Mme la présidente. La parole est à M. Jean-François Longeot, en remplacement de M. Claude Kern. (Applaudissements sur les travées du groupe Union Centriste.)

M. Jean-François Longeot, en remplacement de M. Claude Kern. Madame la présidente, madame la ministre, monsieur le président de la commission spéciale, mesdames, messieurs les rapporteurs, mes chers collègues, je vous prie, tout d’abord, de bien vouloir excuser Claude Kern, qui devait s’exprimer sur ce texte en tant que membre de la commission spéciale.

Dans moins de cinq mois maintenant, le Royaume-Uni ne sera plus membre de l’Union européenne. C’est une réalité à laquelle nous avons encore, parfois, du mal à faire face, et le groupe Union Centriste, que j’ai l’honneur de représenter, particulièrement attaché à la construction européenne, ne s’y résout pas de gaîté de cœur. Il faut bien, malgré tout, s’y résoudre, et tâcher de prendre des mesures qui préservent au mieux les intérêts de notre pays et de l’Union.

L’objet du projet de loi que nous examinons aujourd’hui est de permettre au Gouvernement de prendre, par ordonnances, des dispositions tant structurelles que d’urgence visant à adapter notre pays aux conséquences du retrait britannique.

A priori, le Parlement n’est évidemment pas favorable, ou alors très rarement, au recours aux ordonnances. Or il est ici de l’impérieuse nécessité que certains aspects essentiels soient anticipés, et les délais impartis nous paraissent justifier cette procédure.

Parmi les multiples conséquences du Brexit se pose la question de l’avenir du « passeport européen » pour les établissements financiers. Après le retrait du Royaume-Uni, les établissements financiers britanniques vont en effet perdre leur « passeport financier européen ». Il ne leur sera donc plus possible de bénéficier de la procédure de « passeportage » concernant les prestations de service, qui prendront fin.

Dans ce contexte, le Royaume-Uni élabore actuellement un projet de régime temporaire, qui pourrait permettre à certaines entités bénéficient du passeport européen de se prévaloir, pour certaines activités, d’un régime ne nécessitant pas d’agrément nouveau. Pour l’instant, il n’existe toutefois pas de proposition similaire pour l’Union européenne, qui attend le résultat des négociations pour statuer, même si d’autres possibilités pourraient être envisagées, au regard des textes existants, pour que le Royaume-Uni puisse exercer dans l’Union européenne. Tout dépendra bien évidemment du résultat des négociations en cours.

Cela impose, pour les contrats en cours, un transfert vers des entités relevant du droit européen, avec les incertitudes liées à une mise en œuvre pratique, surtout quand on connaît les subtilités juridiques françaises concernant les notions de novations et de cession de contrat.

L’incontournable réalité pratique est que le temps court et qu’il convient se préparer au pire des scénarios : l’impossibilité de poursuivre les relations financières existantes.

Au-delà de la problématique financière, j’insiste sur le fait que le Brexit risque d’entraîner une forte désorganisation économique, dont les conséquences seront notamment visibles dans la région du Grand Est et, partant, dans la collectivité d’Alsace. La sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne aura en effet un très fort impact sur les entreprises de la région, alors même qu’elles ont exporté outre-Manche pour près de 5 milliards d’euros de marchandises, soit 13,6 % du total des exportations.

Si les gros opérateurs de commerce ont pris les devants, cette situation reste problématique et fastidieuse pour les PME, notamment dans les domaines agroalimentaire et viticole. Ces entreprises ne sont pas forcément rompues aux règles de l’Organisation mondiale du commerce, l’OMC, qui s’appliqueraient au cas où le Royaume-Uni deviendrait un pays tiers, sans autre cadre juridique préalablement négocié.

Les élus du groupe Union Centriste restent très attentifs à l’évolution des négociations en cours entre Londres et Bruxelles. Si nous gardons espoir quant à la conclusion d’un accord, nous souhaitons que toutes les mesures nécessaires soient prises pour faire face à ces diverses éventualités.

