M. le président. La parole est à M. François Fortassin.

M. François Fortassin. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, une fois n’est pas coutume, je vais m’employer à défendre l’ENA, peut-être parce que j’ai beaucoup attaqué les énarques au cours de ma vie politique. (Sourires.)

M. Josselin de Rohan. Vos péchés sont pardonnés ! (Nouveaux sourires.)

M. François Fortassin. Pour autant, je suis convaincu que certaines améliorations peuvent être apportées au fonctionnement de cette école.

Ce débat sur le recrutement et la formation des hauts fonctionnaires de l’État, qui se tient à la demande du groupe de l’UMP dans le cadre de la semaine d’initiative sénatoriale, est aussi l’occasion d’évoquer, au-delà des problèmes de recrutement et de formation, la question beaucoup plus large de la nécessaire mutation de la fonction publique. À mon sens, notre débat ne peut se limiter à parler de la suppression du classement de sortie de l’ENA : cela reviendrait à ne prendre en compte que la partie émergée de l’iceberg de la fonction publique.

Quelle est la situation de notre pays en ce qui concerne ses hauts fonctionnaires ? Tout d’abord, ceux-ci bénéficient d’une formation extrêmement performante, enviée dans le monde entier. Ensuite, ils font preuve d’une impartialité convenable, qui n’est d’ailleurs pas sans lien avec la qualité de la formation. Enfin, il faut le signaler, ils échappent à la tentation de corruption qui existe dans de nombreux pays, y compris dans des pays voisins.

Selon moi, nous devons reconnaître ces avantages et les défendre.

Néanmoins, je l’ai dit, le système peut, à l’évidence, être amélioré. On peut notamment reprocher au mécanisme de recrutement de favoriser l’« entre-soi », dont tout le monde dénonce les méfaits, mais qui se poursuit d’année en année. Il est tout de même incroyable de voir ce que les énarques peuvent faire comme petits ! (Sourires.)

Comment peut-on remédier à ces dysfonctionnements ?

D’abord, il convient de rappeler que la pédagogie consiste souvent à répéter inlassablement un certain nombre de choses. Pourquoi les énarques et les élèves des écoles les plus prestigieuses, Polytechnique et autres, y échapperaient-ils ? En particulier, il faut leur rappeler sans cesse qu’ils doivent servir l’État et non le Gouvernement.

S’ils servent l’État, ils ont de fortes chances d’être véritablement impartiaux.

M. Jean-Pierre Sueur. Très bien !

M. François Fortassin. S’ils servent le Gouvernement, ils ont de fortes chances de devenir…

M. Jean-Pierre Sueur. Ministres ! (Sourires.)

M. François Fortassin. … des personnages à l’échine souple.

S’il n’est pas anormal qu’un haut fonctionnaire soit carriériste, il ne doit pas pour autant n’avoir pour objectif que de plaire au « prince » qui l’a nommé, ou dont sa carrière dépend.

Ensuite, il faut améliorer le système des limites d’âge. D’ailleurs, si l’on tenait compte de ce critère, bon nombre d’entre nous devraient disparaître très vite de cet hémicycle ! (Sourires.) Comme si l’intelligence s’étiolait avec l’âge ! Comme si nous cessions d’être imaginatifs et intellectuellement productifs passé l’âge de trente ans ! Tous ceux d’entre nous qui me semblent avoir dépassé cette limite sont-ils devenus des « croulants » intellectuels ? Certainement pas !

Dès lors, pourquoi ce qui vaut pour les responsables politiques ne vaudrait-il pas pour les hauts fonctionnaires ?

Il faut aussi qu’il y ait un véritable ascenseur social, fonctionnant aussi bien à l’entrée dans les grandes écoles, auxquelles doivent pouvoir accéder des jeunes de toutes origines, que tout au long de leur carrière.

