Mme la présidente. La parole est à M. Daniel Raoul.

M. Daniel Raoul. Madame la présidente, madame la secrétaire d'État, mes chers collègues, je remercie la commission de l’économie et l’Office parlementaire d’avoir organisé ce débat, lequel donne l’occasion d’aborder un monde qui semble parfois ésotérique. Je souhaite que l’on puisse à la fois mesurer les enjeux et évoquer les problèmes inhérents aux applications.

Le monde nanométrique ou nano-monde est celui de l’infiniment petit. M. le président Emorine a pris pour référence le diamètre d’un cheveu. Pour ma part, je dirai qu’un nanomètre est au mètre ce qu’une orange ou un pamplemousse est à la Terre. Le rapport est similaire. Grossièrement, c’est aussi la taille de trois atomes juxtaposés. Le nano-monde couvre l’échelle de grandeur allant de 1 nanomètre à 100 nanomètres. Vous pouvez donc faire les calculs et trouver le nombre d’atomes ou la taille des molécules qui peuvent être concernés. Je ne relèverai pas les copies à la sortie… (Sourires.)

Ce monde peut être atteint de deux façons différentes : soit par la démarche que l’on appelle Top down, ou miniaturisation, cette démarche étant classique, connue depuis un certain temps et qui obéit en particulier à la loi de Moore, laquelle prévoit un doublement tous les dix-huit mois de la puissance dans un même espace ; soit par la démarche que l’on appelle Bottom up, c’est-à-dire par l’assemblage d’atomes pris un par un, constituant ainsi de nouvelles molécules.

La principale évolution dans ce domaine a été permise par les progrès des microscopes électroniques à effet tunnel, à la fin des années soixante-dix du siècle dernier. Il s’est alors produit une véritable révolution dans la démarche habituelle des sciences, où la théorie précède les applications. Les nanotechnologies ont en effet alors devancé la théorie. Dans le monde nanométrique, les lois de la physique classique ne s’appliquent plus, en tous les cas dans le domaine confiné. En conséquence, les propriétés macroscopiques habituelles sont différentes des propriétés de l’échelle nanométrique. Par exemple, la couleur et les constantes physiques de l’or varient considérablement entre l’état massif et l’état de nanoparticule.

Le monde nanométrique n’est pas étrange : il a des effets sur notre environnement depuis fort longtemps, que ce soit lors d’un feu de bois où des nanoparticules sont créées, ou dans les pneus depuis le début du siècle dernier.

L’utilisation de la démarche Bottom up m’interpelle davantage que la démarche de miniaturisation. S’ouvrent ainsi de nouveaux horizons, en particulier à la chimie et à la physique. Grâce aux nanotechnologies, la chimie, qui était une science d’assemblage quelquefois maîtrisée, va devenir entièrement créative, en produisant de nouvelles molécules inexistantes dans la nature.

Cela n’est pas sans soulever des problèmes qui seraient la conséquence d’une volonté de démiurge ou d’un rôle de créateur. On disséminerait dans la nature des molécules inédites dont notre système immunitaire ne nous protégerait éventuellement pas et qui porteraient atteinte à la biodiversité. Ce point a été évoqué voilà quelques instants par notre collègue Jean-Claude Etienne.

Dans le même temps, cette technologie a donné lieu à des fantasmes. Je sais bien que, depuis Shakespeare et l’acte III de Macbeth, les dangers virtuels font plus peur que les dangers réels. Que n’avons-nous entendu sur des robots s’autoreproduisant, dévorant entièrement l’énergie de notre planète et conduisant à une purée grise recouvrant toute la Terre ?

Il est possible de concevoir des nanomatériaux aux propriétés tout à fait différentes. Les lois de la nanophysique s’appliquent lorsque le confinement à l’échelle nanométrique change qualitativement à la fois le comportement des particules mais aussi leurs propriétés.