C’est pourquoi nous voterons ce texte, en demeurant vigilants quant à la mise en œuvre des ordonnances qu’il prévoit, dans le respect des compétences du Gouvernement et du Parlement. (Applaudissements sur les travées du groupe Union Centriste et sur des travées du groupe Les Républicains. – MM. Jean-Pierre Corbisez et Jean-Noël Guérini applaudissent également.)

M. Jean Bizet. Très bien !

Mme la présidente. La parole est à Mme Colette Mélot.

Mme Colette Mélot. Madame la présidente, madame la ministre, monsieur le président de la commission spéciale, monsieur le rapporteur, mes chers collègues, « le Brexit signifie le Brexit. » Cette citation de la Première ministre Theresa May a été maintes fois répétée et maintes fois moquée ; elle contient pourtant une part de vérité. Quoi qu’il arrive, le Royaume-Uni ne sera plus un État membre de l’Union européenne le 30 mars 2019, c’est-à-dire demain.

Bien que l’actualité récente nous apporte un peu d’espoir, avec la perspective d’un accord sur la frontière irlandaise, nous ne devons pas nous voiler la face : l’hypothèse d’un hard Brexit, ou Brexit dur, existe et n’est plus improbable.

Mes chers collègues, qu’est-ce qu’un Brexit dur ? C’est d’abord un aveu d’impuissance et un échec de la diplomatie. Malgré les efforts et les qualités de négociateur que déploie Michel Barnier, et que je souhaite souligner ici, un Brexit sans accord marquerait la victoire de la division et de l’entêtement entre deux amis, entre deux partenaires. Nous ne pouvons concevoir cette issue, tant il nous semble que l’avenir du Royaume-Uni est lié de façon inaltérable à l’Union européenne.

Nous ne pouvons imaginer qu’un ancien membre de l’Union, un pivot historique du concert européen, un allié essentiel de la France soit traité comme n’importe quel État tiers ; ce n’est pas dans l’intérêt du Royaume-Uni, ce n’est pas dans l’intérêt de l’Union européenne, ce n’est pas dans l’intérêt de la France. N’oublions pas que nous sommes en train de perdre la deuxième économie d’Europe, alors que nous sommes confrontés à une situation mondiale des plus dangereuses.

Un Brexit sans accord est également une menace majeure pour les intérêts de nos compatriotes expatriés. La communauté française est nombreuse au Royaume-Uni : elle compte plus de 300 000 personnes, parmi lesquelles nombre d’étudiants et de jeunes travailleurs. Ce projet de loi a pour objet de préserver leurs intérêts, en traitant de leurs droits sociaux et de la reconnaissance des qualifications entre nos deux pays.

Comment imaginer qu’un étudiant français Erasmus ou, demain, un jeune Français étudiant à Oxford puisse se voir refuser son diplôme en France ?

À cet égard, je salue l’action de notre commission spéciale, qui a prévu d’inclure dans l’habilitation les diplômes et qualifications professionnelles complémentaires, même si les formations débutent après le retrait du Royaume-Uni de l’Union européenne.

M. Ladislas Poniatowski, rapporteur. Exact !

Mme Colette Mélot. Enfin, un Brexit dur est une menace pour nos intérêts économiques et sécuritaires.

Le Royaume-Uni fait partie de nos dix principaux partenaires commerciaux, et il est l’un des rares pays développés avec qui nous ayons encore un excédent commercial.

La place financière de Londres est toujours un acteur incontournable dans le financement de l’Union européenne et de la zone euro. Nous devons préserver une relation économique étroite et réciproque entre nos deux pays, dans tous les domaines. Pour ce qui concerne les échanges financiers, il faudra trouver un régime satisfaisant pour remplacer le fameux passeport financier.

Il faudra également trouver des solutions viables pour nos pêcheurs du nord, dont l’activité dépend, pour une bonne part, des eaux britanniques.

De plus, il faudra trouver une réponse pérenne à la question des échanges via le tunnel sous la Manche.

Ce projet de loi d’habilitation nous permettra de répondre à ces questions dans l’urgence d’un no deal. Mais la France devra œuvrer avec ses partenaires européens pour trouver des solutions communes et pérennes.

Ce projet de loi aborde, enfin, le transport de matériels de guerre. Étant donné notre coopération étroite en matière de défense et l’imbrication de nos industries dans ce domaine, il est fondamental que ce sujet soit traité de façon claire et robuste.

