M. Claude Lise. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, mon intervention ne portera que sur le projet de loi relatif aux collectivités territoriales de Guyane et de Martinique, qui revêt une importance toute particulière pour les deux départements d’outre-mer concernés.

Il s’agit, en effet, d’un texte qui vise à améliorer leur architecture institutionnelle afin de permettre aux élus guyanais et martiniquais d’exercer, avec beaucoup plus d’efficacité qu’actuellement, leurs responsabilités dans la mise en œuvre des politiques publiques.

Ce texte répond, il faut avoir le courage de l’admettre, à la nécessité de réparer une erreur fondamentale commise en 1982, lorsque l’on voulut appliquer aux départements d’outre-mer la loi créant les collectivités régionales. Le gouvernement de l’époque avait pour cela élaboré un texte instituant, dans chacun de ces départements, une assemblée unique.

Ce texte, adopté par le Parlement, fut malheureusement censuré par une décision du Conseil constitutionnel, dont le professeur François Luchaire devait déclarer qu’elle était « l’une de celles les plus discutées depuis la création du Conseil ».

On crut alors trouver une solution en inventant, pour les départements d’outre-mer, un cadre institutionnel censé être plus proche du droit commun : celui de « région monodépartementale ».

On offrit ainsi une parfaite illustration du déni de réalité auquel peut aboutir le jacobinisme lorsqu’il prend la forme d’un intégrisme dont les adeptes sont convaincus que les situations particulières doivent se couler – fût-ce au moyen de solutions artificielles – dans les moules du droit commun.

En l’occurrence, puisqu’il n’était possible ni de regrouper certains départements d’outre-mer ni de diviser chacun d’entre eux en au moins deux départements, on considéra que la solution était de créer, pour eux, un système de superposition aboutissant à faire coexister deux collectivités territoriales, avec leurs assemblées respectives, sur un même territoire.

Cela était certainement concevable sur le plan intellectuel, mais ne pouvait, dans la réalité, que se révéler profondément insatisfaisant.

Le système de région monodépartementale aggrave, en effet, très nettement les phénomènes d’enchevêtrement de compétences. Il favorise la création, dans l’une et l’autre collectivité, de services aux missions sensiblement identiques. Il incite les demandeurs d’aides et de subventions à mettre en concurrence les deux collectivités. Il pousse à multiplier les financements croisés. Tout cela ne peut évidemment que diminuer l’efficacité des politiques publiques locales, favoriser les gaspillages d’argent public, mais aussi réduire la lisibilité des institutions pour les citoyens.

Depuis près de trente ans, ce cadre institutionnel aberrant n’a cessé d’être l’objet de critiques.

Pourtant, force est de constater qu’il n’y a qu’une dizaine d’années que ces critiques ont fini par trouver un écho favorable auprès de couches suffisamment larges de la classe politique française ainsi que de la haute administration.

Il faut se féliciter, à cet égard, de la véritable révolution culturelle qui s’est opérée dans les rangs de la droite. J’ai, en effet, la conviction que rares sont ceux qui, à droite, pourraient reprendre aujourd’hui à leur compte les discours enflammés d’un Foyer ou d’un Debré jetant l’anathème sur les partisans de la moindre adaptation du droit commun.

Cette révolution culturelle a incontestablement facilité la réécriture de l’article 73 de la Constitution, lors de la réforme constitutionnelle de 2003.

Elle a évidemment aussi contribué à la réussite de l’initiative prise par le Président de la République après le rejet par les électeurs guyanais et martiniquais de la proposition d’évolution institutionnelle qui leur avait été faite à la suite de la position adoptée en 2008 et 2009 par leurs congrès des élus respectifs.

Le Président de la République a, en effet, considéré qu’il fallait offrir à ces électeurs la possibilité de faire le choix, sans sortir du régime de l’identité législative, d’un système institutionnel plus satisfaisant que celui de région monodépartementale.

