M. le président. La parole est à M. Jean-Michel Baylet.

M. Jean-Michel Baylet. Messieurs les ministres, la sagesse populaire nous le rappelle : « Qui veut noyer son chien l’accuse de la rage ». Tel est bien le premier et le principal reproche que nous devons adresser à votre projet de loi !

Malgré les améliorations apportées par notre assemblée en première lecture, et que vous avez d'ailleurs démolies grâce à votre majorité à l’Assemblée nationale, malgré les quelques rectifications que vous avez accordées aux députés, parfois sous la contrainte de l’évidence, votre projet est globalement mauvais, car il est mal intentionné,…

M. Jean-Pierre Sueur. Très bien !

M. Jean-Michel Baylet. … et cela pour deux raisons principales.

La première, fondamentale, est que, dans vos cabinets et dans vos directions ministérielles, on n’aime pas la décentralisation et son corollaire de liberté.

Tel est le paradoxe de notre pays : dans ce vieil État que l’on dit « jacobin », mais que l’on pourrait tout aussi bien qualifier de capétien, de colbertiste, de napoléonien, de gaulliste ou même d’énarchique, le double soin d’approfondir la décentralisation et de conduire la construction européenne est confié systématiquement au cœur même de l’appareil d’État, à ces hauts fonctionnaires qu’un tel double mouvement devrait déposséder de leur pouvoir anonyme et irresponsable, à ce « pouvoir des bureaux » si justement critiqué par Alain.

Dans votre logique, la décentralisation est octroyée, comme aurait dit Louis XVIII, consentie, au mieux accordée ; elle n’est jamais conduite vigoureusement et en suivant l’opinion des élus que nos concitoyens ont désignés pour vous exprimer leur sentiment et leur ressentiment !

Le deuxième vice essentiel inhérent à votre projet tient à ce que vous ne visez pas une meilleure administration locale : vous cherchez un bouc émissaire pour endosser votre incapacité à assurer les responsabilités de l’État. Pour ce qui concerne ce projet de loi, votre faiblesse apparaît à plusieurs niveaux.

Tout d’abord, vous êtes en guerre contre l’institution cantonale. Celle-ci était et demeure, en milieu rural comme dans les villes petites et moyennes, un cercle de solidarité vécue concrètement par les Français. Le canton était l’étage le plus bas de l’action déconcentrée de l’État, avec sa poste, sa subdivision des travaux publics, sa perception, son collège, ses transports ferroviaires ou routiers, bref tous ces services publics locaux que vous avez condamnés ou transférés à nos collectivités par dogmatisme libéral et productiviste, alors que c’est leur disparition qui ruine notre pays.

Ensuite, vous vous en prenez au fameux « millefeuille administratif » pour dissimuler votre incapacité à maîtriser les comptes de l’État, en imputant à nos collectivités et à leurs groupements des dépenses inconsidérées en période de crise.

C’est le contraire qui est vrai : un État-cigale fort dépourvu réforme, de façon démagogique et sans étudier les conséquences de ses décisions, la taxe professionnelle, taille à la hache dans la taxe foncière et le FCTVA, dont je vous rappelle, messieurs les ministres, qu’il n’est que l’insuffisante contrepartie de la suppression de la taxe locale réalisée lors de la création de la TVA.

Dans le même temps, des collectivités territoriales-fourmis, aux compétences sans cesse élargies – de fait, et non par la loi, en raison de l’incurie de l’État –, tentent de faire face à vos défaillances grâce aux rares interstices de liberté que votre philosophie centralisatrice leur laisse et parviennent, grâce à leur rigueur, mais aussi aux contributions de nos concitoyens, à demeurer le principal moteur financier de l’investissement dans ce pays !

Mais l’essentiel, qui touche, là encore, à la philosophie du pouvoir, réside dans cette erreur fondamentale : vous êtes persuadés que l’État et sa haute fonction publique sont les seuls à représenter l’intérêt général, à porter le bien commun.