Il conviendrait également d’accroître la diversité des stages. Ceux-ci se déroulent aujourd'hui, en général, dans des institutions extrêmement protégées. Cela donne-t-il à ces futurs hauts fonctionnaires une bonne connaissance du « pays réel » ? Ne serait-il pas utile qu’ils se « coltinent » avec les milieux populaires et aussi avec les problèmes propres à l’espace rural ? Une chose est de faire un stage dans une ambassade ou dans une préfecture ; une autre chose est de l’accomplir dans une petite communauté de communes où il faut se battre pour mener à bien un dossier.

Ces modifications, qui ne seraient pas forcément très coûteuses, permettraient d’éviter cette méconnaissance des réalités profondes du pays, notamment de ses zones rurales, que l’on constate trop souvent chez les hauts fonctionnaires.

En ce qui concerne le classement de sortie, j’y suis personnellement plutôt favorable : c’est la méritocratie.

M. Philippe Marini. Très bien !

M. François Fortassin. S’il est supprimé, les nominations dépendront de considérations que je n’ose même pas envisager ! (Exclamations amusées et marques d’approbation sur les travées de l’UMP.)

M. Philippe Marini. Très juste !

M. François Fortassin. Toutefois, la carrière d’un haut fonctionnaire ne doit évidemment pas dépendre pendant plusieurs décennies de son rang de sortie. Tout ne peut pas rester éternellement figé. Ainsi, un haut fonctionnaire dont le rang de classement n’était pas extraordinaire ne doit pas traîner cela comme un boulet durant toute sa carrière. Après tout, certains ont pu considérer que, à vingt ans ou vingt-cinq ans, il y avait des choses beaucoup plus intéressantes à faire que de se plonger dans les études ! (Sourires.)

MM. Yvon Collin et Michel Mercier. Quelles choses, par exemple ? (Nouveaux sourires.)

M. François Fortassin. Le sport est un excellent dérivatif ! La montagne aussi ! Le grand « pyrénéiste » Henry Russell racontait que, à une certaine époque, quand on avait emmené une dame ou jeune femme au-dessus de 3 000 mètres, on pouvait la tutoyer toute sa vie, car, disait-il, tout ce qui s’est passé à une telle altitude est couvert par le silence des sommets ! (Rires et applaudissements.)

Donc, je n’en dirai pas plus des autres passions des jeunes gens, d’autant que, je dois le dire, ma mémoire est, sur ce sujet, légèrement défaillante ! (Sourires.)

Plus sérieusement, je voudrais insister en conclusion sur la réflexion qui mérite d’être menée et sur le bon sens qui doit guider cette réforme. De grâce, sous prétexte d’améliorer les choses, ne les rendons pas pires que ce qu’elles sont aujourd'hui ! (Applaudissements sur les travées du RDSE, de lUnion centriste, de lUMP et du groupe socialiste.)

M. Philippe Marini. Très bien !

M. le président. Quelle belle unanimité !

Pour ma part, je préfère que l’on parle de l’ENA que des écoles nationales vétérinaires ! (Sourires.)

La parole est à M. Jean-Pierre Sueur.

M. Jean-Pierre Sueur. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, je m’interroge sur le statut et l’utilité de ce débat. En effet, si j’ai bien compris – mais peut-être n’est-ce pas le cas –, la décision est déjà prise ; elle a été communiquée à l’ENA et a fait l’objet d’une communication en conseil des ministres.

Je remercie le président de Rohan d’avoir suscité ce débat, mais n’eût-il pas été préférable de saisir le Parlement avant de prendre une décision sur un sujet d’une telle importance ?

Mme Catherine Tasca. Ils ne savent pas qu’il y a un Parlement !

M. Jean-Pierre Sueur. Monsieur le secrétaire d’État, je vous poserai donc une question simple, à laquelle, je l’espère, vous pourrez répondre : le Parlement, qui doit se contenter aujourd'hui de débattre, aura-t-il l’occasion de statuer sur cette affaire ?

Au demeurant, le sujet est vaste, car la formation des serviteurs de l’État comme de ceux des collectivités territoriales ne se réduit pas à la seule question de l’ENA.