Il s’agit désormais de mettre en œuvre concrètement le choix démocratiquement opéré par les Guyanais et les Martiniquais.

Tel est l’objet du projet de loi ordinaire soumis à notre examen et sur lequel je dois, bien sûr, vous donner ma position.

Eh bien, je tiens à dire, en premier lieu, que, sur un point que je considère comme fondamental, à savoir la nature de la collectivité unique, le texte traduit parfaitement la volonté exprimée par les électeurs consultés. Ces derniers ont en effet approuvé, en Martinique et en Guyane – je cite les termes de la question posée par le Président de la République –, « la création d’une collectivité unique exerçant les compétences dévolues au département et à la région tout en demeurant régie par l’article 73 de la Constitution ». Autrement dit, ils se sont prononcés en faveur d’une addition de compétences, accompagnée, évidemment, des ressources permettant leur exercice.

Je me félicite donc de ce qu’ait été écarté le point de vue, défendu par certains, tendant à faire de la collectivité unique une collectivité sui generis, susceptible alors de bénéficier de compétences et de pouvoirs normatifs allant bien au-delà de ce qui va résulter de l’addition des compétences de la région et du département.

Cela ne signifie nullement que je méconnais l’intérêt, pour la Martinique, d’un accroissement de la responsabilité locale ; on connaît mes positions sur cette question. Cela signifie que je suis radicalement contre toute tentative de détournement du vote des électeurs martiniquais. Leur choix doit être respecté : il s’agit là d’un impératif démocratique.

S’agissant, en deuxième lieu, de la date de mise en place de la collectivité unique, je regrette vraiment la position adoptée par la commission des lois.

En effet, comment expliquer aux citoyens qui ont été consultés en janvier 2010, dans des conditions de précipitation que j’avais dénoncées à l’époque et dans une période vraiment peu propice au débat politique, que plus rien ne presse, que l’on peut attendre tranquillement 2014 pour mettre en place le cadre institutionnel pour lequel ils ont opté ?

Si ce cadre peut permettre à leurs élus d’être plus efficaces dans la conduite des politiques publiques locales, n’y a-t-il pas, au contraire, urgence à le mettre en place alors que la situation économique et sociale se dégrade et que les collectivités territoriales doivent intervenir davantage avec des ressources qui diminuent ?

Oui, mais, disent certains, le processus d’unification des moyens humains et matériels du département et de la région est très compliqué, nécessite des études confiées à des experts et demande donc du temps.

Je veux bien. Mais personne ne me fera croire que l’on est face à un processus plus compliqué que celui qui, au moment de la grande réforme de la décentralisation, a profondément transformé les collectivités départementales auxquelles l’État a transféré, en quelques mois, d’importants blocs de compétences et un très grand nombre d’agents.

On a entendu un autre argument : 2014 permettrait d’obtenir la concomitance entre les élections aux assemblées de Martinique et de Guyane et celles des conseillers territoriaux.

Mais cette concomitance, si l’on y tient, peut être réalisée ultérieurement, comme cela a été le cas pour les élections aux assemblées régionales des départements d’outre-mer, qui ont précédé de trois ans celles de l’Hexagone.

En réalité, rien ne s’oppose vraiment à la mise en place des deux collectivités uniques en 2012, en dehors, évidemment, de ce qui relève de stratégies purement politiciennes.

En revanche, je tiens à le souligner, plus il s’écoulera de temps avant cette mise en place, plus on verra s’exacerber chez les agents des deux collectivités le sentiment d’être confrontés à un avenir incertain et s’installer un climat de sourde inquiétude, forcément préjudiciable à un bon fonctionnement du service public. On risque également de voir se poursuivre des recrutements et même se créer des services concurrents.

J’ajoute, enfin, qu’il est urgent de fournir aux acteurs économiques un cadre institutionnel stabilisé et lisible.

Je suis donc évidemment pour un retour à la rédaction initiale fixant la date de première élection des conseillers à l’Assemblée de Martinique au plus tard au 31 décembre 2012.

