Mme Christiane Taubira, garde des sceaux, ministre de la justice. Une abstention bienveillante ! (Sourires.)

M. le président. La parole est à M. Jean-Pierre Sueur.

M. Jean-Pierre Sueur. Monsieur le président, madame la garde des sceaux, mes chers collègues, je commencerai par remercier et féliciter nos rapporteurs. Car, si la dernière réforme de notre règlement a quelque chose de bel et bon, je trouve que présenter en trois minutes un rapport qui est souvent le fruit de nombreuses heures de travail relève de la virtuosité… Le fait est qu’il est difficile de déployer une argumentation dans un temps aussi court. C’est pourtant une chose importante que l’argumentation !

Mes chers collègues, je trouve que la loi du chronomètre prend tout de même une place très importante dans nos travaux. Que les dernières évolutions soient bonnes, ce que je reconnais, ne m’empêche pas d’émettre à cet égard quelques réserves, comme dirait Mme Assassi… Moyennant quoi, j’ai déjà consommé une minute de mon temps ! (Sourires.) Mais cette minute n’était peut-être pas inutile.

Dans le temps qui me reste, madame la garde des sceaux, je tiens à souligner que ce budget est la traduction de trois grands textes que vous avez fait voter.

Le premier est la loi sur la prévention de la récidive. Fondée sur une certaine philosophie de la justice, elle vise à rechercher des alternatives à l’emprisonnement chaque fois que cela est légitime et nécessaire. Nos rapporteurs ont fait observer que la contrainte pénale instaurée par cette loi avait démarré à un rythme encore faible ; mais je pense que des efforts seront accomplis pour que la philosophie qui inspire cette grande loi soit toujours davantage mise en pratique.

Le deuxième grand texte dont vous êtes à l’origine, madame la garde des sceaux, est la loi relative à la justice du XXIe siècle. Or le budget dont nous débattons ce soir ouvre la voie à la mise en œuvre de l’un des fondements de cette importante réforme : la facilitation de l’accès au droit.

Le troisième grand texte que nous devons à Mme la garde des sceaux est la loi sur l’indépendance des magistrats. Je continue d’espérer que celle-ci pourra être complétée, le plus vite possible, par une réforme constitutionnelle relative à l’indépendance du parquet. Nécessaire, cette réforme devrait être encore possible, selon moi, nonobstant les considérations politiciennes. Peut-être n’est-ce qu’un vœu pieux ; mais il me semble que cette réforme serait très bonne pour notre pays.

J’en viens à la question des établissements pénitentiaires dans le contexte de la lutte contre le terrorisme.

D’abord, on ne peut pas ne pas constater que les personnels prévus sont beaucoup plus nombreux que par le passé. Les chiffres sont là : 1 584 postes sont prévus pour la période 2015-2017, auxquels il faut ajouter les 2 500 créations de postes annoncées par le Président de la République et que le Gouvernement a prévu d’inscrire dans le projet de loi de finances par voie d’amendement. Au total, 5 100 postes auront été créés depuis 2012. Sans insister lourdement, on peut tout de même faire remarquer que, en d’autres temps, les ouvertures de postes n’atteignaient pas ce niveau… Vous savez bien, mes chers collègues, que je parle par euphémisme !

M. Daniel Raoul. Pour le moins !

M. Jean-Pierre Sueur. Pour améliorer les conditions de travail de l’administration pénitentiaire et la situation dans les prisons, les alternatives à la détention sont nécessaires. Nous soutenons tout ce qui va dans ce sens, à commencer par la contrainte pénale. Hugues Portelli a traité de cette question avec clarté.

Permettez-moi de signaler trois enjeux liés à la lutte contre le terrorisme, qui nous préoccupe tous.

S’agissant en premier lieu du traitement des personnes radicalisées et ultra-radicalisées, vous vous souvenez certainement, madame la garde des sceaux, que la commission d’enquête du Sénat sur l’organisation et les moyens de la lutte contre les réseaux djihadistes en France et en Europe, dont j’étais le rapporteur, a marqué son désaccord avec le parti qui a été pris à Fresnes de concentrer un grand nombre de personnes radicalisées en un même endroit ; il en est résulté un effet que les surveillants que nous avons rencontrés ont qualifié de « cocotte-minute ».

