M. Ambroise Dupont. Notre pays a mis des années à reconstruire une relation de confiance avec la Turquie après le vote de la loi de 2001 comme après chaque texte qui visait à la répression de la contestation de l’existence du génocide arménien, aspect que le rapport du Sénat de juin 2008 a parfaitement souligné.

De plus, nous jouons un rôle particulier dans le Caucase du Sud : la France copréside, sous l’égide de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe, le groupe de Minsk, lequel est chargé de trouver une solution négociée au conflit « gelé » du Haut-Karabagh, qui oppose l’Arménie et l’Azerbaïdjan. En 2011 encore, des pertes humaines ont été à déplorer de part et d’autre. Cette médiation sensible contraint la France à une neutralité exemplaire.

En tant que président du groupe d’amitié France-Caucase du Sénat et connaissant plus spécialement l’Azerbaïdjan, je suis naturellement très attentif à ce dossier et souhaite un retour à la paix dans les meilleures conditions possibles pour les populations. Tous les contacts que j’ai pu avoir au fil des années m’ont démontré à quel point ce conflit était aigu.

Quels que soient les efforts des négociateurs français, américains et russes, la réunion de ces conditions relèvera, bien sûr, de la bonne volonté des deux parties. Mais l’initiative dont nous débattons aujourd’hui, aussi louable soit-elle dans ses intentions, risque d’être contreproductive. Je crains qu’elle ne radicalise, de fait, les positions et n’affaiblisse ainsi l’action de la France. En fin de compte, la proposition de loi ne desservirait-elle pas la paix, que les pays de la région ont le droit de connaître et qu’ils attendent ?

Ici et là, des voix s’élèvent pour tirer argument de ce texte, dénoncer une prétendue partialité de la France et réclamer son éviction du groupe de Minsk. Des manifestations ont ainsi eu lieu devant notre ambassade à Bakou. Je déplore cette instrumentalisation.

La mission du nouveau négociateur français, l’ambassadeur Jacques Faure, n’en sera que plus délicate. À l’heure où celui-ci prend ses fonctions, je veux rendre ici hommage au travail de son prédécesseur, l’ambassadeur Bernard Fassier, qui aura tout entrepris, en toutes circonstances, pour montrer aux parties la neutralité et la détermination de la France.

Les présidents Sarkozy, Obama et Medvedev avaient appelé également les parties au conflit « à franchir un pas décisif vers un règlement pacifique » lors du dernier G8 de Deauville. C’est dire quelle action mène la France dans la résolution pacifique de ce conflit. 

Comme beaucoup, j’estime qu’il faut encourager et soutenir les initiatives en Turquie qui tendent à rendre possible un examen dépassionné du génocide arménien, sujet qui, il faut le dire, demeure sensible. Un important travail de recherche historique et de pédagogie reste en effet à accomplir sur cette période troublée ; la France doit mettre tout son poids pour qu’il puisse s’accomplir.

Mieux vaut aussi favoriser les actions arméno-turques destinées à permettre l’établissement de relations apaisées entre les deux États. Souvenons-nous de la manière dont Français et Allemands ont su surmonter des décennies de rivalité et trois terribles guerres pour devenir des partenaires « clés » en Europe. J’entends encore le président Poncelet le rappeler à chaque occasion à ses visiteurs ici !

M. Jean-Louis Carrère. Il faut en parler au président du groupe d’amitié !

M. Ambroise Dupont. Enfin, est-ce qu’en marge de ce débat parlementaire nos compatriotes d’origine arménienne et turque ne trouveront pas une occasion de se déchirer de nouveau ?

Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, malgré tout ce que j’ai pu ressentir en écoutant le débat, toutes ces questions et toutes ces circonstances font que je ne pourrai pas voter la proposition de loi. (Applaudissements sur certaines travées de l'UMP, du RDSE, du groupe écologiste et du groupe socialiste.)

M. le président. Personne ne demande plus la parole dans la discussion générale ?…

La discussion générale est close.