Je n’évoquerai pas les applications de la démarche de miniaturisation. J’en suis persuadé, mon collègue Christian Gaudin, notamment en raison de la profession qu’il a exercée avant d’être parlementaire, mesurera tous les enjeux et pourra nous préciser les avancées relatives aux gains d’énergie, de temps pour les signaux, et de puissance de calcul.

Je rappellerai simplement que, dans votre téléphone portable, mes chers collègues, vous avez la même puissance de calcul que dans le module lunaire. Cela vous donne une idée de la puissance développée en quelques années et des avancées permises par la miniaturisation et, notamment, de la puissance des microprocesseurs.

Je l’ai dit, des nanoparticules existent dans la nature. Ainsi, le bois, l’os, la coquille d’œuf sont des matériaux nanostructurés. Il ne faut donc pas exagérer le caractère novateur de ces technologies.

Je voudrais évoquer un domaine qui m’interpelle personnellement. Il s’agit de la convergence des nanotechnologies et des biotechnologies, ce que les Américains appellent NBIC, intégrant à la fois l’informatique et les sciences de la connaissance. La récente publication concernant la synthèse de l’ADN n’est pas sans soulever des problèmes de bioéthique. C’est pourtant là que sont les enjeux.

Premièrement, il faut évoquer les aspects positifs des nanotechnologies en matière médicale, point qui a été abordé par notre collègue Jean-Claude Etienne. D’une part, elles permettent de mieux diagnostiquer. D’abord, elles aident à mieux voir in vivo avec, notamment, la caméra embarquée dans une gélule ou bien les marqueurs fluorescents des molécules biologiques. Ensuite, elles aident à mieux voir in vitro. Tel est le cas de l’utilisation des biopuces à ADN qui sont déjà opérationnelles et des lab on chips, c’est-à-dire des micro-laboratoires embarqués sur une nanostructure.

D’autre part, les nanotechnologies permettent de mieux soigner. Je donnerai trois exemples.

D’abord, la vectorisation des médicaments avec des encapsulations dans des fullerènes permet de délivrer le médicament à l’endroit souhaité sans provoquer de dégâts sur d’autres cellules, ciblant la seule tumeur.

Ensuite, ces technologies offrent la possibilité d’une activation des nanoparticules pour des médicaments anticancéreux. Il en est ainsi, en particulier, du chauffage de nanoparticules de fer détruisant les cellules visées.

Enfin, elles permettent de compenser les déficits acquis ou congénitaux, tant en ce qui concerne les neuroprothèses que dans le domaine de l’ingénierie cellulaire avec, notamment, la cornée artificielle et l’ingénierie cutanée.

Deuxièmement, quels sont les enjeux économiques ? On constate une nette augmentation du marché des biopuces. Ce marché qui représentait 250 millions d’euros en 1999 s’élevait à 3 milliards d’euros en 2005, avec une croissance annuelle de 30 % à 40 %, en particulier pour le diagnostic in vitro. Le marché de l’ingénierie tissulaire est estimé entre 5 milliards et 10 milliards d’euros par an.

À l’heure actuelle, les pays européens, isolément ou dans le cadre d’initiatives de l’Union européenne et des différents PCRD, sont largement distancés par les États-Unis et, surtout, par le Japon. L’Inde et la Chine investissent fortement pour rattraper leur retard dans ce domaine.

J’ai eu l’occasion de mesurer l’effort des États-Unis, notamment du département de la défense. Comme je ne les ai jamais pris pour des philanthropes, j’imagine bien quels sont les enjeux stratégiques attachés au développement des nanotechnologies.

Troisièmement, je voudrais évoquer les problèmes socioculturels. D’abord, la toxicité des nanoparticules peut être décuplée en raison de l’augmentation considérable de leur surface efficace. En effet, la surface de toutes ces microsphères offerte en interaction est bien plus grande que la surface de ces matériaux à l’état massif. Il existe donc un problème de dose, mais aussi, peut-être, de porosité des barrières physiologiques, singulièrement de la barrière hémato-encéphalique.

