M. Loïc Hervé. Nous aussi !

Mme Nicole Belloubet, garde des sceaux. Avant même la première lecture, j’avais fait part à M. le président de la commission des lois et à MM. les rapporteurs de ma volonté en ce sens. Les choix que vous avez alors exprimés et que vous avez réaffirmés depuis font que les conditions n’ont pas été réunies pour que cela soit possible.

C’est ainsi. Le Gouvernement en prend acte et, comme les positions de chacun sont désormais claires, il ne déposera pas d’amendements pour revenir aux dispositions adoptées par l’Assemblée nationale qui ont recueilli son accord.

Cela nous éloigne, certes, pour un temps, mais je sais qu’à terme nous nous retrouverons pour que la justice puisse, en France, être mieux rendue au seul bénéfice des justiciables. (Applaudissements sur les travées du groupe La République En Marche. – Mme Évelyne Perrot et M. Philippe Bonnecarrère applaudissent également.)

Mme la présidente. La parole est à M. le rapporteur. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains. – Mme Sophie Joissains et M. Alain Fouché applaudissent également.)

M. François-Noël Buffet, rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et dadministration générale. Madame le président, madame le ministre, mes chers collègues, au nom d’Yves Détraigne et en mon nom ès qualités de rapporteur de la commission des lois, nous avons dix minutes pour vous rappeler rapidement la situation.

Madame le ministre, je dois vous le dire très directement, les yeux dans les yeux, vous avez indiqué voilà un instant à la Haute Assemblée que votre analyse était rigoureuse – évidemment ! – mais que la nôtre était plutôt le résultat d’une politique de slogans. Eh bien, sachez-le, je vous exprime mon désaccord le plus profond sur ce point ! Notre analyse a été rigoureuse, quoique différente de la vôtre ! (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains et sur des travées du groupe Union Centriste. – Mme Maryse Carrère, ainsi que MM. Jean-Pierre Sueur et Jacques Bigot applaudissent également.)

Je vous remercie, de ce point de vue, de bien vouloir respecter le travail de l’ensemble des collègues sur l’ensemble de ces travées, qui ont voulu appréhender votre texte à la lumière du rapport établi par M. Philippe Bas en avril 2017, avec d’autres corapporteurs, et à la lumière du travail approfondi fait à l’occasion d’une proposition loi que nous avions présenté ici en octobre 2017.

Nous pouvons tout entendre, mais – je vous le dis très librement – nous ne pouvons pas tout accepter.

Nous avons une vision différente de la vôtre, madame le ministre. Nous pensons qu’il existe des besoins budgétaires supplémentaires : notre justice a besoin d’être totalement remise à niveau, si vous me permettez cette expression.

Nous pensons que des places de prison doivent être créées, dans un délai rapide, pour retrouver l’encellulement individuel et permettre une gestion pénitentiaire correcte. D’autres mesures pénales que nous avons voulues y contribueraient également : nous avons souhaité permettre au tribunal correctionnel de choisir librement parmi toute une palette de sanctions adaptées, afin que la sanction soit efficace.

Nous l’avons fait figurer dans notre texte ; nous avons même été très novateurs, considérant dans l’ensemble que la prison n’était pas la seule solution. Nous l’avons dit et écrit ! Dès lors, ne faites pas dire, à cette tribune, que le Sénat ne s’est pas inscrit dans cette logique : les articles du projet de loi qui sortent de cette maison prouvent le contraire.

M. Bruno Sido. Très bien !

M. François-Noël Buffet, rapporteur. Nous voulons impérativement que la justice civile reste à la portée du justiciable. Nous ne refusons pas sa numérisation, nous approuvons les plateformes numériques, mais nous avons simplement demandé qu’elles soient certifiées, afin que les personnes qui utiliseront ce dispositif soient protégées. Vous nous l’avez refusé !

Nous ne refusons pas toute évolution. En matière de divorce pour faute, nous pensons simplement que la conciliation est utile, parce qu’il est nécessaire que les personnes qui se séparent douloureusement puissent au moins voir leur juge et régler devant lui quelques difficultés. Vous avez balayé cette approche, au motif qu’il y avait trop d’affaires et pas assez de temps !

