M. Éric Bocquet. … à créer ensuite les conditions d’une véritable transparence publique des grands groupes et des grandes banques du monde, y compris des banques françaises, à réaffirmer enfin le primat du politique qui, seul, peut garantir l’égalité et créer les conditions du développement de tous.

La première session de cette COP financière et fiscale pourrait se tenir de manière symbolique, non pas à Londres, New York ou Paris, mais à Bujumbura, capitale du Burundi, l’État le plus pauvre du monde avec un PIB de 315 dollars par habitant. (M. André Gattolin s’exclame.)

Madame la secrétaire d'État, mes chers collègues, la France seule ne peut pas relever ce défi. En revanche, elle peut jouer un rôle moteur, décisif pour soutenir cette initiative. Il est temps de changer de braquet et d’avoir de l’ambition ! Il y va aussi du développement humain, de la démocratie et des libertés. Ce travail de lutte contre l’évasion fiscale se fera peut-être à l’horizon d’une génération, on le sait, mais l’enjeu est de taille et exige l’implication de tous les citoyens, ici et ailleurs ! Il est urgent de redonner à toutes ces multinationales un « domicile fisc » ! (Applaudissements sur les travées du groupe CRC, du groupe socialiste et républicain, du groupe écologiste et du RDSE – Mme Nathalie Goulet applaudit également.)

M. le président. La parole est à M. Cyril Pellevat.

M. Cyril Pellevat. Monsieur le président, madame la secrétaire d'État, mes chers collègues, Éric Bocquet propose que nous nous interrogions sur l’opportunité de l’organisation d’une conférence internationale sur l’évasion fiscale.

Comme l’ont rappelé les révélations relatives aux Panama papers, l’évasion fiscale est un phénomène global qui contribue à l’appauvrissement des nations. Par définition, un tel phénomène reste toutefois difficile à évaluer. Le rapport d’Éric Bocquet, rendu au mois de juillet 2012, chiffrait le coût minimum de l’évasion fiscale entre 30 milliards d'euros et 36 milliards d’euros pour l’État français. En réalité, cette perte pourrait atteindre 50 milliards d’euros par an. Ce phénomène courant de la vie économique et financière contemporaine a des effets financiers, mais aussi économiques et politiques, délétères.

Dans ces conditions, est-il opportun d’organiser une conférence internationale relative à la lutte contre ce fléau ? Une telle idée suppose que cette problématique ne soit pas d’ores et déjà une véritable préoccupation des décideurs européens et internationaux. Or cette hypothèse ne résiste pas à l’examen des faits.

En effet, que ce soit par le G20 ou par l’Union européenne, des initiatives fortes ont été prises pour assurer une plus grande transparence fiscale et contribuer notamment à l’identification et à la lutte contre les paradis fiscaux.

Au cours du G20 de Londres en 2009, les responsables politiques des principales puissances économiques mondiales avaient déjà qualifié la lutte contre l’évasion fiscale de « priorité absolue ». C’est sur ce fondement et dans le cadre d’une étroite collaboration avec l’OCDE que de nombreux progrès ont dès lors été accomplis.

L’accord multilatéral du 29 octobre 2014, qui prévoit l’échange automatique d’informations à l’échelon mondial, constitue à ce titre une avancée historique. Il se caractérise notamment par le partage de renseignements à la demande des administrations, lorsque celles-ci ont de bonnes raisons de penser qu’une information bancaire dans un autre pays leur serait utile. Il favorise aussi l’échange automatique de renseignements, obligeant chaque pays à demander à ses institutions financières de collecter chaque année des informations sur les comptes détenus via des trusts ou des sociétés par des non-résidents.

À la suite de cette avancée, l’OCDE a lancé le programme BEPS, pour Base Erosion and Profit Shifting, qui cherche à s’attaquer à l’érosion des bases d’imposition et au transfert des bénéfices, conséquences des stratégies fiscales de certaines entreprises. En effet, ces stratégies sont de nature à créer une disjonction importante entre le lieu de création de la plus-value et celui de son imposition.

