M. Cyril Pellevat. De plus, toujours d’un point de vue juridique, une contravention doit être instaurée par voie réglementaire. C’est donc au Gouvernement de l’instaurer, et non au législateur.

Mme Catherine Troendlé. Tout à fait !

M. Cyril Pellevat. J’entends ces positions, mais, à titre personnel, pour un parallélisme des formes face au délit de racolage, je suis favorable à la pénalisation du client.

Pénaliser le client permet de sanctionner la violence d’actes sexuels imposés par l’argent, l’abus de situations de précarité et d’engager le recul du phénomène prostitutionnel en France.

Je considère cette pénalisation des clients comme une étape dans la lutte contre la prostitution.

En cohérence avec la peine d’amende, la proposition de loi initiale prévoyait une peine complémentaire de suivi d’un stage de sensibilisation aux conditions d’exercice de la prostitution, à laquelle je suis favorable.

Pensons également à l’aspect dissuasif de cette mesure. Selon différentes associations, celui-ci réduirait de 30 % à 40 % le nombre de clients.

Ne soyons pas fatalistes ! Les solutions qui s’offrent à nous sont les suivantes.

Premièrement, il est possible d’abroger le délit de racolage et de ne pas instaurer de pénalisation des clients. Cela constituerait un symbole dramatique et reviendrait à ouvrir les portes aux réseaux mafieux.

Deuxièmement, on peut maintenir ce délit, mais choisir de le maintenir et de ne pas instaurer de pénalisation des clients reviendrait au statu quo.

Troisièmement, le maintien du délit de racolage appelle un parallélisme des formes. La personne prostituée étant sanctionnée, le client prostitueur doit l’être également.

Les avis ne sont pas unanimes au sein d’un même parti, mais la discussion est utile et permet d’aboutir à de meilleurs raisonnements.

Je souhaite remercier M. le président de la commission spéciale et Mme la rapporteur pour la qualité de leurs travaux. La majorité du groupe Les Républicains suivra les conclusions de leurs travaux. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains. – MM. Claude Kern et Christian Manable ainsi que Mme Maryvonne Blondin applaudissent également.)

Mme la présidente. La parole est à Mme Chantal Jouanno.

Mme Chantal Jouanno. Madame la présidente, madame la secrétaire d'État, mes chers collègues, nous avons déjà eu de longues discussions sur cette proposition de loi ; je ne reviendrai donc pas sur les aspects techniques.

Au terme de nos débats en commission spéciale et dans l’hémicycle, je vois un point très positif : nous sommes d’accord sur deux principes fondamentaux.

Le premier est que les personnes prostituées doivent être globalement considérées comme des victimes qui ont besoin de protection et de considération.

Le constat est clair et partagé. Dans leur très grande majorité, ces personnes sont victimes de réseaux et de violences, souvent de la part de leurs clients. Dans leur très grande majorité, ces personnes n’ont pas choisi cette vie, elles la subissent. Quant à celles qui l’auraient peut-être choisie hier, elles la subissent aujourd’hui, car la prostitution est un aller simple. Il est difficile d’en sortir, d’autant qu’elle peut vous emmener jusqu’à un âge très avancé.

Ce point de vue est aujourd’hui majoritaire dans notre hémicycle.

Le deuxième principe fondamental qui nous unit, que nous partageons, est que nous sommes abolitionnistes : nous ne souhaitons ni légaliser ni réglementer la prostitution.

J’assume même le fait d’être néo-abolitionniste. Mon objectif est clairement la disparition, à terme, de la prostitution en France. En effet, si les personnes prostituées sont dignes de respect, la réalité de la prostitution n’est pas digne de la France.

La réalité de la prostitution, c'est la violence. Elle est une violence physique inouïe, comme vous l’avez rappelé, madame la secrétaire d'État. Elle est une violence psychologique. Elle est dans sa grande majorité une violence d’hommes sur des femmes. On peut mettre en avant des exceptions, mais cette réalité est celle de la majorité.

Il nous appartient maintenant de mettre nos actes en cohérence avec nos principes, de laisser de côté nos clivages politiques. Je ne vois pas dans ce débat de clivage politique : je n’imagine pas que la droite souhaite libéraliser la prostitution et que la gauche veuille l’étatiser.