Ensuite, il faut évoquer les dangers liés à l’autoréplication, à propos desquels le Prince Charles s’était exprimé à une certaine époque dans la presse. Le ridicule ne tue pas… (Sourires.) Imaginons que ces nanorobots puissent se répliquer à l’infini et absorber toute l’énergie de la planète. Mais tout cela contribue à instaurer un climat de défiance, en dépit des aspects positifs que j’ai évoqués.

En ce qui concerne le respect de la vie privée, je serai bref car le président de la CNIL développera davantage ce point, un débat ayant eu lieu au sein de l’Office. Les RFID permettent l’identification d’une personne à son insu, en implantant une puce. Cela pose toute de même des problèmes au niveau des libertés.

Je souhaiterais évoquer la tentation du transhumanisme. Quelle est la différence entre un homme réparé et un homme augmenté ? Je ne suis pas sûr que, dans quelques années, les mesures de dopage se limitent à l’EPO, et ne concernent pas le dopage biotechnologique. Comme l’a précisé mon collègue Jean-Claude Etienne, on peut susciter des réflexes à l’état musculaire. Certes, cela peut pallier des déficits acquis ou congénitaux. Mais on peut aussi développer des performances. La championne que vous êtes, madame la secrétaire d’État, pourra peut-être un jour utiliser cette voie… (Sourires.) Cependant, nous en viendrions à l’homme bionique tel que décrit par Huxley.

Enfin, les nano-implants soulèvent de graves problèmes liés au contrôle du comportement. On ne serait plus obligé de dire « Taisez-vous, Elkabbach ! », il suffirait d’appuyer sur une télécommande. (Sourires.) On pourrait donc définir le comportement d’un individu, lui donner la parole ou le faire taire. De telles mesures pourraient parfois être utilisées dans l’hémicycle… (Nouveaux sourires.)

Il faut mener en parallèle des recherches dans les domaines tant de l’éthique que de la toxicité, ce dernier souffrant en effet d’un sérieux déficit, monsieur Jean-Claude Etienne. Au-delà de ses investigations conduites en matière économique, l’ANR doit augmenter ses efforts d’accompagnement vis-à-vis de la société et du caractère toxique de ces techniques.

La dernière publication que j’évoquais précédemment soulève quelques problèmes pour ce qui concerne la synthèse de l’ADN. À quand une nouvelle bactérie, un nouveau virus ? Si l’on est capable de recréer une cellule vivante, quelle chimère habitera la planète ?

J’espère, mes chers collègues, que vous aurez mesuré à la fois les enjeux socio-économiques et les espoirs thérapeutiques que les technologies en cause ont fait naître. Vous avez compris, j’en suis certain, que les nanotechnologies seront, comme les langues d’Ésope, ce que nous en feront eu égard aux limites que nous fixeront aux éventuelles dérives éthiques ou biologiques. (Applaudissements.)

Mme la présidente. La parole est à M. Christian Gaudin.

M. Christian Gaudin. Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, monsieur le président de la commission, monsieur le Premier vice-président de l’Office, mes chers collègues, les nanotechnologies et les nanosciences font l’objet depuis quelques années d’une attention toute particulière non seulement des scientifiques et des industriels, mais aussi des politiques et de la société, qui en utilise déjà beaucoup, souvent sans le savoir.

Les rapports de l’AFSSET – Agence française de sécurité sanitaire de l’environnement et du travail –, de la Commission nationale du débat public, ou encore de la Commission européenne montrent l’étendue de l’intérêt porté aux nanotechnologies.

Je rappellerai que les nanotechnologies consistent à travailler la matière à l’échelle de l’atome. Elles exigent en conséquence d’énormes efforts de recherche dans des domaines multidisciplinaires impliquant une diversité des spécialités : génome et biotechnologies, développement durable, sécurité alimentaire, santé, etc.

Les nanotechnologies constituent indéniablement un pilier de la croissance économique à l’échelon européen depuis la mise en œuvre de la stratégie de Lisbonne.

