PRÉSIDENCE DE M. Jean-Pierre Caffet

vice-président

M. le président. La parole est à M. André Gattolin, pour le groupe écologiste.

M. André Gattolin. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, comme le présent débat nous le confirme, lors du Conseil européen qui se tiendra à la fin de la semaine, les discussions tourneront certainement, pour l’essentiel, autour de la crise migratoire.

Nous le savons tous, la complexité de ce dossier découle de son caractère multidimensionnel.

En réalité, il n’y a pas une crise migratoire, il y a des crises migratoires, avec des réfugiés et des migrants originaires de différents pays et aux motivations parfois très variées.

Ces crises sont nourries par des instabilités géopolitiques aux portes de l’Europe et, parfois, au-delà.

Certains États n’hésitent d’ailleurs pas à instrumentaliser cette détresse, en l’utilisant comme une arme sournoise et pour le moins non conventionnelle, dans le but de contraindre l’Union européenne.

N’est-ce pas le cas quand la Turquie se sert de sa place géostratégique pour exiger, en échange de sa coopération, le déblocage du dossier de libéralisation des visas et une reprise des négociations sur son adhésion à l’Union ?

N’est-ce pas le cas non plus quand Moscou bombarde Alep en soutien au régime syrien, poussant des dizaines de milliers de civils à fuir, saturant un peu plus les camps de réfugiés en Turquie et les flux de migrants vers l’Union européenne ?

La Russie ne défie-t-elle pas l’Europe, lorsqu’elle laisse certains réfugiés traverser son territoire, afin qu’ils puissent atteindre l’espace Schengen via la Norvège et la Finlande ? Ainsi, au cours des derniers mois, on a soudainement vu s’ouvrir une route arctique de l’exil, perçue par la Norvège comme une punition de la part de Moscou, en réplique à son soutien aux sanctions internationales qui ont été décidées à la suite du conflit en Ukraine.

Plus encore que les pays de l’Union européenne, chacun de nos partenaires extra-européens joue donc aujourd’hui, dans cette grave crise, sa propre partition, avec des objectifs souvent très divergents.

Comment en effet interpréter la très récente annonce faite par Vladimir Poutine d’un retrait partiel de ses troupes du conflit syrien ? S’agit-il d’une annonce en trompe-l’œil à la veille de la réouverture des négociations de Genève sur la Syrie ?

En matière militaire comme en matière diplomatique, dispose-t-on aujourd’hui d’une base minimale d’objectifs partagés entre tous les acteurs impliqués dans ce que nous osons appeler « la guerre contre Daech » ? Pour notre part, nous en doutons. Mais peut-être M. le secrétaire d’État peut-il nous éclairer sur ce point.

Vu d’Europe, ce drame est l’une des plus graves crises humanitaires que la région ait jamais connue. Il est symptomatique d’une profonde crise de la solidarité européenne, non seulement à l’endroit des réfugiés, mais aussi entre les pays de l’Union.

Ces derniers temps, il faut bien le reconnaître, nous avons failli, en abandonnant notre allié allemand au moment où la chancelière Angela Merkel avait le plus besoin de soutien pour promouvoir la cohésion européenne. Ainsi, la poussée de l’extrême droite anti-réfugiés lors des élections régionales du week-end dernier en Allemagne a été la conséquence directe de notre incapacité à élaborer une approche commune.

Après la crise du Grexit, et en dépit des concessions faites par ce pays, la Grèce reste aujourd'hui encore très décriée. C’est injuste, compte tenu de sa situation économique et politique, et de la charge immense qui lui incombe. En un an seulement – de janvier 2015 à 2016 –, les arrivées de réfugiés sur le territoire grec ont augmenté de 600 % !

Monsieur le secrétaire d’État, pourriez-vous nous dire comment la France compte contribuer au plan d’aide humanitaire récemment dévoilé par la Commission européenne pour soutenir la Grèce ?

Cette aide est bienvenue, et elle est aussi, et surtout, très attendue.

Toutefois, sans volonté politique et sans un budget européen digne de ce nom, toute tentative de stratégie européenne sera sans doute vaine.

Nous l’observons déjà, puisque, pour faire face en termes de moyens à ces défis, nous bricolons aujourd’hui des marges d’action ad hoc, avec des transferts de budget et une forte fongibilité au sein d’un cadre financier européen déjà très contraint avant tous ces événements.

Dans ce contexte, le ministre allemand des finances, M. Wolfgang Schäuble, avait proposé, voilà quelques mois, une taxe européenne sur l’essence. Monsieur le secrétaire d’État, la France étudie-t-elle cette hypothèse ? N’y a-t-il pas là une occasion rêvée pour, enfin, réformer notre système archaïque de ressources propres, qui n’en sont pas ?