Dans la mesure où disperser ces personnes aboutirait inéluctablement à disperser la radicalisation, le parti que vous prenez, madame la garde des sceaux, me paraît être le bon : vous proposez des unités de vingt personnes. Notre commission d’enquête avait suggéré dix personnes, mais peu importe ; le tout est que ces personnes soient suivies et bénéficient d’un encellulement individuel.

En ce qui concerne en deuxième lieu les aumôniers, je rappelle qu’ils reçoivent un agrément de l’État, dans les prisons comme dans l’armée et dans les hôpitaux. Je vous demande, madame la garde des sceaux, en sachant que vous y êtes très attachée, que cet agrément soit accordé avec une extrême vigilance, de sorte que les aumôniers soient formés comme il convient.

En matière de renseignement pénitentiaire, en troisième lieu, il y a d’incontestables et nécessaires efforts. M. Portelli, à la page 17 de son rapport pour avis, souligne qu’un certain nombre de fonctionnaires chargés du renseignement pénitentiaire exercent aussi d’autres fonctions. Or il me semble qu’il y a deux missions différentes : le renseignement pénitentiaire, qui doit être confié à des spécialistes du renseignement, et les fonctions des surveillants et d’autres personnes, qui procèdent d’une autre logique. Je sais, madame la garde des sceaux, que vous êtes attachée à cette distinction ; peut-être pourrez-vous introduire encore plus de clarté, ce qui serait très précieux.

Madame la garde des sceaux, je vous félicite pour ce budget, qui traduit une véritable philosophie du droit, celle qui a inspiré les trois grands textes que j’ai mentionnés !

M. le président. La parole est à Mme Jacky Deromedi.

Mme Jacky Deromedi. Monsieur le président, madame la garde des sceaux, mes chers collègues, en cette période d’épreuve que vit notre nation, nous examinons les crédits de la mission « Justice ». Ce beau nom de « justice » nous renvoie aux principes et aux valeurs de notre République, sauvagement attaquée ces jours-ci. Dans le marbre de notre Constitution est inscrit le principe de la dignité de la personne humaine ; plus que jamais, ce principe doit guider notre action.

Nous avons une justice républicaine : elle protège la dignité et les droits des personnes, garantit les droits de la défense et le droit au procès équitable et doit appliquer des peines justes ; elle n’admet pas la torture, ni les traitements dégradants pour la personne humaine ; elle est au service des victimes et des plus faibles et doit traiter tous les justiciables de manière égale. Tout le contraire de la barbarie que manifestent les assaillants de ces derniers jours !

Je tiens à rendre hommage à notre justice républicaine, aux magistrats et à nos forces de gendarmerie et de police, qui tous ont si bien œuvré ces derniers jours, comme ils le font au quotidien. Madame la garde des sceaux, soyez sûre de notre détermination à leur fournir tous les moyens juridiques et politiques nécessaires à leur action.

Le budget de la justice évolue constamment au gré des événements et des annonces successives, ce qui rend difficile l’appréhension des efforts budgétaires. L’équilibre de la mission « Justice » va être modifié à la suite des mesures que le Président de la République a annoncées devant le Congrès. En 2016, le ministère de la justice devrait disposer de 7,9 milliards d’euros de crédits de paiement et de plus de 8 milliards d’euros d’autorisations d’engagement. Les crédits de paiement de cette mission, hors dépenses de personnel, diminueront entre 2015 et 2016 de 47,7 millions d’euros, soit de 1,6 %. Les économies hors titre 2 ne suffisent pas à respecter la trajectoire fixée par la loi de programmation des finances publiques, l’écart étant de 58 millions d’euros.

Madame la garde des sceaux, votre budget prévoit le recrutement de magistrats et fonctionnaires supplémentaires. Or les rapporteurs soulignent un écart entre l’annonce de la création de nouveaux postes et les nominations effectives. Ainsi, en 2014, alors que le plafond d’emplois s’élevait à 77 951 ETPT, plus de 1 400 d’entre eux, soit 1,8 %, n’ont pas été réellement pourvus. Il faudra veiller à ce que ces postes soient effectivement pourvus, surtout dans le cadre des mesures prises contre le terrorisme.

Le décret d’avance notifié à la commission des finances le 18 novembre dernier, qui prévoit 18 % d’annulations de crédits, soit 70 millions d’euros mis en réserve l’année dernière pour le budget de la justice, complique encore la compréhension de la cohérence de ce budget, des annonces du Président de la République et de la réalité des chiffres.