Pour répondre à ce phénomène et mettre fin à ce que les Anglo-saxons appellent le treaty shopping, c’est-à-dire l’utilisation des failles que laissent subsister les conventions fiscales, le projet BEPS facilite la coopération entre les pays. En effet, on observe parfois que les taux d’imposition sur les bénéfices de certaines entreprises n’ont aucun lien apparent avec leur activité réelle.

Le BEPS préconise encore un reporting pays par pays, obligeant les entreprises concernées à fournir un certain nombre d’informations financières aux administrations fiscales, telles que la localisation de leur chiffre d’affaires ou de leurs actifs.

Pour que le BEPS soit efficace, il ne faut pas que ces données soient publiées. C'est la raison pour laquelle le groupe Les Républicains s’est opposé aux amendements, qui ont été introduits au cours de la discussion sur le projet de loi relatif à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, dit Sapin II, et qui prônaient la publication de ces informations extrêmement sensibles.

Nous sommes en effet attachés à la protection du patrimoine informationnel de nos entreprises. C’est un élément essentiel de leur compétitivité sur les marchés mondiaux.

Comme le rappelait M. Pascal Saint-Amans, directeur du centre de politique et d’administration fiscales de l’OCDE, lors de son intervention devant la commission des finances du Sénat au mois de mars dernier, le projet BEPS est défendu par des pays représentant 90 % de l’économie mondiale, soit l’ensemble des pays de l’OCDE et les huit pays du G20 qui ne sont pas membres de cette organisation.

Une telle convergence sur un projet aussi ambitieux, qui vise à créer un cadre universel propice au développement d’une transparence fiscale globale, témoigne du dynamisme dont fait preuve la communauté internationale sur un sujet aussi crucial.

Nous saluons ces progrès et continuons à défendre une démarche allant dans le sens d’une pleine réciprocité dans l’application de normes parfois très contraignantes pour les entreprises.

Le dernier G20 de Hangzhou n’a d’ailleurs pas manqué de saluer les avancées récentes dans ce domaine. Les membres du G20 ont demandé à l’OCDE de leur fournir d’ici au mois de juin 2017 une liste noire des pays non coopératifs en matière de lutte contre l’évasion fiscale.

Les institutions européennes ne sont pas en reste sur le sujet. La récente amende record infligée par la Commission européenne à la société Apple en raison de ses deux rescrits fiscaux, ou tax rulings , avec le fisc irlandais, en fournit une remarquable illustration.

Dans ce contexte, la Commission européenne a présenté avant-hier son quatrième paquet sur la lutte contre l’évasion fiscale, qui inclut notamment le projet déjà ancien d’assiette commune consolidée pour l'impôt sur les sociétés, l’ACCIS. Il vise dans un premier temps à harmoniser les règles de calcul du résultat imposable des sociétés au sein de l’Union européenne à travers l’adoption d’une base fiscale commune, qui devrait être effective au 1er janvier 2019. Il a pour objectif, dans un second temps, d’harmoniser les mécanismes de consolidation des profits et des pertes au sein d’une entreprise au 1er janvier 2020.

Aujourd’hui, il existe autant de régimes fiscaux que d’États, ce qui crée des disparités poussant certaines multinationales à privilégier le mieux offrant. C’est pourquoi ce projet cherche à créer une base fiscale européenne commune et à mieux encadrer le jeu à somme nulle auquel peut conduire une concurrence fiscale mal régulée, tout en donnant une meilleure visibilité fiscale aux entreprises exerçant leur activité sur le marché unique.

Ces propositions de la Commission européenne vont être transmises au Parlement européen pour consultation et au Conseil européen pour adoption.

Ce bref rappel des avancées que nous avons pu observer à l’échelon international et européen ne signifie pas que le combat contre l’évasion fiscale est gagné. Les mesures du BEPS et du paquet européen doivent encore être appliquées de manière globale.

Ce rappel nous offre cependant un éclairage salutaire sur la question qui nous réunit aujourd’hui. Éric Bocquet appelle à la convocation d’une conférence internationale sur cette question. Or force est de constater que ses vœux ont déjà été exaucés en grande partie : des plateformes internationales de discussion existent déjà et fonctionnent relativement bien.