Les tensions et divisions intra-européennes sont toujours aussi vives, et le coup de force d’Angela Merkel lors du sommet entre l’Union européenne et la Turquie du 7 mars dernier en est certainement le plus récent avatar.

Cette rencontre a en effet été marquée par l’ouverture d’un nouveau chapitre dans notre gestion approximative de l’actuelle crise migratoire.

Non seulement les États membres ont acté la fermeture de la route des Balkans, qui, de facto, avait déjà été mise en œuvre par les pays concernés, mais une autre proposition, dangereuse selon nous, a aussi été mise sur la table. On nous suggère d’établir une sorte de pont du Bosphore d’un tout nouveau genre, aux frais de l’Europe, entre la Turquie et la Grèce.

Le principe – il a été rappelé, mais on peut le repréciser ici – serait le suivant : en échange d’un Syrien en situation irrégulière réadmis en Turquie à partir des îles grecques, on accepterait de réinstaller un Syrien de la Turquie vers les États membres. Une logique de un contre un, en quelque sorte…

Ce tour de passe-passe avec des vies humaines est à notre sens inacceptable, d’autant qu’il se fera avec un pays qui, ces derniers temps, brille surtout par sa dérive autoritaire.

Si cette proposition était mise en œuvre, elle traduirait un véritable échec moral de l’Europe.

Pour de nombreuses raisons, cet échec risquerait aussi d’être juridique, cette proposition pouvant constituer une violation du droit européen et un précédent préjudiciable contre le système de protection internationale.

Le haut commissaire des Nations unies aux droits de l’homme a déjà exprimé sa profonde inquiétude au sujet de l’atteinte au principe de non-refoulement vers le pays d’origine. Tout comme la convention de Genève de 1951 relative au statut des réfugiés, la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne interdit les « expulsions collectives », sans traitement individuel de la demande d’asile.

Monsieur le secrétaire d’État, quel serait d’ailleurs l’impact de cette nouvelle mesure sur le processus de relocalisation ?

Je crois que sur ce point, le conseil Justice et affaires intérieures de la semaine dernière a admis que le doute demeurait sur la compatibilité.

Dernière chose, et non des moindres, la Turquie ne remplit pas les critères juridiques fixés par l’Union pour être qualifiée de « pays sûr ».

En effet, elle n’applique que partiellement la convention de Genève, son système d’asile présente de nombreux dysfonctionnements et il existe des cas répétés de tortures, de détentions illégales sanctionnés par la Cour européenne des droits de l’homme, et de renvois forcés de réfugiés vers la Syrie et l’Irak.

Jeudi, il s’agirait donc de fermer les yeux sur ces questions épineuses et de passer outre !

Le Président de la République a pourtant affirmé qu’« aucune concession » ne sera faite à la Turquie au sujet des droits de l’homme.

Monsieur le secrétaire d’État, cela signifie-t-il que nous nous positionnerons contre ce statut de « pays sûr » et, de facto, contre ce nouvel accord avec la Turquie ?

En conclusion, avec la superposition des défis, les risques de dislocation de l’Union européenne atteignent désormais un niveau jamais vécu depuis la signature du traité de Rome, en 1957.

Aujourd’hui, malheureusement, le projet européen est illisible. Il appartient donc au Conseil européen de diffuser un message clair, articulé sur une vision cohérente, fidèle à nos valeurs, et à la hauteur des défis qui ébranlent fortement l’Union européenne. Nous espérons, monsieur le secrétaire d’État, que la France saura jouer un rôle majeur dans ce cadre. (Applaudissements sur plusieurs travées du groupe socialiste et républicain. – M. Henri Tandonnet applaudit également.)

M. Daniel Raoul. Très bien !

M. le président. La parole est à M. le rapporteur général de la commission des finances.

M. Albéric de Montgolfier, rapporteur général de la commission des finances. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, monsieur le président de la commission des affaires européennes, mes chers collègues, le Conseil européen des 17 et 18 mars prochains constituera une étape essentielle dans l’élaboration d’une réponse à la crise migratoire qui frappe l’Europe, mais aussi dans la recherche d’une stratégie pour accélérer la reprise économique.

Alors que l’Union européenne est en devoir de faire face à la crise des réfugiés, en conciliant impératif humanitaire et exigence de réalité, le projet d’accord avec la Turquie apparaît comme un premier jalon sur le chemin d’une gestion plus équilibrée des flux migratoires, condition de la survie de l’espace Schengen.