Nous estimons que le règlement des pensions alimentaires relève non pas d’un directeur de la fonction publique, aussi brillant et intelligent soit-il, mais d’un juge. Voilà nos divergences !

Nous jugeons, certes, que les tribunaux d’instance et de grande instance peuvent être regroupés, mais cela ne peut se faire en vidant nos territoires d’un certain nombre de tribunaux. C’est la raison pour laquelle nous avons souhaité spécialiser les compétences des tribunaux d’instance et des chambres déléguées afin d’assurer cette présence territoriale.

Nous avons en revanche été absolument déterminés à supprimer de ce texte la spécialisation des tribunaux de grande instance. En effet, nous savons tous ici, de façon honnête et certaine, que cela signifiera, à terme, la disparition d’un certain nombre de TGI dans nos départements. Nous ne voulons pas de cette disparition, car la présence de la justice au service de nos concitoyens n’est pas uniquement un service public : elle participe aussi fortement à l’aménagement du territoire. Voilà où nous en sommes en matière civile.

Nous avons proposé des évolutions en matière de droit commercial ; vous les avez refusées, alors que tout le monde était d’accord !

Nous avons également proposé un certain nombre d’évolutions en matière pénale. Nous n’avons pas refusé les principes de cette réforme en la matière, nous avons même accepté l’expérimentation du tribunal criminel de première instance. En revanche, concernant les pouvoirs d’enquête renforcés du parquet, dont nous ne contestons pas le principe, nous avons décidé que l’avocat pourra, dans ce cadre, être informé d’une perquisition. Nous n’avons même pas demandé qu’il soit présent, nous avons simplement souhaité qu’il soit informé. Vous nous l’avez refusé !

Nous avons estimé que certaines procédures exorbitantes d’enquête, dont on peut comprendre la nécessité dans certains cas, devraient pouvoir s’appliquer quand la peine encourue est supérieure à cinq ans d’emprisonnement, plutôt que trois ans, comme vous le proposiez. En effet, on ne peut pas utiliser ces moyens exorbitants dans toutes les circonstances. Voilà ce que nous avons dit !

Nous désapprouvons par ailleurs le choix que vous avez fait d’une procédure quelque peu exotique, à délai différé. Un dossier non bouclé pendant l’enquête préliminaire pourrait être renvoyé devant le tribunal correctionnel, qui devrait en juger, après un délai minimum de deux mois. Or, pendant ce temps, un mandat de dépôt pourrait être prononcé contre la personne poursuivie, alors même que vous nous dites qu’il faut vider les prisons ! Nous ne sommes pas d’accord avec cette procédure. De deux choses l’une : soit le dossier est prêt, auquel cas il va au tribunal, soit il ne l’est pas, et une information judiciaire est ouverte. Si vous faites le choix inverse, faites-le, mais faites-le clairement !

Nous avons en revanche accepté – je l’ai déjà dit – le tribunal criminel de première instance. Faisons-en l’expérience, regardons si cela fonctionne ! Nous savons que des inquiétudes s’expriment, mais le Sénat a accepté d’avancer sur ces sujets.

Le Sénat s’est efforcé d’être le plus constructif possible, mais à chaque fois que nous avons proposé des sujets de débat dans cet hémicycle, le Gouvernement s’y est fermement opposé.

Lorsque nous avons évoqué la politique des mineurs et la réforme de l’ordonnance de 1945, vous nous avez rassurés : il y aura un texte ! Or vous avez demandé, à l’Assemblée nationale, une habilitation de légiférer dans ce domaine par voie d’ordonnance. Comment voulez-vous que nous l’acceptions ? Vous le justifiez en affirmant que vous voulez vous contraindre vous-mêmes. En quoi légiférer par voie d’ordonnance représenterait-il une contrainte ? Vous auriez pu déposer un projet de loi : nous l’aurions examiné avec beaucoup d’intérêt et de manière très constructive.

M. François-Noël Buffet, rapporteur. Il n’est pas acceptable, pour la Haute Assemblée, de ne pas pouvoir lire et examiner ces textes. Je vous le dis très librement, très simplement, très directement, mais aussi, madame, très sincèrement.

