apparemment plus dans l’exception française en matière de défense ou de politique étrangère de quoi les rassurer quant au destin de leur pays, dont ils craignent que la puissance ne soit déclassée. Seul contrepoids susceptible d’équilibrer l’influence jugée parfois envahissante des États-Unis et d’amener ces derniers à prendre en compte le point de vue de leurs alliés historiques, l’Union européenne reste investie pour les Français d’un mandat redoutable : restaurer à l’horizon du xxie siècle l’ambition que la grandeur perdue n’a pas permis de réinvestir.

Dans un tel contexte, qu’est-ce qu’une politique étrangère de la France ? Quels en sont les conditions d’existence et le cadre d’exercice ?

Toute politique exige courage et volonté.

M. André Rouvière. Et des moyens !

M. Jean-Guy Branger. Cela est particulièrement vrai en matière diplomatique, tant les contraintes sont nombreuses et variées.

À mon sens, une politique étrangère rationnelle suppose à la fois une vision du monde et une vision de la France dans le monde. Que peut-elle en attendre ? Que peut-elle y faire ? Dans nombre de cas, il y a une prime à celui qui voit clair et ose dire ce que d’autres pensent sans avoir le courage de l’exprimer.

Que l’on aime ou non le personnage – moi, je l’aime ! –, le général de Gaulle avait une politique étrangère.

M. Bernard Kouchner, ministre. C’était plus facile !

M. Jean-Guy Branger. Avoir une politique étrangère, cela consiste d’abord à penser : il ne suffit pas d’avoir une volonté, il faut savoir ce que l’on veut ; et nous savons que le monde actuel a davantage besoin que chacun soit lui-même et assume ses choix.

Depuis que je suis parlementaire – cela fait maintenant quelques années ! –, j’ai toujours été très surpris de constater que, dans les déclarations de politique générale des divers gouvernements qui se sont succédé aux affaires, la politique étrangère se trouve réduite à la portion congrue.

Mme Nathalie Goulet. Très bien !

M. Jean-Guy Branger. Malgré le petit coup de clairon rituel sur « le rôle mondial de la France », je n’y décèle ni vue d’ensemble ni projet. J’observe également que nos dirigeants – ainsi que les médias – ne replacent jamais les sujets d’actualité dans une conception un tant soit peu générale, ou ne le font que rarement,… et que personne ne se préoccupe de la leur demander. Le débat d’aujourd’hui revêt donc une grande importance pour nous, car il nous offre une bonne – et rare ! – occasion d’être éclairés sur la politique étrangère de notre pays.

Nous avons la chance – j’abonde ici dans le sens de Jacques Blanc – d’avoir élu un Président de la République dont les principales qualités sont la volonté politique de prendre les décisions difficiles qui s’imposent et le courage d’en assumer les conséquences politiques. Nous pouvons être certains que la France saura faire entendre sa voix à l’extérieur avec force et courage.

L’activisme diplomatique n’est légitime que s’il constitue une réelle stratégie d’influence et l’expression d’une nouvelle ambition. Nous savons qu’il existe des limites objectives à notre politique étrangère, le constat a été dressé ces dernières années. Nous savons également que, malgré les contraintes budgétaires dont il était question tout à l’heure, il faut rompre avec un certain isolement : cela a été réalisé sur le plan européen, cela doit être confirmé sur le plan international. Rien n’est pire, en effet, que la marginalisation.

M. Jean-Guy Branger. Je pense que la politique étrangère de la France doit se jouer à trois niveaux : national, européen et international.

Sur le plan interne, le deuxième réseau diplomatique et consulaire du monde connaît des difficultés financières qu’il ne faut pas nier : une réflexion et une réforme doivent être menées au nom de l’efficacité. Nous disposons sur ce point des excellents rapports budgétaires dans lesquels notre collègue Adrien Gouteyron, que nous avons entendu voilà quelques instants, a ouvert de nombreuses pistes de réforme.