Ainsi, les chefs d’État et de gouvernement ont décidé d’augmenter les aides en faveur des migrants syriens ayant trouvé refuge sur le territoire turc. À ce titre, 3 milliards d’euros devraient s’ajouter aux 3 milliards d’euros initialement prévus.

En plus de sa participation via le budget de l’Union européenne, la contribution de la France au titre de la première tranche de cette assistance financière s’élève à 309 millions d’euros.

Monsieur le secrétaire d’État, les 3 milliards d’euros supplémentaires consacrés aux mesures en faveur des réfugiés syriens ont-ils vocation à être financés exclusivement par des contributions nationales ? Ces contributions seront-elles, comme précédemment, proportionnelles à la part de chaque État membre dans le revenu national brut de l’Union ? Par ailleurs, a-t-on aujourd’hui une idée plus précise sur la manière dont les fonds seront suivis et contrôlés ?

S’il marque une étape importante, ce projet d’accord ne peut conduire à octroyer à la Turquie un chèque en blanc et il sera de notre devoir de nous assurer de la bonne utilisation de ces aides.

Le Conseil européen de mars sera également appelé à se prononcer sur les priorités du semestre européen pour l’année 2016.

La présidence néerlandaise a indiqué qu’elle souhaitait identifier des priorités susceptibles d’assurer la pérennité de la reprise économique au sein de l’Union. Mais selon les prévisions de la Commission européenne, le taux de croissance au sein de la zone euro devrait s’établir à 1,9 % en 2016, nettement au-dessus de la prévision pour la France, estimée à 1,5 % par le Gouvernement et à 1,3 % par la Commission.

De plus, faut-il le rappeler, la France fait partie des rares États membres, avec le Portugal et la Croatie, à faire l’objet d’un suivi à la fois pour déficit public excessif et pour déséquilibres macroéconomiques majeurs.

Dans son « paquet » d’hiver relatif à la procédure concernant les déséquilibres macroéconomiques, la Commission européenne souligne en particulier deux points, qui nous apparaissent préoccupants : l’augmentation de la dette publique française, qui devrait dépasser 97 % du produit intérieur brut en 2017 ; l’absence de réformes structurelles à même de lever les contraintes grevant le bon fonctionnement du marché du travail – nous en reparlerons prochainement – ainsi que les obstacles réglementaires au développement des entreprises.

Monsieur le secrétaire d’État, au vu des maigres résultats de l’économie de notre pays et des progrès relevés par la Commission européenne dans de nombreux États membres, comment le Gouvernement entend-il démontrer à ses partenaires son engagement à mettre en œuvre les recommandations formulées à l’égard de la France ? Comment préserver notre crédibilité dans le cadre du semestre européen ?

Enfin, dans la perspective des discussions sur le marché unique numérique, j’appelle l’attention du Gouvernement sur les propositions formulées par un groupe de travail de la commission des finances du Sénat au sujet de la déclaration et la taxation des revenus issus de l’économie collaborative et de la collecte de la TVA applicable au commerce en ligne. Au-delà de la suppression de certains obstacles, le bon fonctionnement du marché unique numérique en Europe passe aussi par une concurrence loyale sur le plan fiscal et une lutte efficace contre la fraude.

Ce sont quelques-unes des questions qui se posent et je vous remercie, monsieur le secrétaire d’État, des réponses que vous voudrez bien nous apporter. (Applaudissements sur plusieurs travées du groupe Les Républicains. – M. le président de commission des affaires européennes applaudit également.)

M. le président. La parole est à M. le président de la commission des affaires européennes.

M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, le prochain Conseil européen sera à nouveau consacré à la crise des migrants. Il débattra également du semestre européen et de la mise en œuvre des recommandations par pays, que M. le rapporteur général vient d’évoquer.

Il est donc important que le Sénat échange avec le Gouvernement sur ces sujets cruciaux. Je remercie le président du Sénat et la conférence des présidents d’avoir programmé notre débat précisément à cet horaire.

Répondre à la crise migratoire qui déstabilise notre continent est une priorité.

Notre commission des affaires européennes examinera dans quelques jours le rapport de Jean-Yves Leconte et André Reichardt.

L’Union européenne a choisi la voie d’un accord avec la Turquie pour tarir le flux de migrants. La situation géostratégique de ce grand pays le justifie. L’Union européenne lui a beaucoup promis. En contrepartie, elle est en droit d’attendre des résultats concrets. Le président du Conseil européen devait poursuivre le dialogue. Où en est-on à la veille du Conseil européen ? Que peut-on espérer concrètement ?