Je ne souhaite pas non plus que, dans ce débat qui sera le dernier dans cet hémicycle sur cette proposition de loi, il y ait trop de lieux communs, d’impressions. Méfions-nous de ces « sentiments » tirés des discussions avec quelques cas isolés ; soyons rationnels, objectifs !

Je veux aussi vous rappeler que nous sommes le pouvoir législatif ; mieux encore, nous sommes le Sénat, la Haute assemblée, l’assemblée des libertés ! C’est tout de même ici que siégeait Victor Hugo, l’un des premiers à dire qu’il n’y avait pas de liberté des femmes dans la prostitution.

Certes, certaines personnes prostituées se réclament de leur libre choix, mais elles sont une minorité. Notre deuxième question doit donc être : agissons-nous pour une minorité ou pour la majorité ?

Nous avons maintenant le choix entre trois options.

La première consiste à libéraliser la prostitution. À part de rares exceptions assumées, peu de monde soutient ce choix.

Notre deuxième option est de faire disparaître la prostitution en réprimant l’offre, c’est-à-dire en réprimant les personnes prostituées. C’est un choix qui se justifie si l’on considère que la personne prostituée est coupable, qu’elle a fait un choix qui ne peut s’afficher dans l’espace public et que cette voie est efficace.

Ce fut peut-être le cas quand la prostitution était le fait de personnes libres, mais nous savons que la prostitution contemporaine est majoritairement subie. Nous savons malheureusement en outre que la répression du racolage n’est plus efficace aujourd'hui contre les réseaux ; on en démantèle d’ailleurs très peu.

Plus fondamentalement, comment pouvons-nous accepter que des personnes qui – nous le reconnaissons tous – sont victimes soient présumées coupables aux yeux de la loi ?

Ainsi, notre troisième option – qui est, je l’assume, éthique – est aussi de réprimer la demande, c’est-à-dire le client. Il s’agit d’une question tant de principe que de réalité. C’est en effet une question de réalité parce que l’argent des clients constitue la première source de financement des réseaux de traite. D’ailleurs cela ne finance pas que la traite : ce sont les mêmes réseaux qui financent le terrorisme.

Or la prostitution est un marché, un business : sans offre, pas de demande et sans demande, pas d’offre !

Mme Chantal Jouanno. Par conséquent, on ne peut pas exonérer si facilement les clients de leurs responsabilités dans cette réalité. Ils ne peuvent se déclarer innocents d’un crime qui n’existerait pas sans eux.

M. Roland Courteau. Bien sûr !

Mme Chantal Jouanno. À ce sujet, nous avons eu un débat au sein de notre groupe, dont je ne partage pas les orientations majoritaires.

Par ailleurs, l’excuse de l’inefficacité de la pénalisation du client ne tient pas. On a rappelé précédemment les résultats des études en la matière : en Suède, la prostitution baisse et partout ailleurs, elle augmente, notamment la prostitution violente, causée par les réseaux.

La seconde excuse classique consiste à affirmer que la pénalisation du client fragilisera les personnes prostituées. Je salue l’objectif, que je partage, visant à ne pas fragiliser davantage ces personnes, qui sont des victimes. Toutefois, c’est également le cas du délit de racolage. Cette excuse ne peut pas être invoquée à la carte dans une hypothèse et pas dans l’autre ; si l’on ne veut pas que les personnes prostituées se cachent, il ne faut ni délit de racolage ni pénalisation du client.

Mme Chantal Jouanno. J’ajoute qu’avec cette loi, qu’il faut envisager dans son ensemble, nous mettons la loi du côté de la personne prostituée. L’interdiction du racolage fournissait un premier moyen d’entrer en contact avec ces personnes ; nous en avons un second avec la procédure de fuite – expression que je préfère à celle de « système de repentis ».

Vous trouverez toujours des témoignages de quelques associations ou de quelques personnes expliquant que les études mentent, que nous n’y connaissons rien et que tout cela sera totalement inefficace. Toutefois, soyez conscients que vous ne lirez jamais une tribune des personnes prostituées dont nous parlons aujourd’hui, qui représentent la majorité, et vous ne les entendrez pas davantage, parce qu’elles n’ont pas le droit à la parole. Pour elles, parler, c’est se condamner.

