M. le président. La parole est à Mme Leila Aïchi.

Mme Leila Aïchi. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, le 29 juin 2016, Claude Malhuret, Claude Haut et moi-même présentions un rapport adopté à l’unanimité par la commission des affaires étrangères et de la défense et intitulé La Turquie : une relation complexe mais incontournable .

Lors de la présentation de ce rapport, nous avions souligné que la situation en Turquie et dans son voisinage immédiat évoluait si vite que la réalité d’un jour pouvait ne plus être celle du lendemain. Nous ne pensions pas si bien dire ! Force est d’admettre que, au cours de l’été, la situation a considérablement évolué.

En juin dernier, le président Recep Tayyip Erdogan amorçait un tournant diplomatique en adressant à Vladimir Poutine une lettre de regrets à propos de l’avion militaire russe abattu par la Turquie le 24 novembre 2015. Depuis, la Turquie et la Russie n’ont cessé de se rapprocher, bien qu’elles aient des objectifs distincts en Syrie. Le tourisme russe en Turquie a été relancé, de même que la coopération dans le domaine énergétique. Le président russe s’est déplacé à Istanbul le 10 octobre dernier, rendant au président Erdogan la visite que celui-ci avait effectuée à Saint-Pétersbourg en août.

Ce rapprochement est aussi celui de deux chefs d’État qui ont des conceptions similaires de l’exercice du pouvoir, disposent d’un soutien important de leur population et refusent un modèle occidental libéral, préférant faire référence à la tradition, à la nation et à la religion.

Par ailleurs, le 15 juillet 2016, une tentative de coup d’État a ébranlé la Turquie, alors même que tous les spécialistes que nous avions rencontrés jugeaient peu réaliste l’hypothèse d’un putsch, après quatorze ans d’exercice du pouvoir par l’AKP. Cette tentative a déclenché une répression tous azimuts, permise par un régime d’état d’urgence particulièrement sévère, dont s’est récemment inquiété le commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe.

Les autorités turques ont eu le sentiment que l’Europe avait tardé à réagir à cette tentative de coup d’État, ce qui a engendré une situation dommageable pour nos relations, et le soupçon de laxisme à l’égard des conspirateurs n’a fait qu’amplifier les malentendus.

Enfin, le 24 août 2016, l’opération militaire lancée par la Turquie à la frontière syrienne a redistribué les cartes sur le terrain en Syrie. En effet, Ankara ne lutte pas seulement contre Daech, mais aussi – et surtout – pour empêcher le parti kurde syrien, considéré comme une branche du PKK, de s’ancrer durablement sur un territoire contigu à la frontière turque.

Dans ce contexte changeant, il est plus que jamais nécessaire de suivre des lignes directrices cohérentes et, dans cette perspective, il me semble que l’analyse que nous avions présentée à la commission avant l’été reste pertinente.

M’étant rendue à plusieurs reprises en Turquie, j’ai pu y constater, en avril dernier, une rapide dégradation du climat. Les tendances que nous avions alors perçues n’ont fait que s’aggraver.

La Turquie a pourtant connu, pendant plus d’une décennie, un développement économique rapide, accompagné d’une stabilité politique, d’une ouverture diplomatique et d’un accroissement de son pouvoir d’influence dans le monde. Mais elle subit aujourd’hui un regain de violences internes, assorti de nombreuses tensions avec ses partenaires, non seulement avec l’Europe, mais aussi avec les États-Unis, où est réfugié Fethullah Gülen, ancien allié du pouvoir turc, aujourd’hui accusé de tous les maux.

Le rapprochement de la Turquie avec la Russie, combiné à une certaine prise de distance par rapport à ses alliés de l’OTAN, ne doit pas nous laisser indifférents : si cette évolution se confirme, elle pourrait constituer une rupture géostratégique.

La Turquie a toujours été – et restera – un « pivot géopolitique de premier ordre » en raison de sa situation géographique, de sa puissance et de sa vulnérabilité potentielle : laisser s’installer le chaos en Turquie serait une catastrophe pour notre propre sécurité. La Turquie est un partenaire stratégique incontournable dans la lutte contre Daech et contre ses réseaux terroristes, ainsi que pour la résolution de la crise des réfugiés.