À l’instar des orateurs qui sont intervenus avant moi, je voudrais revenir sur quelques principes, dont celui, qui est fondateur de la République, de l’égalité, de la promotion de tous, de la possibilité donnée à chacun d’aller le plus loin possible. Disant cela, je songe à un ami de Gien, dans le Loiret, dont les obsèques ont lieu en ce moment même, un homme issu de la classe ouvrière qui est devenu un grand historien. Je pense à tous ceux qui se sont élevés par la force de leur volonté – M. de Rohan a évoqué à juste titre Charles Péguy –, mais aussi grâce aux hussards noirs de la République, qui leur ont donné la main, qui ont été exigeants avec eux pour leur permettre d’aller le plus loin possible.

Le concours, tous ceux qui en ont passé un le savent, présente bien des inconvénients. Il reste cependant, comme on le dit souvent de la démocratie, le pire des systèmes à l’exception de tous les autres.

Il en va de même du classement qui a lieu à l’issue de la dernière année d’étude à l’ENA. On peut tout à fait en contester le principe. Mais la question est de savoir par quoi on le remplace.

M. Jean-Pierre Sueur. Si la nouvelle procédure offre les mêmes garanties en termes d’impartialité ou d’objectivité que l’actuelle, quels que soient ses défauts, pourquoi pas ? Mais on perçoit bien que la sélection à partir de dossiers ouvre la porte à bien des risques !

Chaque corps, chaque administration consultera les dossiers, puis procédera à des entretiens en présence d’experts en « ressources humaines », concept sur lequel je reviendrai tout à l’heure. Or, en dépit des qualités de Jean-Cyril Spinetta, qui présidera un comité ad hoc veillant à la bonne régularité de la procédure de sortie, tout le monde voit bien que cela ne suffira pas à garantir l’impartialité requise. Il y aura, d’un côté, ceux que l’on connaît déjà, ceux que l’on reconnaît, ceux pour qui la voie est déjà tracée, et puis les autres… Ce sera le retour aux connivences, aux affinités, à l’héritage, à l’autoreproduction au bénéfice de ceux qui ont tellement l’habitude d’être dans le cercle qu’il est naturel qu’ils y restent.

En tout cas, les informations dont nous disposons actuellement ne nous garantissent aucunement que la nouvelle procédure sera plus juste que l’actuelle.

Notre réflexion ne se borne pas au rappel de ces principes républicains auxquels nous sommes très attachés. Nous défendons également des carrières diversifiées dans la haute fonction publique, comme, du reste, dans l’ensemble de la fonction publique.

En effet, la question peut se poser de savoir s’il est bon que quelqu’un qui est entré au Conseil d’État à vingt-trois ans y reste jusqu’à l’âge de soixante-cinq ans, voire davantage, sans connaître autre chose dans sa carrière professionnelle, hors la période de mobilité ?

D’ailleurs, tous les grands corps ne fonctionnent pas de la même façon. De nombreux inspecteurs des finances – et il en est d’éminents parmi nous, monsieur le rapporteur général (Sourires) – ne consacrent que 10 % ou 15 % de leur carrière à la tâche précise qui consiste à inspecter les finances. Si l’on reste toute sa vie inspecteur des finances, la présence réelle dans le cadre est temporaire au cours de sa carrière.

Nous devons repenser le système. Il ne serait sans doute pas mauvais, par exemple, que quelqu’un qui exercera ses fonctions au Conseil d’État ou à l’Inspection des finances ou à la Cour des comptes travaille quelques années dans une préfecture, une direction des affaires sociales, un hôpital ou une collectivité locale, bref sur le terrain, afin que puisse s’établir une dialectique entre des expériences professionnelles diverses et les fonctions exercées ensuite. Cela ne contreviendrait nullement aux principes républicains de l’accession à une fonction ou à un corps. Il est parfaitement imaginable de vivre autrement le fait d’appartenir à un grand corps, d’être administrateur civil ou membre d’une juridiction administrative, et d’instaurer une plus grande diversité dans les tâches exercées au cours d’une même carrière.

Après avoir parlé des principes républicains, de la nécessité de carrières diversifiées, je veux maintenant aborder la formation.