Après les attentats de cette année, il est nécessaire de renforcer le pool des magistrats antiterroristes de Paris et de mettre à leur disposition des moyens technologiques modernes. Une soixantaine d’entre eux se consacrent directement à la lutte antiterroriste : trente-sept magistrats au tribunal de grande instance de Paris, vingt-cinq magistrats du siège à la cour d’appel de Paris et plusieurs magistrats du parquet général. Pour réagir efficacement contre la pieuvre terroriste, il est indispensable de mobiliser des moyens supplémentaires. Nous attendons donc la concrétisation budgétaire des annonces du Président de la République : 2 500 postes nouveaux dans l’administration pénitentiaire et les services judiciaires.

De nouvelles modalités de prise en charge des personnes radicalisées sont prévues. Je pense en particulier à la création de cinq unités spécialisées, qu’il faut structurer ; les détenus y suivront des programmes de déradicalisation encadrés par des binômes d’éducateurs-psychologues. La création de trente nouveaux postes d’aumôniers dans les prisons permettra de lutter contre l’extrémisme sur le plan spirituel, auquel les jeunes délinquants sont particulièrement sensibles.

La déradicalisation passe aussi par l’amélioration de la prise en charge des personnes écrouées : les cellules et les espaces communs doivent être rénovés, et l’accent mis sur la hausse des activités en détention et le développement de programmes de réinsertion et de prévention de la récidive. Madame la garde des sceaux, qu’en est-il de la réflexion engagée sur le regroupement des détenus et des condamnés radicalisés ? Pouvez-vous nous préciser vos objectifs actuels et les mesures prises à la suite de cette réflexion ? Sur ces questions, nous formulons depuis de nombreuses années des préconisations restées jusqu’ici sans écho gouvernemental.

Après les récents attentats, l’aide aux victimes du terrorisme s’impose comme une priorité nationale. Il faut organiser la coordination des services compétents en France comme à l’étranger et, surtout en ce moment, informer les victimes sur les modalités de leur indemnisation immédiate et future et de la prise en charge sanitaire des blessés et des personnes en état de stress psychologique. La commission d’indemnisation des victimes d’infraction intervient déjà très concrètement ; elle aura certainement besoin de crédits et de personnels supplémentaires. Qu’avez-vous prévu dans ce domaine, notamment pour appliquer la circulaire du 12 novembre ?

La situation des jeunes délinquants occupe une place importante dans le budget de la mission « Justice ». Malgré le manque de moyens que dénoncent différents acteurs, le programme « Protection judiciaire de la jeunesse » bénéficie de crédits stables.

M. le rapporteur spécial indique qu’il est difficile de recruter des personnels dans ce secteur et évoque un certain turn-over. Or la présence de personnels sur le terrain est indispensable pour suivre nombre de jeunes à la dérive et pour les accompagner vers une vie plus responsable.

Comment évoluera ce programme après l’examen du projet de loi sur la justice des mineurs qui nous a été annoncé ? Ce texte nécessitera sans doute de nouveaux crédits et moyens en personnel. Pourriez-vous nous parler de vos perspectives dans ce domaine ?

Le budget de l’aide juridictionnelle augmentera de 25 millions d’euros en 2016 et de 50 millions d’euros en 2017. Cela doit permettre aux personnes les plus pauvres et les plus délaissées de bénéficier de l’aide et à leurs avocats de bénéficier d’une juste indemnisation pour leurs interventions. Pourtant, les mesures initiales du présent projet de loi de finances ne remplissaient pas ce second objectif. Ce n’est qu’après une intense mobilisation des avocats que vous avez dû signer un protocole d’accord le 28 octobre dernier, qui s’est concrétisé par l’adoption en première partie des amendements nécessaires à sa réalisation.

Enfin, j’évoquerai le projet de loi relatif à la justice du XXIe siècle, que le Sénat a voté après l’avoir utilement complété et amendé. Vous nous avez assuré que le financement en serait garanti. Cela sera-t-il bien le cas, compte tenu des modifications apportées au projet de loi de finances et des nouvelles mesures annoncées en matière de terrorisme ?