Certaines mesures vont dans le bon sens. C’est le cas de l’application de l’accord gréco-turc de réadmission. Il permettra le retour rapide de tous les migrants n’ayant pas besoin d’une protection internationale.

On peut en revanche être dubitatif sur le principe « un migrant pour un migrant », qui entraînera, pour chaque Syrien réadmis en Turquie, la réinstallation d’un autre Syrien de la Turquie vers les États membres. Pouvez-vous, monsieur le secrétaire d’État, nous donner des précisions sur la mise en œuvre opérationnelle d’un tel mécanisme ?

En outre, l’Union européenne a pris des engagements vis-à-vis de la Turquie sur une libéralisation rapide du régime des visas. A-t-on bien évalué la portée d’une telle mesure ? De même, la perspective d’une ouverture de nouveaux chapitres de négociation est-elle bien réaliste, au regard de l’évolution préoccupante de l’état de droit dans ce pays ?

Nous souhaitons un retour rapide à un fonctionnement normal de l’espace Schengen. Le coût économique d’un retour des frontières serait considérable : 10 milliards d’euros par an pour la France uniquement, selon l’estimation de France Stratégie.

Pour cela, un soutien à la Grèce est indispensable et beaucoup de nos collègues se sont exprimés en ce sens. Après la Turquie, ce pays est en première ligne dans l’arrivée de migrants. Il doit être à même de gérer les frontières extérieures et d’assurer le bon fonctionnement des centres d’enregistrement, les hotspots.

On nous dit que la route des Balkans a désormais pris fin, mais nous devons aussi être vigilants sur les routes alternatives. Les passeurs ne vont-ils pas mettre en place un contournement par l’Albanie, voire par la Bulgarie ?

Le renforcement de FRONTEX a été annoncé. Nous nous en félicitons, mais le temps presse. Comment accepter que les opérations de l’agence pour 2016 ne soient pas encore dotées de toutes les ressources nécessaires par les États membres ? FRONTEX doit aussi disposer de tous les moyens juridiques nécessaires, en particulier pour se déployer hors de l’Union, comme en Macédoine récemment. L’agence doit également pouvoir accéder au système d’information Schengen et au système d’information sur les visas !

Enfin, je veux insister sur la dimension sécuritaire du contrôle des frontières. Il faut lutter contre les fraudes d’identité. La coopération opérationnelle doit s’intensifier contre les mafias de trafics d’êtres humains. Des contrôles efficaces doivent permettre d’identifier des terroristes potentiels, notamment par l’interrogation de bases de données performantes.

Le Conseil européen examinera, par ailleurs, la mise en œuvre des recommandations par pays et discutera des priorités pour le semestre européen 2016. Fabienne Keller et François Marc nous ont fait un point de situation. La réforme du semestre européen permet d’avoir une vue globale qui doit faciliter un ajustement plus précis des recommandations. La Commission européenne a retenu quatre priorités pour la zone euro, dont la fluidité sur le marché du travail et la réduction de la dette publique.

Disons-le : les prévisions économiques paraissent sombres. En effet, la croissance a été revue à la baisse et la situation budgétaire de plusieurs pays suscite l’inquiétude. Six pays, dont la France, présentent un risque de soutenabilité en matière de dette publique. Dans ce panorama peu réjouissant, notre situation économique nourrit une inquiétude d’autant plus forte en raison des effets d’entraînement possibles sur l’ensemble de la zone euro. Je retiens du rapport sur la France le constat d’une stratégie de réformes « au coup par coup », manquant d’ambition et d’une mise en œuvre incertaine. Je relève aussi, et surtout, des perspectives peu favorables en matière d’emploi.

Espérons que le Gouvernement saura en tirer des enseignements utiles dans ses échanges avec la Commission européenne, avant de transmettre en avril son programme national de réforme et son programme de stabilité. Je rappelle que la Commission publiera ensuite, en mai, sa proposition de recommandation sur la situation de notre pays et celle de nos partenaires.

Un compte à rebours est donc en quelque sorte engagé. Monsieur le secrétaire d’État, sur ce point précis qui ne doit pas être occulté par le délicat dossier des migrants, nous aimerions également obtenir un certain nombre de réponses et d’éclaircissements. (Applaudissements sur plusieurs travées du groupe Les Républicains. – M. Yves Pozzo di Borgo applaudit également.)

M. le président. La parole est à M. le secrétaire d’État.

M. Harlem Désir, secrétaire d’État. Monsieur le président, monsieur le président de la commission des affaires européennes, monsieur le rapporteur général de la commission des finances, mesdames, messieurs les sénateurs, beaucoup d’orateurs ont insisté sur les mêmes questions, j’essaierai donc de regrouper mes réponses.