Le budget alloué à ce secteur s’élèvera à près de 3,5 milliards d’euros entre 2007 et 2013. La France est le deuxième bénéficiaire des crédits de recherche et développement alloués par la Commission européenne et devrait percevoir en moyenne 10 % de la dotation globale, soit environ 50 millions d’euros par an.

Mais la politique européenne agit aussi sur l’encadrement de la brevetabilité, ou encore sur la création de pôles d’excellence qu’elle favorise, tels ceux de Saclay, Toulouse et Grenoble.

L’harmonisation du cadre réglementaire, nécessaire à l’échelon européen, est enfin une dimension non négligeable de cette politique économique, car on a pu constater par le passé que les différences d’appréciation entre les États membres ne facilitaient pas le débat public.

Bref, les nanotechnologies ne sont pas un sujet franco-français et l’Europe souhaite développer sa politique de soutien en ce domaine pour conserver sa troisième place, derrière les États-Unis et le Japon, dans cette nouvelle révolution industrielle.

Les nanotechnologies bouleversent les propriétés des matériaux, leur résistance, leur longévité, la miniaturisation des composants, etc. Elles représentent un marché qui pourrait atteindre 1 000 milliards de dollars en 2015 et trois points de croissance du PIB dans l’Union européenne, à condition de réussir là aussi les passerelles entre la recherche fondamentale et le secteur de l’industrie.

En effet, les pays européens, notamment la France, rencontrent aujourd’hui des difficultés à convertir leurs travaux en produits et en valeur, que ce soit pour ce qui concerne la conversion des connaissances en dépôts de brevets ou la création d’entreprises innovantes. Au sein de l’Union européenne, l’Allemagne occupe une place prépondérante, consacrant 390 millions d’euros à la recherche publique sur les nanotechnologies, somme sans commune mesure avec celle que consent la France.

Outre l’aspect économique, les nanotechnologies suscitent des réserves car, qu’elles soient à l’état naturel ou utilisées dans des processus industriels, elles font partie de l’infiniment petit. Les professionnels des secteurs du bâtiment, de l’automobile ou de l’électronique les inhalent ; les consommateurs ingèrent les nanoparticules contenues dans les aliments, et celles qui sont présentes dans les produits cosmétiques ou les textiles pourraient pénétrer dans le corps humain par voie cutanée. Nous ne nous rendons pas compte de tout cela et surtout nous ne savons pas si ces nanoparticules présentes dans une centaine de produits quotidiens constituent des risques pour la santé ou même pour l’environnement.

Sur ce point, je souhaite mettre en perspective les nanotechnologies qui font l’objet du débat de ce jour avec d’autres innovations technologiques de l’infiniment petit : la découverte et le développement de l’énergie atomique et les OGM. À l’instar des nanotechnologies, ces matières ont constitué des innovations aux répercussions économiques importantes. Elles ont fait l’objet d’arbitrages politiques, de débats au sein de la société, d’avis divergents de la communauté scientifique au moment où il s’agissait de les développer. S’agissant du nucléaire, son développement ayant précédé l’aboutissement de la recherche sur le traitement des déchets, il en est résulté une prise de risques.

La société, face à cela, est un peu démunie, puisqu’il est difficile d’appréhender scientifiquement ces innovations. Ainsi, les Français sont globalement défavorables à la culture des OGM dans notre pays, mais ils en consomment chaque jour en raison de la présence de tels organismes dans les plats préparés ou même dans des produits frais, issus de croisements de variétés.

Le débat public sur les nanotechnologies, dont les conclusions ont été remises récemment, souligne une mauvaise connaissance du public des nanotechnologies et des risques qu’elles peuvent engendrer sur l’homme et sur l’environnement.