Par conséquent, écoutez les rapports officiels, relisez l’appel d’éminents médecins français daté du 28 mars dernier, la tribune des magistrats du 10 novembre 2013, l’appel des trente-sept associations du collectif Abolition 2012 ou la tribune d’élus municipaux de ce jour.

En outre, au-delà des faits, se pose fondamentalement la question de nos valeurs. La société de 2015 n’est pas celle du XXe siècle et la prostitution d’aujourd'hui n’est pas celle d’il y a dix ou quinze ans. La société actuelle est attachée au principe d’égalité et, à côté de l’égalité des femmes, je veux aussi parler de l’égalité des hommes.

Mme Michelle Meunier, rapporteur. Bien sûr !

Mme Chantal Jouanno. J’ai en effet trop de respect pour vous, messieurs, pour considérer que votre sexualité constitue une pathologie publique, un besoin irrépressible qui justifierait la pérennité du mal nécessaire de la prostitution. (Mme Maryvonne Blondin sourit.) Je trouve insupportable d’entendre que la prostitution existera toujours et que nous devons nous y résigner. Il y a beaucoup de crimes qui existent depuis l’antiquité et nous ne nous y résignons pas !

Enfin, parlons de sexualité. Cela a souvent été rappelé, la sexualité doit être apaisée, et il faut parler d’amour et non d’argent. Elle ne relève certes pas du législateur, mais ses dérives marchandes, si. C’est pourquoi il me semble important de poser l’interdit social de celles-ci.

Mes chers collègues, je ne vois dans la prostitution – pas plus dans sa réalité que dans ses principes – aucune liberté, aucune égalité, aucune fraternité. J’ai donc confiance dans notre capacité à voter un texte qui place le droit du côté des victimes et qui reconnaît la responsabilité de chacun. J’ai aussi confiance dans la sagesse du Sénat et dans sa tradition de défenseur des libertés pour que nous votions un texte juste. (Applaudissements sur les travées de l'UDI-UC, du groupe socialiste et républicain, du groupe CRC et sur plusieurs travées du groupe Les Républicains. – Mme Hermeline Malherbe applaudit également.)

Mme la présidente. La parole est à Mme Laurence Cohen.

Mme Laurence Cohen. Madame la secrétaire d’État, je tiens tout d’abord à vous remercier de votre constance et de votre engagement personnel pour cette proposition de loi, que l’on a pu apprécier dans votre intervention.

J’espère et je crois que nos débats en deuxième lecture aboutiront à un vote restaurant l’esprit initial de la proposition de loi telle que votée par l’Assemblée nationale. Hélas, en effet, la Haute Assemblée avait aggravé la situation actuelle en première lecture, cela a été rappelé, en votant des sanctions pour les personnes prostituées et en refusant de responsabiliser les clients.

Je veux d’abord pointer ce qui fait consensus entre nous, à savoir notre volonté de lutter contre les réseaux mafieux de traite des êtres humains et le proxénétisme.

Cela dit, il y a toujours un débat sur la manière dont on traite les deux protagonistes de ce système prostitueur : les clients et les personnes prostituées. La force de la proposition de loi initiale consistait à bien tenir compte du triptyque proxénète–client–personne prostituée, et de le penser de façon équilibrée, comme un tout.

Pour que la lutte contre le proxénétisme soit efficace, il est indispensable d’aider les prostituées en cessant de les considérer comme des délinquantes, donc passibles de sanctions. Il faut au contraire les accompagner et les soutenir dans les diverses démarches leur permettant de sortir de ce système prostitueur.

Il est donc tout à fait dommageable que la commission spéciale ait, cette fois encore, refusé de voter l’abrogation du délit de racolage. Pour mon groupe, renoncer à ce délit marquerait une évolution forte et mettant fin à une conception répressive et inefficace à l’encontre des prostituées. Pour que la lutte contre le proxénétisme soit efficace, je pense en effet, comme beaucoup, qu’il est indispensable de tarir la demande. La pénalisation des clients pose un interdit : on n’achète pas l’accès au corps et au sexe d’autrui, et ce non au nom de la morale, mais au nom de l’égalité entre les êtres humains. L’argent ne peut pas tout acheter !