M. Jean-Pierre Sueur. Assurément !

M. François-Noël Buffet, rapporteur. J’ai également remarqué que, dans le texte qui nous est revenu de l’Assemblée nationale, les greffes des conseils de prud’hommes et ceux des tribunaux d’instance avaient été fusionnés à la demande du Gouvernement. Nous ne sommes pas d’accord avec cette fusion, qui ne figurait pas dans le texte initial. Les auditions que nous avons réalisées, notamment celles de greffiers, démontrent à l’évidence que ces fonctions sont incompatibles.

Ce n’est qu’un exemple parmi d’autres : vous avez également introduit à l’Assemblée nationale des mesures relatives aux procédures de tutelle. Peu à peu, par petites touches, vous avez modifié la législation sur les tutelles. Dieu sait que c’est un sujet sensible ! Nous avons pour notre part veillé, dans le texte, à permettre les évolutions, mais aussi à garantir les contrôles effectués par le juge, que vous souhaitiez à un moment écarter. Il s’agit du droit des personnes et, de surcroît, de celui des plus fragiles, que le Sénat a voulu protéger encore plus, tout en acceptant les évolutions.

Toutes les petites touches que vous avez ainsi apportées à l’Assemblée nationale ont considérablement modifié l’état du texte. En commission mixte paritaire, nos collègues députés membres de la majorité présidentielle nous ont déclaré qu’il n’y avait rien à discuter. Ce serait le texte du Gouvernement, seulement le texte du Gouvernement, rien que le texte du Gouvernement : fermez le ban, la messe est dite ! (Applaudissements sur des travées du groupe Les Républicains. – Mmes Brigitte Lherbier et Maryse Carrère applaudissent également.)

Ensuite, madame le ministre, vous êtes retournée à l’Assemblée nationale avec votre projet de loi. Vous avez rétabli le texte du Gouvernement et rajouté ce que je viens d’évoquer, sans que nous puissions le voir.

Le texte revenu au Sénat, il nous restait à déterminer une stratégie. Nous pouvions décider de le rejeter par une motion préjudicielle ; nous ne l’avons pas fait. Nous avons plutôt souhaité que le Sénat réaffirme ses positions.

La semaine dernière, lors de leur audition, les professions judiciaires – avocats, magistrats et greffiers, pour une fois à l’unisson – ont salué dans leur ensemble le travail accompli par le Sénat, lors de sa première lecture, et le texte sorti de cette maison.

Or, à l’issue de cette audition, madame le ministre, vous avez considéré, une fois de plus, que la messe était dite, qu’il n’y avait rien à dire et que vous ne changeriez rien. Vous êtes de nouveau montée à cette tribune, aujourd’hui, pour nous redire la même chose.

Madame le ministre, dans un monde qui bouge, dans une France qui doute, et alors que nos concitoyens vivent des situations difficiles, nous ne voyons pas ici les signes de l’apaisement. J’ai eu, dans le passé, à discuter avec d’autres ministres, avec des membres d’autres gouvernements, y compris récents ; on sentait chez eux une possibilité d’ouverture et de discussion. Nous ne l’avons pas sentie avec ce gouvernement sur ce projet de loi.

En conclusion de mon intervention, je voudrais redire que nous avons fait aujourd’hui le choix de conserver dans le texte les petites avancées que l’Assemblée nationale a retenues, sur une toute petite partie des avancées du Sénat. Gardons ce qui peut être gardé !

Nous avons en revanche décidé de rejeter tout ce qui a été rajouté à l’Assemblée nationale : la réforme de l’ordonnance de 1945, la fusion des greffes des conseils de prud’hommes et des tribunaux d’instance, ou encore les modifications que vous avez faites sur les tutelles.

Nous avons également décidé de réintroduire ce que nous avions jugé juste, à la fois en matière civile et en matière pénale, mesures que le Sénat a défendues et que j’ai évoquées au début de mon propos.

Nous avons enfin redit, très clairement, que les moyens budgétaires devraient être remis à niveau si l’on veut une ambition pour notre justice.