Le Royaume-Uni est et restera un partenaire indispensable de la France et de l’Europe en matière de défense et d’armement. Cette coopération politique étroite ne doit pas achopper sur des détails techniques.

Les membres du groupe Les Indépendants – République et Territoire espèrent que le Gouvernement n’aura pas à prendre les ordonnances dont nous débattons. Elles signifieraient l’échec du compromis et de la négociation. Elles signifieraient la mise en œuvre d’un régime d’expédients et de rustines, en lieu et place d’un accord solide et pérenne. Elles signifieraient enfin une cassure irrémédiable, que nous ne souhaitons pas, avec le Royaume-Uni, un grand pays, partenaire historique de la France et de l’Europe.

Nous voterons bien entendu en faveur de ce texte, sous réserve des conclusions de la discussion qui va suivre.

La commission spéciale a travaillé de manière consensuelle. Monsieur le rapporteur, cher Ladislas Poniatowski, je vous rappelle simplement que j’y ai représenté le groupe Les Indépendants – République et Territoires : vous avez oublié de le mentionner parmi les différents groupes politiques que vous avez énumérés…

M. Alain Richard. Voilà qui est impardonnable ! (Sourires.)

M. Ladislas Poniatowski, rapporteur. C’est exact, madame Mélot, et je m’en excuse !

M. Jean Bizet. Ainsi, l’oubli est réparé ! (Nouveaux sourires.)

Mme Colette Mélot. Enfin, à Michel Barnier et à vous-même, madame la ministre, nous adressons tous nos vœux de succès pour les prochaines semaines, lesquelles seront décisives pour l’avenir du Royaume-Uni, de l’Europe et de la France ! (Applaudissements sur les travées du groupe Union Centriste. – M. Alain Richard applaudit également.)

M. Jean Bizet. Très bien !

Mme la présidente. La parole est à M. Richard Yung.

M. Richard Yung. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, nous arrivons aux dernières semaines de négociations relatives au Brexit, et il s’agit là d’un moment difficile : nous n’avons pas de vision très claire quant à la manière dont avancent les différents dossiers.

Dans la presse britannique, M. Raab certifie que l’on est presque arrivé à un accord sur tous les sujets les plus difficiles. (Mme la ministre fait un signe de dénégation.) Mais, dans d’autres journaux, M. Barnier émet certaines réserves quant aux propos des ministres anglais. Voilà pourquoi il est assez difficile d’avoir une vision claire de la situation et, au fond, c’est assez normal, à quelques semaines de la clôture des pourparlers.

En dépit de cette situation, notre commission spéciale s’est efforcée de travailler sur le fond en analysant les différents problèmes. À mon tour, je remercie M. le président et M. le rapporteur de nous avoir guidés sur ces chemins difficiles.

Notre responsabilité est grande, compte tenu des divisions et des doutes dont le projet européen fait l’objet en général, que ce soit en France ou dans d’autres pays. Mais nous devons rester fermes et continuer de l’affirmer : dans le monde tel qu’il est, aucune solution ne peut être substituée au projet européen. Nous n’en cherchons pas moins un accord.

Je saisis cette occasion pour saluer, comme l’ont fait tous les orateurs, le travail mené par Michel Barnier, qui a pleinement joué son rôle dans le cadre des négociations. Il a, en particulier, réussi à maintenir l’unité des Vingt-Sept.

M. Ladislas Poniatowski, rapporteur. Absolument !

M. Richard Yung. Nous savons quelle a été, au XVIIIe et au XIXe siècle, la politique britannique sur le continent – on peut invoquer, entre autres, la mémoire de William Pitt. Pendant toute cette période, la Grande-Bretagne s’est efforcée de diviser les nations européennes. Elle excelle encore dans cet exercice, mais M. Barnier, son équipe et, avec eux, nos chefs de gouvernement sont parvenus à faire face.

Notre priorité doit demeurer la préservation des intérêts des citoyens européens et de nos entreprises européennes. Veillons à ne pas brader l’intégrité du marché unique, la libre circulation des personnes, des marchandises et des capitaux. Les Anglais ont eu beaucoup de mal à le comprendre, puis à l’assimiler. Bien sûr, le transfert, à notre profit, de quelques milliers d’emplois de la City serait le bienvenu, mais là n’est pas le cœur du débat.