M. Roland Courteau. Très bien !

Mme Laurence Cohen. La grande majorité des hommes n’achètent d’ailleurs pas de services sexuels tarifés car ils considèrent que la prostitution représente bel et bien une extrême violence subie par la majorité des prostituées.

Mme Laurence Cohen. Dans le système prostitueur, on a affaire à des réseaux de traite d’êtres humains qui s’appuient sur la détresse, la crédulité et la misère des plus fragiles pour développer un marché qui rapporte beaucoup d’argent. Il faut sortir des fantasmes et prendre conscience que la prostitution n’est ni un choix ni une activité professionnelle !

Qui peut sincèrement imaginer sa femme, sa fille, sa sœur avoir des dizaines de rapports sexuels par jour, très souvent accompagnés de violences, de coups, d’humiliations, et soutenir que la prostitution est un acte banal faisant partie de la liberté sexuelle ? Et quand bien même ce serait un choix pour un nombre infime de personnes, en quoi cela devrait-il nous empêcher de légiférer comme nous nous apprêtons à le faire ?

Prenons l’exemple du don d’organes : certaines personnes, poussées par des difficultés financières ou sociales, pourraient sans nul doute être conduites à accepter de vendre un de leurs organes – et c’est parfois la triste réalité dans certains pays –, mais, en France, la loi ne le permet pas et c’est heureux ! L’interdiction est donc totalement déconnectée du consentement présumé des personnes, c’est une mesure de protection des plus vulnérables.

L’argument consistant à affirmer que pénaliser l’acte sexuel tarifé aurait pour conséquence de renvoyer les personnes prostituées à la clandestinité, les mettant davantage en danger, ne me semble pas solide. En effet, comme le souligne le Mouvement du Nid, « pour la première fois, le rapport de force sera partiellement en faveur de la personne prostituée, […] qui n’aura rien à prouver, car le simple fait de la solliciter sera illégal ». Ainsi, l’article 1er ter, fruit d’un gros travail que je tiens à saluer, met en place un régime de protection intéressant et équilibré – j’y reviendrai lors d’une intervention sur l’article.

La loi que nous allons voter doit véritablement mettre fin à l’impunité des clients, notamment parce que leurs comportements individuels nourrissent un système plus vaste et dangereux. S’attaquer à la demande, c’est aussi s’attaquer aux profits des proxénètes.

Par ailleurs, il faut répéter encore et toujours les traumatismes vécus par d’anciennes prostituées. De nombreuses associations qui les accompagnent dénoncent les risques qu’elles encourent. Il y a ainsi, parmi les personnes prostituées, huit fois plus de viols et seize fois plus de suicides que dans la population générale. En outre, en 2014, huit prostituées ont été assassinées par des individus officiellement reconnus comme clients.

Quant à l’argument consistant à affirmer que ce dispositif serait inefficace avant même de l’avoir mis en œuvre et sans tenir compte des expériences menées par d’autres pays, il me semble inopérant.

Mes chers collègues, nous avons reçu ces derniers jours de nombreux courriers électroniques nous interpellant. Je veux citer notamment celui de deux cent cinquante-neuf collègues maires et élus municipaux, toutes tendances politiques confondues,…

Mme Michelle Meunier, rapporteur. Eh oui !

Mme Laurence Cohen. … qui se sont rassemblés pour signer une tribune nous demandant de voter cette proposition de loi, avec le triptyque dont je parlais précédemment. Cet appel d’élus locaux écorne pour partie l’argument consistant à affirmer que cette loi porterait atteinte à la tranquillité publique.

Mme Michelle Meunier, rapporteur. Très bien !

Mme Laurence Cohen. Encore une fois, il est totalement incohérent de vouloir apporter des évolutions positives du point de vue de l’accompagnement des prostituées, de la lutte contre le proxénétisme et contre la traite des êtres humains sans toucher à l’impunité des clients. Cela ne fonctionnera pas !

