compte rendu intégral

Présidence de M. Hervé Marseille

vice-président

Secrétaires :

Mme Frédérique Espagnac,

M. Jackie Pierre.

M. le président. La séance est ouverte.

(La séance est ouverte à quatorze heures quarante.)

1

Procès-verbal

M. le président. Le compte rendu analytique de la précédente séance a été distribué.

Il n’y a pas d’observation ?…

Le procès-verbal est adopté sous les réserves d’usage.

2

Élection d’un président de groupe et candidature aux fonctions de secrétaire du Sénat

M. le président. M. le président du Sénat a été informé que M. Jean Desessard a été élu président du groupe écologiste le mardi 3 mai 2016.

Par ailleurs, le groupe écologiste a présenté la candidature de Mme Corinne Bouchoux pour remplacer, en qualité de secrétaire du Sénat, M. Jean Desessard.

La prochaine conférence des présidents fixera la date de la séance au cours de laquelle il sera procédé à cette désignation.

3

Dépôt d’un projet de loi

M. le président. Le projet de loi prorogeant l’application de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence a été déposé sur le bureau du Sénat.

Il a été envoyé à la commission des lois qui s’est réunie ce matin.

Le texte du projet de loi, sur lequel le Gouvernement a engagé la procédure accélérée, et l’avis du Conseil d’État ont été mis en ligne sur le site internet du Sénat.

Le texte de la commission des lois le sera dans l’après-midi et son rapport vendredi.

4

Engagement de la procédure accélérée pour l’examen d’un projet de loi

M. le président. En application de l’article 45, alinéa 2, de la Constitution, le Gouvernement a engagé la procédure accélérée pour l’examen du projet de loi autorisant la ratification de l’accord de Paris, déposé sur le bureau de l’Assemblée nationale le 4 mai 2016.

5

Transmission à la commission européenne de travaux du sénat

M. le président. Mes chers collègues, à la suite du débat sur le projet de programme de stabilité du mercredi 27 avril dernier, organisé à sa demande et à celle de la commission des finances, M. le président du Sénat a adressé le compte rendu de nos travaux en séance et le rapport d’information de la commission des finances à M. Valdis Dombrovskis, vice-président de la Commission européenne chargé de l’euro et du dialogue social.

La Commission européenne sera ainsi informée des prises de position des différents groupes de la Haute Assemblée.

M. le président du Sénat a informé de cette transmission M. le Premier ministre et M. le secrétaire d’État chargé des relations avec le Parlement.

6

Femmes et mineur-e-s victimes de la traite des êtres humains

Débat organisé à la demande de la délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes

M. le président. L’ordre du jour appelle le débat, organisé à la demande de la délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes, sur les conclusions du rapport sur les femmes et les mineur-e-s victimes de la traite des êtres humains (rapport d’information n° 448).

La parole est à Mme la présidente de la délégation.

Mme Chantal Jouanno, présidente de la délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, c’est un honneur d’introduire ce débat sur un sujet qui a été porté, souvent avec beaucoup de passion, par l’unanimité des différentes composantes de la délégation, puisque chaque groupe politique a nommé un rapporteur pour établir le rapport d’information.

Il s’agit bien d’une question qui intéresse l’égalité, ce qui n’est pas forcément connu de tous. Ainsi, selon les chiffres de l’Organisation des Nations unies, 70 % des victimes de la traite des êtres humains sont des femmes et des jeunes filles. Pour être plus précise, je rappelle que les victimes de l’exploitation sexuelle sont à 79 % des femmes, tandis que les victimes du travail forcé sont à 83 % des hommes. La traite est donc bien une violence sexuée.

La réflexion de la délégation s’est malheureusement inscrite dans un contexte marqué par deux actualités brûlantes.

La première d’entre elles est la crise des migrants. Dans le cadre de la crise migratoire actuelle, tous les éléments sont réunis pour favoriser l’expansion des réseaux de la traite : sont concernées des populations jeunes, démunies, en situation de vulnérabilité extrême qui, logiquement, se cachent très souvent des services administratifs et policiers. Toutes les conditions sont par conséquent réunies pour que les réseaux exploitent cette situation. La traite est d’ailleurs une réalité dans les camps, à tel point que l’association France terre d’asile a dû mettre en place à Calais une structure spécifique pour la prise en charge de cette question.