Nous passons à la discussion des motions.

Exception d’irrecevabilité

Discussion générale (suite)
Dossier législatif : proposition de loi visant à réprimer la contestation de l'existence des génocides reconnus par la loi
Question préalable

M. le président. Je suis saisi, par M. Sueur, au nom de la commission, d'une motion n°1.

Cette motion est ainsi rédigée :

En application de l'article 44, alinéa 2, du règlement, le Sénat déclare irrecevable la proposition de loi, adoptée par l’Assemblée nationale, visant à réprimer la contestation de l'existence des génocides reconnus par la loi (n° 229, 2011-2012).

Je rappelle que, en application de l’article 44, alinéa 8, du règlement du Sénat, ont seuls droit à la parole sur cette motion l’auteur de l’initiative ou son représentant, pour quinze minutes, un orateur d’opinion contraire, pour quinze minutes également, le président ou le rapporteur de la commission saisie au fond et le Gouvernement.

En outre, la parole peut être accordée pour explication de vote, pour une durée n’excédant pas cinq minutes, à un représentant de chaque groupe.

La parole est à M. le rapporteur, auteur de la motion.

M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, comme je l’indiquais tout à l’heure, la commission des lois a, dans sa large majorité, estimé que la présente proposition de loi, qui crée un délit pénal de contestation ou de minimisation outrancière des génocides reconnus par la loi française, était contraire à plusieurs principes reconnus par notre Constitution.

Je vais successivement aborder quatre principes auxquels nous considérons que la proposition de loi s’oppose.

Le premier de ces principes est celui de la légalité des délits et des peines, avec lequel il y a un risque de contrariété.

Bien qu’elle s’en inspire, la présente proposition de loi diffère en réalité du dispositif retenu par la loi Gayssot s’agissant de la pénalisation de la contestation de la Shoah. En effet, le dispositif de la loi Gayssot est adossé à des faits précis, reconnus par une convention internationale – l’accord de Londres du 8 août 1945 –, par une juridiction internationale – le tribunal de Nuremberg – et par les juridictions françaises, au terme de débats contradictoires auxquels ont participé des magistrats français.

Comme l’avait observé notre ancien collègue Charles Lederman, rapporteur de la loi Gayssot pour la commission des lois, l’infraction que crée ce texte n’a pas pour but d’instituer une vérité officielle, mais vise à faire respecter l’autorité de la chose jugée qui s’attache aux décisions de justice. La loi Gayssot ne protège donc pas une vérité historique, elle apporte seulement une protection particulière au respect de l’autorité de la chose jugée par des juridictions françaises, internationales ou reconnues par la France.

C’est ainsi que, dans un arrêt du 7 mai 2010, la Cour de cassation a estimé que la question de la constitutionnalité de la loi Gayssot « ne présent[ait] pas un caractère sérieux dans la mesure où l’incrimination critiquée se [référait] à des textes régulièrement introduits en droit interne, définissant de façon claire et précise l’infraction ».

La situation est très différente s’agissant du génocide arménien de 1915, qui a été commis avant l’adoption de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide de 1948 et dont les auteurs n’ont jamais été jugés ni par une juridiction internationale ni par une juridiction française.

De ce fait, sur un plan strictement juridique, il n’existe pas de définition précise, ni dans une convention internationale ni dans des décisions de justice revêtues de l’autorité de la chose jugée, des actes constituant ce génocide et des personnes responsables de son déclenchement.

Cette difficulté pourrait également valoir pour d’autres génocides que le législateur pourrait souhaiter qualifier comme tels par la loi. Ainsi, lors des débats sur cette proposition de loi à l’Assemblée nationale, un amendement a été déposé afin de permettre la reconnaissance officielle, par la République française, du génocide vendéen de 1793-1794. Or comment définir celui-ci ? Par ailleurs, au cours des années récentes, plusieurs propositions de loi ont été déposées au Sénat ou à l’Assemblée nationale tendant à reconnaître, par la loi, l’existence du génocide tzigane pendant la Seconde Guerre mondiale ou encore celle du génocide ukrainien de 1932-1933. Hélas, mes chers collègues, la liste pourrait être longue ! Comme l’a écrit Bertrand Mathieu, « la liste potentielle des martyrs de l’histoire est infinie. La réécriture ou le gel de toute recherche en serait la conséquence inévitable ».