Outre les amendements rétablissant les articles 16 et 17 que j’ai signés avec plusieurs de mes collègues du groupe CRC, nous avons déposé des amendements sur l’article 6 afin d’améliorer les dispositions prévues en matière d’autorisation de séjour pour les personnes prostituées. L’objectif est de tenir compte non seulement du temps nécessaire pour entreprendre des démarches visant à sortir de la prostitution, mais également des lourdeurs administratives.

Je souhaite que notre débat, passionné, mais toujours respectueux, nous permette de voter un texte qui s’attaque à l’une des violences majeures contre les femmes. Pour moi, comme pour l’ensemble des associations féministes et de jeunesse, que je tiens à saluer, il ne peut y avoir de pleine égalité entre les femmes et les hommes si la prostitution reste légitime.

Nous pourrons être fiers si cette proposition de loi renforçant la lutte contre le système prostitutionnel est votée conformément à ce que je viens de dire et si elle prévoit, bien entendu, les moyens de sa mise en œuvre. Nous aurons ainsi contribué à adopter une législation progressiste en adéquation avec la position abolitionniste de la France et en lien avec une certaine idée de notre projet de société : égalité, liberté, fraternité. (Applaudissements sur les travées du groupe CRC et du groupe socialiste et républicain. – Mmes Hermeline Malherbe et Chantal Jouanno applaudissent également.)

Mme la présidente. La parole est à Mme Claudine Lepage.

Mme Claudine Lepage. Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, nous examinons de nouveau la proposition de loi visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel.

Cela fait déjà cinq ans que le Parlement s’est emparé de ce sujet, en étant déterminé à mettre fin à l’exploitation sexuelle de femmes et d’hommes.

La prostitution suscite toujours bien des passions, car elle touche à plusieurs tabous de notre société : le sexe, l’argent, la misère. Néanmoins, les mentalités évoluent et un consensus toujours plus large se fait jour sur la nécessité d’œuvrer efficacement pour abolir cet esclavage moderne que dénonçait Victor Hugo.

Aujourd’hui, plus personne ne peut prétendre ignorer que, en France, 85 % des personnes prostituées et 97 % des prostituées de rue sont d’origine étrangère, que l’immense majorité d’entre elles sont les victimes de réseaux de traite, ni que, selon les chiffres du ministère de l’intérieur, la prostitution rapporte en France entre un et deux milliards d’euros par an aux mafias.

Le déni sociétal qui prévalait, le confort de l’image de la prostituée glamour qui rassurait, la résignation face à ce prétendu « plus vieux métier du monde » – comme si c’était un métier ! –, la croyance dans la nécessité d’un exutoire à la sexualité irrépressible des seuls hommes : le propos semble exagéré, mais qui ne l’a pas entendu ? Tous ces poncifs répétés à l’envi ne peuvent avoir cours dans notre société et sont même considérés comme parfaitement archaïques et réactionnaires par la jeune génération.

Mme Michelle Meunier, rapporteur. Bien !

Mme Claudine Lepage. Quant au mythe des deux prostitutions, l’une liée à la traite, violente, et l’autre, rebaptisée, pour en aseptiser la réalité, « travail du sexe », il est déconstruit lui aussi. Le procès du Carlton a fait tomber les masques : les prostituées sont tout autant humiliées, maltraitées, dominées. La prostitution est en effet avant tout une relation marchande et le client y est roi.

Oui, la société d’aujourd’hui ouvre les yeux et refuse l’inacceptable. Les exactions de Boko Haram ou de Daech, dont le but affiché est la réduction en esclavage sexuel des femmes, sont encore autant de raisons pour les Français de crier haut et fort que non, le corps des femmes n’est pas une marchandise, ni en Afrique ni au Moyen-Orient, et pas davantage à Paris, à Marseille, à Lyon ou à Lille !

Le regard de la société change, et la position de ses représentants politiques aussi.

Mme Michelle Meunier, rapporteur. Oui !