En effet, à cet égard, des évolutions sont certainement souhaitables. Je plaide pour que l’ENA, comme les autres grandes écoles, délivre une formation. Cette affirmation peut paraître banale, mais, aujourd’hui, sur deux années d’école, les élèves effectuent deux stages de six mois chacun dans une préfecture ou une ambassade. Ces stages sont très bénéfiques parce qu’ils sont d’une certaine durée et parce qu’ils offrent une certaine densité d’apprentissage. Si l’on crée un troisième stage, en entreprise, ce nouveau stage devra offrir la même utilité, présenter le même caractère formateur, les mêmes qualités que les deux autres en termes de durée, de densité : il faudra en tirer les conséquences, car, en la matière, on ne peut pas se contenter de subterfuges.

Je plaide en outre pour que la formation à l’ENA, comme d’ailleurs dans les autres grandes écoles ou à l’université, soit d’abord fondée sur la connaissance. «  Mais vous n’y pensez pas, m’objecte-t-on, ce qui compte, c’est l’ouverture aux réalités professionnelles ! » Or, pour moi, l’ouverture aux réalités professionnelles fait justement partie de la connaissance… On me rétorque également : « Ce qui compte, c’est le management ». Voilà le grand mot lâché ! Aujourd’hui, si vous n’êtes pas dans le management, vous n’êtes pas bon ! Et bien entendu, il faut prononcer le mot à l’anglo-saxonne !  (Exclamations amusées sur les travées du groupe CRC-SPG.)

J’ai dit que j’allais revenir sur les « ressources humaines ». Jadis, il existait des directions du personnel, appellation sans doute un peu archaïque. Aujourd'hui, c’est extraordinaire, tout le monde parle de « ressources humaines » ! Avouons-le, c’est un concept bizarre. Je connais la ressource pétrolifère, la ressource électrique, la ressource gazière, mais je me demande à quoi correspond cette notion vaporeuse de « ressources humaines ». Je ne connais, pour ma part, que des êtres humains, qui, pour accomplir leurs missions, doivent acquérir des connaissances.

En matière de fonction publique, précisément, il y a des connaissances à acquérir.

Récemment, j’ai rencontré un jeune énarque qui m’a avoué qu’il ne connaissait rien aux commissions paritaires, à la promotion dans la fonction publique, car il n’avait pas appris ces notions en cours. N’ayons crainte, il finira par apprendre de quoi il s’agit…

Quoi qu'il en soit, le service de l’État a une substance qui suppose certaines connaissances, en matière de déontologie, d’histoire, de fonctionnement de la démocratie, etc. Ne récusons donc pas la connaissance !

Même la connaissance des grandes œuvres de la littérature – je pense toujours à La Princesse de Clèves ! – est très bénéfique. Croire que la seule « formation » – j’insiste sur les guillemets ! – qui va nous aider à créer de bons hauts fonctionnaires, comme d’ailleurs de bons chefs d’entreprise ou de bons professionnels en général, serait une sorte de mixture de gestion des ressources humaines, de management et de quelques autres concepts à la mode, ce n’est pas forcément très sérieux.

Le savoir, la connaissance sont des réalités et, nous le savons tous, chacun doit s’efforcer de s’en approprier une part aussi large que possible.

En outre, il faut démocratiser l’accès à l’ENA ainsi qu’à toutes les grandes écoles et aux universités. Cela passe par des réformes, comme celle qu’a mise en œuvre M. Descoings. Les initiatives qui ont été prises ont été utiles. Notre collègue Yannick Bodin en parlera d’ailleurs dans un instant et abordera tout ce qui peut être fait pour favoriser cette nécessaire démocratisation.

Pour ma part, je tiens à dire que la démocratisation doit être partout. C’est seulement si l’on ose proposer à tous les jeunes de France, dans tous les quartiers, sans aucune exception, ce que j’appelle une école de l’exigence et non une école de la démagogie et de la facilité, que l’on ira vers la promotion du plus grand nombre. J’en suis absolument persuadé !