La seconde actualité, également dramatique, est relative aux agissements de groupes comme Daech ou Boko Haram. Dans le référentiel de ces groupes, les femmes et les jeunes filles ne sont que des marchandises : des marchandises qui se mettent en cage, qui se violent, qui s’échangent, qui s’exploitent ; des marchandises qui servent à assouvir les faux instincts de prétendus combattants, et qui rapportent de l’argent comme toute autre forme de trafic, tel le trafic d’armes ou d’organes.

Le rapport d’information est la conclusion de six mois de travail, de septembre à mars. Ce travail a permis à la délégation d’entendre plus d’une trentaine de personnes et d’effectuer plusieurs déplacements, dont l’un, à Calais, qui a beaucoup marqué les membres de la délégation présents.

De manière symbolique, la délégation a adopté ce rapport le 9 mars 2016, le lendemain de la Journée internationale des droits des femmes, à l’unanimité, mais aussi dans la continuité, car ce rapport fait suite à de nombreux travaux, engagés notamment par Brigitte Gonthier-Maurin, sur des sujets tels que les viols de guerre ou la prostitution.

À l’occasion de nos débats et des travaux que nous avons menés sur la prostitution, nous avons clairement mis au jour la connexion entre la prostitution et les réseaux de criminalité internationale responsables des trafics de drogue, d’armes et d’organes.

Rappelons, bien qu’il s’agisse d’estimations évidemment assez prudentes, que la traite des êtres humains rapporte chaque année 32 milliards de dollars, dont 3 milliards pour la seule Europe. Loin de leur être étranger, le problème de la traite touche directement l’Europe et la France. Son ampleur est d’autant plus considérable que ce trafic s’exerce en quasi-impunité, et que, souvent, la législation non pas sur la traite, mais sur d’autres formes d’exploitation est un peu vague.

Quels sont les constats dressés par la délégation dans son rapport ?

Tout d’abord, pour ce qui concerne le cadre juridique national, la politique de lutte contre la traite d’êtres humains s’inscrit dans le cadre d’un arsenal juridique relativement récent ; celui-ci est la traduction de plusieurs instruments internationaux majeurs, comme le protocole additionnel à la convention des Nations unies contre la criminalité transnationale organisée visant à prévenir, réprimer et punir la traite des personnes, en particulier des femmes et des enfants de 2000, dite « convention de Palerme », ou la convention du Conseil de l’Europe contre la traite des êtres humains de 2005, dite « convention de Varsovie ».

Cet arsenal déjà important est en réalité encore incomplet. Il nous a notamment été signifié que la définition actuelle de la traite des êtres humains, telle qu’elle figure dans le code pénal, et bien qu’elle ait été récemment élargie à d’autres formes d’exploitation, n’intègre pas le cas des mariages forcés. Or ces mariages constituent souvent et malheureusement une porte d’entrée dans la traite.

Pour ce qui concerne la gouvernance ensuite, un outil très efficace a été mis en place en 2013. Il s’agit de la mission interministérielle pour la protection des femmes victimes de violences et la lutte contre la traite des êtres humains, la MIPROF.

Malheureusement, la logique interministérielle de cet outil est encore insuffisante. Il serait souhaitable que la mission soit rattachée au Premier ministre pour que les ministères de l’intérieur et de la justice se sentent plus impliqués, et que le ministère des affaires sociales ne traite pas, de fait, cette question à lui seul.

Par ailleurs – seconde fragilité –, malgré son champ d’action très étendu, la MIPROF ne dispose pas de crédits spécifiques pour la conduite de son action. Ainsi, elle a été chargée de préparer le premier plan d’action national contre la traite d’êtres humains pour la période 2014-2016. Alors que nous arrivons au terme de cette période, il apparaît que ce plan a été mis en œuvre de manière très partielle, parce que les moyens de cette mission sont justement insuffisants.

Enfin, le dernier point concernant la gouvernance est le rôle déterminant des associations, qui sont les seuls acteurs susceptibles de créer une relation de confiance avec les victimes. Leur rôle a été souligné dans l’ensemble de nos auditions. Les associations sont des partenaires indispensables de la lutte contre la traite qui semblent insuffisamment sollicités et qui manquent de moyens.

Le rapport a donc identifié plusieurs points de notre politique nationale de lutte contre la traite qui demeurent perfectibles.

Le premier point, souvent signalé, est le recours trop rare à la qualification de traite des êtres humains par les magistrats.