J’en viens, en troisième lieu, à un point que je considère également comme particulièrement important, car il va conditionner non seulement le fonctionnement démocratique de l’Assemblée de Martinique, mais, au-delà, croyez-moi, l’avenir même de la démocratie à la Martinique. Je veux parler du niveau de la prime qui est prévue pour la liste arrivée en tête.

Comme une majorité de Martiniquais, je considère qu’une prime majoritaire de 9 sièges est tout à fait excessive. Et je ne comprends pas que les collègues de la commission des lois aient pu considérer qu’elle l’était moins que la prime de 20 % prévue par le projet gouvernemental.

Passer de 11 à 9 sièges n’atténuera pas les conséquences prévisibles. Une formation politique disposera ainsi dans l’assemblée d’une majorité écrasante, à laquelle viendront encore s’ajouter 9 élus d’un exécutif forcément issu de la majorité.

On se trouvera dans une situation analogue à celle qu’offre le conseil régional de la Martinique : dans une assemblée de 41 membres, un groupe majoritaire, avec 48,32 % des suffrages, détient 26 sièges ; le premier groupe d’opposition n’en détient que 12, avec plus de 41 % des suffrages, et l’autre, que 3, avec 11 % des suffrages.

Eh bien, mes chers collègues, je ne souhaite vraiment pas que les affaires de la Martinique soient, demain, gérées par une assemblée unique conçue sur ce modèle, ni qu’au sein de cette assemblée l’opposition soit réduite à la portion congrue et que même des formations politiques importantes soient marginalisées.

Il est possible qu’ailleurs, dans des régions de France ou des collectivités d’outre-mer, à l’histoire et à la culture différentes, l’on estime devoir rechercher la stabilité au détriment de l’exigence démocratique. En Martinique, je crois pouvoir affirmer qu’il y va tout autrement.

On y a tout particulièrement besoin d’espaces démocratiques de débat. Concentrer des pouvoirs locaux dans une seule main aboutira, à coup sûr, à des catastrophes. Je vous le dis avec beaucoup de gravité, car c’est alors dans la rue que s’exprimeront les courants d’opinion muselés.

Nous devons d’autant plus éviter une telle issue que les exemples ne manquent pas de mandatures d’assemblées martiniquaises parfaitement réussies sans majorité importante, à commencer par celle de la première assemblée régionale, présidée par Aimé Césaire avec une seule voix de majorité.

Cela m’amène à conclure sur ce qui se veut un appel pressant : mes chers collègues, ne nous obstinons pas à vouloir traiter des réalités différentes de manière uniforme ; par ailleurs, n’oublions pas que, sans démocratie véritable, il n’y a jamais de développement réussi.

Pour que les deux collectivités uniques que nous voulons mettre en place puissent contribuer à l’efficacité des politiques publiques de développement local, faisons en sorte qu’elles soient conçues en tenant compte de la situation particulière de chacun des deux territoires concernés et, par-dessus tout, de la soif de démocratie de leurs peuples ! (Applaudissements.)

Mme la présidente. La parole est à M. Jean-Paul Virapoullé.

M. Jean-Paul Virapoullé. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, nous sommes réunis pour écrire une nouvelle page de l’histoire institutionnelle de l’outre-mer. C’est ici, dans cette assemblée, que se décide son avenir. Puisqu’il s’agit d’histoire, permettez-moi, en quelques minutes, d’en parler en toute sincérité et objectivité.

Si nous avons aujourd’hui cette dualité d’assemblées sur un même territoire, l’histoire nous apprend que cela n’est pas dû à une demande de ceux que l’on appelle « les départementalistes ».

Il faut le savoir, c’est grâce au courage et à la persévérance du sénateur honoraire Roger Lise, présent en tribune aujourd’hui et que je salue, et du regretté sénateur Louis Virapoullé, qui a conduit le recours au Conseil constitutionnel, que la loi qui devait créer une assemblée unique élue à la proportionnelle avec un exécutif différent de l’assemblée a été intégralement censurée par le Conseil constitutionnel. Ce fut une première : pas une virgule n’a résisté à son jugement !