C’est le rôle même de la classe politique de favoriser les liens entre le monde de la recherche scientifique, la conversion de l’innovation scientifique en valeur et la compréhension des enjeux et risques scientifiques pour la société. L’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques participe à cette mise en relation en éclairant le Parlement – tel est le cas de l’initiative d’aujourd’hui, que je salue – auprès d’une commission organique d’une assemblée.

Le développement des nanotechnologies exige en outre du corps politique un arbitrage entre le progrès économique et technologique résultant d’une telle innovation et les risques sociaux, environnementaux et sanitaires qu’il comporte. Seulement, le rapport de l’AFSSET, saisie en 2008, montre la difficulté d’évaluer les risques sur l’homme des produits manufacturés contenant des nanomatériaux, en l’absence de données spécifiques à ces matériaux et d’une méthodologie dédiée.

Nous devons nous interroger lors de débats, comme aujourd’hui à propos des nanotechnologies, sur le niveau d’acceptabilité du risque face au progrès technologique. Cette question est d’autant plus importante que le rythme des innovations et des progrès scientifiques « structurants », comme les nanotechnologies, va en s’accélérant, cadence que soutient l’économie de la connaissance.

Quelle méthode retenons-nous : soutenons-nous à tout prix l’application de la recherche ou laissons-nous le temps d’informer le public, d’évaluer les risques de l’utilisation de certains produits contenant des nanotechnologies ?

En l’absence d’une connaissance approfondie des risques, et à l’instar de l’article 73 du projet de loi Grenelle II de l’environnement, nous commençons aujourd’hui à poser des garde-fous relatifs à l’information et à la traçabilité des produits nanotechnologiques manufacturés, tout en soutenant la recherche en ce domaine, car cette dernière constitue, comme je l’ai rappelé tout à l’heure, un facteur de développement économique sans précédent.

En outre, traite-t-on de la même manière les nanotechnologies structurées dans des produits élaborés ou déstructurées, comme la poussière respirée par les professionnels qui usinent ces matériaux ?

Dans notre comportement face au risque, nous devons évidemment tirer les conclusions du problème de l’amiante, matériau très innovant à l’époque, inoffensif quand il est structuré, mais hautement toxique au cours de son processus de fabrication ou lors de son utilisation.

Aborde-t-on aussi de la même manière les nanotechnologies appliquées aux matériaux, à la médecine, à l’électronique ?

En conclusion, je pense que la France, à l’instar des grands pays industriels de l’Union européenne, doit participer à la définition de ce secteur stratégique.

Il faut accroître la connaissance des risques en matière de nanotechnologies pour mieux les prévenir, mieux appréhender le comportement des nanomatériaux tout au long du cycle de vie des produits manufacturés, y compris lors de leur recyclage.

Les nanotechnologies constituent une révolution industrielle et une opportunité économique qui doit profiter à la croissance de nos entreprises, à condition que nous soyons en mesure d’avancer en toute transparence sur la question du risque. Mener une politique publique éclairée et ambitieuse en la matière permettra à l’Union européenne d’affirmer demain sa capacité à préparer la compétitivité de son industrie sur la scène internationale à partir des technologies de l’infiniment petit. (Applaudissements sur les travées de lUMP. – Mme Françoise Laborde applaudit également.)

Mme la présidente. La parole est à Mme Marie-Agnès Labarre.

Mme Marie-Agnès Labarre. Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, avec les nanotechnologies, une nouvelle révolution industrielle apparaît, pour le meilleur, sans doute – des progrès sont attendus en matière de santé publique et dans le domaine économique, 2 à 3 millions d’emplois pouvant être créés dans les pays concernés –, mais peut-être aussi pour le pire si nous ne nous posons pas les bonnes questions au moment opportun.

Le progrès technique n’est évidemment pas condamnable en soi ; il est un facteur essentiel de la nouvelle croissance que nous recherchons. Mais soyons prudents : ce « nano-monde » génère déjà des profits substantiels sans que ses architectes sachent à quoi ils s’exposent, à quoi ils nous exposent.