Le deuxième point est la formation insuffisante des différents professionnels susceptibles d’être en contact avec des victimes de la traite.

Le troisième point, très important et régulièrement rappelé, est l’absence d’outils adaptés au cas des mineures et mineurs victimes de la traite, et ce malgré une prise en compte réelle, mais récente de cette problématique par les pouvoirs publics, notamment par les départements.

Le quatrième point est la sensibilisation insuffisante du grand public au phénomène de la traite qui peut conduire à constater des faits sans identifier le problème de traite qu’ils révèlent.

Le cinquième point est la connaissance statistique encore très limitée du phénomène de la traite. Cela est aussi compréhensible que malheureux.

Le sixième point, enfin, est la prise en charge administrative et judiciaire des victimes variable, et parfois même divergente d’un territoire à l’autre, notamment s’agissant de la délivrance des titres de séjour.

Au vu de ces constats, la délégation a adopté vingt et une recommandations. Certaines, et nous nous en réjouissons, sont déjà obsolètes. Ainsi, nous avions recommandé l’adoption rapide de la proposition de loi visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel et à accompagner les personnes prostituées qui protège les victimes, et du projet de loi autorisant la ratification du protocole relatif à la convention n° 29 de l’Organisation internationale du travail sur le travail forcé. Ces deux textes ont achevé leur parcours législatif au mois d’avril.

Pour le reste, les recommandations de la délégation sont regroupées en cinq grands axes.

Premier axe : améliorer la gouvernance de la lutte contre la traite des êtres humains. Comme je l’ai dit tout à l’heure, cela suppose, d’une part, la prise en compte de la situation spécifique des mineurs, et, d’autre part, le rattachement de la MIPROF au Premier ministre. Cela suppose aussi une meilleure utilisation et valorisation de l’expertise du secteur associatif engagé dans la lutte contre la traite sur le terrain.

Deuxième axe : compléter l’arsenal juridique en intégrant une référence explicite au cas des mariages forcés.

Troisième axe : garantir les moyens budgétaires et humains de la lutte contre la traite, en sanctuarisant les moyens des associations et en renforçant ceux de la MIPROF.

Quatrième axe : faire en sorte que la diplomatie et l’action internationale de la France contribuent encore davantage à la lutte contre ce fléau.

Dans cette perspective, la délégation appelle à maintenir la vigilance de la diplomatie française en matière de défense des droits des femmes à l’échelon international, afin de lutter contre le phénomène insidieux qu’est la tendance dite « relativiste ». Au nom de l’inclusion de toutes les cultures, celle-ci conduirait à renoncer à certains grands principes de l’égalité entre les hommes et les femmes. Sur un tout autre sujet, nous en avons par exemple observé les effets en ce qui concerne la participation aux jeux Olympiques.

La délégation recommande également une condamnation sans appel, par toutes les instances internationales et de manière systématique et récurrente, de toutes les pratiques des groupes comme Daech et Boko Haram relatives à l’esclavage des femmes et à leur exploitation sexuelle. Si l’on a tendance à s’émouvoir lorsque certains faits sont mis en avant en raison de leur actualité, l’on oublie ensuite assez rapidement la réalité de ces drames. Nous souhaitons également la dénonciation de tous les États qui participent directement ou indirectement, c'est-à-dire en fermant les yeux, aux trafics scandaleux qui contribuent à financer ces groupes barbares.

Enfin, la délégation invite le Gouvernement à poursuivre la promotion de la ratification par tous les États des conventions visant à lutter contre la traite des êtres humains dans toutes ses dimensions.

Cinquième axe : renforcer la formation des acteurs de la lutte contre la traite des êtres humains, ainsi que la sensibilisation du grand public. Il est essentiel que tous les acteurs de terrain et le grand public puissent identifier les signes caractéristiques d’une situation de traite. La délégation estime tout particulièrement nécessaire de renforcer la formation des professionnels, notamment des magistrats, des policiers, des gendarmes, des professionnels de santé, mais aussi des inspecteurs du travail et des services sociaux.

Madame la ministre, nous invitons le Gouvernement à faire de la lutte contre la traite des êtres humains une grande cause nationale, et nous souhaitons le lancement d’une campagne de sensibilisation du grand public aux différentes formes que peut prendre la traite sur notre territoire.