Mme Claudine Lepage. Lors de l’examen du texte en première lecture par l’Assemblée nationale, voilà près de deux ans déjà, un large consensus transpartisan avait conduit à son adoption. En juin dernier, à l’occasion de la deuxième lecture, on n’a même plus parlé de consensus, mais d’une quasi-unanimité, avec une seule voix contre.

Je ne doute donc pas un seul instant que, dans cet hémicycle, nous, sénatrices et sénateurs, ne marquerons pas une nouvelle fois le Sénat au fer rouge du conservatisme réactionnaire.

Il est par conséquent temps de cesser l’hypocrisie : le client est le premier rouage du système prostitutionnel ; c’est pour satisfaire sa demande que les réseaux choisissent notre pays pour y développer leur activité, et c’est bien son argent qui les enrichit et donc les encourage.

Bien sûr, j’entends les propos de certains qui, en toute bonne foi, craignent que le remède ne soit pire que le mal et que la pénalisation des clients n’engendre des effets pervers pour les personnes prostituées, encore plus en danger et encore plus précarisées.

Mme Claudine Lepage. Non, les personnes prostituées ne seront pas plus isolées et donc pas davantage en danger : si un client parvient à trouver une personne prostituée, alors les associations et les services de l’État le pourront aussi ! De toute façon, le moment le plus dangereux pour la personne prostituée est toujours le même : quand la porte de la chambre ou de la camionnette se referme, car la prostitution est violence.

Mme Michelle Meunier, rapporteur. C’est la réalité.

Mme Claudine Lepage. Rappelons que, en 2014, 100 % des meurtriers identifiés des huit prostituées assassinées étaient des clients.

Non, les personnes prostituées ne seront pas non plus exposées davantage aux risques sanitaires.

M. Alain Fouché. Bien sûr que si !

Mme Claudine Lepage. Aucune étude épidémiologique ne montre qu’interdire l’achat d’acte sexuel comporte des risques sanitaires. De plus, il est inefficace et dangereux de réduire la question de la santé aux seules maladies sexuellement transmissibles. Comme le rappellent de nombreux médecins, Xavier Emmanuelli, fondateur du SAMU social et de Médecins sans frontières, le généticien Axel Kahn, le psychiatre Christophe André, le gynécologue Israël Nisand, la prostitution est toujours une violence physique et psychologique.

Nous voterons donc ce texte dans la cohérence de ses quatre piliers,…

Mme Laurence Cohen. C’est cela !

Mme Claudine Lepage. … accompagnement des personnes prostituées, renforcement de la lutte contre la traite des êtres humains et des réseaux, prévention et éducation, et responsabilisation du client. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain et du groupe CRC.)

Mme Michelle Meunier, rapporteur. Très bonne intervention !

Mme la présidente. La parole est à Mme Maryvonne Blondin.

Mme Maryvonne Blondin. Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, lutter contre l’exploitation sexuelle et la traite des êtres humains : voilà un défi face auquel nous nous accordons à en reconnaître l’urgence.

Alors que la situation a encore empiré récemment avec la crise des réfugiés, avec des criminels qui profitent de façon éhontée de la détresse des migrants pour développer des réseaux d’exploitation sexuelle aussi sordides que lucratifs, alors que les corps des femmes deviennent les champs de bataille des terroristes qui s’attachent à détruire avec sauvagerie les potentialités de progrès, de connaissance, d’émancipation qu’elles représentent, pour les asservir, les broyer et en faire leurs esclaves ou leurs sources de revenus en les vendant, pardonnez-moi l’expression, comme du vulgaire bétail, comment nous, Français, vivant en démocratie et au pays des Lumières, pouvons-nous accepter le sort de ces femmes, qui se retrouvent sur nos trottoirs, sur notre territoire ?

Mes chers collègues, je ne rappellerai pas les chiffres qui ont déjà été cités par les précédents intervenants. Mais faisons face à la réalité : la prostitution, aujourd’hui, c’est la traite !

Ce fléau mondial, deuxième trafic le plus lucratif comme vous l’avez dit, madame la secrétaire d’État, se retrouve au cœur du crime organisé.

Face à ce drame humain, à cet esclavage, ce servage contemporain, que fait-on, mes chers collègues ? On ferme les yeux et on continue ? Non !