Le groupe Les Républicains n’est donc pas spécialement favorable à l’organisation d’une telle conférence, qui risque d’apparaître superfétatoire au regard de la pratique internationale.

Si débat il doit y avoir, il doit plutôt porter sur les modalités de mise en œuvre des accords internationaux et le suivi de ces derniers. Cela peut alors nous conduire à discuter de la prise en compte des lanceurs d’alerte dans le cadre de la lutte contre les montages financiers illégaux. Si l’encadrement et la protection de ces personnes ne doivent pas aboutir à la reconnaissance d’un droit à la délation, on voit combien le scandale « LuxLeaks », révélé justement par un lanceur d’alerte, n’est pas étranger au retour de l’ACCIS au rang des priorités de la Commission européenne et à la possibilité d’un consensus européen sur cette question, pourtant loin de faire l’unanimité.

Mes chers collègues, la convocation d’une énième conférence internationale aux contours assez flous ne nous semble donc pas nécessaire. L’enjeu actuel réside plutôt dans l’action et la réalisation concrète du cadre ambitieux que la communauté internationale est en mesure de négocier. C’est de cette manière que nous parviendrons à mettre un terme aux pratiques illégales qui dévoient l’économie mondiale ! (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains et de l'UDI-UC.)

M. le président. La parole est à M. Jacques Chiron.

M. Jacques Chiron. Monsieur le président, madame la secrétaire d'État, mes chers collègues, j’ignore si ce débat débouchera de manière effective et rapide sur l’organisation d’une convention internationale sur l’évasion fiscale. Selon moi, son intérêt est ailleurs. La vertu principale d’une telle initiative est d’exprimer une volonté politique qui ne doit pas faiblir et d’inscrire aussi souvent que possible à notre agenda l’évitement coupable et illicite de l’impôt.

Mme Nathalie Goulet. Très bien !

M. Jacques Chiron. En tant que responsables politiques, nous avons constamment à faire face à de nombreuses problématiques et difficultés qui empêchent l’ensemble de nos compatriotes de vivre de manière décente et prospère. Notre responsabilité d’élus du peuple est de comprendre et de hiérarchiser les causes des difficultés que nous rencontrons.

Que l’on raisonne en termes d’impact financier ou de lien de cause à effet, l’évitement frauduleux de l’impôt figure en bonne place au sommet de la pyramide de nos problèmes. Imaginer un monde où chacun paierait les impôts et taxes qu’il est censé payer, c’est se lancer dans un exercice de politique fiction très parlant. Éric Bocquet a déjà cité le chiffre : le manque à gagner fiscal pour notre seul pays est évalué à 80 milliards d’euros chaque année. Si cet argent rentrait dans les caisses de l’État, nous pourrions rembourser notre dette, soit un peu plus de 2 100 milliards d’euros, en à peine plus de vingt-cinq ans. Nous pourrions aussi décider de doubler le budget du ministère de l’éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche.

Il faut également évoquer tous les bénéfices indirects. En supprimant les circuits permettant de contourner l’impôt, on fait disparaître les relais qui favorisent les trafics en tous genres : armes, stupéfiants, ressources des pays du Sud, corruption… Bref, on peut affirmer sans trop de précaution que l’on vivrait dans un monde plus juste, plus apaisé, plus solidaire !

Dès lors, contrer les pratiques frauduleuses d’évitement de l’impôt constitue une priorité et doit le rester. C’est pourquoi je veux saluer l’initiative du groupe communiste républicain et citoyen qui nous permet de discuter aujourd’hui de ces questions et nous donne l’opportunité de revenir sur ce qui a été fait et sur ce qu’il reste à faire.

Vous avez été nombreux à le dire : pour être efficace, la lutte contre l’évasion fiscale doit trouver une caisse de résonance plus large. Heureusement, ce sujet est réellement en voie de démocratisation. Autrefois, affaire de quelques responsables politiques, experts ou ONG, la question de l’évasion fiscale est désormais clairement identifiée par les opinions publiques. Je partage complètement l’idée qu’il faudrait aller plus loin et que l’ensemble des forces vives, que ce soit les responsables politiques, les citoyens, les médias, les ONG ou les organisations internationales, devraient unir leur forces, s’encourager et même s’astreindre à une plus grande vigilance, pour que nous n’ayons plus à tolérer des comportements inadmissibles.