Pour conclure, j’espère que ce débat contribuera à une prise de conscience de ces problèmes, et que, au-delà des pouvoirs publics qui le sont déjà, il mobilisera l’opinion publique et les médias, afin de dénoncer une réalité que l’on imagine appartenir à d’autres territoires, à d’autres pays, à d’autres continents.

La traite est pourtant un phénomène européen qui se pratique parfois entre pays européens, ne nous épargne pas et qui constitue une infraction permanente à tous les principes des droits de l’homme, et donc des femmes, que nous défendons à travers le monde. (Applaudissements.)

M. le président. La parole est à Mme Joëlle Garriaud-Maylam.

Mme Joëlle Garriaud-Maylam. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, mardi prochain nous célébrerons, comme chaque 10 mai, les mémoires de la traite, de l’esclavage et de leur abolition. Hélas, la traite des êtres humains n’est pas qu’une page sombre de notre histoire, et ce phénomène ne cesse de s’amplifier.

Je salue l’initiative du Sénat et de la délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes d’accorder de l’attention à ce phénomène gravissime, dont les femmes et les enfants sont les premières victimes, notamment en matière d’exploitation sexuelle ou de travail forcé.

Mais nous ne pouvons pas en rester aux bonnes intentions et traiter ce phénomène sous l’angle unique de la victimisation ou par le déni. Nous devons notamment être lucides sur les liens avec la crise des migrants, crise directement causée par les guerres et la déstabilisation d’États au Moyen-Orient et en Afrique. Il s’agit d’un enjeu énorme en termes de politique étrangère et de défense. Le problème de la traite ne pourra être résolu sans tenir compte de cet environnement international complexe et de l’ensemble des flux transnationaux illicites dans lesquels il s’insère.

Certes, sur le plan juridique, le trafic de migrants et la traite des personnes sont deux phénomènes distincts. Mais en réalité, nous avons pu le constater dans la jungle de Calais, la frontière entre ces deux fléaux est poreuse.

Les migrants sont une cible facile pour les réseaux mafieux, et l’argent de la traite constitue, aux côtés de celui d’autres trafics, une ressource importante de Daech. De même, le fait que certains des terroristes du 13 novembre dernier aient pu entrer en Europe dissimulés dans le flux de réfugiés illustre les liens entre trafic d’êtres humains et terrorisme, pénalisant ainsi l’ensemble des migrants. Je l’ai d’ailleurs souligné voilà plus d’un an dans une question écrite, toujours en attente de réponse, adressée au ministre des affaires étrangères.

Les outils juridiques de lutte contre la traite sont nécessairement européens et internationaux. À cet égard, la diplomatie française a encore fort à faire pour promouvoir la ratification et la mise en œuvre effective des conventions internationales.

Certes, le droit international sur ces sujets s’est développé depuis une quinzaine d’années dans le cadre des travaux de l’Organisation des Nations unies, du Conseil de l’Europe, de l’Union européenne, ou encore de l’Organisation internationale du travail. Je ne reviendrai pas sur les principaux textes internationaux déjà mentionnés par Chantal Jouanno. La coopération internationale semble toutefois avoir du mal à prendre réellement son essor, comme je le soulignai voilà deux ans déjà, lors du sommet économique eurasien qui s’est tenu à Istanbul.

Nombre de pays ont ainsi émis des réserves lors de la signature de la convention du Conseil de l’Europe de 2005 contre la traite des êtres humains. Certains, comme la Russie ou la République tchèque, n’ont pas signé ce texte ; d’autres, comme la Turquie, l’ont signé, mais pas encore ratifié. La France elle-même a laissé passer trois ans entre la signature et la ratification de la convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique, dite « convention d’Istanbul », texte dont j’ai été rapporteur au Sénat.

Des lacunes perdurent aussi dans les textes internationaux. Je pense notamment à l’absence d’inclusion explicite de la question des mariages forcés dans la définition de la traite, tant dans notre droit national qu’au plan international. Il faut impérativement y remédier.

Mais l’élément fondamental pour parvenir à des résultats, outre des mesures concrètes à l’échelon national qui ont été indiquées dans notre rapport, est la coopération internationale, tant judiciaire qu’humanitaire. Elle suppose l’amélioration de la coopération policière et des services de renseignement, loin d’être suffisante.

Cette coopération internationale suppose aussi une véritable aide publique au développement, la nôtre, contrairement à celle de nos amis britanniques, étant laminée par les restrictions budgétaires. L’assistance technique est pourtant indispensable pour aider les pays d’origine et de transit à lutter contre la traite.