C’est à partir de là que le gouvernement de l’époque, ne voulant pas rester sur un échec, a créé précipitamment un conseil régional, d’ailleurs bien avant les régions métropolitaines.

Certains départements se sont acclimatés à cette dualité. C’est le cas de la Réunion. On ne s’en porte pas plus mal, se félicitant même de l’entente qui s’exprime, toutes opinions politiques confondues, sur les grands sujets, les grands dossiers, les grands travaux, sur la construction européenne. Cela nous vaut de connaître un rythme accéléré d’investissements et un début de réussite économique. Je lisais ainsi hier que les NTIC, les nouvelles technologies de l'information et de la communication, pèsent 2 milliards d’euros dans notre PIB.

Nous avons choisi le droit commun, à la demande non pas de quelques élus aigris, frileux, mais de l’ensemble des Réunionnais, à une très large majorité.

Je ferai un deuxième constat.

Les trois départements qui ont été consultés – la Guadeloupe, en premier, la Martinique, récemment, et la Guyane – ont refusé de passer du régime de l’article 73 de la Constitution à celui de son article 74.

Autrement dit, mes chers collègues, malgré les critiques et les mauvaises humeurs de certains, les populations d’outre-mer, qui regardent autour d’elles, constatent que le statut départemental n’est finalement pas si mauvais que cela. Dans le domaine de l’éducation, de la santé, des droits, des libertés, il a apporté des avancées qu’aucune des régions qui nous environnent – je pèse mes mots – n’a pu connaître au cours des décennies écoulées.

C’est pour cette raison que nos compatriotes ont répondu par la négative au passage de l’article 73 à l’article 74. Mieux, les Réunionnais nous ont dit : ne venez même pas nous poser la question ! Sinon, à la prochaine élection, on vous destituera de votre mandat ! On ne vous a pas élus pour cela ; on vous a mandatés pour confirmer l’attachement des départements d’outre-mer à la France et pour construire, désormais pour les quatre DOM, dans le cadre de l’article 73 de la Constitution, une République unifiée et prospère !

Cela dit, la démarche engagée pour la Martinique et la Guyane respecte la volonté de la population. En démocrate, je n’ai pas d’autre commentaire à faire que d’approuver la décision prise par le Président de la République et le Gouvernement d’aller dans le sens de la demande issue d’un vote démocratique. Nous sommes là pour respecter la volonté du peuple, mais – et c’est là que je mets un bémol ! – dans le respect de la loi fondamentale, qui donne à toute loi sa véritable légitimité.

Permettez-moi maintenant d’évoquer le respect de la Constitution pour ce qui concerne certaines dispositions de la loi, notamment l’habilitation.

Mes chers collègues, l’habilitation ne concerne pas la Réunion. À l’époque, on m’avait reproché d’être frileux et de bloquer des évolutions, des initiatives considérables. Mon collègue Christian Cointat l’a dit avec beaucoup de talent tout à l'heure à propos du régime électoral, c’est le Parlement qui doit définir la loi. Je dirai même que, d’une manière générale, c’est le Parlement qui vote la loi. Sinon, pourquoi les parlementaires existeraient-ils ? Pourquoi confier à des assemblées locales, qui n’ont pas les moyens humains d’assurer le suivi de la législation, le soin de le faire ? À quoi servent les parlementaires d’outre-mer ?

D’ailleurs, l’habilitation relève de la réforme constitutionnelle de 2003 que nous avons adoptée ici même. Toutefois, depuis cette date, nous avons adopté une réforme constitutionnelle plus importante encore voulue par le chef de l’État, visant à accroître le poids du Parlement.