Les incertitudes autour d’un futur accord de retrait sont amplifiées par les divisions politiques régnant entre les partis britanniques et, surtout, en leur sein, ainsi que par la faiblesse politique de la Première ministre. Elles demeurent telles que nous devons prendre en considération l’hypothèse d’un échec de la négociation. C’est pourquoi nous sommes réunis ici, afin de débattre d’un projet de loi d’habilitation.

Les négociations sur l’accord de retrait se poursuivent, et pour cause, le Conseil européen des 18 et 19 octobre dernier n’a pas permis de s’accorder définitivement sur les derniers points d’accroche, qui ont toute leur importance.

Je pense, en particulier, à la frontière irlandaise, que l’on a du mal à visualiser. Va-t-on installer des postes de douane flottants entre l’Angleterre et l’Irlande du Nord ? Ou bien cette frontière sera-t-elle tracée entre la République d’Irlande et l’Irlande elle-même ? On peine à comprendre. On parle toujours du backstop ; je vous avoue que, pour ma part, je n’ai toujours pas saisi ce dont il s’agissait… Mais peut-être le sujet viendra-t-il en discussion plus tard.

Il est urgent de prendre les dispositions nécessaires pour tirer les conséquences d’une sortie, avec ou sans accord, ratifiée ou non par le Parlement britannique et le Parlement européen. Nous devons donc être pragmatiques : d’où le choix des ordonnances, que nous soutenons.

L’ensemble de ces considérations est pris en compte dans le présent texte, qui nous permettra de réagir rapidement, tout en nous concertant étroitement avec la Commission européenne.

À mon sens, il est important que la France coordonne son action avec les vingt-six autres pays de l’Union. Le cas échéant, il faudra être à même de mener conjointement un travail sur les différents sujets évoqués : tout d’abord, la situation des Français et, plus largement, des Européens au Royaume-Uni ; ensuite, la situation des Britanniques sur le continent ; enfin, la libre circulation des personnes et des marchandises.

Nous devons prendre en compte tous ces éléments. J’y insiste, nous soutenons, en la matière, le recours aux ordonnances, même si – les précédents orateurs l’ont relevé – cette méthode n’est pas celle que préfèrent les parlementaires. Bien sûr, nous devons nous assurer que nous ne serons pas lésés, mais nous espérons que le Parlement votera le présent texte.

Dans quelques instants, nous allons examiner divers amendements que le Gouvernement a, sauf erreur de ma part, déposés ce matin. Mais, sous réserve des dispositions dont il s’agit, les élus de notre groupe voteront ce projet de loi ! (Applaudissements sur les travées du groupe La République En Marche. – Mme Maryse Carrère et M. Olivier Cadic applaudissent également.)

Mme la présidente. La parole est à M. Éric Bocquet.

M. Éric Bocquet. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, le 30 mars 2019, le Royaume-Uni quittera l’Union européenne et deviendra donc un pays tiers.

On l’a déjà rappelé : quel que soit le scénario envisagé, ce changement aura des impacts importants pour les entreprises, les administrations et les citoyens européens et britanniques. En effet, comme le souligne le rapport, les exportations vers le Royaume-Uni représentent 3 % de notre PIB. Environ 30 000 entreprises françaises exportent des marchandises ou des services vers la Grande-Bretagne, et 4 millions de Britanniques se rendent chaque année sur notre territoire.

Au-delà des questions techniques et juridiques qu’il soulève, le Brexit est une première dans l’histoire européenne. Et comme l’a très bien identifié le groupe de suivi du Sénat, l’Union européenne doit aujourd’hui gérer une procédure de retrait en deux étapes, qu’elle n’a ni choisie ni décidée.

Séisme politique et juridique, le Brexit interroge le concept même d’une « union sans cesse plus étroite » entre les peuples de l’Europe longtemps construite sans les peuples, parfois même contre eux – je pense notamment aux Grecs. Ainsi, au cours des vingt dernières années, la plupart des référendums portant sur la construction européenne se sont soldés par des résultats négatifs, sans que la marche en avant du projet européen soit pour autant remise en question ou revisitée.