Le format de la conférence internationale sur le climat pourrait nous donner des idées. Nous avons vu ce que la COP 21 avait apporté à la lutte contre le réchauffement climatique en termes de couverture médiatique et d’appropriation citoyenne des enjeux ou encore de pression politique sur les plus mauvais élèves.

Si des sommes considérables échappent encore à l’administration fiscale aujourd’hui, il faut néanmoins saluer l’engagement des gouvernements successifs depuis 2012. Ceux-ci ont consacré des efforts inédits pour contrecarrer les plans des fraudeurs. Depuis 2012, plus de soixante-dix mesures de lutte contre la fraude fiscale ont été adoptées. La coordination des acteurs, les moyens d’investigation, les obligations de transparence et les sanctions ont été renforcés. En outre, les stratégies de détournement des grands groupes ont été combattues.

Je veux d’ailleurs remercier le Gouvernement d’avoir mis en œuvre une partie des recommandations formulées par les deux récentes commissions d’enquête sénatoriales sur la fraude fiscale, présidées toutes deux par Éric Bocquet. Nous avons saisi toutes les occasions législatives qui nous étaient données d’améliorer les outils existants et d’en créer de nouveaux lorsque c’était nécessaire.

Récemment, le projet de loi Sapin II a renforcé la protection des lanceurs d’alerte. Le projet de loi renforçant la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement, et améliorant l’efficacité et les garanties de la procédure pénale a accru les moyens de TRACFIN, pour traitement du renseignement et action contre les circuits financiers clandestins. Sur les terrains forts différents de la fraude à l’impôt sur le revenu et de la fraude à l’impôt sur les sociétés, la France a su agir de manière à la fois directe et indirecte, en trouvant les relais internationaux nécessaires pour faire avancer ses idées et défendre ses intérêts.

À l’échelon international, l’échange automatique des données constitue une avancée majeure, qui s’est concrétisée au cours des dernières années.

Sur le plan interne, les performances du Service de traitement des déclarations rectificatives, le STDR, démontrent, année après année, que le Gouvernement, sous l’impulsion de MM. Moscovici et Cazeneuve, puis, maintenant, de MM. Sapin et Eckert, a bien identifié là où l’argent échappait à l’administration et la stratégie à mettre en place pour rapatrier cet argent en France, le tout en comprenant finement, pour l’avoir en partie engendré, le rapport de force international devenu moins favorable aux fraudeurs.

Le STDR a reçu à ce jour 50 000 dossiers et traité 20 000 demandes de régularisation. Pratiquement 30 milliards d’euros ont ainsi été extirpés de l’ombre, auxquels s’ajoutent plus de 6 milliards d’euros en rappels d’impôt et pénalités, ainsi que les revenus induits par l’élargissement de l’assiette fiscale, sur l’impôt sur le revenu et sur l’impôt de solidarité sur la fortune.

Dans le prolongement des travaux de la commission des finances, je suis pour ma part convaincu que le plus grand chantier qui s’ouvre devant nous pour les années à venir concerne, non plus les impôts, mais les taxes et, en premier lieu, la taxe sur la valeur ajoutée.

La TVA, je le rappelle, représente environ la moitié des ressources fiscales de l’État. Le manque à gagner pour l’ensemble des États de l’Union européenne est estimé à 159 milliards d’euros par an, un chiffre de 14 milliards d’euros étant parfois évoqué pour la France.

S’il est nécessaire de prouver à quel point la matière est mouvante, je tiens à signaler que l’idée d’un prélèvement à la source de la TVA dans le e-commerce fait aujourd'hui son chemin, alors même que la proposition qu’un certain nombre d’entre nous avions émise en ce sens, voilà un peu plus d’un an, avait été reçue avec frilosité.