Sur le plan européen, les choses se sont améliorées depuis l’échec du référendum de 2005 : cela doit être mis au crédit de l’action du Président de la République.

Le couple franco-allemand a retrouvé sa vitalité, et il faut s’en féliciter.

M. Jean-Louis Carrère. Comment ? Ce n’est pas le couple franco-italien ? J’ai encore confondu !

M. Jean-Guy Branger. Il s’agit d’un axe majeur de notre diplomatie qui ne saurait être remplacé et dont l’affaiblissement ne saurait être compensé. Soyez-en convaincus, mes chers collègues : sans l’Allemagne, la France ne peut espérer rallier ses partenaires ou d’autres États extérieurs à l’Union à ses initiatives diplomatiques. C’est ce que certains appellent notre « capacité d’entraînement » et qui reste aujourd’hui un élément fondamental de notre politique étrangère.

Nous venons d’en faire l’expérience avec l’important dossier de l’Union pour la Méditerranée. Le couple franco-allemand est une réalité incontournable qu’il ne faut pas ignorer, même si nous ne sous-estimons pas le rôle crucial du volontarisme politique qui est à la base de la plupart des grandes décisions. Le couple franco-allemand est plus que jamais au cœur de l’Europe. Sans lui, rien n’est possible.

Sur le plan international, la difficulté est grande. Ni le remplacement de la bipolarité par un système marqué par la suprématie américaine, ni la position de force de la langue anglaise, qui va de pair avec l’affaiblissement de la francophonie, autre composante de notre diplomatie, ne constituent pour notre pays un contexte favorable.

Dès lors, comment, aujourd’hui, construire durablement une nouvelle capacité d’entraînement de la diplomatie française ? Comment ne pas tomber dans la rhétorique américaine ?

M. Jean-Louis Carrère. Vous-même ne le savez pas !

M. Jean-Guy Branger. Le volontarisme politique existe ; il faut s’en féliciter. Il doit nous permettre de trouver, avec cohérence et habileté, une nouvelle marge de manœuvre. Ma conviction profonde est que, cette marge de manœuvre, il nous faut la chercher dans la mise en place d’une véritable politique étrangère européenne.

Le bilan de la politique étrangère européenne peut se résumer en un mot : insuffisance. En Europe, l’entreprise européenne a si bien réussi que la politique étrangère n’y a plus de raison d’être ; hors de l’Europe, en revanche, où cette politique est plus que jamais nécessaire, la diplomatie européenne se contente de discours qui ne sont pas suivis d’action, de financements qui ne sont jamais assortis de conditions.

M. Jean-Guy Branger. Ainsi, depuis la chute du mur de Berlin, sur les grands sujets de la guerre et de la paix, de la démocratie, du développement, rien n’aurait été différent dans le monde sans l’Union et son « club de gentils membres ».

Il est donc temps pour l’Union de prendre en charge sa défense et sa sécurité, d’affirmer avec force une politique étrangère commune, de revoir sa définition des menaces, d’en finir avec l’illusion de vivre dans un monde où les conflits ne concernent que les autres. Il lui faut pour cela procéder aux réformes institutionnelles qui s’imposent, séparer le diplomatique du communautaire, réviser et harmoniser les politiques étrangères nationales, repenser enfin ce qui fait l’unité de son destin.

L’année prochaine, vingt ans se seront écoulés depuis la chute du mur de Berlin, l’Europe de l’Ouest aura trente ans d’expérience en matière de « coopération politique », la Communauté européenne aura franchi le cap du demi-siècle d’existence, la génération née après la guerre passera le flambeau à celle qui est née après Mai-68 ! Alors même que l’histoire de l’humanité connaît une phase d’accélération prodigieuse, dans cette période durant laquelle l’Europe, tout absorbée par sa propre gestation, s’est mise comme entre parenthèses du monde, la population mondiale a triplé, ainsi d’ailleurs que le nombre des États représentés aux Nations unies. Nous devons absolument prendre en compte ces évolutions et nous tourner vers l’avenir.