Il importe donc de continuer à dialoguer avec la Turquie et de renforcer nos liens avec ce pays, de sorte qu’il regarde avec bienveillance vers l’Europe, qu’il s’inspire de ses libertés et de sa modernité pour être à la fois une lueur d’espoir dans un Moyen-Orient tourmenté, un aiguillon et une référence pour le monde musulman.

Sur le plan européen, la déclaration du 18 mars 2016, malgré ses failles, a eu des effets positifs. Le couplage de la question des réfugiés avec celle des visas, décidé dans l’urgence et sur initiative allemande, n’est toutefois pas satisfaisant. La libéralisation des visas nécessite le plein respect des soixante-douze critères de la feuille de route, s’agissant notamment de la révision de la législation et des pratiques en matière de lutte contre le terrorisme.

Nous avons autant besoin de la Turquie qu’elle a besoin de nous pour sa modernisation et son développement économique, dont dépend en grande partie la popularité du président Erdogan. À plus long terme, l’objectif d’arrimer la Turquie aux valeurs de l’Europe doit demeurer, quelle que soit la nature de notre partenariat avec ce pays.

Après le Brexit, l’Europe devra elle-même être refondée, vraisemblablement selon des cercles concentriques, ce qui pourrait conduire à formuler différemment la question de l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne.

Un intellectuel turc a écrit : « Si l’élargissement vers l’Est consiste à intégrer l’autre Europe, l’élargissement vers la Turquie consistera à intégrer l’Autre de l’Europe. » Cela soulève la question de la nature du projet européen, qui ne se pose pas en ces termes aujourd’hui, étant donné la situation tant en Turquie qu’en Europe. Cependant, ne nous interdisons pas de la poser à l’avenir, si la situation le permet.

Dans l’immédiat, la priorité pour la France doit être d’intensifier un dialogue politique, certes difficile, mais qui doit être soutenu par un plan d’action volontariste et des échanges à tous les niveaux et dans tous les secteurs d’activité.

Sur le plan diplomatique, malgré des divergences, nous partageons avec la Turquie des positions convergentes sur le conflit syrien, marquées notamment par l’attachement à l’unité territoriale de la Syrie. Quelles que soient les divergences, avec la Turquie comme avec la Russie, elles méritent d’être mises sur la table et débattues. À défaut, nous serions condamnés à rester les témoins de l’une des pires tragédies du siècle, sans pouvoir espérer agir.

Pour conclure, je vous soumets monsieur le ministre, deux interrogations sur lesquelles vous pourriez nous apporter votre éclairage.

D’une part, quelles ont été les répercussions de la tentative de coup d’État sur notre coopération avec la Turquie, notamment dans le domaine de la lutte contre le terrorisme ?

D’autre part, quel est aujourd’hui l’agenda de la France à l’égard de la Turquie, en vue de cette intensification des relations à tous les niveaux que nous préconisons, notamment face à la crise au Levant ? (Applaudissements sur les travées du groupe écologiste et sur quelques travées de l’UDI-UC. – M. Henri de Raincourt applaudit également.)

M. le président. La parole est à M. Gaëtan Gorce, dont je rappelle qu’il est l’un des auteurs du rapport d’information établi au nom de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées intitulé L’Europe au défi des migrants, agir vraiment ! 

M. Gaëtan Gorce. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, l’ensemble des nations européennes et occidentales sont confrontées à un paradoxe. Elles ont manifestement – le Levant en est l’illustration – une difficulté particulière à s’adapter à un système international qui correspond pourtant, au fond, au vœu, exprimé à droite comme à gauche depuis des décennies, de voir le monde libéré de la logique des blocs et de l’emprise de l’hyperpuissance américaine.

La crise au Levant est très exactement la conséquence de cette mutation en cours. Nous avons parfois tendance à la ramener à des considérations plus simples, en la réduisant à un affrontement entre chiites et sunnites ou à des problématiques essentiellement religieuses, alors que nous assistons tout bonnement, me semble-t-il, à une reconfiguration des enjeux.

Plusieurs signes nous l’ont montré au cours de ces dernières années.

Je pense d’abord à l’affaiblissement de l’hyperpuissance américaine. Son intervention désinvolte en Irak a provoqué les conséquences que nous connaissons. D’une certaine manière, l’intervention presque aussi désinvolte que nous avons menée en Libye, sans en mesurer toutes les incidences politiques, montre bien dans quelles situations difficiles nous pouvons nous trouver engagés si nous n’envisageons pas les suites des initiatives que nous sommes amenés à prendre. Cela signifie que nous devons tirer les leçons du passé et toujours accueillir avec beaucoup de circonspection les appels à utiliser l’argument militaire dans un contexte de cette nature.