En effet, en vertu de l’article 48 de la Constitution, nous avons aujourd'hui le pouvoir de voter des propositions de loi, voire des propositions de résolution européenne. Nous sommes-nous privés de cette possibilité ? Non ! En l’espace d’un peu plus de trois mois, nous avons adopté, à l’unanimité, la proposition de résolution européenne de notre collègue Serge Larcher – une proposition de résolution ô combien importante !–. et, voilà quelques jours, la proposition de loi portant dispositions particulières relatives aux quartiers d’habitat informel et à la lutte contre l’habitat indigne dans les départements et régions d’outre-mer.

Avec cette réforme constitutionnelle, le Gouvernement ne dispose finalement, dans le calendrier parlementaire, que d’un temps restreint, car une fenêtre parlementaire nous est réservée pour soumettre nos propositions de loi, et l’opposition a, elle aussi, cette possibilité.

Selon moi, le nouvel article 48 de la Constitution vide l’habilitation de tout son sens. En effet, nous sommes souvent réunis dans des intergroupes parlementaires qui rassemblent les élus de diverses tendances politiques, car nous devons dépassionner le débat entre nous pour faire prévaloir l’intérêt général.

Notre collègue Georges Patient a évoqué tout à l'heure le fait que la Guyane est, au niveau des finances, le département le plus maltraité. Il suffit de discuter de la question avec lui, d’analyser la situation et de déposer ensemble une proposition de loi ou de poser une question prioritaire de constitutionnalité, auxquelles je souscrirai, pour remédier au problème, car on ne peut laisser un abcès se développer. Ce n’est donc pas la peine de demander l’habilitation. Lorsque l’Assemblée unique de la Guyane aura délibéré, que fera-t-on de cette délibération ?

Concernant la procédure, j’ai fait une comparaison entre l’habilitation et la proposition de loi.

Pour une proposition de loi, la procédure est la suivante : on la rédige, on la dépose, elle est examinée en commission, on l’analyse et elle est votée si les groupes parlementaires l’appuient. Pour une habilitation, la procédure comprend neuf étapes, que je ne vous décrirai pas maintenant, car nous y reviendrons lors de l’examen des amendements. Quoi qu’il en soit, il faut un an et demi pour faire voter une habilitation. Il s’agit d’un véritable parcours du combattant, avec de multiples recours possibles : celui du Conseil d’État s’il s’agit d’un décret ou celui du Conseil constitutionnel, qui peut être saisi. C'est la raison pour laquelle la Réunion n’a pas choisi l’habilitation. D’ailleurs, comme le précise l’étude d’impact du Gouvernement, il n’y a eu que deux demandes d’habilitation : une en 2009 et une en 2010.

Grâce à l’article 48 de la Constitution, nous allons, j’en prends le pari à cette tribune, rédiger de nouvelles propositions de loi ensemble, et il y aura très peu de demandes d’habilitation.

Je n’ai pas d’autres observations à formuler sur la Guyane, sauf pour dire que je partage la préoccupation de M. le rapporteur : faisons très attention à la notion de justice dans la représentation démocratique, à celle de responsabilité et à celle d’équité. S’il revient au Parlement de voter la loi, faisons en sorte de garantir les droits des Guyanais et des Martiniquais !

Permettez-moi maintenant de m’attarder quelques instants sur un point sur lequel je m’interroge beaucoup, à savoir la motion de défiance concernant l’Assemblée unique de Martinique.

À la question « Voulez-vous regrouper les compétences du conseil général et du conseil régional dans une assemblée unique ? » posée par le Président de la République, le peuple martiniquais a répondu oui. Il avait auparavant dit non au passage de l’article 73 à l’article 74.

Une lecture croisée de l’article 73 et de l’article 72–4, qui définit la méthodologie pour appliquer l’article précité, implique que le peuple doit être consulté pour toute question relative à l’organisation, aux compétences ou au régime législatif de la collectivité territoriale. Or, mes chers collègues, relisez la question du Président de la République aux peuples martiniquais et guyanais : la notion d’organisation n’y figure pas !