Il convient également de souligner l’imprécision des termes retenus par la proposition de loi. Le fait de « contester ou de minimiser de façon outrancière » l’existence d’un génocide est plus large que sa seule négation : la contestation ou la minimisation peut porter sur les lieux, les auteurs, les méthodes employées, le champ temporel des massacres, sans forcément nier de façon générale qu’un génocide a été commis. Ces termes seraient susceptibles de soulever de réelles difficultés d’appréciation s’agissant d’événements historiques sur lesquels subsistent encore des zones d’ombre.

Au total, le champ de l’infraction créée par la proposition de loi nous paraît contraire au principe de la légalité des délits et des peines. Mes chers collègues, je vous rappelle que le Conseil constitutionnel considère que ce principe est respecté, dès lors que l’infraction est définie « dans des conditions qui permettent au juge, auquel le principe de légalité impose d’interpréter strictement la loi pénale, de se prononcer sans que son appréciation puisse encourir la critique d’arbitraire ». Il ne s’agit pas là d’une simple question formelle, mais bien d’une question substantielle. En effet, comme l’indique le commentaire officiel de la décision du Conseil constitutionnel du 21 avril 2005 relative à la loi d’orientation et de programme pour l’avenir de l’école, qui constitue la référence en la matière, « la liberté ne serait plus assurée si la loi comportait trop de zones grises, trop de bornes floues et de limites incertaines ».

J’en viens au second principe, celui de la liberté d’opinion et d’expression.

La création d’un délit de contestation de l’existence d’un génocide reconnu par la loi paraît contraire au principe de liberté d’opinion et d’expression, protégé par l’article XI de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ainsi que par l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme.

Laissez-moi citer l'article XI de la Déclaration des droits de l’homme : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté, dans les cas déterminés par la Loi ».

M. Patrick Ollier, ministre. C’est ce que nous faisons !

M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. Certes, cette liberté n’est pas absolue : elle admet des restrictions, destinées à protéger des droits et libertés également reconnus par la loi. L’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme vise notamment la sécurité publique, la prévention des infractions, la protection de la santé ou de la morale, ou encore le respect de la vie privée. Encore faut-il que ces restrictions soient proportionnées aux objectifs poursuivis.

Ainsi, si la loi Gayssot paraît compatible avec le principe de liberté d’opinion et d’expression, c’est parce qu’elle tend à prévenir aujourd’hui la résurgence d’un discours antisémite. C’est ce qu’a jugé la Cour européenne des droits de l’homme dans une décision Garaudy du 24 juin 2003.

En l’espèce, force est de constater que, heureusement, aucun discours de nature comparable à l’antisémitisme ne paraît viser aujourd’hui, en France et de façon massive, nos compatriotes d’origine arménienne. De ce fait, la création d’un délit de contestation ou de minimisation de l’existence du génocide de 1915 pourrait être considérée comme excédant les restrictions communément admises pour justifier une atteinte à la liberté d’expression. Il s’agit là d’un risque très sérieux soulevé par la plupart des constitutionnalistes que nous avons consultés ou qui se sont prononcés sur cette question.

Le troisième principe auquel l’adoption de cette proposition de loi pourrait porter atteinte est celui de la liberté de la recherche.

Mes chers collègues, je vous rappelle que le principe de liberté de la recherche scientifique découle, d’une part, des principes de liberté d’opinion et d’expression que je viens d’évoquer et, d’autre part, du principe d’indépendance des professeurs de l’enseignement supérieur, que le Conseil constitutionnel regarde comme un principe constitutionnel depuis une décision en date du 20 janvier 1984. Selon les termes de cette dernière, « par leur nature même, les fonctions d’enseignement et de recherche [...] demandent, dans l’intérêt même du service, que la libre expression et l’indépendance des personnels soient garanties par les dispositions qui leur sont applicables ».