Par ailleurs, nous l’avons vu, de nouvelles alliances se font jour. Nous assistons aujourd'hui à un rapprochement entre la Russie et la Turquie qui nous interpelle. En même temps, nous ne pouvons pas ignorer les raisons qui conduisent ces deux États à se rapprocher et qui poussent la Russie à mener dans la région une politique certes condamnable, mais que nous pouvons pour autant analyser.

Ignorer que la Russie est d’abord motivée par la volonté d’empêcher l’expansion des forces islamiques radicales qui la menacent dans le Caucase, ignorer qu’elle a pour préoccupation de préserver, d’une certaine manière, le statut particulier qu’elle a su retrouver en se plaçant au premier rang dans un certain nombre de conflits qu’elle contribue à nourrir et à entretenir nous exposerait naturellement à adopter une lecture biaisée de la situation. Nous devons toujours nous efforcer d’envisager les stratégies des uns et des autres sans nous en tenir à une logique manichéenne reposant sur un jugement d’ordre moral, même si les agissements russes à Alep doivent être condamnés.

Les valeurs autour desquelles nous souhaitions auparavant organiser le monde sont aujourd’hui remises en cause. Ainsi, le respect des droits de l’homme n’est plus une grille de lecture acceptée par tous, en tout cas de manière mécanique. Certains font valoir d’autres façons de l’envisager ou même d’autres critères, ce qui nous oblige parfois à reconsidérer nos positions.

Devant cette évolution, la question de l’implication et de l’organisation de l’Europe est évidemment fondamentale. Nous devrions pouvoir nous appuyer sur une Europe déterminée, forte et, surtout, sachant vers quoi elle veut aller.

La crise migratoire a bien montré que nous sommes malheureusement loin de ces objectifs. Ce n’est pas que l’Europe soit incapable de définir des politiques et des objectifs : elle l’a fait à plusieurs reprises en matière de migrations, en mettant en place des instruments qui pouvaient constituer une réponse adaptée à la situation, en mobilisant des crédits d’intervention au bénéfice des pays de premier accueil, en renforçant ses moyens d’intervention humanitaire en Méditerranée, en débloquant des crédits supplémentaires pour favoriser l’accueil des réfugiés, en organisant la relocalisation des familles. Bref, elle a essayé de mobiliser les moyens nécessaires et a même amorcé une réflexion sur une réforme, sans doute indispensable, de l’espace Schengen et des règles de Dublin, mais elle s’est heurtée à une absence de volonté politique commune.

On peut faire reproche aux États de prendre des initiatives, mais ils y sont presque contraints dans ce contexte. Où en serions-nous si Mme Merkel n’avait pas accepté d’accueillir en Allemagne les réfugiés ? Que seraient-ils devenus ? Quelle serait la situation dans les Balkans ? Où en serions-nous si l’Allemagne, accompagnée par le reste de l’Union européenne, n’avait pas pris l’initiative de conclure avec la Turquie un accord sans doute contestable sous de très nombreux aspects, s’agissant en particulier de la question du droit d’asile, mais qui a été la seule réponse efficace trouvée pour mettre un terme à la situation humanitaire épouvantable que l’on observait en mer Égée et, plus généralement, en Méditerranée ?

Pourtant, seule l’Europe nous permettra d’apporter des réponses en profondeur. Comme l’a mis en lumière le rapport que Jacques Legendre et moi-même avons rédigé, nous ne pouvons envisager de construire des politiques de gestion des flux migratoires que si l’Europe tout entière se mobilise pour conclure avec les pays d’origine des migrants de véritables pactes permettant de financer leur développement économique et d’organiser l’accueil provisoire des personnes qui souhaitent émigrer. La situation ne pourra être maîtrisée tant qu’il existera un rapport de un à trois entre l’aide publique au développement et l’argent envoyé par les personnes migrantes dans leurs pays d’origine.

Dans ce contexte, la France a fait ce qu’elle pouvait faire. Je pense qu’elle a agi avec courage. J’en veux pour preuve, monsieur le ministre, votre engagement pour tenter de rechercher une solution politique en Syrie et nouer le dialogue avec l’ensemble des parties.