Permettre à l’Assemblée de Martinique de poser la motion de défiance, un point que je développerai lors de l’examen des amendements, c’est organiser cette dernière différemment des autres assemblées. Aucun conseil général, aucun conseil régional de France n’a le pouvoir de poser une motion de défiance.

Si l’on voulait donner à l’Assemblée de Martinique la possibilité de poser une motion de défiance, le Président de la République aurait dû poser la question suivante : Voulez-vous regrouper les compétences du conseil régional et du conseil général et en modifier le mode d’organisation ? Le terme « peut » que m’a suggéré notre collègue rapporteur Christian Cointat ne saurait exonérer le Président de la République de cette question et de la saisine du peuple souverain.

Tout le monde se frotte les mains en pensant qu’aucun recours ne sera déposé devant le Conseil constitutionnel, mais, à la première décision prise par le conseil exécutif, le citoyen qui se sentira lésé posera, au titre de l’article 61–1 de la Constitution, une question prioritaire de constitutionnalité. Vous verrez, mes chers collègues, l’histoire me donnera raison ! Avec cette motion de défiance, vous aurez installé en Martinique une instabilité institutionnelle, la même instabilité politique que celle qui existe aujourd'hui en Polynésie française ! Je le dis avec sincérité, avec dévouement, avec affection pour tout l’outre-mer, ne faites pas entrer dans le fruit des institutions martiniquaises le ver de la déstabilisation de la Polynésie française, aujourd'hui ruinée, soumise à huit crises politiques en une année, bref, ingouvernable !

Nos assemblées, sises sur des territoires misérables, sont petites, fragiles, soumises à la pression populaire et confrontées à une grande difficulté, avec 400 000 habitants par-ci, 200 000 par-là, voire 1 million à la Réunion, celle de vouloir créer un vrai marché et d’exister grâce à leur prospérité interne.

Si vous mettez les élus sous la pression d’une motion de censure à proximité du peuple, vous allez créer un marchandage politicien, qui fera de ces territoires des territoires de désespérance et de ruine !

Oui, je suis prêt à voter cette réforme parce qu’elle a été voulue par le peuple ! Et, à mes yeux, il n’y a que la volonté du peuple qui compte ! Oui, je suis prêt à voter cette réforme, mais à condition qu’elle respecte la Constitution, car c’est la loi fondamentale qui nous a permis de faire partie des départements français et de bénéficier de la liberté, de l’égalité et de la fraternité. (Applaudissements sur les travées de lUMP et de lUnion centriste, ainsi que sur certaines travées du RDSE et sur quelques travées du groupe socialiste.)

Mme la présidente. La parole est à M. Jean-Étienne Antoinette.

M. Jean-Étienne Antoinette. Madame la présidente, madame la ministre, monsieur le rapporteur, mes chers collègues, vivons-nous aujourd’hui un moment historique de l’évolution des départements d’outre-mer ? Si oui, quelle est la portée historique de ce que nous allons voter ?

L’examen de ces deux projets de loi devrait être pour tous ceux qui travaillent au développement de la Guyane et de la Martinique un moment de joie, peut-être de fierté, certainement d’espoir, de cet espoir porté par les contributeurs des états généraux de l’outre-mer après la vague de soulèvement populaire indiquant clairement que le statu quo n’était plus possible.

Nos territoires ont connu la fin de l’esclavage en 1848, la départementalisation en 1946, la régionalisation en 1982, comme en métropole, avant l’étape présente, à savoir la collectivité unique. D’aucuns retracent cette évolution en l’intitulant « de la départementalisation à la collectivité unique », ce qui pourrait laisser entendre que les deux événements se situent sur le même plan. Mais gardons-nous de ce leurre.

En effet, nul ne doute qu’un tel moment soit important pour la Martinique et la Guyane. Toutefois, ne confondons pas une réorganisation administrative avec une évolution institutionnelle, et, surtout, n’oublions pas non plus que, partout en France, la réforme des collectivités territoriales est à l’ordre du jour.