Ce monde prometteur est encore mal connu, peu ou pas contrôlé, trop récent pour offrir le recul nécessaire à une parfaite maîtrise des conséquences de son exploitation. Le rapport entre les bénéfices et les risques ne peut pas encore être évalué.

La question des risques liés à l’usage à grande échelle de ces nouvelles technologies pour la sécurité, la santé et l’environnement doit être soulevée.

Rappelons que les nanoparticules sont plus toxiques que leurs homologues visibles ; leur taille leur permet de pénétrer sans filtrage au plus profond des organismes animaux et végétaux, de franchir les barrières biologiques et de dégrader l’ADN.

L’amiante, dont les fibres ne s’insinuent pas au-delà des bronches, a tué et tue encore, alors que sa dangerosité a été établie avant 1900. La logique du profit a été plus forte que l’impératif de santé publique.

Les mêmes causes produiront les mêmes effets : nul ne peut garantir que des métaux lourds, sous forme nanoparticulaire, transportés par le sang au cerveau ou au placenta, ne tueront pas à leur tour ceux qui les fabriquent, ceux qui les mangent, ou encore ceux qui les respirent.

Nous savons – il ne s’agit pas d’un soupçon – que les propriétés des nanoparticules sont potentiellement redoutables sur le plan sanitaire. De ce fait, la recherche ne doit évidemment pas être contrôlée par les entreprises dont la finalité est de tirer profit des nouvelles applications, et au vu du résultat de ces recherches désintéressées, les autorités publiques devront instaurer, à l’échelon européen au moins, le cadre réglementaire qui protégera les générations futures de l’inconséquence d’apprentis-sorciers.

À ce jour, 2 000 nanoparticules manufacturées sont commercialisées à travers plus de 1 000 produits de consommation courante. Et pourtant, moins de 5 % des budgets sont consacrés à l’évaluation des risques. De plus, l’AFSSET juge que la nanotoxicologie « fournit des résultats peu nombreux, disparates et parfois contradictoires », et qu’il est « impossible actuellement de procéder à une évaluation des risques satisfaisante chez l’homme ». De surcroît, aucune norme d’exposition à ce type de particules n’a encore vu le jour ; la Commission européenne tarde à en évaluer la dangerosité et à en organiser le marché. Enfin, le protocole européen REACH n’inclut pas les substances dont la production est inférieure à une tonne par an par fabricant.

Le Parlement européen se préoccupe de ce problème, mais avec les moyens et l’autorité qui sont les siens.

On devine ce que pèse une résolution parlementaire, on sait ce que vaut une recommandation de l’OMS lorsque de formidables appétits industriels sont en jeu. L’unité de mesure est ici le milliard de dollars...

Une simple obligation de déclaration applicable au plan national n’est pas à la mesure des enjeux. Et l’on peut s’inquiéter des moyens dont dispose l’autorité administrative chargée du contrôle.

Nous nous trouvons dans une situation qui nous rappelle de fâcheux précédents.

J’ai déjà évoqué le cas de l’amiante. Nous savons que des nanoparticules agrégées peuvent endommager de manière irréversible les organes et les fonctions vitales du corps humain. Si la législation ne prévient pas ce risque sanitaire alors que nous le connaissons très en amont, notre responsabilité sera considérable.

Je pense aussi à la dioxine, dont on a commencé à se protéger longtemps après que nos usines d’incinération en eurent distillé d’abondantes retombées toxiques.

Je pense aux déchets nucléaires, que l’on ne sait pas traiter et que l’on promène autour du monde en priant pour qu’ils ne nous sautent pas à la figure.

Que deviendront nos invisibles particules lorsqu’elles seront incinérées ou lorsque ces nouveaux polluants seront libérés, disséminés dans l’air et dans l’eau par la dégradation naturelle des produits manufacturés qu’ils composent ? Le risque n’est pas cerné, mais on produit quand même...

Je pense aux OGM. Le parallèle avec les nanoparticules est frappant.