On peut, en revanche, se demander si nous sommes toujours parfaitement lucides. On sait combien il est difficile d’envisager l’émergence d’une Syrie démocratique quand les forces rebelles sont à près de 80 % acquises au djihad, selon les chiffres fournis par l’armée française. Comment vouloir à la fois la paix et le départ de Bachar al-Assad, ces deux objectifs pouvant paraître quelque peu contradictoires ?

Pour autant, la France n’a pas à rougir de l’action qu’elle mène, dans la mesure où elle s’efforce de concilier ses valeurs et des ambitions fortes. Il faudrait naturellement qu’elle puisse réussir à les faire partager par ses partenaires en Europe, notamment l’Allemagne, pour reconstruire ensemble une approche plus politique des problèmes, qu’il s’agisse de la Russie, de la Turquie ou de la situation syrienne, en résistant à la tentation de donner des leçons de morale. La France ne peut y parvenir seule. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain, ainsi qu’au banc de la commission.)

M. le président. La parole est à M. David Rachline.

M. David Rachline. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, je souhaite, en préambule, rendre hommage à tous nos soldats qui œuvrent sur ces vastes territoires dans des conditions très rudes, et spécialement à ceux d’entre eux qui ont été récemment blessés. J’ai aussi une pensée pour les populations civiles qui, d’Alep à Mossoul, vivent dans leur chair cette crise.

La crise au Levant est aujourd’hui protéiforme : elle est politique, militaire, humanitaire et, depuis peu, diplomatique ! Malheureusement, la France est loin d’être exempte de tout reproche !

Il est difficile, en trois minutes, d’analyser cette situation bien complexe et que, trop souvent, les politiques français, comme les médias, caricaturent, simplifient par une vision idéologique et même parfois manichéenne !

Qu’en est-il de la politique de la France dans cette région, et spécialement en Syrie ? Obnubilés par un prétendu succès des « printemps arabes », les politiques français ont fait, dès le début des troubles, le choix de soutenir les opposants au gouvernement légitime alors en place. J’imagine que les aimables pressions venues d’outre-Atlantique ou des pays de la péninsule arabique ne sont pas étrangères à ce choix ! Où est notre indépendance dans cette affaire ? Où est la voix si singulière de la France dans le monde, qui faisait à juste titre notre fierté ? Cette voix qui, en 2003, avait exprimé le refus de créer le chaos en Irak ? Malheureusement, depuis cette époque, notre politique étrangère n’est plus définie sur les rives de la Seine, mais bien sur celles du Potomac !

La chute du régime syrien, dont certains actes méritent évidemment d’être condamnés sans réserve, mais grâce auquel un certain nombre de minorités, notamment chrétiennes, pouvaient vivre en paix, n’allant pas assez vite, les politiques français ont fait le choix, comme ils l’avaient fait pour la Libye, avec le résultat que l’on connaît, de fournir argent et armes à ces opposants soi-disant modérés. Dommage que ces derniers se soient empressés de tout donner à des opposants beaucoup moins modérés, comme Al-Nosra, voire Daech ! Certes, nous n’avons pas directement armé de groupes terroristes, contrairement aux Américains, si j’en crois certaines révélations de Wikileaks, mais c’est tout comme ! C’est sans doute ce qui faisait dire à votre prédécesseur, monsieur le ministre, qu’Al-Nosra avait fait du « bon boulot »… Je ne vois pas en quoi décapiter des enfants serait du bon boulot !

Il faut être clair : on n’a jamais empêché ni arrêté une guerre civile en distribuant des armes !

Sur le terrain, qui est aujourd’hui en mesure de mettre un terme à ce conflit, ou plutôt à ces conflits ?

Pour ce qui est de l’Irak, la coalition semble arriver à quelques résultats. On est cependant clairement passé d’un soutien aérien à un soutien au sol ; nous en reparlerons demain.

Qu’en est-il en Syrie ? Oui, à Alep, il y a des morts, mais c’est malheureusement le lot de toute guerre de faire des morts, voire des morts innocents ! En tout cas, ces morts se retrouvent aussi bien à l’est qu’à l’ouest ! Il faut en finir avec la désinformation selon laquelle seules les forces légitimes de Syrie et leur allié russe bombarderaient. Les rebelles bombardent tout autant et tuent aussi des innocents ! D’ailleurs, la trêve âprement négociée a été rompue par les rebelles prétendument modérés, plutôt qualifiés d’« islamistes » par un certain nombre d’experts.