Une autre question mobilise les élus : le transfert de l’enregistrement des pactes civils de solidarité aux officiers d’état civil. Cette mesure devait alléger la charge des tribunaux d’instance pour un gain évalué à 79 équivalents temps plein et une économie estimée à 2,5 millions d’euros. Le Sénat a rejeté cette disposition parce qu’aucune compensation financière de l’État n’était prévue. Rien n’empêcherait pourtant l’État de verser cette somme. Quelles sont donc vos intentions à ce sujet ?

Telles sont les quelques observations que je souhaitais formuler au nom de mon groupe sur ce budget en constante évolution. Sous les réserves de principe que je viens d’énoncer, nous suivrons la position de la commission des finances. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)

M. le président. La parole est à M. Henri Tandonnet.

M. Henri Tandonnet. Monsieur le président, madame la garde des sceaux, mes chers collègues, comme pour la plupart des ministères régaliens, le budget du ministère de la justice est examiné dans un contexte particulier, en raison des attentats que la France a subis il y a presque deux semaines.

Le niveau de la menace n’a jamais été aussi élevé, et les magistrats, notamment ceux du parquet de Paris, sont au cœur du dispositif de lutte antiterroriste. Ces jours derniers, on a salué à juste titre l’action de nos forces de sécurité. Pour ma part, je souhaite également rendre un hommage appuyé aux magistrats du siège et du parquet qui participent chaque jour à la lutte contre le terrorisme dans notre pays.

Si leur action doit être saluée, il faut aussi souligner qu’elle s’inscrit dans un contexte budgétaire contraint. Comme le font chaque année les rapporteurs de la mission « Justice », il faut rappeler le dénuement de certaines juridictions, que nous révèlent certains aspects purement matériels. Ainsi, nous devons être conscients que certains juges travaillent – pour donner un exemple – avec du matériel informatique hors d’âge et qu’ils doivent parfois compter jusqu’aux ramettes de papier.

M. Henri Tandonnet. Toutefois, c’est surtout la question du manque de moyens humains qui perdure. Comme depuis de nombreuses années, le nombre des vacances de postes s’est accru cette année, en dépit des créations d’emplois qui ont été décidées. Le décalage qui persiste entre les prévisions du Gouvernement en loi de finances et la réalité telle que nous l’observons à l’issue de l’exercice budgétaire nous interpelle.

Plus largement, ce décalage systématique entre le montant des crédits ouverts et celui des crédits effectivement dépensés affecte la sincérité de la programmation budgétaire. Cette remarque vaut probablement pour d’autres missions que la mission « Justice », mais elle pose, malgré tout, une vraie question de principe dans un domaine particulièrement sensible.

Enfin, le nombre de magistrats qui exercent réellement au sein des juridictions reste insuffisant. Ce constat est d’autant plus vrai que l’on observe, comme le fait notre collègue Yves Détraigne dans son rapport, une « mauvaise prise en compte, par le budget, des réformes en cours ».

Le projet de loi relatif au droit des étrangers en France – la commission mixte paritaire de mardi dernier n’est d’ailleurs pas parvenue à un accord – nous en offre un parfait exemple. Ainsi, les juges des libertés et de la détention seront bientôt compétents pour se prononcer sur la légalité du placement en rétention administrative des étrangers faisant l’objet d’une obligation de quitter le territoire français. Or ce sont plus de 25 000 placements de majeurs en rétention qui sont prononcés chaque année ; il est bien évident que cette charge contentieuse nouvelle et très lourde aura des incidences importantes sur l’activité de ces magistrats.

J’aimerais également revenir quelques instants sur les annonces gouvernementales en matière de lutte antiterroriste.

En janvier 2015, après les attentats de Charlie Hebdo, le Gouvernement avait annoncé la création de 950 emplois supplémentaires au sein du ministère de la justice au cours des trois prochaines années. Aujourd’hui, madame la garde des sceaux, vous nous présentez un amendement qui prévoit la création de 1 175 postes pour les services judiciaires, 1 100 postes pour l’administration pénitentiaire, 75 postes pour la protection judiciaire de la jeunesse et enfin 150 postes pour renforcer les moyens informatiques des interceptions judiciaires et la consolidation des applications pénales. On ne peut que soutenir cette mobilisation exceptionnelle. Gardons malgré tout à l’esprit que la création d’un poste ne signifie pas, tant s’en faut, un magistrat ou un greffier en plus dans une juridiction. En effet, la formation d’un magistrat à l’École nationale de la magistrature obéit à ses propres impératifs et dure trente et un mois.