C’est dans ce contexte que nous pouvons aborder le retrait du Royaume-Uni, puissance politique, économique et militaire de premier plan, qui jouissait déjà d’un statut extrêmement dérogatoire par rapport aux autres États membres.

M. Éric Bocquet. Ce qui frappe, à l’issue des différentes auditions menées par la commission spéciale, c’est que les Britanniques semblent bien mieux préparés à la sortie que ne le sont les autres États membres.

M. Darmanin, ministre de l’action et des comptes publics, l’a souligné lors de son audition : aujourd’hui encore, peu de gens croient au Brexit. À ce titre, les auteurs du rapport regrettent une préparation tardive « des administrations et de la mise en adéquation des moyens budgétaires [qui] doivent aller de pair avec des actions de sensibilisation des acteurs intéressés aux conséquences du Brexit ».

En effet, alors que les problématiques sont énormes et diverses, il semble que l’Union européenne et les États membres ont préféré jouer la carte d’une remise en cause du Brexit, plutôt que celle de la négociation d’une sortie ordonnée du Royaume-Uni. À cet égard, la question irlandaise est tout à fait frappante.

Il ne s’agit pas de minimiser les enjeux liés aux nouvelles frontières extérieures de l’Union européenne, qu’il s’agisse de la cohérence générale ou de protection du marché unique. Toutefois, l’impression que les deux parties, Royaume-Uni et Union européenne, ont quelque peu instrumentalisé l’Ulster, afin de faire pression sur les négociations, ne peut être balayée d’un revers de la main. Or cette question irlandaise est essentielle, historiquement, politiquement et économiquement.

Le retour à une frontière physique « dure » est impossible. Les Irlandais ne reviendront pas sur les accords du Vendredi saint, qui, en 1998, ont mis fin à des décennies de conflits et de violences. Pour eux, il n’y aura pas d’accord de retrait sans statu quo quant aux relations entre l’Ulster et la République d’Irlande, aujourd’hui normalisées.

L’idée d’une frontière au milieu de la mer d’Irlande, pour maintenir artificiellement l’Ulster dans la zone Europe, est tout à fait inacceptable pour la Grande-Bretagne et l’Irlande, toute forme d’annexion de l’Ulster constituant un grave danger pour l’intégrité du Royaume-Uni.

Nous devons veiller à ce que ni notre diplomatie ni la diplomatie européenne ne jouent la division en donnant la priorité à l’Irlande contre le Royaume-Uni. Comme l’a relevé le groupe de suivi dans son rapport de juillet dernier, l’Union européenne ne doit pas spéculer sur les dissensions internes au Royaume-Uni.

Où en sommes-nous aujourd’hui ? Alors que, la semaine dernière, les négociations semblaient être dans l’impasse, alors que l’hypothèse d’un Brexit sans accord était de plus en plus plausible, le secrétaire d’État britannique chargé du Brexit a estimé, dans une lettre adressée aux parlementaires, qu’un accord sur la sortie de l’Union européenne pouvait être scellé d’ici au 21 novembre prochain. Il a même affirmé que l’accord de retrait était désormais réglé à 95 %.

Comme l’a souligné le Conseil européen de juillet 2018, un retrait du Royaume-Uni sans accord nécessiterait l’adoption, par l’Union comme par les États membres, dans leur champ de compétences, de mesures de contingence.

C’est dans ce contexte mouvant et incertain que nous sommes appelés aujourd’hui à nous prononcer sur la demande d’habilitation formulée par le Gouvernement en vue de combler le vide juridique que provoquerait un Brexit sans accord.

Ce projet de loi d’habilitation, au champ d’application extrêmement large et au contenu particulièrement flou – plusieurs orateurs l’ont rappelé, comme l’avait souligné le Conseil d’État dans son avis –, a pour objet la situation des Français installés au Royaume-Uni et des Britanniques installés chez nous, la gestion des flux de personnes et de marchandises et l’aménagement, en urgence, des lignes ferroviaires, des ports et des aéroports français.