Or la création d’un délit de contestation ou de minimisation d’événements historiques qualifiés de génocide par la loi ferait peser un risque certain sur les travaux scientifiques que des historiens seraient amenés à conduire de bonne foi, dès lors que leurs conclusions, fondées sur l’étude de sources historiques, seraient regardées par certains comme contestant ou minimisant ces événements tragiques.

Enfin, c’est à la compétence du législateur que cette proposition de loi porterait atteinte si elle était adoptée.

Mes chers collègues, j’attire votre attention sur le fait que, en inscrivant dans la loi la condamnation de ceux qui contestent l’existence des génocides « reconnus comme tels par la loi française », le législateur se conférerait à lui-même une nouvelle compétence que ne lui reconnaît pas la Constitution, celle de reconnaître des génocides. Or, comme le rappelle le commentaire de la décision du Conseil constitutionnel du 21 avril 2005, « la présence dans une loi d’un texte qui n’est pas au nombre de ceux que la Constitution soumet au vote du Parlement doit être censurée, car, sous la Ve République, et contrairement aux régimes précédents, le Parlement ne peut voter sur tout objet de son choix ». En effet, contrairement aux Parlements des IIIe et IVe Républiques, notre Parlement, en vertu de la Constitution, est doté d’une compétence d’attribution. C’est donc uniquement le pouvoir constituant qui pourrait nous conférer le pouvoir d’exercer les compétences dont la présente proposition de loi présuppose que nous disposons.

Certains ont prétendu – vous l’avez dit vous-même, monsieur le ministre – que cette proposition de loi ne présentait pas les mêmes caractères d’inconstitutionnalité que les précédents textes, au motif qu’elle se présentait comme la transposition en droit interne d’une décision-cadre du Conseil européen du 28 novembre 2008 sur la lutte contre certaines formes et manifestations de racisme et de xénophobie au moyen du droit pénal.

Or cet argument ne résiste pas à l’examen puisque cette proposition de loi ne prévoit qu’une transposition très imparfaite de cette décision-cadre. L’article 1er du texte européen dispose en effet que « chaque État-membre prend les mesures nécessaires pour faire en sorte que [...] soient punissables [...] l’apologie, la négation ou la banalisation grossière publiques des crimes de génocide, crimes contre l’humanité et crimes de guerre, tels que définis aux articles 6, 7 et 8 du statut de la Cour pénale internationale, visant un groupe de personnes ou un membre d’un tel groupe [...] lorsque le comportement est exercé d’une manière qui risque d’inciter à la violence ou à la haine à l’égard d’un groupe de personnes ou d’un membre d’un tel groupe ».

Ainsi, l’incrimination prévue doit viser explicitement les comportements exercés « d’une manière qui risque d’inciter à la violence ou à la haine ». Sa finalité est donc de lutter contre le racisme ou la xénophobie, et non pas seulement de protéger la mémoire. Or l’infraction créée par la proposition de loi ne comporte pas cet élément intentionnel, qui est absolument essentiel, ce qui fait perdre toute pertinence à la référence à cette décision-cadre destinée à nous démontrer que cette proposition de loi serait conforme à la Constitution.

Mes chers collègues, j’appelle votre attention sur le fait que si, en l’état du droit, seule la négation de la Shoah peut donner lieu à des poursuites pénales, les rescapés d’autres génocides ne sont pas pour autant dépourvus de toute voie de recours contre les propos négationnistes.

Tout d’abord, la diffamation et l’injure raciale ou religieuse, ainsi que la provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes en raison de leur origine sont passibles de sanctions pénales, à l’instar de l’apologie des génocides et autres crimes contre l’humanité. C’est prévu par la loi.