Le volet pénitentiaire du plan de lutte antiterroriste du ministère de la justice est également très important : il doit renforcer les capacités de renseignement de l’administration pénitentiaire, créer des modules spécifiques de prise en charge et de prévention des phénomènes de radicalisation en prison et contribuer à former les agents. En tant que sénateur du Lot-et-Garonne, département dans lequel se trouve l’ENAP, l’École nationale de l’administration pénitentiaire – qui se situe plus précisément à Agen –, je peux témoigner ici de la motivation des équipes d’encadrement et de formation de cette école. Elles seront prêtes à accueillir ces futurs nouveaux agents.

La prévention de la radicalisation constituant un point central dans la lutte contre le terrorisme, nous ne pouvons donc qu’approuver ces mesures et soutiendrons l’amendement du Gouvernement.

Enfin, je veux évoquer le problème de l’aide juridictionnelle et déplorer les multiples hésitations et renoncements que nous avons observés depuis près de deux ans sur cette question, qui témoignent d’une véritable improvisation.

En janvier 2014, le Gouvernement a supprimé la contribution pour l’aide juridique. Or, depuis lors, il n’a cessé d’augmenter les taxes avec la revalorisation de la taxe spéciale sur les conventions d’assurance de protection juridique, des droits fixes de procédure et de la taxe forfaitaire prévue sur les actes effectués par les huissiers de justice, puis avec la hausse du droit de timbre dû par les parties à l’instance d’appel. Il aura fallu un mouvement de grève sans précédent des avocats pour que le Gouvernement renonce à financer l’augmentation de l’aide juridictionnelle par un prélèvement sur les CARPA, les caisses des règlements pécuniaires des avocats, dispositif que l’Assemblée nationale avait pourtant voté une semaine auparavant.

L’amendement du Gouvernement à l’article 15 du présent projet de loi de finances, qui a été adopté par le Sénat lundi dernier, prend acte du protocole d’accord signé entre la Chancellerie et les représentants de la profession d’avocat le 28 octobre 2015. D’une part, il fixe l’unité de valeur de référence à 26,50 euros au lieu de 22,50 euros actuellement et élargit la rétribution de l’avocat lors d’auditions libres ou de mesures de retenues et de rétention. D’autre part, il supprime le prélèvement sur les produits financiers des fonds qui transitent par les CARPA.

Compte tenu de ce retournement in extremis mais salutaire du Gouvernement, les protestations des avocats se sont calmées. Néanmoins, la question du financement pérenne de l’aide juridictionnelle reste posée. D’autant plus que vous avez souhaité, madame la garde des sceaux, accroître le nombre de bénéficiaires de cette aide en relevant à hauteur de 1 000 euros le plafond des ressources pour y prétendre, ce qui permettra à près de 100 000 nouveaux justiciables d’être éligibles à ce dispositif. Le chantier du financement de l’aide juridictionnelle reste donc ouvert.

Pour conclure, tout en réaffirmant les réserves que je viens de formuler, j’indique que le groupe UDI-UC soutiendra l’adoption des crédits de la mission « Justice », afin de marquer son adhésion aux mesures importantes présentées par le Gouvernement en matière de lutte antiterroriste.

M. Michel Canevet. Très bien !

M. le président. La parole est à M. René Vandierendonck.

M. René Vandierendonck. Monsieur le président, madame la garde des sceaux, mes chers collègues, après le drame des attentats, notre commission des lois n’a pas discuté longtemps de la nécessité de voter la prorogation de l’état d’urgence. Pourquoi ? Parce que, de Jean-Jacques Hyest à Philippe Bas, en passant par Jean-Pierre Sueur, il existe une continuité : le Sénat n’est pas seulement le représentant constitutionnel des collectivités territoriales ; il est aussi l’un des garants des libertés publiques, comme l’autorité judiciaire.

Soit dit par parenthèse, M. le ministre de l’intérieur ferait lui aussi un excellent ministre de la justice,…

M. Jean-Pierre Sueur. S’il n’y avait déjà une excellente garde des sceaux !

M. René Vandierendonck. … tant il est scrupuleux en matière de droit.

Nous avons débattu pour déterminer si, dans le cadre de la procédure de l’état d’urgence, un autre ordre de juridiction, à savoir la juridiction administrative – qui, je ne vous le cacherai pas, mes chers collègues, ne me laisse pas insensible –, pouvait également défendre les libertés publiques. Il suffit de voir le référé-liberté que le Conseil d’État a rendu sur la « jungle » de Calais pour s’en convaincre. Plutôt que de longs discours, cette ordonnance montre que le vice-président du Conseil d’État avait vu juste lorsque, auditionné par notre collègue François-Noël Buffet au sujet du droit d’asile, il avait déclaré qu’il était possible d’obtenir justice dans des délais de procédure restreints.