Jean-Claude Requier et plusieurs de ses collègues se sont interrogés sur la portée exacte des négociations engagées avec la Turquie. Tout le monde reconnaît la nécessité de nouer un partenariat avec ce pays dans la lutte contre les filières de l’immigration illégale. Toutefois, les décisions prises dans différents domaines, en particulier celles qui sont relatives à l’ouverture de chapitres de négociations d’adhésion à l’Union européenne ou au régime des visas, doivent répondre aux critères et aux cadres établis et il est clair qu’il ne saurait y avoir de chantage.

D’une part, il faut faire face à la nécessité d’apporter une réponse à la mise en place d’une route de l’immigration illégale qui provoque des drames et des morts et résulte de l’instabilité internationale liée à la situation en Syrie ou à des guerres civiles dans d’autres régions du monde. M. Bonnecarrère a ainsi évoqué sa visite du hotspot de Lampedusa en compagnie du président du Sénat et il ne faut pas oublier la situation en Libye ni les mouvements migratoires au cœur de l’Afrique. Des passeurs proposent, moyennant finance, à des migrants venant parfois de très loin de les aider à accéder à des voies de passage qui semblent ouvertes vers l’Union européenne : ils soumettent ces personnes à des traitements tout à fait indignes avant de les entasser sur des embarcations de fortune, provoquant des naufrages et des morts.

D’autre part, parallèlement au partenariat qui concerne la lutte contre les filières de l’immigration illégale, la Turquie avait déjà demandé – cette question avait fait l’objet d’un accord dans le cadre d’un plan d’action global décidé en novembre – que l’aide qui lui est apportée pour accueillir les réfugiés présents sur son sol s’accompagne d’une reprise du dialogue politique avec l’Union européenne. Ce dialogue passe par divers canaux et il peut aussi porter sur les réponses communes à la grande crise internationale à l’origine de ces flux de migration, la crise syrienne. Sur ce dernier point, les progrès sont difficiles, car la Turquie a ses propres objectifs, tout comme la Russie ou d’autres pays de la région.

Quant à nous, notre seul objectif est la résolution de la crise syrienne, ce qui suppose l’arrêt des combats – la trêve est actuellement à peu près respectée –, la lutte contre les groupes terroristes, en particulier Daech et le Front al-Nosra, et surtout l’organisation d’une transition politique qui permette de mettre un terme à la guerre civile, afin que les Syriens puissent retourner dans leur propre pays et y vivre. Nous tâchons de faire en sorte que la Turquie soit partie prenante à la recherche de cette solution. Tel est l’objet des négociations qui ont lieu à Genève.

Ensuite, la Turquie demande aussi la réouverture des discussions avec l’Union européenne, d’une part, sur les chapitres de négociation ouverts à partir de 2005 dans le cadre du statut de candidat à l’adhésion qui lui a été reconnu en 1999 et, d’autre part, sur la feuille de route relative à la libéralisation du régime des visas établie il y a déjà longtemps et dont elle souhaite qu’elle soit accélérée.

Sur ces deux points, notre position est très claire. L’ouverture de chapitres de négociation ne préjuge pas l’issue des négociations. Un chapitre a été ouvert l’an dernier, un autre pourrait l’être cette année dans le cadre du dialogue politique que je viens de mentionner. Ces chapitres concernent des sujets économiques.

Le chapitre ouvert l’an dernier porte sur des sujets de politique financière et économique. Son intitulé englobe également la politique monétaire, ce qui, évidemment, ne signifie pas que la Turquie rejoindrait la zone euro, puisqu’elle n’est pas membre de l’Union européenne.

L’un des chapitres économiques qui pourraient être ouverts cette année concerne l’énergie. Je reste prudent, dans la mesure où cette ouverture suppose un vote unanime des vingt-huit États membres, et donc de la République de Chypre qui, pour d’autres raisons liées à la négociation interchypriote sur la réunification de l’île, est très attentive à ce que l’ouverture de chapitres de négociation soit cohérente avec le fait que la Turquie soutient le processus de réunification en cours. Une négociation sur l’énergie s’avère délicate parce que des explorations de gisements gaziers ont lieu actuellement dans la zone économique exclusive de Chypre, mais elle peut être intéressante, parce qu’il est important d’avoir une coopération dans le domaine de l’énergie avec la Turquie, comme avec d’autres pays voisins de l’Union européenne.