Demandez à nos concitoyens ! Ils vous parlent d’associations, de fondations et avant tout de leurs collectivités de base, comme ils l’ont fait lors de votre fameux débat, avorté avant d’avoir été pensé, sur l’identité nationale.

Lors de l’adoption des lois Defferre de 1982 et 1983, la mode parisienne était de citer en exemple le cas de la Belgique et les réformes réalisées dans ce pays en 1974, qui avaient divisé par neuf le nombre des communes. Nous avons vu depuis lors ce qu’il en était du caractère exemplaire des institutions belges... (Sourires.)

À cette époque, j’ai eu à participer à un déjeuner très politique avec le Président de la République et plusieurs ministres et grands élus locaux. À un membre du Gouvernement qui déplorait le nombre excessif de nos communes, François Mitterrand, dans sa sagesse et sa connaissance intime de nos terroirs et de leurs habitants, avait objecté : « N’oublions jamais que vous avez, grâce à cette situation, un réseau de plus de 500 000 élus locaux bénévoles, qui retissent quotidiennement, modestement et inlassablement ce lien social si distendu dans nos grandes villes et leurs banlieues. » Je ne saurais évidemment mieux dire !

Cette réflexion m’amène, puisque j’ai voulu m’en tenir, dans le temps qui m’est imparti, aux mauvais a priori qui sous-tendent votre projet de loi, à citer un seul exemple concret – j’aurais pu, bien sûr, en développer beaucoup d’autres –, celui du conseiller territorial et de son mode d’élection.

Comme je l’ai souligné dès la première lecture, nous ne voulons pas de cette nouvelle institution, de ce conseiller qui siégerait dans deux conseils dont vous avez refusé de clarifier préalablement les compétences, et qui pourrait donc être amené, selon les majorités politiques ou en fonction des circonstances, à voter de façon différente sur un même sujet. Il suffit d’imaginer, pour le comprendre, un vote des conseils généraux et régionaux concernés par le projet de canal Rhin-Rhône...

Nous ne voulons pas de cet hybride de carpe et de lapin dont nul électeur ne saura plus s’il le représente et pour faire quoi.

Nous refusons de voir, notamment dans les petits départements, ces pseudo-conseillers, en fait des « shadow-députés », déployer leur énergie dans la polémique politicienne faute de pouvoir l’employer clairement au service de nos concitoyens. Nous n’en voulons pas !

Dès lors, le mode d’élection des conseillers territoriaux n’est pas notre affaire : c’est la vôtre ! Nous avions bien vu votre ballon d’essai ; vous rêviez, au nom d’une UMP qui se croyait hors d’atteinte, d’un mode de scrutin à l’anglaise. Vos députés, éclairés par vos déboires récents aux élections régionales, vous ont fait revenir à plus de raison.

Si nous avons, nous les radicaux, une préférence pour le scrutin uninominal à deux tours, il ne nous appartient pas d’arbitrer les querelles tactiques au sein de la majorité. Un grand constitutionnaliste avait coutume de dire, à propos des modes de scrutin : « Ce n’est pas le pressoir qui fait le vin, c’est le raisin. » Je vous livre donc mon pronostic : vos millésimes 2011 et 2012 seront mauvais, car votre raisin, votre projet pour la France, n’est pas bon.

J’ai évoqué tout à l’heure La Fontaine. Vous savez que la fourmi n’est pas prêteuse. Je vous le dis tout net : les radicaux de gauche ne vous feront aucun crédit ! (Applaudissements sur certaines travées du RDSE, ainsi que sur les travées du groupe socialiste et du groupe CRC-SPG.)

M. le président. La parole est à M. Jean-Pierre Bel.

M. Jean-Pierre Bel. Monsieur le président, messieurs les ministres, mes chers collègues, nous voici de nouveau réunis ce soir pour débattre d’un projet de loi portant réforme des collectivités territoriales dont personne ne sait vraiment où il va nous mener.