Cela étant, inutile d’ajouter que nous nous sommes tous mobilisés, collectivement – car il n’y a pas d’un côté la nuit et de l’autre la lumière –, pour défendre ces libertés. M. Bas, que je salue une nouvelle fois, a eu quant à lui la lourde responsabilité de poser ses conditions au nom du Sénat, afin que le déplacement du curseur entre police administrative et police judiciaire ne se fasse pas au détriment de l’autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle. Je salue donc Philippe Bas pour ce qu’il a fait, comme je salue son homologue de l’Assemblée nationale, notre collègue député Jean-Jacques Urvoas, d’avoir eu l’honnêteté intellectuelle de le reconnaître.

Au sujet des chiffres, je ne demande qu’une seule chose : que soit installé sur la façade principale du ministère de la justice – parée bien entendu des couleurs de la France – un compteur qui égrène, comme ce chronomètre (M. René Vandierendonck montre l’horloge du Sénat destinée à décompter le temps de parole des orateurs.), les créations de postes effectivement occupés. Ainsi, on s’évitera quelques heures de débat sur le thermomètre, d’autant que je manque d’entrain pour l’exercice depuis qu’hier soir le RAID est intervenu dans ma commune de Roubaix.

Je veux vous dire les yeux dans les yeux, mes chers collègues, qu’après avoir observé les choses telles qu’elles sont, je n’ai jamais connu – si vous m’en trouvez un, je vous rembourse la différence ! (Sourires.) – de budget de la justice avec une telle ambition. Évidemment, certains de nos collègues, que l’on entend plutôt du côté droit de l’hémicycle – je ne suis pourtant pas hémiplégique –, affirment que 600 millions d’euros ne représentent pas grand-chose.

Monsieur le rapporteur général, monsieur le président de la commission des lois, si vous vous mettiez d’accord, sous l’autorité du président du Sénat, et si Mme la garde des sceaux, qui est ici chez elle, agréait la méthode, nous pourrions mettre en place un outil de mesure de ce plan de rattrapage dans la clarté et la transparence.

Pour conclure, je remercie le Premier ministre ainsi que vous-même, madame la garde des sceaux, et, à travers vous, tous ceux qui rendent la justice au nom du peuple français, d’avoir décidé ce renforcement sans précédent du parquet antiterroriste. Je sais que cela ne s’est pas fait tout seul. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain, ainsi que sur certaines travées du RDSE. – M. Henri Tandonnet applaudit également.)

M. le président. La parole est à Mme la garde des sceaux.

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux, ministre de la justice. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, après la réunion extrêmement dense qui s’est tenue voilà quarante-huit heures à la commission des lois, je me retrouve une nouvelle fois devant vous pour présenter le budget de la mission « Justice ». Je connais votre intérêt pour ce sujet, en particulier pour les actions que le ministère de la justice conduit et les politiques publiques qu’il définit. C’est pour cela qu’en même temps que j’exposerai la cohérence de ce budget je répondrai à vos questions au fil de l’eau.

Ne disposant que d’un temps de parole de vingt minutes du fait de l’organisation de cette discussion, je ne serai pas en mesure de répondre en détail à toutes les questions qui m’ont été posées. J’aurai néanmoins le scrupule d’apporter des précisions écrites à chacun d’entre vous, par exemple sur la plate-forme des interceptions judiciaires. En tant que parlementaires, vous avez tout à fait le droit de vouloir savoir comment s’effectue le déploiement et connaître nos attentes en matière de performance et de rationalisation budgétaires.

Il m’incombe donc aujourd'hui de vous présenter la logique et la cohérence du budget de la mission « Justice ».