Même s’il a été utile de réaliser des zonages pour pouvoir donner plus à ceux qui ont moins, il ne faut pas aboutir à créer des ghettos où l’on se résoudrait à n’enseigner qu’une partie du savoir. Tous et toutes ont droit à cette connaissance qui est tellement nécessaire.

Si l’on veut aller vers plus de démocratisation, il conviendra également de s’interroger sur la coupure entre les universités et les grandes écoles. À mon sens, toutes les grandes écoles devraient appartenir à une université ou travailler avec une ou plusieurs d’entre elles. Les classes préparatoires devraient aussi avoir un lien avec l’université. Nous ne pouvons pas être le seul pays au monde où l’université est exclue de la formation de certaines de nos élites.

M. Josselin de Rohan. Ne s’en exclut-elle pas elle-même ?

M. Jean-Pierre Sueur. Même s’il y a beaucoup à faire dans les universités, je n’ouvrirai pas ce dossier maintenant.

Enfin, il faut favoriser l’accès de ceux qui ont déjà une expérience professionnelle. À cet égard, il faut développer la deuxième voie et la troisième voie. Il est vrai que peu parmi ceux qui sont reçus à ce titre ont accès aux grands corps. Peut-être serait-il judicieux de revoir le contenu des épreuves, tout en respectant bien entendu les principes républicains ? On peut également accorder davantage de bourses à ceux qui travaillent dur pour arriver à ces hautes responsabilités.

L’un de nos collègues a cité Jean Zay, ce grand ministre de l’éducation nationale – de l’instruction publique, comme l’on disait sous le Front populaire –, qui a posé les jalons de l’ENA. Nul plus que lui n’était attaché à ce que chacun réussisse ; nul plus que lui n’était attaché à ce qu’on donne à chacune et à chacun les moyens de la promotion dans une véritable exigence et dans le respect absolu du principe de l’égalité. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste, ainsi que sur quelques travées du RDSE et de l’UMP.)

(M. Roger Romani remplace M. Gérard Larcher au fauteuil de la présidence.)

PRÉSIDENCE DE M. Roger Romani

vice-président

M. le président. La parole est à M. Philippe Marini.

M. Philippe Marini. Monsieur le secrétaire d’État, je veux vous faire part de toutes les craintes que m’inspire la réforme en cours de la scolarité et, surtout, du régime de sortie de l’École nationale d’administration. À cet égard, je souscris totalement aux excellents propos tenus par M. Josselin de Rohan, puis par M. Yann Gaillard, propos auxquels se sont associés, me semble-t-il, les orateurs suivants, à quelque groupe qu’ils appartiennent.

La République a besoin de hauts fonctionnaires neutres et de haute qualité et la seule méthode qui réponde à cette double exigence, c’est le concours. Le concours est une institution de la République.

Je me permettrai de rappeler que le cheminement qui conduit à l’École nationale d’administration et qui permet d’en sortir se déroule en trois temps.

Il y a d’abord le temps de la préparation. À cet égard, il est bon d’insister sur la nécessaire diversité des candidats. Notre collègue Jean-Pierre Sueur a fait allusion tout à l'heure à l’évolution de l’Institut d’études politiques de Paris et au principe de discrimination positive qui, dans une certaine mesure, s’est appliqué à certaines méthodes de recrutement des étudiants.

On sait par ailleurs que l’École nationale d’administration recrute par plusieurs voies et que cela a résulté de la nécessité d’y faire coexister des élèves de profil, d’origine et d’âge différents.

Le deuxième temps, c’est celui de la scolarité. Il est vrai qu’après des périodes très intenses, après la réussite du concours d’entrée, les élèves ne vivent pas forcément très bien une scolarité qui ne répond pas toujours à leurs vœux et à leur vision des choses.

La scolarité se répartit entre des activités intellectuelles aussi proches que possible de la future réalité professionnelle, mais sans exclure les nécessaires aspects de culture générale et d’ouverture d’esprit, et des stages qui conduisent à prendre contact avec la vie professionnelle et les réalités de l’administration.