Je n’ai guère le temps d’évoquer l’accord entre l’Union européenne – ou plutôt l’Allemagne au nom de l’Union européenne – et la Turquie au sujet des migrants, mais il est sûr que les intérêts français sont loin d’avoir été favorisés…

En conclusion, il est plus que temps de mettre en place une politique étrangère qui soit dictée par le seul souci de défendre les intérêts de la France et des Français. Il faut donc se libérer des rênes américano-saoudiennes, des rênes de l’Union européenne et de l’idéologie « droit-de-l’hommiste ».

Bref, la France doit avoir une politique étrangère indépendante. Alors sa voix sera à nouveau entendue ; c’est peut-être ce qui manque pour essayer de trouver une solution à cette crise au Levant !

M. le président. La parole est à Mme Michelle Demessine.

Mme Michelle Demessine. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, je salue la tenue de ce débat sur la position de la France à l’égard de l’accord de mars 2016 entre l’Union européenne et la Turquie relatif à la crise des réfugiés. Il permet en effet à chacun de clarifier ses positions sur ce sujet central.

En ce qui nous concerne, mes collègues du groupe communiste républicain et citoyen et moi-même sommes sans ambiguïté en faveur d’un examen attentif de la situation des réfugiés, au nom du droit d’asile, qui est une tradition historique française.

Cela étant, nous pensons que ce problème doit être envisagé au niveau approprié, celui de l’Union européenne.

Je tiens à saluer au passage tous les élus locaux qui se sont pleinement investis pour permettre un accueil apaisé des réfugiés dans leur collectivité. Il s’agit pour nous autant d’un devoir de solidarité et d’accueil que d’une marque d’attachement aux valeurs de la France.

Quant à l’action de la France, elle doit certes se concentrer sur le territoire national, mais aussi s’exercer sur les terrains européen et international. Il s’agit tout à la fois d’accueillir des réfugiés déjà en partance que de travailler à une stabilisation rapide des pays du Levant, où la situation engendre des départs massifs et forcés.

À l’échelon national, le Gouvernement, en concertation avec les collectivités territoriales, doit établir un vaste plan d’accueil digne des réfugiés, et ce sur l’ensemble du territoire. En effet, en appeler aujourd'hui, comme certains le font, à la définition de « zones sans migrants », c’est tourner le dos à toutes les valeurs et à l’histoire de notre République.

Soyons honnêtes : c’est en s’enferrant dans cette logique d’un pays sans immigration que nous avons, avec les Britanniques, participé à la création de la jungle inhumaine de Calais, où je me suis rendue, lundi 10 octobre, avec mes collègues Pierre Laurent, Éliane Assassi et Dominique Watrin.

Au fond, c’est ce que ne veulent pas admettre les défenseurs de la création de « zones sans réfugiés ». En musclant notre politique migratoire, nous ne cessons de nourrir les filières illégales d’immigration.

Cette exigence d’un accueil digne et humain impose un effort partagé de l’État et des collectivités pour la mise en place de dispositifs médico-sociaux, d’insertion professionnelle et scolaires, tels que définis par la convention de l’ONU.

À l’échelon européen, plusieurs questions demeurent. La France devra, à mon sens, participer à l’élaboration de réponses communes suffisamment efficaces pour permettre d’accueillir le million de réfugiés qui ont atteint les côtes européennes, par la Grèce, la Turquie et l’Italie, principalement en 2015.

Dans cet esprit, à l’image de ce que j’ai pu dire sur les « territoires sans réfugiés », j’estime que l’attitude de certains pays, telle la Hongrie, est une honte, tant l’Europe semble se trouver à un tournant historique.

Mes chers collègues, vous connaissez les critiques que nous formulons à l’égard de l’Union européenne telle qu’elle se construit. Néanmoins, une dislocation de l’Union à propos de cette question des réfugiés nous semble devoir conduire à une disparition pure et simple de l’Europe, ce qui serait parfaitement regrettable.

Nous n’oublions pas, en effet, que l’Union européenne s’est construite, pour partie, sur des valeurs de paix. Comment, dès lors, justifier qu’elle tourne le dos aux réfugiés et qu’elle se divise sur une question aussi centrale ?