Voilà ce qu’a fait la commission des lois, la semaine dernière et encore ce matin. Voilà ce qu’elle souhaite, aujourd’hui, devant notre assemblée.

Yves Détraigne et moi-même restons convaincus, au nom de la commission des lois – j’espère que le Sénat nous suivra – que nous avons besoin de réformer ce grand ministère de la justice, qui est depuis de nombreuses années, malgré des investissements importants, le parent pauvre de l’administration, et qui a besoin d’être remis à très haut niveau.

Il y a un besoin d’organisation interne, de numérisation, bien évidemment, et de meilleure adaptation des procédures, mais cela se fera à l’unique condition que les justiciables y retrouvent leur compte et qu’ils puissent à tout moment rencontrer leur juge. Ainsi seulement, ceux qui doivent se défendre pourront le faire dans d’excellentes conditions. C’est le seul gage d’une justice acceptée, respectée, apaisante et garante du lien social absolument nécessaire dans notre pays qui est en train de souffrir de la douleur de la fraction. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains, du groupe Union Centriste, ainsi que sur des travées du groupe socialiste et républicain. – M. Pierre-Yves Collombat applaudit également.)

Mme Brigitte Lherbier. Bravo !

 
 
 
 
Dossier législatif : projet de loi de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice
Question préalable (interruption de la discussion)

Mme la présidente. Nous passons à la discussion de la motion tendant à opposer la question préalable.

Question préalable sur le projet de loi

Mme la présidente. Je suis saisie, par M. Masson, d’une motion n° 101.

Cette motion est ainsi rédigée :

En application de l’article 44, alinéa 3 du règlement, le Sénat décide qu’il n’y a pas lieu de poursuivre la délibération sur le projet de loi de programmation 2018–2022 et de réforme pour la justice (n° 288, 2018–2019).

Je rappelle que, en application de l’article 44, alinéa 8, du règlement du Sénat, ont seuls droit à la parole sur cette motion l’auteur de l’initiative ou son représentant, pour dix minutes, un orateur d’opinion contraire, pour dix minutes également, le président ou le rapporteur de la commission saisie au fond et le Gouvernement.

En outre, la parole peut être accordée pour explication de vote, pour une durée n’excédant pas deux minutes et demie, à un représentant de chaque groupe.

La parole est à M. Jean Louis Masson, pour la motion.

M. Jean Louis Masson. Madame le président, madame le ministre, mes chers collègues, je voudrais tout d’abord souligner que, si un certain nombre de problèmes sont évoqués dans le projet de loi qui nous est soumis, ce texte ne prend toutefois pas en compte le problème fondamental de la justice, à savoir l’insuffisance de ses moyens.

Certes, madame le ministre, vous n’êtes pas responsable de l’héritage que vous avez reçu, et qui s’est constitué, au moins, au fil des deux précédents mandats présidentiels. Cela dit, nous sommes face à cette situation, et c’est donc à vous que l’on s’adresse quand on doit proclamer que le système judiciaire actuel ne peut pas continuer ainsi.

Vous proposez un certain nombre de réformes, mais pour qu’une réforme puisse fonctionner, il faut un minimum de moyens ; or ces moyens ne sont pas présents. Il n’est pas possible que des juges n’aient pas de secrétaire pour taper les jugements, ou que des tribunaux n’aient même plus, à partir du mois de septembre, les moyens de payer des traducteurs ou des experts.

Il n’est pas acceptable que des juges d’instruction soient tellement surchargés que, pendant les deux ou trois ans où ils restent en poste quelque part, ils n’aient même pas le temps d’ouvrir certains dossiers. En matière pénale, ce sont les personnes poursuivies qui font les frais de ces carences. Très souvent, en trois ans, le juge d’instruction n’a pas le temps d’ouvrir le dossier de M. Dupont ou de Mme Durand, qui ne peuvent qu’attendre. Ensuite, si le juge d’instruction suivant ne va pas plus vite – parfois, cela prend un temps considérable –, pour éviter la prescription du dossier, on l’ouvre pendant une heure, pour faire un acte quelconque, et on le referme aussitôt.