Comme le commissaire européen Pierre Moscovici l’indiquait récemment à la commission des finances, cette idée progresse, et j’y vois le signe que cette bataille se jouera forcément sur le terrain européen : l’Union européenne apparaît bien la mieux placée pour répondre aux défis techniques et politiques que la question pose.

J’y vois également un encouragement à être généreux dans nos efforts, imaginatifs dans nos propositions tant les lignes bougent rapidement, sous l’impulsion des idées découlant des bons diagnostics.

Cela montre enfin que, face à la mutation extrêmement rapide de l’économie et aux stratégies très agressives des grands groupes multinationaux pour diminuer leur facture fiscale, le politique doit être en première ligne, en particulier parce que les obstacles à l’instauration d’une équité fiscale sont de nature politique.

La coordination des initiatives politiques nationales par le biais de l’Union européenne et de l’OCDE – et je veux, ici, saluer le travail réalisé par Pascal Saint-Amans dans ce domaine – demeure une manière d’opérer tout à fait pertinente pour faire progresser nos idées et mettre en cohérence nos intérêts. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain, du groupe CRC et du RDSE.)

M. le président. La parole est à M. Jean-Claude Requier.

M. Jean-Claude Requier. Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, voilà bientôt un an, Paris accueillait la conférence des Nations unies sur les changements climatiques. Cet événement d’envergure mondiale a été salué par tous comme un succès diplomatique de la France. Aujourd’hui, l’accord de Paris a été ratifié par un nombre suffisant de pays pour entrer en vigueur dès le 4 novembre prochain, soit moins d’un an après sa signature.

On comprend qu’un tel succès donne des ailes à certains et les pousse à proposer d’autres grandes conférences sur ce même modèle. Il est vrai que les sujets globaux ne manquent pas : la paix et la sécurité, la démographie, les migrations, la gestion des ressources agricoles, énergétiques, marines, la santé, la biodiversité, la démocratie, etc.

Le domaine économique est également source de nombreux questionnements, avec une croissance mondiale au ralenti, des inquiétudes persistantes sur les dettes publiques et privées et sur la stabilité financière globale. Huit ans après, le monde porte encore les stigmates du krach de 2008 !

La crise financière a mis en évidence l’ampleur de l’évasion fiscale pratiquée à l’échelle mondiale et le rôle majeur des paradis fiscaux.

De l’ordre de 1 000 milliards d’euros par an à l’échelle européenne et de 60 à 80 milliards d’euros rien qu’en France, selon l’OCDE, les montants en jeu sont véritablement considérables. Parce qu’ils sont comparables aux montants des déficits publics, ils jettent une lumière troublante sur le grand débat de la dette publique.

Les discours tenus depuis le traité de Maastricht sur l’impératif du sérieux budgétaire et d’un effort censé être équitablement réparti entre tous les contribuables sont, en effet, quelque peu sapés par la réalité de l’évasion fiscale : est-ce la puissance publique qui est trop dépensière ou sont-ce les ménages les plus aisés et les grandes entreprises qui n’assurent tout simplement plus leur part de responsabilités envers la collectivité ? N’assistons-nous pas à la « révolte des élites » dénoncée par l’essayiste Christopher Lasch au tournant du siècle ?

Ainsi, certains n’hésitent plus à parler d’un nouveau « mur de l’argent », reprenant l’expression inventée par Édouard Herriot dans les années vingt pour désigner l’opposition des milieux financiers aux réformes socio-économiques voulues par le Cartel des gauches.

Nous avons souvent l’occasion, en commission des finances, d’aborder le sujet de la lutte contre l’évasion et la fraude fiscales et ses liens avec l’équilibre des finances publiques. Que ce soit dans le cadre de l’examen du projet de loi de finances, de projets de loi de finances rectificative ou de l’approbation de conventions fiscales – récemment avec le Luxembourg ou Singapour et, tout dernièrement, avec la Colombie –, de nombreux textes traitent de ces sujets.

Nous entendons toujours avec beaucoup d’intérêt Éric Bocquet, qui est l’auteur, avec son frère, d’un rapport au titre évocateur, Sans Domicile fisc. Notre collègue fait figure d’irréductible gaulois face à la finance internationale et, comme pour le chien d’Obélix, le sujet tourne, chez lui, à l’idée fixe ! (Rires.)