Exister face aux États-Unis sans se brouiller avec eux – oh que non ! –, exister en Europe sans sacrifier à un plus petit dénominateur commun émollient : c’est cette quadrature du cercle que la politique étrangère de la France doit résoudre pour trouver un espace.

J’ajoute que le retour de la Russie sur la scène internationale, avec ses ambitions de puissance et son rêve de grandeur, suscite en Europe et aux États-Unis interrogations et parfois inquiétudes. Il faut prendre en compte cette réalité.

Ma conviction, monsieur le ministre, est que l’avenir de notre diplomatie est européen. Les pays européens ont conquis – bien chèrement – le privilège historique d’être vaccinés contre la guerre. Elle est devenue pour eux une monstruosité qu’ils ne veulent plus ni subir ni commettre. N’ayant depuis trois siècles le souvenir historique que de guerres provoquées par eux-mêmes contre eux-mêmes et constatant qu’ils sont tous devenus pacifiques – voire pacifistes –, ils sont profondément rassurés.

La guerre, désormais, c’est pour les autres. Le chaos africain ne nuit qu’aux populations locales, les puissances émergentes d’Asie sont trop absorbées par leurs rivalités régionales pour s’intéresser à nous, les « États voyous » sont loin, et l’Amérique joue pleinement son rôle de gendarme mondial et de bouc émissaire universel. Laissons donc aux États-Unis l’ivresse de la puissance mondiale et le « sale boulot » de l’usage de la violence contre les violents ; concentrons-nous sur la défense bien comprise de nos intérêts économiques et sur l’image, qui nous va si bien, de vieux sages donneurs de leçons !

En effet, cette sagesse du lion devenu vieux, ce cynisme de l’irresponsable peut se défendre. Si nous sommes à l’abri des vents du siècle, si nous avons tout notre temps, alors nous pouvons continuer à nous émerveiller de ne mettre « que » cinq ou six ans à traduire dans les faits la modeste déclaration de Saint-Malo sur la sécurité de l’Europe, seulement dix ou douze ans pour appliquer les extraditions systématiques de terroristes entre nos États, et à nous extasier devant l’audace qui consistera à confier à une seule personne la responsabilité de Haut représentant de l’Union pour la politique étrangère et de sécurité commune, la présidence du Conseil des affaires étrangères ainsi que l’une des vice-présidences de la Commission, chargée de l’action extérieure.

Mais si la menace terroriste existait vraiment ? S’il était vrai qu’une bonne demi-douzaine de pays, très éloignés du modèle démocratique et animés de la haine de l’Occident, détenaient déjà des armes dangereuses ou étaient en passe de les obtenir ? Si des fanatismes inédits finissaient par jaillir des mégapoles monstrueuses d’Afrique, d’Amérique latine et d’Asie, tournant contre les privilégiés de l’Ouest le désespoir de la jeunesse du monde ? Si les Américains finissaient par se lasser de payer toujours pour nous, en argent, en hommes et en réputation ? Et finalement, après tout, si nous étions les seuls à être vraiment vaccinés contre la guerre, comme semblent le montrer les combats qui ensanglantent actuellement le tiers de l’Afrique, l’embrasement permanent du Moyen-Orient et du Liban, les affrontements en Afghanistan, l’augmentation régulière des budgets militaires sur tous les continents autres que le nôtre ?

Qui était réaliste dans les années 1930 ? Les vieilles gloires qui se préparaient à un nouvel été 1914 ou le jeune officier qui écrivait Le Fil de l’épée sous les sarcasmes ? En 2008, monsieur le ministre, où est le réalisme ?

Shimon Peres a dit un jour : « Quand vous perdez votre ennemi, vous perdez votre politique étrangère. » Il est grand temps que les pays européens, et la France au premier chef, portent en terre les fantômes du xxe siècle et osent regarder en face les dangers et les défis des temps nouveaux. (Applaudissements sur les travées de lUMP. – M. Philippe Nogrix applaudit également.)