Je pense très sincèrement que, dès le départ, cette réforme s’est nourrie de présupposés qui étaient faux, qui ont servi d’alibis à un mouvement qui allait à contresens de l’histoire.

Oui, je le crois, cette réforme va d’abord à contresens de notre histoire contemporaine et de l’esprit de la décentralisation telle que nous l’avons connue depuis près de trente ans dans notre pays.

La décentralisation, Jean-Michel Baylet vient de le dire, fut une grande idée, un acte fondateur au début des années quatre-vingt, qui ne manqua pas de susciter, d’un côté, l’enthousiasme, de l’autre, le scepticisme, voire le rejet.

Pour moderniser la France, il fallait ramener le pouvoir de décision au plus près du terrain, au plus près de ceux qui l’incarnent ; il fallait, pour changer la vie publique, faire confiance à l’intelligence des territoires et miser sur la proximité ; il fallait, pour transformer en profondeur notre vie politique, parier sur la démocratie locale et impliquer les élus et les citoyens dans la définition, l’élaboration et la mise en œuvre des décisions qui les concernent.

Ces évidences avaient presque fini par faire consensus : je me souviens de la volonté du gouvernement de Jean-Pierre Raffarin de graver dans le marbre de notre Constitution que l’organisation de notre République est « décentralisée »...

Eh bien, mes chers collègues, c’est cette tendance de fond qui est aujourd’hui battue en brèche par le présent texte, conçu dans la hâte, discuté dans la précipitation et retouché dans l’improvisation.

Comme vous, je rencontre tous les jours, dans nos assemblées de maires, des élus locaux en proie à un grand désarroi face à un contexte où ils ne sont sûrs de rien mais où, en revanche, ils sont régulièrement désignés comme les grands responsables des difficultés et des déficits.

Mais comment peut-on concevoir que le niveau local puisse jouer son rôle de levier pour dynamiser l’économie, de fédérateur pour contribuer au « mieux vivre ensemble », si, au lieu de dialoguer, on stigmatise, si, au lieu de construire, on dénigre, si, au lieu d’avancer, on démolit ?

Laisser les communes et les intercommunalités sans aucune garantie quant aux ressources nécessaires, sans aucune perspective pour remplacer ce que nous appelons les financements croisés, pourtant si utiles quand il faut faire naître à toute force le projet dont toute la commune rêve... N’est-ce pas cela qui entretient un malaise profond et inquiétant ?

Imaginer, sans jamais le dire, un processus lent et insidieux de fusion du couple département-région, qui dénature simultanément les deux entités...

Inventer un « conseiller territorial » hybride, un « élu génétiquement modifié », nécessairement cumulard, intrinsèquement schizophrène, au four et au moulin, sans même être capable d’expliquer combien il y en aura, comment il sera élu, comment il pourra siéger et travailler… N’est-ce pas cela qui crée l’inquiétude, la suspicion et le découragement de milliers d’élus qui n’en peuvent plus de donner de leur temps sans réelle reconnaissance ?

Alors, messieurs les ministres, on peut s’étonner de votre obstination à vouloir démontrer, sans véritable étude comparative, que votre gouvernement transforme la France en ayant raison contre tout le monde...

Enfin, et ce n’est pas le moins grave pour un gouvernement qui se targue d’être moderne, la réforme va à contresens de toute logique d’efficacité.

C’est vrai pour la méthode : le Parlement a été mis sur la touche, au mépris des travaux de fond conduits ici même, avec des contributions émanant de tous les rangs. La phase de concertation a été totalement bâclée, puisque aucune des voix, souvent autorisées, qui ont contesté la conduite de ce chantier n’a été entendue. Et votre approche de la réforme territoriale s’est faite à l’envers, au détriment de la logique de résultat, puisque vous avez rogné les ressources avant de déterminer les finalités de l’action publique locale.

C’est vrai aussi pour le fond : les économies induites par la réforme seront minimes, loin d’être à la hauteur de l’enjeu. Les gains ainsi obtenus ne compenseront en rien les dégâts en termes de désorganisation territoriale, de déstabilisation des services publics et de l’investissement local, pourtant plus que jamais nécessaires.