La fermeture de la route des Balkans, décidée sur l’initiative de la Slovénie, de la Serbie, de la Croatie ou de la Macédoine, n’a fait qu’aggraver une situation déjà précaire. En effet, cette route a vu passer plus de 85 % des personnes entrées en Europe en 2015, les autres arrivant par l’Italie.

De fait, fermer cette route a créé une solution de blocage, que la Turquie et la Grèce doivent affronter seules. Ni l’accord signé le 18 mars dernier ni l’aide humanitaire d’urgence de 300 millions d’euros ne suffiront.

J’en viens au plus important, à la source du désastre humanitaire d’aujourd’hui : la France et l’Europe doivent pleinement revoir leur politique internationale.

Que ce soit en Syrie, en Libye ou en Irak, les opérations militaires n’auront de sens que si elles sont au service d’objectifs et de solutions politiques. À ce titre, l’opération en cours à Mossoul pourrait permettre une avancée significative, à condition de ne pas créer de nouveaux foyers de guérilleros.

Or, si on peut se réjouir du recul de Daech dans les territoires auparavant occupés, celui-ci ne saurait régler tous les problèmes ni permettre aux habitants de ces territoires de vivre correctement.

À ce titre, notre inquiétude est double.

En premier lieu, l’augmentation du budget de l’aide au développement d’environ 18 millions d’euros cette année ne saurait cacher une baisse de près de 500 millions d’euros sur l’ensemble du quinquennat.

En second lieu, nous ne pouvons que nous interroger sur les transitions politiques aujourd’hui possibles dans une Syrie en proie à une lutte interne entre les rebelles et le régime de Bachar al-Assad, dans une Libye déchirée par la lutte qui oppose les gouvernements de Tripoli et de Tobrouk, avec lesquels la France et l’Europe discutent, ou encore dans un Irak où l’unité et l’équilibre de la tête de l’État est contestée par le Kurdistan autonome et les milices paramilitaires.

Cette situation déjà complexe est encore rendue plus difficile par les diverses ingérences, qu’elles soient le fait de la Turquie, par exemple à Rojava contre les Kurdes, de l’Iran, par le biais des milices Hachd al-Chaabi, ou encore de la Russie en Syrie.

Reprenant les mots d’un ancien ministre des affaires étrangères avec qui nous avons pourtant eu de profonds désaccords, je dirai que la France est un vieux pays d’un vieux continent, qui a connu les guerres et la barbarie et qui pourtant n’a cessé de se tenir debout face à l’histoire et devant les hommes, fidèle à ses valeurs.

La France doit aujourd’hui plaider en faveur d’un arrêt, le plus tôt possible, des opérations militaires et de l’apport d’une aide logistique en vue de permettre des transitions politiques apaisées.

La première des priorités est de rétablir le dialogue entre la Russie et l’Europe, ainsi qu’entre Moscou et Washington. Mais la France pourra-t-elle se constituer en arbitre, étant donné sa position au sein de l’OTAN et la crise des Rafale ?

En tout cas, la seule solution semble être de parler avec toutes les puissances régionales et mondiales, pour, à terme, voir se réduire le flux des réfugiés sur les rivages européens. En attendant, je le répète, accueillir tous ceux qui demandent l’asile est, à nos yeux, un devoir moral et d’humanité. (Applaudissements sur les travées du groupe CRC.)

M. le président. La parole est à M. Robert Hue.

M. Robert Hue. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, la mission d’information sur la position de la France à l’égard de l’accord de mars 2016 entre l’Union européenne et la Turquie vient tout juste de rendre ses conclusions. Je reviendrai sur cet accord qui, nous le savons, est une conséquence directe de la crise tragique qui se joue au Levant.

Ce débat intervient alors que la bataille de Mossoul vient d’être déclenchée. M. le ministre de la défense a qualifié cette ville d’« émetteur d’idéologie ». Sa reprise pourrait changer la donne, en libérant l’Irak du principal bastion de l’État islamique. Souhaitons en tout cas qu’il en soit ainsi…

Au regard des moyens colossaux engagés dans cette opération par tous les acteurs impliqués aux côtés de l’Irak, la victoire des alliés est probable, mais à quel prix et dans combien de temps interviendra-t-elle ? Si la bataille venait à durer, on devrait s’attendre à un drame humanitaire, un de plus, qui s’ajouterait au martyre que vivent les habitants d’Alep, dans la Syrie voisine.