En métropole, cette réforme n’a pas donné lieu aux illusions qui ont habité certains élus ultramarins quant à la portée de ce nouveau statut, qu’il s’agisse de responsabilité, de moyens ou de marges de manœuvre pour le développement.

En effet, une telle réorganisation s’effectue au sein du statut départemental. Le cadre donné à l’évolution en cours est celui de l’identité législative, ce qu’on appela à une époque « l’assimilation législative ». La loi organique ne crée pas le dispositif des habilitations, qui date de 2003, elle l’améliore peut-être. Et, surtout, la nouvelle collectivité n’a ni compétences nouvelles ni moyens supplémentaires.

Sur le fond, constitutionnellement parlant, rien ne change, par conséquent. Tout juste devons-nous relever ce paradoxe entre le discours sur la responsabilisation progressive des territoires ou leur différenciation à l’intérieur de « l’univers outre-mer » et, dans les textes, cette identité législative « renforcée », qui prévoit non plus, comme en 1946, des cas d’exception, mais seulement des adaptations du droit commun national.

En même temps, nous pouvons nous étonner du paradoxe inverse, qui consiste à affirmer plus que jamais l’identité législative, tout en prévoyant dans le texte fondateur de ce nouveau statut des pouvoirs renforcés pour le représentant de l’État, ce que l’on ne voit dans aucun département métropolitain.

L’esclavage a duré plus de deux siècles. Ensuite, il a fallu encore un siècle, du moins dans les textes, pour sortir de la colonisation. On aurait pu espérer qu’un demi-siècle supplémentaire aurait permis la maturation nécessaire à l’élaboration de véritables relations de partenariat entre les collectivités ultramarines et l’État, au sein de la République. L’élaboration de ces deux projets de loi révèle plutôt une tension permanente, un double mouvement dialectique, dont la synthèse semble difficile, d’un côté, entre désir d’autonomie et volonté d’égalité et, de l’autre, entre désengagement financier et volonté de dominer, de garder le contrôle, de ne rien perdre, au fond, des acquis de l’histoire, quitte à lâcher un peu de lest par-ci par-là.

C’est ainsi que le régime des habilitations, bien qu’assoupli, reste, sur le fond, étroitement encadré, prévu pour des cas limités, soumis à l’examen soit du législateur, soit du pouvoir réglementaire.

Par ailleurs, en janvier 2010, il est vrai que les populations de Guyane et de Martinique ont choisi leur statut. Mais c’est le Gouvernement qui en a défini, après coup, le contenu.

Certes, les collectivités ont été consultées ; mais, alors que le processus démocratique local n’a pas encore véritablement abouti entre les deux collectivités majeures – du moins est-ce la situation en Guyane –, le niveau national tranche de manière trop hâtive, assurément.

Alors, oui, avec la collectivité unique, nous sommes en train de franchir un pas, un pas nécessaire du simple point de vue du bon sens administratif, un pas que l’on pourrait presque comprendre comme une rectification tardive des choix opérés en 1982, lors de la régionalisation, le Conseil constitutionnel ayant alors rejeté l’idée d’une assemblée unique.

Nous devons le dire sans aucun esprit partisan, mais simplement au nom du réalisme : il s’agit d’un pas qui ne règle rien, absolument rien, s’agissant des véritables enjeux de la Guyane et de la Martinique, en termes de lutte contre la « profitasyon » et de ces marges bénéficiaires exorbitantes, facteurs démontrés des surcoûts imposés à la consommation des ménages. Cela ne règle rien non plus en matière de développement économique, d’emploi, de pouvoir d’achat, de production endogène, de relations internationales au sein de notre environnement géographique, ou encore en termes d’éducation, de santé, de formation professionnelle et de dotation des collectivités territoriales.

Plus encore, alors que les mouvements sociaux de 2008 et 2009 portaient une revendication économique et sociale forte, la réponse d’aujourd’hui reste purement administrative, tandis que les divers autres projets de loi nationaux continuent, dans différents domaines, à ignorer les freins au décollage économique de nos territoires.