Je renouvelle donc mon appel à préserver les crédits de l’aide au développement sur ces questions de droits des femmes et de lutte contre les trafics d’êtres humains, en particulier dans certains pays très touchés d’Asie du Sud-Est, notamment le Népal ou le Bangladesh où notre aide est inexistante. Il s’agit d’un investissement indispensable pour enrayer des phénomènes mafieux dont les conséquences sont humanitaires, mais aussi économiques et sécuritaires. La pauvreté, l’instabilité politique et l’inégalité entre les sexes, avec le manque d’éducation des jeunes filles comme corollaire, sont des facteurs favorisant la traite.

Réciproquement, la traite est une ressource pour les mafias et un facteur très important de déstructuration des sociétés. Cette traite, comme le terrorisme, est la négation même de nos droits et valeurs les plus fondamentaux. Plus que jamais, il importe que nous luttions pour le rétablissement de ces droits et de ces valeurs partout dans le monde. Il y va de l’honneur de notre pays et du respect de ses traditions. (Applaudissements.)

M. le président. La parole est à Mme Élisabeth Doineau.

Mme Élisabeth Doineau. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, la traite des êtres humains est une négation absolue des valeurs républicaines de liberté, de dignité et d’égalité.

Elle nous semble pour beaucoup d’un autre siècle, révolue, reléguée aux pages les plus sombres de l’histoire de l’humanité. La traite d’êtres humains est pourtant une réalité invisible, dissimulée, que nous ne voyons pas, que nous ne voulons pas voir, ou plutôt que nous ne savons pas voir, constat on ne peut plus effrayant, alors même que les nouvelles technologies démultiplient les potentialités.

La traite des êtres humains est multiforme : exploitation sexuelle, travail, mendicité ou vol forcé, servitude pour dettes, prélèvement illégal d’organes. Elle touche tout le monde, mais surtout les femmes et les enfants.

Je ne citerai pas de nouveau les chiffres donnés tout à l’heure par Mme la présidente de la délégation. Je partage les conclusions du rapport : la traite des êtres humains s’inscrit dans la continuité des violences faites aux femmes. On retrouve en effet certains des fléaux dénoncés par la délégation : prostitution, viols, viols de guerre, violences sexuelles, mariages forcés.

Les mineurs sont également des cibles privilégiées : ils représentent 25 % des victimes de la traite des êtres humains. Ainsi, 22 000 enfants meurent-ils chaque année dans des accidents liés au travail. Les enfants souffrent d’une vulnérabilité particulière. À ce titre, ils ont besoin d’un accompagnement adapté.

Mes chers collègues, tel est le triste bilan que nous tirons de la lecture du rapport d’information élaboré par les rapporteurs de la délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes. « Une injustice faite à un seul est une menace faite à tous », disait Montesquieu. C’est la raison pour laquelle nous devons lutter tous ensemble pour cette cause.

Devant ce terrible constat, la lutte contre la traite des êtres humains doit s’appuyer, selon moi, sur trois axes fondamentaux : l’identification des victimes et des réseaux, la formation des professionnels et du grand public et le financement des politiques de lutte contre la traite des êtres humains.

La difficulté d’identifier la traite des êtres humains tend à minimiser l’importance du phénomène aux yeux du grand public et à limiter le nombre de condamnations. Si la France dispose d’un régime juridique solide en la matière, les outils statistiques aboutis font défaut. Ainsi, en l’absence de données statistiques, il est difficile de cerner l’ampleur des phénomènes étudiés et d’agir en conséquence. Rendons visibles ces anonymes !

Cette situation a été parfaitement mise en lumière par notre collègue Maryvonne Blondin dans son rapport de mai 2013 : le faible nombre d’infractions de traite des êtres humains constatées par les forces de l’ordre s’explique le plus souvent par un recours à la seule qualification de proxénétisme, celle-ci étant mieux identifiée et plus facile à établir.

Je soutiens donc la proposition des rapporteurs de mettre en place un référent dédié à la traite des êtres humains au sein des parquets les plus concernés. Cette problématique sera ainsi mise en lumière. Les professionnels seront sensibilisés à cette réalité.

Malgré tout, les statistiques enregistrent depuis quelques années une progression du nombre de condamnations prononcées pour traite des êtres humains. C’est un signe encourageant.