Quoi qu’il en soit, nous avons entamé un rapprochement avec la Turquie, un dialogue politique et économique. En revanche, l’issue des négociations et la perspective d’une adhésion à l’Union européenne constituent une autre question. Je réponds ainsi très clairement à Jean-Claude Requier, même s’il m’a semblé qu’il se réjouissait de l’ouverture de ces chapitres de négociation et de la reprise de ce dialogue dans la perspective d’une adhésion. Je le répète, la question ne se pose pas maintenant.

Pascal Allizard a posé la question du contrôle de l’aide aux réfugiés en Turquie. À ce jour, un peu plus de 200 millions d’euros ont été vraiment utilisés dans le cadre du plan de 3 milliards d’euros – je rappellerai tout à l’heure la provenance de ces fonds. Cette aide est versée sur la base de projets concrets et vérifiables : il ne s’agit absolument pas de signer un chèque de 3 milliards d’euros à la Turquie en espérant que cet argent permettra d’aider les réfugiés.

Pascal Allizard, comme d’autres orateurs, notamment le président Bizet, m’a demandé comment nous nous assurerions que le système « un pour un » respecte le droit d’asile et soit vraiment opérationnel. L’idée de ce système a été retenue, mais doit faire l’objet d’un examen plus détaillé. Son principe est simple : chaque fois que, dans le cadre d’un accord de réadmission signé avec la Turquie, un réfugié syrien entré illégalement dans l’Union serait reconduit en Turquie – il s’agit de dissuader les Syriens d’accepter les propositions des passeurs –, nous accepterions la réinstallation dans l’Union d’un réfugié syrien présent actuellement en Turquie. Nous pensons en effet qu’il est préférable de faire passer le message suivant : il est inutile de recourir aux services de trafiquants d’êtres humains pour entrer en Europe ; pour obtenir le droit d’asile en Europe, il faut déposer en Turquie une demande qui respecte la procédure légale.

Il faudra toutefois examiner dans quelles conditions ce système respecte la convention de Genève relative au statut des réfugiés et les directives européennes sur le droit d’asile. Le service juridique du Conseil de l’Union européenne a évidemment rappelé que des règles existaient et qu’une demande d’asile déposée en Europe doit être examinée. Cet examen est individuel et il ne saurait y avoir de traitement collectif des dossiers. Il en va de même pour les réadmissions. Évidemment, ce dispositif devra être conforme avec les principes européens pour être appliqué.

Pascal Allizard m’a également interrogé sur la plus-value que représente le recours à l’OTAN. Le principal avantage tient au fait que la Turquie est membre de l’OTAN ; c’est la principale différence avec le recours à FRONTEX.

Faut-il craindre que ce signal soit perçu de manière négative par la Russie, compte tenu du fait que celle-ci est présente dans la région en raison de son intervention en Syrie ? Non, parce que les bateaux de l’OTAN étaient déjà présents dans cette zone de la Méditerranée. Ils ont simplement été plus spécifiquement affectés, dans le cadre de ce partenariat entre la Turquie et l’Union européenne, à la surveillance des mouvements de bateaux entre les côtes turques et les côtes grecques. Cette opération n’entraîne pas de changement de posture stratégique de l’OTAN.

Cette opération est utile dans la mesure où la Turquie est membre de l’OTAN et, à ce titre, partie prenante à ce dispositif de surveillance. À partir du moment où l’OTAN établit chaque jour qu’un certain nombre de bateaux quittent les côtes turques pour se diriger vers la Grèce et demande aux gardes-côtes turcs de vérifier si ces bateaux circulent légalement ou se livrent au trafic d’êtres humains, la Turquie n’a pas de raison de mettre en doute l’information qui lui est transmise par l’OTAN, puisqu’elle est membre de l’Alliance et qu’elle a par conséquent les moyens de vérifier comment cette mission est mise en œuvre. La Turquie a donc accepté ce partenariat qui permet de fait une coopération plus étroite entre les gardes-côtes turcs et les gardes-côtes grecs et entre les gardes-côtes turcs et FRONTEX, via la mission de surveillance de l’OTAN.

La question peut se poser de savoir s’il ne serait pas préférable que l’agence FRONTEX assure seule cette mission. En soi, c’est l’objectif que nous visons : renforcer les moyens de FRONTEX, disposer de véritables gardes-côtes européens, faire en sorte que tous les États membres mettent davantage de personnel à disposition de FRONTEX pour éviter à l’Union européenne de recourir aux services d’organismes extérieurs.