Dans le cadre du projet de loi relatif à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, le projet de loi Sapin II, qui revient en nouvelle lecture la semaine prochaine, nous avons proposé de supprimer le « verrou de Bercy », afin de confier au juge l’initiative des poursuites pour fraude fiscale.

M. Jean-Claude Requier. Nous sommes également en faveur d’un renforcement des compétences et des moyens du parquet national financier, dont nous avons entendu le procureur, Mme Éliane Houlette, au printemps dernier.

L’actualité nous montre que les contribuables qui échappent le plus à l’impôt sont en particulier les grandes entreprises de la « nouvelle économie » : Google, Apple, Facebook, Amazon ou encore Airbnb… Il n’est pas acceptable que ces acteurs majeurs s’affranchissent aussi facilement de leurs obligations légales et fiscales, soit en recourant à des sociétés-écrans dans des réseaux offshore, soit en tirant parti de la disparité des législations fiscales à l’intérieur même de l’espace européen.

L’harmonisation fiscale européenne par le haut, que beaucoup appellent de leurs vœux, verra-t-elle le jour ? En tout cas, elle doit rester un objectif malgré les difficultés.

Un des exemples les plus frappants de la complexité de ce sujet et de la difficulté à laquelle nous faisons face est la situation des deux candidats à l’élection présidentielle américaine : l’un se vante de ne pas payer d’impôt, tandis que l’autre reste très discrète sur cette réalité. Le fait est toutefois que le futur président des États-Unis, quel qu’il soit, ne sera pas exempt de responsabilités dans l’évasion fiscale contre son propre pays. (M. Jacques Chiron acquiesce.)

Plus près de chez nous, à Londres, la City, avec son réseau unique au monde de territoires partenaires offshore, souvent des confettis de l’ancien empire britannique, s’apparente à un micro-État à l’intérieur du Royaume-Uni, avec sa propre autorité politique – le lord-maire – et ses propres règles financières et fiscales. C’est une sorte de paradis fiscal au cœur de l’économie mondiale. La France n’est pas totalement en reste, avec des avantages fiscaux accordés aux ressortissants de certains États étrangers.

Face à ce tableau un peu sombre, peut-on trouver des motifs d’optimisme ?

Le sommet du G20 de 2009, qui s’est tenu à Londres, a marqué une inflexion. C’est à ce moment-là que les paradis fiscaux ont commencé à être véritablement montrés du doigt et que des premières mesures fortes ont été prises à l’échelon international. Les chefs d’État ont par exemple adopté l’objectif de l’échange automatique de données fiscales entre administrations. Une première à cette échelle !

Des initiatives nationales ont également été prises. Je pense, en particulier, au Foreign Account Tax Compliance Act, la loi FATCA, qui oblige toutes les sociétés opérant sur le sol américain à transmettre au fisc les informations financières relatives à tous les résidents américains. Enfin, la disparition programmée du secret bancaire suisse est une évolution importante.

On le voit, dans la grande lutte contre l’évasion fiscale, si beaucoup reste encore à faire, de réelles évolutions ont eu lieu au cours des dernières années. Le sommet du G20 de 2009 est un précédent important, dans l’idée d’une « COP fiscale » que nos collègues du groupe CRC appellent de leurs vœux.

Je formulerai une remarque en guise de conclusion. Au cours de l’histoire, sur des sujets divers, nous avons connu de nombreux exemples de grandes conférences internationales, ayant réuni des acteurs du monde entier et laissé croire à un tournant vers des lendemains plus radieux. J’ai mentionné au début de mon intervention l’accord de Paris sur le climat. Félicitons-nous de son entrée en vigueur, mais gardons à l’esprit que l’essentiel reste devant nous et que l’on ne pourra pas juger, avant plusieurs années, de son utilité effective.