Je crois, madame le garde des sceaux, que cette situation ne peut absolument pas se pérenniser. C’est un problème qu’il faut vraiment prendre à bras-le-corps. Or, malheureusement, vous faites comme tous ceux qui vous ont précédée : ce que je vous dis, je l’avais déjà dit à Mme Rachida Dati, qui n’a pas fait mieux que vous, si ce n’est pire.

M. Pierre-Yves Collombat. C’est difficile !

M. Jean Louis Masson. Le vrai problème, à ce niveau, est la nécessité de ne pas nous déterminer en fonction de critères politiques. Je fais un constat objectif. Il ne s’agit pas de voter pour les réformes de Mme Dati parce qu’on appartient à tel ou tel parti, ou contre celles de Mme Belloubet, parce qu’on n’appartient pas au même parti qu’elle.

Pour ma part, étant complètement indépendant, quand j’estime que certaines politiques qui nous sont proposées sont bonnes, je vote en leur faveur. Par exemple j’avais voté pour les propositions de M. Hollande instaurant l’interdiction du cumul des mandats, parce que je jugeais que c’était une bonne chose. En revanche, dans d’autres domaines, il m’arrive de voter exactement dans le sens contraire quand je ne suis pas d’accord.

La deuxième raison pour laquelle je défends cette motion tendant à opposer la question préalable est que cette affaire ressemble quelque peu à ce que nous avons vécu à l’occasion de la loi NOTRe. Que voulait-on faire par cette loi ? On a cru que d’énormes gains de productivité résulteraient de la création de grandes régions et de grandes intercommunalités et de la disparition de toute la gestion de proximité des collectivités territoriales.

De fait, madame le ministre, c’est un peu la même chose qui est à l’œuvre ici. Il ne faut en effet pas être dupe : quand vous annoncez la spécialisation des cours d’appel, c’est tout comme quand M. Sarkozy annonçait que les intercommunalités auraient des compétences obligatoires. Rassurez-vous, disait-il : les communes sont importantes. Eh bien, M. Sarkozy voulait la mort des communes, et M. Hollande a continué à la vouloir !

De même, Mme Dati voulait la mort d’une partie des cours d’appel, et vous poursuivez exactement la même logique. Votre réforme, madame, correspond exactement aux ambitions de Mme Dati, et elle ne vaut pas mieux qu’elles, parce qu’il s’agit d’éloigner la justice du terrain. Le justiciable est de plus en plus éloigné de son juge, sans que les moyens de la justice ne soient en rien améliorés.

Cet éloignement du justiciable est évident dans ces histoires de cours d’appel spécialisées. Vous avez déjà écrit ce qui arrivera ensuite. Dans chaque région, il existe déjà une cour d’appel dotée d’une compétence régionale pour organiser la gestion des affaires ; c’est déjà fait, cela remonte à Mme Dati, à l’époque de laquelle on avait amorcé l’évolution vers une seule cour d’appel par région.

M. Bruno Sido. Même pas !

M. Jean Louis Masson. Aujourd’hui, du fait de cette gestion, on transfère petit à petit les compétences. Ainsi, on voit très bien, dans la région Grand Est, quelle cour d’appel a toutes les spécialisations, et lesquelles sont de moins en moins spécialisées, à tel point qu’il ne leur reste plus rien du tout. On voit très bien à quoi cela va aboutir !

C’est d’autant plus désastreux que, durant le quinquennat de M. Hollande, le gouvernement de M. Valls a créé des régions démesurément étendues. Quand, avec de telles régions, il n’y aura plus qu’une cour d’appel par région, on ne saura pas trop où aller. Dites-vous bien, par exemple, que la région Grand Est est deux fois plus grande que la Belgique ; elle est plus grande que les trois Länder allemands qui lui sont contigus. Le pauvre justiciable qui habite à Troyes a besoin d’une heure de train pour se rendre à Paris, mais de quatre heures pour aller à Strasbourg.

M. Bruno Sido. Au moins !

M. Jean Louis Masson. Simplement, il habite la région Grand Est, dont Strasbourg est le chef-lieu. C’est si flagrant que tout le monde sait que la cour d’appel régionale que vous envisagez sera non pas à Strasbourg, mais dans une autre ville. L’exemple des distances à parcourir pour les administrés est réellement flagrant.