Dans le cas présent, il était intéressant de pouvoir s’appuyer sur l’OTAN, mais une telle solution ne serait pas applicable dans d’autres zones de la Méditerranée où cette surveillance pourrait avoir à s’exercer, par exemple au large de la Libye où l’Union européenne a déployé sa propre mission, EUNAVFOR Med.

Là aussi, une question doit être réglée et le ministre de la défense, Jean-Yves Le Drian, a eu l’occasion d’insister sur ce point au cours des dernières semaines. Nous avons besoin d’un gouvernement d’union nationale, d’une autorité reconnue en Libye, afin de pouvoir engager la phase 3 de l’opération EUNAVFOR Med et intervenir aussi dans les eaux territoriales libyennes et empêcher les départs de bateaux à partir des côtes de ce pays. Pour cela, il faut soit un accord international avec un mandat de l’ONU, soit un accord avec une autorité reconnue en Libye. Voilà pourquoi il est urgent qu’un gouvernement d’union nationale soit formé, mais aussi tout simplement pour stabiliser ce pays et lutter contre les groupes terroristes.

Enfin, Pascal Allizard et d’autres sénateurs ont souhaité connaître le coût des moyens mobilisés dans le cadre du plan d’action vis-à-vis de la Turquie. Les 3 milliards d’euros que j’ai mentionnés tout à l’heure se répartissent comme suit : 1 milliard d’euros est prélevé sur le budget de l’Union européenne et 2 milliards d’euros proviennent de contributions des États membres, au prorata de leurs capacités. La France, comme l’a rappelé M. le rapporteur général de la commission des finances, contribue donc à hauteur de 309 millions d’euros pour les quatre prochaines années.

Pour l’instant, aucun accord ne prévoit le versement de 3 milliards d’euros supplémentaires. La possibilité a été évoquée, s’il était nécessaire de continuer à venir en aide à la Turquie au-delà de 2017, d’abonder l’enveloppe initiale. Comme je l’ai dit tout à l’heure, aujourd’hui, seuls plus de 200 millions d’euros ont été identifiés et affectés : nous sommes donc très loin d’avoir utilisé la totalité de la facilité financière accordée. Aucune décision n’a donc été prise, même si l’hypothèse d’une deuxième enveloppe de 3 milliards d’euros a été évoquée au cas où elle serait nécessaire au-delà de 2017.

Plusieurs interventions ont abordé les recommandations de la Commission européenne. À ce propos, Philippe Bonnecarrère a évoqué la notion de « découplage » entre la France et l’Union européenne sur la nécessité des réformes structurelles.

Je me permets de lui répondre que nous menons actuellement ces réformes. Comme il l’a rappelé lui-même, nous menons une réforme du marché du travail qui va être soumise au Parlement : votre assemblée aura donc l’occasion de se prononcer. Philippe Bonnecarrère notait que les réformes dites « Hartz » ont été menées en Allemagne il y a dix ans. Effectivement, cette réforme n’a pas alors été faite en France ; nous l’entreprenons maintenant et il faut plutôt s’en réjouir. En outre, cette réforme est menée dans les conditions de dialogue social que vous connaissez et le Premier ministre a présenté hier les éléments d’aménagement décidés dans le cadre du dialogue engagé avec les partenaires sociaux.

En l’occurrence, il s’agit plutôt d’un « recouplage » de la France avec l’Union européenne. Nous avons mené et nous menons de nombreuses réformes : le pacte de responsabilité, les réformes qui concernent les collectivités locales et sur lesquelles nombre d’entre vous avez travaillé, cette réforme du marché du travail aujourd’hui. D’autres réformes sont également importantes, pour lesquelles la France réunit beaucoup d’atouts : le renforcement de la recherche, de l’innovation, du système éducatif.

Je souhaiterais donc que l’on voit, y compris dans le dialogue avec la Commission, le chemin parcouru, y compris la réduction des déficits, loi de finances après loi de finances, plutôt que de constater simplement que d’autres avaient parfois procédé à des réformes avant nous. Il en a effectivement été ainsi, mais ceux-là peuvent aussi rencontrer d’autres problèmes, par exemple de sous-investissement.

Quand la Commission européenne parle de déséquilibre au sein de la zone euro, elle mentionne aussi le fait que, dans certains pays, des excédents commerciaux peuvent poser un problème aux autres partenaires de l’Union. Ainsi, l’Allemagne – ce débat est connu et public outre-Rhin – a besoin d’investir davantage ; cela contribuera à des besoins qui lui sont propres, mais aussi à la relance de l’économie européenne.