Si l’on devait, et ce serait une bonne chose, organiser une grande conférence internationale sur l’évasion fiscale, il faudrait s’assurer qu’elle ne se résume pas, comme ce fut déjà le cas par le passé, à une grand-messe – laïque, bien sûr ! – sans lendemain. (Applaudissements sur les travées du RDSE, du groupe socialiste et républicain et du groupe CRC.)

M. le président. La parole est à Mme Nathalie Goulet.

Mme Nathalie Goulet. Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, il n’est jamais facile d’intervenir après Jean-Claude Requier ; il me revient aujourd'hui d’affronter ce défi ! (Sourires.)

Madame la secrétaire d’État, nous avons dans cette assemblée une tradition : dès qu’il s’agit des questions d’évasion fiscale, c’est, non pas un BEPS, mais pratiquement un PACS qui nous lie à Éric Bocquet. Nous collaborons en effet sur ces questions depuis de nombreuses années, avec, je dois le dire, peu de divergences de vues. Indépendamment de nos couleurs politiques, nous travaillons en harmonie depuis la première commission d’enquête demandée par notre collègue, tant le sujet nous paraît d’importance et semble devoir être traité dans un esprit tout à fait républicain.

Nous avons rappelé les efforts réalisés par l’actuel gouvernement en matière de lutte dans le domaine fiscal. Certes, il reste le « verrou de Bercy », mais j’espère bien que celui-ci sautera au septième vote, comme les murs de Jéricho finirent par tomber.

Il est toutefois une nouveauté à noter. Comme Éric Bocquet l’a rappelé, les démarches législatives ont très vite été supplantées par les enquêtes journalistiques : SwissLeaks, LuxLeaks, Panama papers, etc. Le sujet de l’évasion fiscale est aujourd'hui un sujet citoyen. C’est d’ailleurs la guerre de l’obus et du blindage. À ce titre, le législateur doit être extrêmement réactif.

La démarche visant à organiser une conférence internationale est compréhensible. En même temps que j’en perçois les intérêts, je ne peux pas entièrement adhérer à cette idée, car nous sommes avant tout engagés dans une recherche d’efficacité.

J’ai d’ailleurs bien étudié tous les progrès réalisés, au cours des trois dernières années, sous l’égide de l’OCDE. Ceux-ci peuvent être qualifiés de « fulgurants », ce qui, en cette matière, est assez nouveau. Comme le rappelait le président de Transparency International France, qu’Éric Bocquet et moi-même rencontrons régulièrement, ces avancées ont permis d’aboutir à un ensemble extrêmement cohérent.

Je prendrai, à titre d’exemple, trois points abordés dans le plan d’action BEPS de l’OCDE.

L’action 13, tout d’abord, traite des prix de transfert, qui ont énormément progressé. Ceux-ci constituent une fraude manifeste et, malheureusement, légale, qui fait de l’île de Jersey l’un des principaux producteurs de bananes et de la Suisse l’un des principaux producteurs de cuivre. Il s’agit réellement d’une pratique de « défiscalisation en toute impunité ».

L’harmonisation des prix de transfert doit se faire à la fois auprès de nos services et dans un cadre international. Le plan d’action BEPS s’est saisi à bras le corps du sujet, en permettant une réactualisation du reporting pays par pays. Cette action 13 est donc extrêmement importante.

L’action 14, ensuite, porte sur le règlement des différends. On mesure, dans ce domaine également, à quel point l’état d’esprit a changé. Il faut laisser une place plus grande à l’arbitrage ; le plan propose de généraliser le recours aux procédures d’arbitrage pour régler les conflits bilatéraux, qui sont très nombreux. Ce volet du travail de l’OCDE est aussi essentiel et mérite d’être soutenu.

S’agissant des assiettes fiscales, l’harmonisation complète me semble relever de l’utopie. En revanche, un travail d’harmonisation partielle, accompagné d’un travail de plus longue haleine, peut être réalisé dans le cadre de l’OCDE, qui a le mérite de la souplesse. Mettre de la rigidité là où il faut de la souplesse nous mènera à l’échec et, j’y insiste, j’ai le sentiment que les progrès ont été fulgurants au cours des trois dernières années, grâce au travail de l’OCDE.