Par ailleurs, si la contestation des génocides autres que la Shoah ne peut donner lieu, en l’état du droit, à une action au pénal, la jurisprudence estime que de tels faits sont susceptibles de donner lieu à une action au civil, sur le fondement de la responsabilité de droit commun édictée par l’article 1382 du code civil.

Je tiens à souligner que c’est sur ce fondement qu’un historien a été condamné en 1995 par le tribunal de grande instance de Paris à un franc de dommages et intérêts.

Mme Nathalie Goulet. Oui, le professeur Bernard Lewis, de Princeton !

M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. Cette juridiction a en effet considéré qu’il avait ainsi « manqué à ses devoirs d’objectivité et de prudence, en s’exprimant sans nuance, sur un sujet aussi sensible ; que ses propos, susceptibles de raviver injustement la douleur de la communauté arménienne, [étaient] fautifs et [justifiaient] une indemnisation ».

Des voies de recours existent donc déjà contre les personnes qui contesteraient ou minimiseraient de façon outrancière l’existence de génocides et autres crimes contre l’humanité.

Par conséquent, mes chers collègues, nous ne pensons pas qu’il soit pertinent de s’engager dans la voie pénale, qui présente les risques très sérieux d’inconstitutionnalité que je viens d’évoquer. En outre, ce texte serait totalement inefficace si le but est de lutter contre des propos négationnistes tenus à l’étranger, car je vous rappelle que la loi pénale française ne s’applique qu’aux faits commis sur le territoire de la République.

Pour l’ensemble de ces raisons, mes chers collègues, la commission des lois vous invite à voter la motion tendant à opposer l’exception d’irrecevabilité. (Applaudissements sur les travées du groupe écologiste et du RDSE, ainsi que sur certaines travées du groupe socialiste, du groupe CRC et de l’UMP.)

M. le président. La parole est à Mlle Sophie Joissains, contre la motion.

Mlle Sophie Joissains. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, j’ai voté contre la motion tendant à opposer l’exception l’irrecevabilité à la précédente proposition de loi sur ce sujet et je ferai de même pour celle-ci.

La paix ne peut se bâtir sur l’occultation de l’Histoire.

Le génocide arménien a été reconnu par environ une trentaine de pays.

En Europe, douze États l’ont reconnu et six d’entre eux ont adopté un texte prévoyant une mesure générale pénalisant, à l’instar de la présente proposition de loi, tous les génocides reconnus comme tels.

Le 29 août 1985, un rapport adopté par l’Organisation des Nation unies, l’ONU, classe le génocide arménien parmi d’autres génocides du XX e siècle.

Le 18 juin 1987, le Parlement européen adopte une résolution sur une solution politique de la question arménienne affirmant que « les événements tragiques qui se sont déroulés en 1915-1917 contre les Arméniens établis sur le territoire de l’Empire ottoman constituent un génocide au sens de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, adoptée par l’Assemblée générale de l’ONU, le 9 décembre 1948 ».

Dans cette même résolution, le Parlement européen reconnaît cependant que « la Turquie actuelle ne saurait être tenue pour responsable du drame vécu par les Arméniens de l’Empire ottoman et souligne avec force que la reconnaissance de ces événements historiques en tant que génocide ne peut donner lieu à aucune revendication d’ordre politique, juridique ou matérielle à l’adresse de la Turquie d’aujourd’hui ».

Vous le savez, tel n’est évidemment pas l’objet de la présente proposition de loi.

Le 24 avril 1998, par une déclaration écrite engageant cinquante et un signataires, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe reconnaît que « le 24 avril 1915 a marqué le début de l’exécution du plan visant à l’extermination des Arméniens vivant dans l’Empire ottoman ».

La France, sur l’initiative de parlementaires de tous bords – je tiens à dire que Jean-Claude Gaudin en faisait partie –…

M. Jean-Claude Gaudin. Eh oui ! Nous, nous n’avons pas changé d’avis !

Mlle Sophie Joissains. … a reconnu le génocide arménien par la loi du 29 janvier 2001.