Comme ceux qui m’ont précédé à cette tribune, je crois beaucoup aux vertus de ces stages, monsieur le secrétaire d’État. Ce ne sont pas des stages d’information ou de spectateurs, ce sont, pour une large part, des stages d’acteurs. Lorsqu’un stagiaire, jeune ou un peu moins jeune s’il vient du deuxième concours, assure l’intérim du directeur de cabinet d’un préfet ou occupe un poste qu’un diplomate professionnel pourrait tenir dans une petite ou moyenne ambassade, il est confronté à la fois à une expérience irremplaçable et à une véritable épreuve dont beaucoup de choses vont dépendre par la suite.

Avec le double siège de l’École à Strasbourg et à Paris, la conception de la scolarité est assurément très différente de ce que les plus anciens ici ont connu. La localisation à Paris assurait une proximité plus grande avec les administrations et permettait d’accroître la diversité du corps enseignant, mais peu importe puisqu’il s’agit d’une question d’hier ou d’avant-hier.

Le troisième temps, fondamental, celui qui m’a conduit à solliciter la parole, monsieur le secrétaire d’État, c’est la sortie. Le processus visant à remplacer le classement de sortie, qui capitalise toute la scolarité, est totalement insatisfaisant et repose sur de véritables illusions.

En premier lieu, le système retenu est trop complexe. Le classement est simple ; le système de commission, d’approche anonyme puis à visage découvert, en plusieurs temps, est difficile à décrypter, à interpréter.

En deuxième lieu, la complexité de ce système le rendra nécessairement instable, car les leçons de l’expérience conduiront d’année en année à en modifier tel ou tel terme. Que deviendra, dans ces conditions, la nécessaire égalité d’accès des étudiants d’une promotion à l’autre ?

En troisième lieu, inévitablement, quelle que soit la pureté des intentions, ce système sera perméable aux influences – c’est le risque principal, que plusieurs intervenants ont souligné fort bien avant moi.

Le risque de conformisme a été très justement mis en avant par M. de Rohan. Avec le classement, le corps accueille celui qui a reçu de la République le droit d’y entrer. Il n’a pas son mot à dire, et c’est précisément l’utilité du classement que de permettre de faire coexister dans des administrations des personnalités différentes, qui n’ont pas la même vision du monde et de leur propre métier. C’est une nécessaire richesse, alors que cette sorte de cooptation qui ne dit pas son nom, ou cette rencontre de l’offre et de la demande pour trouver une ressource humaine sera nécessairement un facteur de cohésion supplémentaire des corps et des métiers dans l’administration. Par conséquent, celle-ci se privera de beaucoup de richesse.

Monsieur le secrétaire d’État, s’il en est encore temps, revoyons cette question ; évitons, pour des raisons de circonstance, de nous diriger vers un mauvais cap et de créer des complexités entraînant des frustrations qui ne seront pas à l’honneur de l’École nationale d’administration. (Applaudissements sur les travées de lUMP. – Mme Françoise Férat applaudit également.)

M. le président. La parole est à Mme Nicole Borvo Cohen-Seat.

Mme Nicole Borvo Cohen-Seat. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, le sujet semble quasiment susciter une pensée unique ! Pour ma part, je voudrais souligner que le mode de recrutement des fonctionnaires est un bon indicateur de la conception de la place du fonctionnaire et de la fonction publique dans la société. Celle-ci fait référence à des valeurs, à des principes qui caractérisent le régime en place.

Dès 2007, le Président de la République a donné le ton d’une véritable offensive contre la conception républicaine de la fonction publique, à savoir la contestation de la loi par le contrat, de la fonction par le métier, de l’efficacité sociale par la performance individuelle.

Quant aux fonctionnaires, il a estimé qu’il n’y avait pas de véritable échappatoire au « carcan » des statuts si le concours continue d’être la seule et unique règle pour la promotion. La messe est dite, il en serait fini de la fonction publique républicaine, fruit d’une longue histoire depuis 1789 et que chacun a renoncé à rappeler faute de temps.