Ce budget évolue, car la circonstance est particulière : le Président de la République, devant le Parlement réuni en Congrès lundi 16 novembre, vous a informés directement de sa décision d’octroyer 2 500 emplois supplémentaires au ministère de la justice, lesquels s’accompagnent d’une dotation budgétaire supplémentaire de 251 millions d’euros. Par conséquent, pendant ces derniers jours, il nous a fallu travailler pour parvenir à une répartition optimale des effectifs et dotations budgétaires. Celle-ci sera effective si vous adoptez l'amendement du Gouvernement que je défendrai à l’issue de la discussion générale.

Dans cette circonstance difficile de lutte contre le terrorisme, le ministère de la justice prend toute sa part. Il a ainsi la charge de l’enquête judiciaire, c’est-à-dire de la conduite de toutes les actions nécessaires pour que cette enquête soit diligente et efficace. Cela concerne non seulement les effectifs de magistrats et de greffiers, mais également les frais de justice, afin que les magistrats puissent commander toutes les études et expertises dont ils ont besoin. Vous avez d’ailleurs noté que l’enquête allait vite, car, à la suite des attentats du mois de janvier, les effectifs de magistrats et de greffiers ont déjà été renforcés et les frais de justice abondés, pour que le pôle antiterroriste de Paris dispose des marges de manœuvre nécessaires.

Le ministère de la justice prend également toute sa part avec la prise en charge des victimes.

En outre, le ministère de la justice prend toute sa part en assurant l’efficacité des programmes de prévention et de lutte contre la radicalisation dans le cadre de la protection judiciaire de la jeunesse et du suivi des personnes confiées à l’administration pénitentiaire.

Ce budget était déjà en augmentation avant le deuxième plan de lutte antiterroriste. Il a franchi cette année le cap symbolique des 8 milliards d’euros. Il est vrai qu’il était légèrement plus élevé voilà quelques semaines, mais le Gouvernement a dû entre-temps prendre des décisions réclamant un effort à tous les ministères – celui du ministère de la justice a été proportionné. Je le répète, ce budget s’accroîtra de façon substantielle si vous adoptez l’amendement du Gouvernement.

Le ministère de la justice conserve une grande capacité de création d’emplois. Lors de la campagne présidentielle, le candidat François Hollande s’était engagé à créer chaque année 300 postes nouveaux, soit 1 500 emplois en fin de législature. En réalité, nous atteindrons 6 100 emplois nouveaux à cette date. En effet, dans la programmation triennale, nous avions prévu la création de 1 584 emplois ; dans le cadre du premier plan de lutte antiterroriste de janvier 2015, nous avons obtenu la création supplémentaire de 950 emplois. Par conséquent, nous disposons dorénavant de 2 500 emplois supplémentaires. Ce n’est pas négligeable. La répartition de ces emplois nouveaux se fait selon les besoins.

J’ai bien conscience que l’administration pénitentiaire absorbe parfois une quantité importante de ces effectifs. Ce ne sera pas le cas pour les 2 500 emplois nouveaux. J’appelle votre attention sur le fait que, proportionnellement, l’administration pénitentiaire est la direction du ministère de la justice la plus lourde en effectifs, mais aussi en besoin d’investissements, puisque les crédits immobiliers affectés à cette direction sont importants. Toutefois, en pourcentage, l’augmentation la plus élevée concerne la protection judiciaire de la jeunesse, devant la direction des services judiciaires. Grâce à l’adoption de l’amendement du Gouvernement, les services judiciaires connaîtront aussi une forte augmentation.

Je suis toujours surprise d’entendre qu’il n’y a pas suffisamment de surveillants, alors que l’administration pénitentiaire absorbe une part importante du budget. En d’autres termes, il faudrait encore doter budgétairement cette administration. Il est vrai que les moyens restent insuffisants, que nos établissements pénitentiaires sont confrontés à la question de la surpopulation carcérale. Vous-mêmes, mesdames, messieurs les sénateurs, vous soulignez les besoins. Au reste, vous avez raison, la question de l’attractivité de ces métiers est importante ; il faut mettre en place des dispositifs à même de conserver ces personnels.

Le budget du ministère de la justice sert des politiques publiques parfaitement identifiées.

La justice civile représente 70 % de l’activité judiciaire. Vous avez adopté massivement sa réforme, puisque le texte qui vous a été soumis voilà quelques jours a recueilli 310 voix. C’est un résultat extrêmement significatif dont je vous remercie encore. Cette réforme appelle bien entendu une traduction en termes d’effectifs, notamment d’effectifs fléchés,…