En outre, lorsque nous aurons délogé l’État islamique de Mossoul, nous n’en aurons pas fini, hélas, avec les djihadistes, qui, même disséminés, savent se réorganiser. Ainsi, le Front Fatah al-Cham profite de l’affaiblissement de l’État islamique pour s’affirmer.

Aussi les discussions politiques doivent-elles s’intensifier, car chaque jour qui passe apporte son lot de victimes et de ressentiments sur le terrain, ce qui nous éloigne toujours un peu plus de l’objectif ultime de réconciliation des populations civiles au Levant.

Quel peut-être le rôle de la France dans tout cela, monsieur le ministre ? Nous le voyons bien, notre diplomatie n’est pas inerte, tant s’en faut, en tout cas pour ce qui est de prendre des initiatives. Je pense à la dernière en date, à savoir la proposition française de cessez-le-feu présentée lors de la dernière réunion du Conseil de sécurité de l’ONU, qui n’a pas abouti. Néanmoins, on a pu mesurer, à cette occasion, combien est difficile le pourtant indispensable dialogue entre Paris et Moscou. Cette situation est regrettable, tout comme l’est notre exclusion des discussions de Lausanne, samedi dernier…

Vous le savez, le groupe du RDSE a toujours considéré que la Russie était un partenaire incontournable, tant dans la gestion du dossier syrien que dans la lutte contre notre ennemi numéro un, l’État islamique. Même les États-Unis se sont rendus à cette évidence et, malgré les accrocs, les contacts s’intensifient entre Washington et Moscou : cela s’appelle la realpolitik ! Il n’est de solutions, au Levant comme ailleurs, comme le rappelait M. Raffarin, que fondamentalement politiques.

En attendant le règlement de ces crises, des réfugiés continuent d’affluer aux frontières de l’Europe. Certes, le mouvement s’est ralenti, en partie grâce à l’accord du 18 mars 2016 entre l’Union européenne et la Turquie. Cet accord a pu susciter des débats quant à sa solidité juridique et aux conditions politiques, en particulier internes à la Turquie, dans lesquelles il a été conclu, mais il a le mérite d’exister et de créer un pont politique avec ce pays, partenaire incontournable, tout comme la Russie, pour la recherche d’une solution.

Il fallait agir, d’autant que – tous les experts sont formels sur ce point – l’Europe doit se préparer à connaître de nouvelles pressions migratoires, notamment en provenance du Sahel. Il est donc urgent que l’Union européenne se dote d’une véritable politique migratoire instaurant, par exemple, des voies légales de migration ou une politique d’asile commune. En effet, acculée en 2015 et en 2016 par un afflux de réfugiés sans précédent depuis la Seconde Guerre mondiale, l’Union européenne a, là aussi, montré ses faiblesses tant matérielles que politiques.

En situation d’urgence humanitaire, l’Europe s’est révélée incapable d’apporter des réponses. Pour contenir la situation aux frontières, il a fallu s’en remettre à la Turquie ou réformer FRONTEX et accroître son budget dans la précipitation. Comment se peut-il qu’un ensemble européen de près de 500 millions d’habitants ne soit pas capable d’accueillir 1 million de réfugiés, quand la Turquie en abrite plus de 2,7 millions et le Liban, plus d’1 million ?

Tout cela n’est que le reflet des difficultés que rencontre l’Europe pour présenter un seul visage, ce qui lui donnerait plus de poids, à l’heure où de grands ensembles régionaux s’organisent partout dans le monde. Hélas, dès que la solidarité est mise à l’épreuve, les réflexes souverains finissent par l’emporter, comme l’a montré la remise en cause de l’espace Schengen.

Si nous voulons donner toute sa force à un ensemble théoriquement en mesure de transmettre des valeurs universelles, il nous faut repenser dans ses fondements l’Union européenne. En effet, si les outils techniques pour relever les grands défis finissent toujours par émerger, on voit bien que s’instaure toujours davantage une « Europe à la carte », ce qui nous éloigne du principe de solidarité, laquelle doit pourtant rester, à mon sens, la clef du progrès pour tous. (Applaudissements sur les travées du RDSE et sur plusieurs travées du groupe CRC. – M. Yves Pozzo di Borgo applaudit également.)

(M. Jean-Claude Gaudin remplace M. Gérard Larcher au fauteuil de la présidence.)