Ce que je dis au sujet des cours d’appel est aussi valable pour les tribunaux de grande instance, ainsi que pour la justice de proximité que représentent notamment les tribunaux d’instance.

Tout cela va avoir un effet désastreux pour les gens modestes, sans améliorer du tout le fonctionnement de la justice. Celle-ci a besoin de moyens, beaucoup plus que de réformes. Voilà l’interpellation qu’il faut lancer !

Face à cette double situation, deux attitudes sont possibles.

On peut négocier, comme on l’avait fait pour la loi NOTRe, et adopter tout de même le texte parce qu’il pourrait être pire. C’est ce que beaucoup de parlementaires ont fait pour la loi NOTRe : elle aurait pu être pire, et ce n’était pas si grave ! De fait, il y avait une logique, quand on avait voté les lois sur les collectivités territoriales de M. Sarkozy, à faire de même pour les lois de M. Hollande qui allaient dans le même sens. (M. François Bonhomme et Mme Françoise Férat protestent.) Or, après les avoir toutes votées, on s’est ensuite mis à hurler contre la loi NOTRe !

Pour ma part, j’affirme que, quand on est contre une réforme ou un projet de loi, il faut être clair jusqu’au bout et voter contre ! Il faut rejeter ces propositions de réformes !

Je n’ai pas voté la loi NOTRe ; quant à votre projet, madame le ministre, je ne l’ai pas voté en première lecture et je ne le voterai pas en nouvelle lecture. (MM. Bruno Sido et François Bonhomme sexclament.)

Si j’ai proposé cette motion, c’est parce que nous avons à faire un choix très clair. Adopter une question préalable signifie qu’on est massivement et clairement contre ce qui nous est proposé. En revanche, si l’on adopte le texte en faisant semblant de l’améliorer un peu, mais tout en sachant très bien à quoi cela aboutira, on est alors complice du système. Je ne serai pas complice du système !

C’est la raison pour laquelle j’ai présenté cette motion. Même si nous ne sommes que deux ou trois à la voter, nous aurons au moins marqué clairement notre positionnement sur le sujet. (Mme Claudine Kauffmann et M. Pierre-Yves Collombat applaudissent.)

M. François Bonhomme. Splendide isolement !

Mme la présidente. Y a-t-il un orateur contre la motion ?…

Quel est l’avis de la commission ?

M. François-Noël Buffet, rapporteur. Comme je l’ai expliqué précédemment, le dépôt d’une telle motion aurait pu être le choix de la commission des lois, mais ce ne l’a pas été. Nous avons préféré qu’un texte sorte de cette maison, et que ce soit le texte du Sénat.

Monsieur Masson, en votant le texte du Sénat, vous ne voteriez pas complètement le projet de loi du Gouvernement, mais un texte sur lequel nous avons entériné des points d’accord et proposé des améliorations. Voilà ce qui constituera la version sénatoriale de la réforme de la justice.

L’avis de la commission sur cette motion est donc défavorable.

Mme la présidente. Quel est l’avis du Gouvernement ?

Mme Nicole Belloubet, garde des sceaux. Je voudrais tout d’abord dire un mot à M. le rapporteur Buffet. Je crains d’avoir eu un mot qui a peut-être été mal compris : celui de « slogan ». Je faisais allusion à des propos que j’ai trop entendus – justice déshumanisée, justice robotisée – sans qu’ils soient réellement argumentés. Je ne les ai pas entendus dans votre bouche, monsieur le rapporteur, mais j’ai estimé qu’ils relevaient du slogan. Il va de soi que j’ai bien trop de respect pour le travail accompli par les parlementaires, en particulier dans cette maison, pour vous les attribuer, mesdames, messieurs les sénateurs.

Monsieur Masson, je considère que les arguments que vous avez développés avec beaucoup de force ne sont pas recevables.