Viser l’incrimination pour traite des êtres humains peut être payant : elle couvre un champ plus large et un plus grand nombre de situations que le seul proxénétisme, par exemple. Cela facilite la coopération internationale, par le biais par exemple du recours au mandat d’arrêt européen.

Au sein de l’Union européenne, nous devons travailler pour adopter une politique structurelle commune en matière de traite, en particulier en termes de condamnations et de prise en charge.

L’Italie s’est dotée d’un numéro vert permettant de dénoncer les situations d’exploitation d’êtres humains constatées par les citoyens. Il faut peut-être nous inspirer de cette expérience. Un numéro vert commun à tous les États membres pourrait être le symbole d’une politique commune européenne en la matière. La Journée mondiale contre la traite des êtres humains, le 30 juillet, serait l’occasion d’en faire la promotion.

Le recours insuffisant à la qualification de traite des êtres humains s’explique également par un déficit de formation des différents professionnels, à commencer par les membres des forces de l’ordre, ceux de la police aux frontières et les magistrats.

Selon le rapport d’activité de l’OICEM, l’Organisation internationale contre l’esclavage moderne, sur 300 signalements reçus en 2013, 33 % provenaient de travailleurs sociaux, 26 % de particuliers, 20 % de personnels juridiques, mais seulement 5 % de la police et 3 % des personnels de santé, 13 % étant des autosignalements.

L’identification des victimes est complexe. Ces dernières sont sous l’emprise de l’exploiteur et ne souhaitent donc pas être identifiées. Il est impératif d’améliorer la formation initiale et continue des professionnels pour déceler ces situations. C’est le deuxième axe d’action que j’estime prioritaire.

Malgré une prise en compte croissante des problématiques liées à la traite des êtres humains, je m’inquiète de l’absence de moyens adaptés au cas des mineurs qui en sont victimes.

Les associations et les conseils départementaux en témoignent : la prise en charge des mineurs isolés étrangers souffre d’un manque criant de connaissance et d’expertise.

Je salue l’expérimentation en cours à Paris, laquelle offre une protection adaptée aux mineurs, au travers d’une plateforme d’accueil et d’orientation spécifiquement dédiée.

Alors que le Sénat vient d’examiner le projet de loi pour une République numérique, pourquoi ne pas lancer sur le site internet de France Université numérique des MOOC – massive open online courses – consacrés à la problématique de la traite des êtres humains, en particulier des femmes et des mineurs, qui seraient destinés non seulement aux professionnels, mais aussi au grand public ?

Le financement est malheureusement, si je puis m’exprimer ainsi, le nerf de la guerre. C’est le troisième pilier de la lutte contre la traite des êtres humains.

Il est essentiel que les moyens budgétaires et humains nécessaires à la mise en œuvre du plan d’action national contre la traite des êtres humains soient garantis, parce qu’un accompagnement soutenu et spécifique est primordial, notamment pour appréhender la complexité et la globalité des situations des victimes, parce qu’il est impératif de mobiliser un personnel qualifié et d’offrir des structures d’accueil adaptées, parce qu’il serait intéressant, enfin, de créer une plateforme interdépartementale, voire interrégionale, pour partager les bonnes pratiques en la matière. C’est par l’émulation que nous arriverons à généraliser les systèmes les plus performants d’accompagnement des victimes mineures.

Je ne peux conclure mon intervention sans évoquer le fait migratoire que connaît l’Europe depuis de nombreux mois.

L’arrivée massive de migrants sur notre continent aboutit, dans certains cas, à l’exploitation de ces personnes. Leur vulnérabilité et leur désespoir peuvent les faire tomber aux mains de réseaux de traite.

Le cas des mineurs est une nouvelle fois préoccupant, 22 % des migrants arrivant en Europe ayant moins de 18 ans. Au cours des deux dernières années, 10 000 d’entre eux auraient disparu en Europe. Il est à craindre qu’une partie de ces enfants soit exploitée, notamment sexuellement, par les réseaux.

« Abolir la traite des êtres humains n’est pas une utopie. Si chacun s’informe, écoute, dénonce, agit, ensemble nous y parviendrons. » Ces mots de Véronique Fayet, présidente du Secours catholique-Caritas France, ouvrent la préface de l’ouvrage collectif Les Nouveaux Visages de l’esclavage, qui apporte, par le biais de témoignages, un éclairage confondant et nécessaire. C’est par ces mêmes mots que je termine mon intervention, en espérant que l’espoir est permis. (Applaudissements.)