La présente proposition de loi vise à rendre effectif ce texte de 2001. En effet, la loi n’a pas pour fonction d’être purement déclarative, mais d’imposer le respect des normes qu’elle édicte et, corrélativement, de sanctionner leur irrespect.

Un génocide – il faut savoir que le terme de « génocide » a été inventé par Richard Lemkin pour qualifier le massacre des Arméniens – est le plus grave des crimes commis contre l’humanité. La loi française en reconnaît deux à ce jour : la Shoah, au travers de la loi Gayssot et le génocide arménien, par la loi de 2001.

Or seule la négation de la Shoah est pénalement réprimée. La présente proposition de loi vise donc à combler une lacune du droit pénal, en incriminant le négationnisme de tous les génocides reconnus comme tels pas la loi française, sans en mentionner aucun expressément.

Dans cet esprit, ce texte se présente comme une extension de la loi Gayssot à tous les génocides reconnus par la loi. Il n’est pas une transposition de la décision-cadre de 2008 du Conseil de l’Union européenne, qui fera l’objet d’un projet de loi ultérieur.

Le titre initial du texte déposé par certains de nos collègues députés faisait effectivement référence à cette transposition, mais la commission des lois de l’Assemblée nationale l’a modifié, pour souligner que son unique objet était de pénaliser la contestation de l’existence des génocides reconnus par la loi.

Le génocide est le plus grave crime commis contre l’humanité, mais c’est aussi une qualification juridique, heureusement très rare. La contestation ou la minimisation outrancière des faits ainsi qualifiés sont suffisantes pour porter une atteinte grave à la mémoire des victimes et à leurs descendants.

Près de 1,5 million d’Arméniens furent déportés, torturés, affamés, mutilés, violés sur les routes de Syrie et de la steppe mésopotamienne. Près de 1,5 million d’Arméniens furent assassinés, en exécution d’un plan d’extermination élaboré par le gouvernement jeune-turc.

Cette mémoire doit rester vivante. Lui porter atteinte, c’est mutiler l’histoire du peuple arménien et porter un coup violent aux descendants de ces victimes, qui sont presque 600 000 en France aujourd’hui. Ces populations ont été chassées de leur pays de la façon la plus horrible qui soit et ont trouvé, sur le sol de France, une terre d’accueil au sein de laquelle elles se sont reconstruites.

J’ai entendu, çà et là, des arguments selon lesquels le crime contre les Arméniens ayant eu lieu en Turquie, nous n’avions pas à nous en occuper. Mais aujourd’hui, leurs descendants sont Français, et nous devons défendre leur dignité.

La France est la patrie des droits de l’homme et du citoyen, ce qui en fait un pays unique au monde. Sachons préserver ces vertus, les plus nobles qui soient.

Mme Nathalie Goulet. Il faut le dire à M. Guéant ! (M. Jean-Louis Carrère approuve.)

Mlle Sophie Joissains. La décision-cadre de 2008 que j’ai évoquée tend à demander aux états membres de l’Union européenne de punir l’apologie des génocides, crimes contre l’humanité et crimes de guerre définis par le statut de la Cour pénale internationale et l’accord de Londres, lorsqu’une telle attitude serait susceptible d’inciter à la violence ou à la haine contre un groupe de personnes ou l’un de ses membres.

La France est tenue de prendre les dispositions législatives nécessaires pour garantir la conformité de notre législation avec les décisions-cadres, mais elle peut aussi aller plus loin dans la sanction de ces comportements, dans le cadre de sa législation interne.

En l’espèce, il s’agit d’harmoniser la loi pour traiter de manière identique les massacres portant la qualification de génocides, en quelque sorte par extension de la loi Gayssot.

En effet, le rejet de ce texte conduirait à une hiérarchisation malsaine des crimes contre l’humanité, en fonction de la réponse pénale apportée à leur contestation. Ce n’est pas acceptable.