Personne ne le conteste, le génie génétique peut contribuer à nourrir l’humanité. En revanche, il est incontestable que le pouvoir laissé aux industriels et l’absence de cadrage politique ont eu pour effet non pas de faire pousser du maïs là où l’eau est trop rare, mais de soumettre les producteurs européens aux exigences de rentabilité de Monsanto et compagnie ?

Les OGM ont été brevetés, de telle sorte qu’aucun profit n’échappe aux financeurs privés de la recherche appliquée. Les nanoproduits le sont à leur tour.

Posons-nous trois questions.

Voulons-nous confier aux grands groupes privés le soin de ne produire que ce qui est rentable et souvent pas nécessaire, comme nous le faisons pour le médicament, au motif que nos États ont renoncé à financer la recherche et à protéger la propriété publique de la ressource ?

Pouvons-nous laisser aux industriels le soin de décider de ce qui est utile, de ce qui est dangereux ?

Acceptons-nous de ne plus pouvoir interdire la commercialisation d’un produit, au motif que les taxes qu’il génère abondent copieusement le budget de l’État ?

Il y a peut-être là une divergence entre nos familles politiques. À mes yeux, répondre oui à ces questions est impensable. Seule la puissance publique dispose de la légitimité lui permettant de concilier innovation et sécurité sanitaire. N’abandonnons cette responsabilité à aucun prix ! Prenons aujourd’hui les initiatives qui nous dispenseront, demain et après-demain, de verser des larmes de crocodile devant le fait accompli, devant ce qui sera devenu une nouvelle manifestation de l’impuissance publique organisée.

Dans le domaine des nanotechnologies, nous ne sommes pas seulement dans le cadre de la recherche scientifique. Les impacts sont tels que nous devons convoquer une réflexion éthique sur le sujet. En effet, certaines applications permettent d’introduire des capacités opérationnelles et cognitives dans le vivant. Il est déjà possible de surveiller et de tracer des personnes.

Où fixons-nous la limite de l’atteinte à la vie privée ?

Peut-on admettre sans débattre la constitution de fichiers policiers, politiques ou commerciaux non sollicités ? La Commission nationale de l’informatique et des libertés, la CNIL, saura-t-elle gérer le multifichage qui s’annonce ?

Quelle garantie avons-nous que le citoyen porteur de cette minipuce, qui influera sur son humeur, ses souvenirs, ses goûts, voire ses convictions, en sera toujours conscient, en mesurera toujours les conséquences sur son autonomie et ses libertés ?

Mais il y a plus encore que le risque sanitaire et le danger pour les libertés et la démocratie : grâce aux nanotechnologies, l’homme sait maintenant se changer lui-même. On voit ici ressurgir le rêve fou du clonage, les vieux fantasmes de l’intelligence supérieure réservée aux porteurs de cette technologie.

Ajoutons que, grâce à ce savoir-faire, les mêmes détiendront de surcroît les armes dont eux seuls auront le moyen de se protéger. Ces armes nouvelles, dit le philosophe Jean-Pierre Dupuy, « seront à la bombe atomique ce que celle-ci était à la fronde ». Le terme « seront » est peut-être inapproprié : d’aucuns prétendent que les premiers essais auraient été effectués.

En résumé et pour conclure, je formulerai quelques propositions. Le législateur que nous sommes devrait les considérer comme des exigences à l’égard de lui-même et envisager de les traduire en proposition de loi.

Première exigence : la prévention des risques.

Le « code de bonne conduite pour une recherche responsable en nanosciences et en nanotechnologies », adopté par la Commission européenne, pèse bien peu face à l’appétit de croissance et de rentabilité du secteur industriel mondial.