Nous approuvons les conclusions de M. le rapporteur. La législation par voie d’ordonnances n’est pas une bonne méthode, et, dans ce cas précis, le Gouvernement demande quasiment un blanc-seing au Parlement. C’est pourquoi nous saluons les modifications, visant à clarifier et à encadrer le champ de l’habilitation, qui ont été tentées ou opérées par la commission spéciale.

En effet, ce qui importe aujourd’hui, dans les délais extrêmement restreints avec lesquels nous devons composer, c’est que notre pays soit en mesure de répondre rapidement, non seulement aux conséquences d’un no deal – c’est l’objet des deux premiers articles du projet de loi –, mais aussi aux conséquences concrètes du Brexit, pour ce qui concerne les infrastructures et, plus largement, les questions logistiques. Il s’agit, tout particulièrement, du rétablissement des contrôles douaniers : c’est l’objet de l’article 3 du projet de loi.

Certes, nous comprenons l’exigence de flexibilité qu’exprime le Gouvernement face à une situation exceptionnelle, mais les sénateurs du groupe CRCE resteront extrêmement vigilants, en particulier au sujet des mesures prises sur le fondement de l’article 3, qui permet au Gouvernement de déroger au droit commun en matière d’aménagements de travaux et d’aménagements rendus nécessaires par le Brexit.

Pour ce qui nous concerne, nous opterons pour l’abstention. (Mme Michelle Gréaume applaudit.)

Mme la présidente. La parole est à M. Didier Marie.

M. Didier Marie. Madame la présidente, madame la ministre, monsieur le président de la commission spéciale, monsieur le rapporteur, chers collègues, les relations que la France entretient avec le Royaume-Uni sont anciennes, et elles sont bien plus fortes qu’avec beaucoup d’autres États européens.

La Grande-Bretagne est un allié historique. C’est aussi l’un de nos principaux partenaires économiques. Ces chiffres ont été rappelés : 30 000 entreprises françaises y exportent l’équivalent de 3 % de notre PIB.

Il s’agit également d’une histoire humaine : près de 200 000 Britanniques vivent en France, et plus de 300 000 Français se sont installés chez notre voisin.

Le 23 juin 2016, nos amis britanniques ont décidé de quitter l’Union européenne. On peut le regretter, mais nous devons respecter ce choix souverain, que le gouvernement de Mme May a légitimement traduit en activant l’article 50 du traité sur l’Union européenne. En conséquence, le 30 mars 2019, sauf si les vingt-sept États membres décident, à l’unanimité, de fixer une date ultérieure, ce qui paraît fort peu probable, la Grande-Bretagne deviendra un pays tiers.

En l’état, la plus grande incertitude demeure quant à un accord de retrait négocié, d’autant qu’il devra être approuvé tant par le Parlement européen que par le Parlement britannique, au sein duquel la Première ministre peine à trouver une majorité, quelle que soit l’option qu’elle proposerait.

Bien sûr, nous saluons l’action de Michel Barnier, qui conduit avec diplomatie et fermeté les discussions au nom de l’Union européenne. À ce jour, les négociateurs disent s’être mis d’accord sur 90 % à 95 % des sujets. Reste cependant un point de blocage : la frontière irlandaise. De nouvelles propositions ont été faites à la Grande-Bretagne pour dépasser cette difficulté.

M. Dominic Raab, secrétaire d’État à la sortie de l’Union européenne, se veut, quant à lui, optimiste. Comme M. Bocquet l’a relevé, il estime un accord possible avant le 21 novembre prochain.

Malheureusement, le compte à rebours est lancé, et l’hypothèse d’un no deal semble de plus en plus probable.

Je le dis à l’intention de Mme Kauffmann et, plus largement, à toutes celles et tous ceux qui n’envisagent pas cette perspective : le no deal, ce sont, du jour au lendemain, des trains, des bateaux, des avions qui ne circulent plus.