Il est temps de s’attaquer de manière globale au système prostitutionnel qui fonctionne aujourd’hui comme une véritable économie de marché, cela a été signalé à plusieurs reprises.

Il est temps de s’attaquer aux trafiquants fournisseurs, en renforçant les moyens de démantèlement des réseaux de traite et de proxénétisme : c’est tout l’objet de l’article 1er.

Il faut aussi s’attaquer à l’offre mise sur le marché, en cessant une fois pour toutes de criminaliser les personnes prostituées via le délit de racolage et en mettant en place, comme vous le faites, madame la secrétaire d’État, des mesures de protection, d’accompagnement et de réinsertion efficaces.

Il faut, enfin, s’attaquer à la demande : la responsabilité du client au sein du système prostitutionnel ne peut être indéfiniment ignorée ! C’est l’argent des clients qui alimente ces réseaux criminels ! Sans demande, point d’offre !

Mme Maryvonne Blondin. Voici précisément ce que prévoit ce texte ambitieux : viser l’ensemble des acteurs, pour enfin faire reculer l’exploitation sexuelle et la traite.

Comment, dès lors, justifier le fait de vouloir de nouveau supprimer l’un de ses piliers, et ce alors même que tarir la demande a un effet immédiat sur les réseaux et les profits des proxénètes ? Les écoutes téléphoniques menées par la police suédoise l’ont clairement montré, les réseaux se sont détournés de la Suède car « l’investissement » y est devenu moins rentable et ils ne peuvent plus s’organiser librement.

D’autres pays ont ainsi choisi de suivre cette voie : l’Islande, la Norvège, le Canada ou l’Irlande du Nord.

Concernant la Norvège, il est d’ailleurs intéressant de constater que, à l’automne 2013, la majorité des partis soutenant le gouvernement nouvellement élu a souhaité abroger ou assouplir la loi sur l’achat de services sexuels. Il n’en a finalement rien été, les conclusions du rapport d’évaluation ayant montré que la loi norvégienne avait fait diminuer la traite sur le territoire, et qu’elle avait également engendré une évolution des mentalités sur cette question.

Il est temps, en effet, d’envoyer un signal fort à notre société et en particulier à notre jeunesse : non, l’argent ne peut pas tout acheter ! La France ne doit pas être un pays d’accueil pour les réseaux de traite !

Enfin, mes chers collègues, un peu de cohérence !

Vous avez rappelé, madame la secrétaire d’État, les textes internationaux signés ou ratifiés par la France depuis l’adoption, en 1949, de la Convention pour la répression de la traite des êtres humains et de l’exploitation de la prostitution d’autrui, dont le préambule dispose en effet : « … la prostitution et le mal qui l'accompagne, à savoir la traite des êtres humains en vue de la prostitution, sont incompatibles avec la dignité et la valeur de la personne humaine ».

Les tout derniers textes émanent du Parlement européen, qui a adopté une résolution tendant à reconnaître que « ... la prostitution, la prostitution forcée et l’exploitation sexuelle sont contraires […] aux principes de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, notamment l’objectif et le principe de l’égalité entre les femmes et les hommes… », et de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe – j’ai l’honneur d’y représenter notre Haute Assemblée –, dont la résolution du 8 avril 2014 appelle les États parties à « envisager la criminalisation de l'achat de services sexuels, fondée sur le modèle suédois, en tant qu'outil le plus efficace pour prévenir et lutter contre la traite des êtres humains, ainsi qu'à mettre en place des programmes de sortie pour les personnes souhaitant arrêter la prostitution ». C’est bien de cela qu’il s’agit dans ce texte.

En conclusion, mes chers collègues, permettez-moi de reprendre les propos d’André Comte-Sponville : « Ce n’est pas le sexe, le plaisir ou la liberté qui font problème dans la prostitution, c’est l’argent, c’est la violence, c’est l’oppression des femmes, c’est le trafic d’êtres humains ». Tout est dit. À nous de prendre nos responsabilités et de voter ce texte. (Bravo ! et applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain et du groupe CRC. – Mmes Hermeline Malherbe et Chantal Jouanno applaudissent également.)