Je préconise donc plusieurs réponses : la validation des découvertes scientifiques à l’échelle mondiale par des organismes financés sur fonds publics, auxquelles devront être associées des études d’impact ; la pratique obligatoire de tests par des organismes indépendants avant la commercialisation de produits contenant des nanomatériaux, la charge de la preuve étant supportée par le producteur ; l’attribution de moyens adéquats aux organismes publics chargés du contrôle ; l’instauration de dispositifs de protection du public et des travailleurs pour tout nanoproduit dont l’innocuité n’est pas démontrée ; enfin, l’imposition d’un moratoire sur l’attribution des brevets, ce qui permettra, d’une part, de disposer du recul nécessaire à la détermination des conséquences de l’usage de l’agrégation et de la dissémination des nanoparticules sur les organismes vivants et, d’autre part, de préserver du brevet les innovations les plus fondamentales.

Deuxième exigence : des investissements publics à la hauteur des enjeux scientifiques et économiques.

Un taux de croissance de 40 % par an et un chiffre d’affaires estimé à 1 000 milliards de dollars méritent sans doute que l’on s’interroge sur ce qui relève ou non de l’intérêt général.

Les exemples de l’énergie renouvelable, des véhicules électriques ou des médicaments génériques montrent que ceux qui n’ont pas d’intérêt immédiat à développer des technologies émergentes ne le font pas s’ils n’y sont pas contraints.

Le passé récent le démontre, lorsque la puissance publique abandonne ses missions et son savoir-faire, néglige ses cerveaux et brade ses outils de recherche, ce n’est plus la science, mais le marché qui oriente les recherches ; l’État s’interdit de percevoir le juste retour de ses investissements.

J’en appelle donc à la constitution d’un secteur public européen puissant, voire mondial, collectant les besoins d’investissement, garantissant des coopérations public-privé mutuellement avantageuses et supprimant, grâce à l’harmonisation des règles s’appliquant aux producteurs, le risque de dumping avancé par le MEDEF pour tenter de se soustraire à des obligations qui seraient purement nationales.

Troisième exigence : la transparence et l’information des citoyens à l’échelle européenne.

Les nanotechnologies ont commencé à transformer le monde, et le citoyen n’en sait rien ! Dans ces conditions, comment la vigilance démocratique pourrait-elle s’exercer ?

Invoquer le « progrès » n’est pas un passeport pour la liberté. La société scientifiquement parfaite n’est pas forcément la société la plus libre.

C’est le contrôle citoyen qui s’impose ici, lequel consiste à redéfinir les caractéristiques de l’espace collectif, les modalités d’un développement humain souhaitable et durable, les impératifs de la préservation de l’environnement et les limites de l’espace que l’on réserve à la liberté individuelle. La démocratie prend tout son sens lorsque le citoyen informé participe à l’évaluation des bénéfices du progrès scientifique et fait valoir dans les décisions collectives ses préoccupations sociales, environnementales et éthiques.

Renforcer l’opposition entre les « pro-nano » et les « anti-nano » est contre-productif. Demandons à la Commission nationale du débat public non de faire accepter le « nano-monde », comme elle semble en avoir reçu la mission, mais de jouer son rôle.

La transparence, c’est aussi permettre au citoyen de choisir ce qu’il consomme en connaissance de cause. L’étiquetage des produits, la communication des informations disponibles contribueront à réduire le soupçon de manipulation de la part des pouvoirs publics envers l’opinion et la méfiance grandissante de celle-ci envers les « scientustriels ».

Permettez-moi d’ajouter un dernier mot emprunté au rapport « Éthique et prospective industrielle », paru en 2005 : « Les modèles de sociétés, avec leurs valeurs, le sens des objectifs qu’elles se donnent et les priorités et limites qu’elles se fixent, sont vulnérables à […] la méta-convergence industrielle […] ».

Notre mandat politique consiste peut-être à réduire cette vulnérabilité. L’avenir nous dira si, faisant usage de notre « nano-pouvoir » de législateur, nous serons les derniers des Mohicans ou si, au contraire, nous serons, avec quelques scientifiques et associations, les premiers éclaireurs d’un rapport nouveau, durable et maîtrisé entre l’homme, la science et la nature. (Mmes Françoise Laborde et Gisèle Printz applaudissent.)