Le principe du recrutement par concours a été au cœur de cette construction, pour permettre l’égalité d’accès aux emplois publics et l’indépendance des fonctionnaires.

Les critiques à l’égard de la haute fonction publique et particulièrement de l’ENA, dont elle est largement issue, ne sont pas nouvelles. Dans Les Héritiers, publié en 1964, Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron ont décrit comment l’ENA, parmi d’autres écoles françaises, était monopolisée par les « héritiers de la culture dominante ». Les deux sociologues reprochaient à un tel mode de sélection de mettre à mal le fondement de démocratisation de l’accès à ces grandes écoles, car il privilégie les « héritiers », portés par une forte connivence entre l’école et leur propre culture familiale.

Je vous rappelle qu’une réforme importante a été votée en 1983, sur l’initiative de M. Le Pors, alors ministre, avec la création d’une troisième voie ouverte à des personnes ayant accompli huit ans de service dans des activités à vocation de service public. Elle a été combattue à l’époque par la droite, qui s’est empressée de la rendre inopérante en 1988. Dont acte ! Pas de démocratisation par cette voie-là disaient alors ses détracteurs.

Aujourd’hui, la question de la démocratisation de la haute fonction publique reste entière. Toutefois, soyons clairs : la critique de l’ENA participe d’interrogations bien plus générales sur la société, à savoir la sélection et la reproduction des élites, la bureaucratie, la centralisation et les relations entre l’État et les citoyens. Il n’y a pas qu’à l’ENA que l’on trouve les « héritiers », on les trouve aussi au Parlement…

Le Gouvernement a bien compris cette critique, toujours vivace, mais il l’utilise pour faire passer une réforme de l’école de formation de la haute fonction publique qui ne fera que renforcer l’élitisme ainsi que la reproduction sociale et culturelle.

L’une des mesures phares de votre projet, monsieur le secrétaire d’État, est la suppression du classement de sortie à l’issue de la scolarité. Se pose alors la question de savoir quelles seront les modalités d’affectation des élèves sur les postes disponibles. Supprimer le classement, c’est bien sûr développer des modes de recrutement discrétionnaires en fonction des réseaux et des allégeances, et ainsi promouvoir une nouvelle culture managériale dans la fonction publique. C’est d'ailleurs le but visé.

Prenons l’exemple de la promotion Aristide Briand, qui a été la première à expérimenter la nouvelle procédure de sortie. Les élèves ont rédigé un rapport sur le système qu’ils viennent de tester et, curieusement, on y relève le fait suivant : « Enfin, on est en droit de s’interroger sur les critères de choix de certains “employeurs” : il est remarquable que le ministère de l’écologie, de l’énergie, du développement durable et de l’aménagement du territoire n’ait retenu qu’une candidature féminine sur une short list de six, alors que la proportion des candidates était bien plus élevée parmi les quinze élèves qui se sont présentés à lui. Ce ministère aurait par ailleurs indiqué à un élève qu’il cherchait un profil “plutôt masculin”. » Quel progrès dans l’adéquation des profils aux postes et dans la nécessaire féminisation des postes de responsabilité !

Outre la suppression du classement, vous préconisez une scolarité moins longue, complétée par une « junior administration » et des stages en entreprise plus longs pour ouvrir les élèves aux problématiques du secteur privé : en somme, une importation directe des dogmes patronaux dans l’École.

Ces méthodes sont d’ailleurs le décalque de celles qui sont en vigueur dans les grandes entreprises privées. Ces dernières années, on a vu se développer dans les grandes entreprises la caste des « gagneurs », entreprenants et audacieux, sur lesquels la droite a souvent appelé les hauts fonctionnaires à prendre exemple. La crise financière et sociale que nous traversons a pourtant montré que ces gagneurs n’étaient en réalité que des gagneurs pour eux-mêmes, pour leur carrière, leur rémunération, et n’étaient aucunement engagés dans le développement durable de leur entreprise.