Cependant, il y a dans cette réorganisation administrative quelque chose de fondamental qui doit appeler toute notre vigilance : la fusion des deux collectivités change la donne en matière de gouvernance.

En 1982, la régionalisation a dilué la responsabilité des élus ultramarins. Alors que les deux collectivités, région et département, agissent sur un même ressort territorial, les lois qui se sont succédé depuis 1980 ont entremêlé les responsabilités de chacune, rendant sans cesse plus complexe la ventilation des compétences.

Face à ces deux interlocuteurs, l’État a beau jeu de se rendre imperméable aux véritables besoins des populations, en renvoyant dos à dos les uns et les autres.

Eh bien oui, avec la collectivité unique, les futurs conseillers vont porter l’entière responsabilité de l’action locale à l’échelle de la Guyane et de la Martinique. L’État n’aura qu’un seul interlocuteur.

Il deviendra impossible aux acteurs locaux de se réfugier derrière les erreurs supposées d’un alter ego ou le paravent des multiples échelons décentralisés ou déconcentrés. Les responsabilités de chacun seront clairement déterminées.

C’est pourquoi la question de la gouvernance ne doit pas échapper à notre débat ; elle doit au contraire en constituer le cœur.

La responsabilité politique doit se concrétiser dans les institutions. On ne convoque pas les électeurs dans l’exercice de leur pouvoir souverain juste pour un découpage électoral ou une refonte administrative ! On le fait pour fonder une nouvelle gouvernance. La Guadeloupe n’attendrait pas pour se prononcer sur ce statut s’il s’agissait simplement de démêler ou non les compétences d’organes superposés.

Le véritable enjeu, le seul qui vaille la peine ici, si on l’adosse directement à de vraies capacités de résolution des problèmes économiques et sociaux, c’est celui de la gouvernance.

Il ne s’agit pas seulement de rationaliser l’action administrative en remédiant à l’éclatement des compétences ; il devient nécessaire de doter chaque élu des moyens lui permettant d’être pleinement responsable de la politique qu’il va mener, de pouvoir en répondre devant l’assemblée, une assemblée qui, de son côté, ait la capacité de demander des comptes à ceux qui détiennent le pouvoir exécutif.

Si la Corse s’est dotée d’un tel dispositif, si la Martinique a fait le choix d’un système original, avez-vous dit, monsieur le rapporteur, dans le cas de la Guyane, le Gouvernement a choisi de n’écouter qu’une voix, une gouvernance cette fois-ci vraiment pas originale, selon son bon vouloir.

Dans ce contexte, notre responsabilité de législateur est engagée. Nous nous devons de prendre de la hauteur et de considérer l’intérêt général plutôt que nos intérêts partisans, afin de doter la Guyane, comme la Martinique, d’un véritable système de gouvernance locale.

En effet, pour fonder cette nouvelle gouvernance, la Constitution nous laisse, en tant que législateur, une certaine liberté, dans la lignée de ce que le Président Chirac et son Premier ministre Lionel Jospin avaient conçu, dans des discours restés célèbres, comme des institutions à la carte.

Le Président disait : « l’heure des statuts uniformes est passée. [...] Chacune d’entre elles [les collectivités d’outre-mer] doit être libre de définir, au sein de la République, le régime le plus conforme à ses aspirations et à ses besoins, sans se voir opposer un cadre rigide et identique. »

C’est donc un nouveau contrat social que nous devons définir, nous, législateurs de la République française.

Créons des lois justes pour les hommes de nos territoires. Si nous allons au bout de cette démarche, alors oui, mes chers collègues, cette collectivité unique sera bien plus que le produit d’une réorganisation administrative et répondra aux enjeux historiques portés par la naissance de ce nouveau statut territorial. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste. – M. Jean-Paul Virapoullé applaudit également.)

Mme la présidente. La parole est à M. Serge Larcher.