Le premier portait sur les moyens. Il est irrecevable, car notre budget augmente de 24 % en cinq ans. C’est plus que les augmentations réalisées dans la décennie précédente et même au-delà. Rien n’est jamais assez pour la justice, j’en conviens avec vous, mais il faut aussi s’inscrire – je le répète – dans des contraintes globales. Or 25 % de crédits supplémentaires, monsieur le sénateur, permettent de payer tous les frais de justice. À la fin de l’année 2018, il ne restait plus de frais de justice qui n’aient pas été réglés. Je m’inscris donc en faux par rapport à vos propos.

Vous avez également laissé entendre qu’il n’y avait pas assez de personnel. Or 100 magistrats supplémentaires seront affectés dans les juridictions en 2019 ; il y en a déjà eu un nombre important en 2018. Cela fait qu’aujourd’hui, si les juridictions demandent toujours, bien sûr, des magistrats, elles le font de manière moindre que par le passé. Les tribunaux ont surtout besoin de personnel de greffe ; nous aurons peut-être l’occasion de revenir sur ce point auquel j’accorderai toute mon attention. Je vous affirme donc que les moyens sont au rendez-vous pour la justice ambitieuse que nous voulons.

Je ne partage pas non plus votre opinion, monsieur le sénateur, quand vous déclarez que nous avons besoin de moyens, et non de réformes. Cela n’est pas possible. Il faut faire évoluer nos process de jugement et les secteurs sur lesquels nous intervenons, parce que cela répond aux attentes des justiciables et aux évolutions générales de notre monde. On ne peut pas se contenter d’abonder la justice en moyens sans jamais s’interroger sur la manière dont ces moyens sont utilisés.

J’en viens à mon dernier point, que je ne développerai pas, parce que nous aurons l’occasion d’y revenir au cours de ce débat. Monsieur le sénateur, je l’ai dit et je le redis de nouveau, je suis même allée à Metz pour le dire, d’ailleurs : aucune cour d’appel ne sera fermée !

Quand vous évoquez une seule cour d’appel par région administrative, les bras m’en tombent. Rien dans ce projet de loi, si ce n’est quelque fantasmagorie, ne vous permet de dire cela. Il faut un peu d’honnêteté intellectuelle quand on lit un texte. Je suis certaine que vous en avez, et c’est la raison pour laquelle j’émets un avis défavorable sur cette motion.

Mme la présidente. La parole est à M. Pierre-Yves Collombat, pour explication de vote.

M. Pierre-Yves Collombat. Le problème est évident ; notre groupe aurait pu, lui aussi, déposer une motion préjudicielle.

Comme je l’ai dit en commission des lois, Mme Belloubet a réussi l’exploit de faire mieux que Mme Rachida Dati ! Toutes les lois qui nous viennent vont dans le même sens, on l’a dit. Que de sophismes !

On ne peut pas, bien sûr, ne pas se préoccuper de l’argent qu’on investit dans la réforme de la justice. On ne peut pas toujours réclamer des moyens sans vérifier comment ils sont utilisés et si l’on peut mieux les utiliser. Certes, mais regardez la place de la France en Europe ! Regardez les dépenses que nous consacrons à la justice ! Vous savez mieux que moi, madame la ministre, comment cela se passe dans les tribunaux, qui n’ont plus de moyens : ils font avec des bouts de ficelle et des bouts de bois !

Ce ne sont pas des fantasmes ! Il faut faire un effort bien plus important que celui qui est prévu. D’ailleurs, quand vous aurez tenu compte de l’inflation sur la période de programmation considérée, si le rythme de 1,8 % d’inflation par an se maintient, il ne restera plus grand-chose du milliard qui est prévu.

Ensuite, comment peut-on prétendre que, si l’on s’oppose à l’utilisation qui est faite de l’informatique pour économiser en personnel et éviter d’avoir à fournir les moyens nécessaires pour une administration digne de ce nom, on est contre la modernisation ? Ce sont de purs sophismes, et on nous en abreuve à longueur de journée.

S’il y a bien un secteur qui est en péril alors qu’il est fondamental pour le fonctionnement de notre République, c’est bien celui-ci. Alors, madame la ministre, ne venez pas nous dire que votre projet est quelque chose de tout nouveau. Non ! C’est la suite de tout ce que l’on a connu jusqu’à présent, en pire ! (Mme Sophie Joissains applaudit.)