Concernant l’agriculture, la mesure prise en vue de soutenir les prix dans le secteur laitier, sur une base volontaire, constitue l’un des acquis de la discussion qui a eu lieu hier au sein du Conseil Agriculture, à la demande du ministre Stéphane Le Foll. La Commission a déclenché pour la première fois l’article 222, qui permet aux opérateurs de déroger au droit de la concurrence pour maîtriser et gérer la production laitière. Il est vrai que cet article permet de déclencher ces mesures sur une base volontaire, au profit des États membres et des opérateurs. Il est important que les institutions européennes – Commission, Conseil, Parlement européen – prennent aussi leurs responsabilités en réunissant rapidement les représentants européens de ces opérateurs. Nous souhaitons évidemment une cohérence des actions qui seront menées dans les différents États membres.

Éric Bocquet a posé des questions sur la Turquie auxquelles j’ai essayé de répondre. Il est tout à fait légitime de s’interroger sur les conditions de mise en œuvre d’un accord, sur les exigences que l’on peut attendre d’un partenaire – j’ai dit que nous avions l’exigence que la Turquie lutte par tous les moyens contre les filières de l’immigration clandestine, non seulement au départ des côtes turques, mais aussi à l’intérieur de la Turquie. En revanche, en proposant simplement de rejeter toute forme d’accord ou de partenariat proposé, on n’offre pas de solution.

Nous sommes vigilants, exigeants, attentifs à ce que les accords proposés puissent être efficaces, conformes à nos principes, mais il faut proposer une réponse européenne. On ne peut pas se contenter de dire à la Grèce, après avoir reconnu que sa situation est dramatique, que les propositions avancées soulèvent de telles questions que nous préférons ne rien faire. Ce n’est pas possible, car aujourd’hui la Grèce vit une crise humanitaire. Les pays des Balkans ont fermé leurs frontières, ne voulant pas eux-mêmes se retrouver dans une situation humanitaire intenable, puisque l’Autriche avait annoncé qu’elle n’accueillerait plus de migrants dans les mêmes proportions.

Nous disons ce que la France a toujours dit : il faut une réponse collective, et cette réponse passe par le contrôle de notre frontière extérieure commune. Ce contrôle passe par des mesures concernant notamment l’agence FRONTEX, mais aussi par un partenariat avec la Turquie dans la lutte contre les filières de l’immigration illégale.

Éric Bocquet a insisté à juste titre sur la situation des mineurs isolés. C’est l’un des accords qui ont été rendus publics au moment de la rencontre franco-britannique d’Amiens. Comme vous le savez, le Premier ministre britannique a confirmé que la Grande-Bretagne accepterait le regroupement familial des mineurs isolés qui se trouvent à Calais et ont de la famille directe outre-Manche.

Le ministre de l’intérieur a eu à plusieurs reprises l’occasion d’exprimer devant le Sénat ses intentions, à savoir que le camp de Calais soit assaini, qu’aucun migrant ne vive dans des conditions insalubres ou dans la boue, que soit proposé à tous ceux qui peuvent avoir des motifs de le faire, de déposer leur demande d’asile en France, car ils ne pourront pas se rendre en Grande-Bretagne, que les migrants soient relogés dans des centres d’accueil des réfugiés partout en France et qu’ils ne se rendent pas dans d’autres ports pour tenter de passer en Grande-Bretagne, car celle-ci ne les acceptera pas. Je comprends tout à fait l’alerte qui a été donnée par Pascal Allizard concernant Ouistreham, par exemple ; le même problème se pose à Grande-Synthe.

La mobilisation des services du ministère de l’intérieur est donc permanente. Mais, je le répète, nous demandons à la Grande-Bretagne d’accueillir les mineurs qui ont déjà des parents directs outre-Manche et veulent les rejoindre.

Philippe Bonnecarrère a posé des questions sur les changements d’origine géographique. J’ai déjà évoqué cette question. Effectivement, si l’attention est portée aujourd’hui sur cette route principale qui avait été ouverte, d’une certaine façon, par les passeurs entre la Turquie et la Grèce, nous ne devons pas sous-estimer les problèmes qui peuvent de nouveau se poser dès que la situation saisonnière et météorologique s’améliorera en Méditerranée centrale, entre la Libye et l’Italie, en particulier à Lampedusa dont vous avez eu l’occasion de visiter le centre d’accueil et d’enregistrement. À ce propos, vous avez constaté que, à partir du moment où une route était perçue comme ouverte, des migrants venaient de très loin, de plus en plus loin, en tentant de passer par cette voie. Il faut donc mettre en œuvre des accords de réadmission et un contrôle de cette frontière.

Simon Sutour s’est désolé que le Parlement européen n’ait toujours pas adopté la directive sur le PNR.