En un mot comme en mille, vous réformez dans le vide, vous réformez sans fixer de cap, sans déterminer de but, sans donner de sens.

Au terme de réécritures hasardeuses, d’ailleurs peu maîtrisées, plus personne n’y comprend rien ! Que devront faire, que pourront faire demain les collectivités ? Comment ces instances pléthoriques vont-elles fonctionner concrètement ? Aucune réponse n’est apportée à ces interrogations.

Le texte, dans sa rédaction actuelle, ne répond à aucun des grands défis que nous devons relever.

Alors, je vous pose à nouveau la question : pourquoi vous obstiner ? À moins que l’explication ne soit à chercher ailleurs : la réforme territoriale telle qu’elle nous est présentée aujourd’hui se résumerait-elle à une tentation de manipulation, destinée principalement à changer les règles du jeu électoral à l’approche d’échéances que vous abordez avec crainte ?

Si tel est le cas, alors, ce n’est pas une réforme, et ce n’est certainement pas un progrès ; c’est, pardonnez-moi, une supercherie, obscure dans sa formulation, mais limpide dans son résultat. C’est un hold-up politique que vous nous demandez aujourd’hui d’avaliser !

Vous vouliez simplifier : vous créez de la complexité et de la confusion à tous les étages, des compétences aux financements.

Vous vouliez réaliser des économies substantielles : elles sont négligeables, ridicules en regard du risque que vous faites peser sur l’aménagement du territoire et le développement économique.

Vous vouliez rendre le système plus juste : nous ne voyons rien, aucune avancée concrète en matière de péréquation.

Mes chers collègues, nous avons ici une double mission : représenter les collectivités territoriales et améliorer la loi.

Ce texte, parti d’une stigmatisation de l’élu, est un cas flagrant de régression territoriale mettant en péril le difficile équilibre rendu possible par trente ans d’esprit décentralisateur.

Pour terminer, je voudrais faire une citation : « La clause de revoyure pour les finances locales : escamotée ; le débat sur les compétences : inachevé ; la réforme sur le mode de scrutin : pas consensuelle ». Ce constat lucide, c’est l’ancien Premier ministre Jean-Pierre Raffarin lui-même qui le dresse.

Décidément, il faut tirer les conclusions qui s’imposent : c’est un mauvais projet de loi que vous nous présentez, messieurs les ministres, et c’est pour cela que nous vous invitons, mes chers collègues, à agir en conscience et en cohérence en ne votant pas ce texte. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et du groupe CRC-SPG, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)

M. le président. La suite de la discussion est renvoyée à la prochaine séance.

Discussion générale (suite)
Dossier législatif : projet de loi de réforme des collectivités territoriales
Discussion générale (suite)

10

Ordre du jour

M. le président. Voici quel sera l’ordre du jour de la prochaine séance publique, précédemment fixée au mardi 29 juin 2010 :

À neuf heures trente :

1. Questions orales.

(Le texte des questions figure en annexe).

À quinze heures et le soir :

2. Suite de la deuxième lecture du projet de loi, modifié par l’Assemblée nationale, de réforme des collectivités territoriales (n° 527, 2009-2010).

Rapport de M. Jean-Patrick Courtois, fait au nom de la commission des lois (n° 559, 2009-2010).

Texte de la commission (n° 560, 2009-2010).

Avis de M. Jacques Legendre, fait au nom de la commission de la culture, de l’éducation et de la communication (n° 573, 2009-2010).

Avis de M. Charles Guené, fait au nom de la commission des finances (n° 574, 2009-2010).

Rapport d’information de Mme Michèle André, fait au nom de la délégation aux droits des femmes (n° 552, 2009-2010).

Personne ne demande la parole ?…

La séance est levée.

(La séance est levée à vingt-trois heures cinquante-cinq.)

Le Directeur adjoint

du service du compte rendu intégral,

FRANÇOISE WIART