L’action 15, enfin, concerne un sujet qui nous importe beaucoup, madame la secrétaire d’État. Il s’agit de l’élaboration d’un instrument multilatéral, sur la base duquel une révision globale des conventions fiscales pourrait être envisagée.

Pour nous, parlementaires, les conventions internationales semblent toujours former un seul bloc. D’ailleurs, nous les votons la plupart du temps de manière automatique, sans pouvoir ni les amender, ni les discuter, ni les réviser : nous avons seulement le choix entre voter contre, voter pour ou nous abstenir.

C’est ainsi que nous nous sommes retrouvés – j’en ai parlé à de très nombreuses reprises, en 2012, 2013, 2014, notamment lors d’un débat également demandé par le groupe communiste républicain et citoyen sur l’efficacité des conventions fiscales internationales – avec cette fameuse convention avec le Qatar, qui fait de la France un paradis fiscal ! À un moment donné, parce que les circonstances ont changé, parce que l’heure n’est plus à cela et pour toute une série d’autres raisons, il faut peut-être que nous puissions remettre sur le métier cette convention purement et simplement scandaleuse. Nous avons été nombreux à le souligner.

Le cadre multilatéral que l’OCDE est en train d’élaborer est manifestement un outil innovant, qui impliquera tout de même un certain travail. Le fait de pouvoir réviser les conventions fiscales nous sera, me semble-t-il, utile dans un avenir proche, comme plus lointain, du fait de l’évolution des circonstances générales déterminant nos situations.

J’aimerais aussi insister sur deux points.

Le premier point concerne le réseau des parlementaires.

Comme on le dit chez moi, dans ma Normandie, nous arrivons à la fumée des cierges ! J’entends par là que nous intervenons quand les conventions sont discutées, pour les approuver, ou quand il faut discuter des projets de loi de finances, examen nous laissant, surtout au Sénat, une marge de manœuvre relativement réduite.

C’est pourquoi Éric Bocquet et moi-même avions proposé au président Jean-Pierre Bel, puis au président Gérard Larcher de créer au sein de cette maison une structure permanente, une délégation à la fraude et à l’évasion fiscales, qui, évidemment, ne ferait pas concurrence à notre éminente commission des finances, mais pourrait suivre tous ces sujets. En effet, les questions pullulent, à l’échelon national, européen et international, au point que nous finissons par ne plus suivre, en tout cas pas dans un cadre strict. Très harmonieusement, les deux présidents nous ont refusé la possibilité de créer cette structure.

Toutefois, l’OCDE met actuellement en place un réseau de parlementaires. Il est de notre responsabilité, d’après moi, de demander à être plus associés au travail que l’organisation mène sur ces questions. Il faut institutionnaliser les séminaires parlementaires et faire en sorte que chaque groupe politique désigne des représentants pour suivre ces travaux. Le sujet mérite un tel effort !

Le second point a trait au réseau des inspecteurs des impôts sans frontière, thème non dénué d’intérêt que l’OCDE vient de traiter. Cette innovation est même franchement intéressante. Que manque-t-il en règle générale ? De la volonté, d’abord, de la technique, ensuite ! Sans talent, toute volonté n’est qu’une sale manie !

En formant des inspecteurs des impôts, notamment dans les pays en voie de développement, tout en harmonisant les prix de transfert et en arrangeant ou révisant les conventions internationales, nous pourrions rééquilibrer une fiscalité qui s’opère généralement toujours au détriment des mêmes : ceux qui sont en phase de développement, qui affrontent des problèmes économiques, qui ont des migrants ou qui connaissent des crises ingérables du fait même des ponctions opérées par d’autres sur leur fiscalité.

Oui, mes chers collègues, il faut continuer à travailler, mais peut-être pas dans le cadre d’une convention internationale. Pour autant, en parler une fois de plus n’est jamais en parler une fois de trop ! Par conséquent, je remercie le groupe communiste républicain et citoyen de son intervention et de sa demande. Il peut compter sur mon soutien s’agissant de ces questions. (Applaudissements sur les travées du RDSE, du groupe socialiste et républicain et du groupe CRC.)