Ce sont des ressortissants britanniques et français à cheval sur les deux pays, qui se trouvent dans une situation juridique incertaine et qui voient leurs droits à circuler, séjourner et travailler remis en cause. Ce sont aussi des entreprises dont les exportations sont entravées, des embouteillages monstres à l’entrée du tunnel sous la Manche, notamment pour le 1,6 million de camions qui l’empruntent chaque année. Ce sont des contraintes techniques considérables pour les ports qui voient transiter 3,6 millions de camions par an. C’est la restauration des droits de douane et des contrôles phytosanitaires. C’est la délivrance de visas pour les 4 millions de Britanniques qui viennent en France chaque année. Bref, c’est le chaos !

Face à ces nombreuses menaces, face au risque qu’il n’y ait pas de période de transition, nous ne pouvons que souscrire à la demande d’habilitation émise par le Gouvernement. Il s’agit de préparer cette échéance par voie d’ordonnances, pour en atténuer les effets, dissiper les craintes des personnes concernées et fluidifier nos échanges autant que possible. Des mesures urgentes et temporaires doivent bel et bien être adoptées.

Madame la ministre, vous le savez, le Parlement n’apprécie guère les ordonnances, et il y en a déjà eu beaucoup depuis le début de ce quinquennat. De plus, en refusant de publier l’avis du Conseil d’État, vous avez alarmé les sénatrices et sénateurs membres de la commission spéciale. Y aurait-il quelque chose à cacher ?

Nous entendons vos arguments : vous ne souhaitez pas révéler trop précisément vos intentions. Au contraire, vous entendez conserver de la flexibilité, vous assurer de la réciprocité des mesures, voir comment réagissent les autres États membres.

Toutefois, comme on le dit chez moi – vous connaissez sans doute ce proverbe –, « quand c’est flou, il y a un loup »… (Sourires. – M. Jackie Pierre sexclame.) C’est ce que le Conseil d’État traduit, en termes plus policés, en soulignant que le périmètre du projet de loi est trop large et que la portée des mesures reste imprécise.

En ce sens, nous nous félicitons des travaux de la commission spéciale, qui a apporté un degré de précision supplémentaire à l’habilitation et au périmètre des ordonnances. À cet égard, je tiens à remercier notre rapporteur du travail qu’il a mené et de l’avis consensuel qu’il a permis d’obtenir au sein de notre commission.

Madame la ministre, nous voterons ce texte, moyennant quelques amendements, mais nous demandons solennellement que, au sein du Sénat, le groupe de suivi sur le retrait du Royaume-Uni et la refondation de l’Union européenne soit informé et consulté tout au long de l’élaboration de ces ordonnances, puis associé au suivi de leur mise en œuvre.

Dans le même esprit, nous soutenons l’amendement du rapporteur tendant à réduire de six à trois mois les délais de ratification de ces ordonnances, de sorte que le Parlement soit pleinement associé.

Que le Brexit soit hard ou soft, il sera douloureux, y compris pour la France. Plusieurs questions majeures vont se poser pour nos concitoyens. Imagine-t-on une politique des visas entre la France et le Royaume-Uni ? Quels droits sociaux, quelle affiliation au régime de protection sociale et quels accès aux professions accorder aux Français présents au Royaume-Uni et, inversement, aux Britanniques vivant en France ?

Il est important de garantir une continuité des droits pour nos concitoyens, tout comme pour les sujets de Sa Majesté. Aussi le Gouvernement doit-il s’assurer, par ces ordonnances, des principes de réciprocité et de proportionnalité, ainsi que du respect des droits fondamentaux et des libertés constitutionnelles.

Des questions cruciales vont également se poser de manière brutale à nos entreprises. Ces dernières vont devoir se réorganiser. Certaines d’entre elles seront dans l’obligation de se restructurer, voire de licencier. Elles vont devoir rapatrier des activités et investir.

Je pense notamment à la filière automobile, pour avoir rencontré, récemment, le patron d’une PME de ce secteur. La Grande-Bretagne exporte chaque année un million de véhicules dont les pièces détachées viennent en grande partie du continent. Comment les PME qui alimentent les entreprises automobiles britanniques vont-elles s’y prendre pour satisfaire leurs exigences d’approvisionnement, quand on sait que ces grandes sociétés fonctionnent avec deux jours de stocks ?

Pour bon nombre d’activités, c’est en heures, voire en minutes, que la production se joue. Dès lors, quelles seront les conséquences des files d’attente et des contrôles sur leur compétitivité ?