La commission des lois dont - je tiens à le dire ici - aucun des membres n’a contesté ou remis en cause la qualification de génocide…

M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. C’est vrai !

Mlle Sophie Joissains. … s’interrogeait sur la légitimité de cette proposition de loi par rapport à la loi Gayssot, qui bénéficie, Jean-Pierre Sueur l’a bien expliqué, de l’autorité de la chose jugée.

Le peuple arménien aurait voulu de toutes ses forces qu’un tribunal militaire international juge l’extermination des deux tiers de ses membres.

La haine des Turcs contre les Arméniens était connue de longue date. La communauté internationale aurait pu s’en émouvoir avant !

Sous le règne du sultan Abdülhamid II, dit le « Grand Saigneur », près de 200 000 Arméniens ont été tués. Jean Jaurès, Anatole France, Clemenceau l’ont violemment dénoncé au Parlement. Mais ce n’était pas fini !

En 1909, les massacres de Cilicie firent 30 000 victimes arméniennes ; les troupes constitutionnelles ottomanes y participèrent.

Après les événements de 1915 et la reddition de l’Empire ottoman en 1918, le gouvernement dirigé par Ahmed Izzet Pacha décida de juger les leaders des Jeunes-Turcs et les membres du sinistre Comité Union et Progrès pour avoir impliqué l’Empire ottoman dans la Première Guerre mondiale et organisé le génocide arménien. La justice turque condamna à mort par contumace onze personnes affiliées au parti et d’importants hommes d’État, dont Talaat Pacha, ministre de l’intérieur, grand vizir et chef du fameux comité, le ministre de la guerre, le ministre de la marine, le commandant de la IVarmée turque en Syrie lors de la Première Guerre mondiale et le ministre de l’éducation nationale.

Des publications concernant ces procès parurent dans la presse turque et arménienne de l’époque. Les documents réunis pour les instances et annexés au verdict ont largement contribué à la reconnaissance du génocide arménien. Il y a donc eu un premier jugement émis par une autorité judiciaire, turque de surcroît. Le procès des Unionistes fut suivi, en 1920, d’un traité qui n’a malheureusement jamais été ratifié par l’ensemble de ses signataires : le traité de Sèvres, qui donnait l’indépendance à l’Arménie.

En 1923, le traité de Lausanne est revenu sur ce traité. Il acceptait tacitement les faits de guerre, qu’il complétait par un transfert de population inouï, celui de 360 000 Grecs musulmans et de 290 000 Ottomans anatoliens de confession orthodoxe. Ces déplacements de population ainsi que la cause arménienne ont été étouffés.

Aujourd’hui, si l’on se résigne à dire qu’il revient à un tribunal turc de juger la cause des Arméniens, il est à craindre qu’ils n’attendent très longtemps et que leur histoire soit littéralement gommée de la mémoire collective internationale !

Les procès furent suspendus le 13 janvier 1921 : tous les principaux personnages de la nouvelle république turque étaient membres du sinistre Comité Union et Progrès déjà cité. Le pouvoir kémaliste réhabilita et déclara « martyrs nationaux » deux des personnes exécutées qui étaient gouverneurs de province. De même, la dépouille de Talaat Pacha a été rendue à la Turquie, qui lui a érigé un mausolée à Ankara.

Tout concourt à montrer que, s’il y a bien eu reconnaissance des faits par un tribunal turc, l’Histoire, les intérêts territoriaux ont une fois de plus prévalu sur la conscience internationale.

Dans de telles circonstances, où tous les auteurs d’un génocide sont décédés, où il est impossible de les juger de nouveau, il est légitime que la loi puisse intervenir.

Reconnaître un génocide ne se fait pas facilement et la loi française ne serait pas intervenue avec légèreté. Le tribunal des peuples, une commission de l’ONU, l’Europe l’ont fait avant nous.

La loi, en l’occurrence, ne procède pas du simple bon vouloir des parlementaires.