Alors que ces comportements sont de plus en plus contestés et incompatibles avec la notion d’intérêt général, le Gouvernement les prend une fois de plus pour modèle dans cette nouvelle réforme de recrutement et de formation de la haute administration. L’acte de recrutement dans la fonction publique va devenir un marché où l’on va chercher à se vendre.

Une telle réforme renforce des pratiques de connivence et de dépendance des hauts fonctionnaires à l’égard du monde politique ou financier, car elle met en avant des valeurs qui se nourrissent du « savoir plaire » et du sens de l’opportunisme en fonction des politiques du moment. Un récent major de l’ENA, qui a choisi le Conseil d’État, ne disait-il pas : « moi, fils de menuisier, qui m’aurait choisi pour le Conseil d’État ? » Méditons sur cette remarque !

Enfin, la stabilisation annoncée à 80 élèves par promotion – alors qu’ils étaient encore 136 en 2002 – traduit quant à elle une vision comptable de la formation et du recrutement des cadres dans la fonction publique. La pénurie engendrée permettra sans doute plus facilement de légitimer le recours à des acteurs issus du privé en lieu et place des fonctionnaires.

Pour compenser le renforcement de l’homogénéisation sociale que va créer cette réforme, le Gouvernement propose d’ouvrir l’École à la « diversité des talents » et à « l’égalité des chances » en se dotant d’une « classe préparatoire spécifiquement réservée aux publics défavorisés, c’est-à-dire des candidats issus de milieu modeste et ayant effectué tout ou partie de leur scolarité en ZEP ».

Cette classe réunira quinze élèves qui se présenteront ensuite au même concours que les autres candidats. Les centres de préparation devront s’ouvrir également à des objectifs de diversification. De multiples questions sont posées : comment sélectionner les quinze élèves ? Comment sera validée la formation de préparation au concours de l’ENA ? Quel sera le débouché pour les candidats qui échoueront au concours ?

Nous ne pouvons que prendre acte de toute mesure, même modeste, allant dans le sens de l’égalité des droits. Cependant, le dispositif annoncé n’est, hélas ! qu’un alibi dispensant d’une véritable réflexion sur la démocratisation de la haute fonction publique et, plus largement, des élites.

Face à l’anachronisme que constitue l’importation des pratiques les plus critiquables du secteur privé dans le public, nous ne pouvons que contester ces méthodes et donc ce projet, et exiger le maintien des principes fondamentaux d’égalité d’accès aux emplois publics.

Si la procédure de classement actuelle de l’ENA est critiquée et doit être réformée avec la mise en place de nouveaux dispositifs d’évaluation, nous considérons que – et ce point me semble faire l’unanimité dans cette assemblée – les classements au concours et à la sortie de l’École doivent demeurer les critères principaux de sélection des candidats à un poste de la fonction publique.

Concernant le recrutement, c’est bien une réforme de fond qui est nécessaire, et non un saupoudrage social condescendant ! Il faut en effet créer de véritables centres de préparation aux concours administratifs en province, dotés de réels moyens afin d’assurer les mêmes conditions de réussite qu’à Sciences-Po Paris.

Ces centres pourraient préparer ainsi aux concours de catégorie A, à l’ENA, à l’Institut national des études territoriales, ou INET, au concours de directeur d’hôpital, et aux instituts régionaux d’administration, les IRA, avec une évaluation des matières enseignées.

Dans ce cadre, le système des bourses et des aides financières devrait être significativement développé. Par ailleurs, il serait particulièrement urgent de relancer la réflexion sur une troisième voie d’entrée qui permettrait de développer enfin le profil social et culturel des hauts fonctionnaires.

Enfin, nous ne saurions faire l’économie d’un nécessaire débat sur la hiérarchisation actuelle de l’encadrement supérieur et d’une réflexion sur les nommés « grands corps » qui attirent les privilèges. Se pose la question de l’égalité de carrière pour l’ensemble de la haute fonction publique, et, à tout le moins, celle d’une revalorisation de la carrière des administrateurs civils. (Applaudissements sur les travées du groupe CRC-SPG et du groupe socialiste.)