Mme la présidente. La parole est à M. le rapporteur. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)

M. Albéric de Montgolfier, rapporteur de la commission des finances. Monsieur le ministre, je vous ai bien entendu, mais pour mettre fin à la règle de l’unanimité, il faut l’unanimité ! C’est le serpent qui se mord la queue !

Mme Marie-Noëlle Lienemann. Il faut donc sortir du traité !

M. Albéric de Montgolfier, rapporteur. Je ne partage pas tout à fait votre enthousiasme, car à la dernière réunion, les Allemands nous ont répondu Nein ! quand on leur a parlé de cette taxe. Vous êtes germaniste, monsieur le ministre, vous n’aurez donc pas besoin de traduction ! (Sourires.)

À la lecture du compte rendu des travaux de la commission des finances, vous avez perçu certaines inquiétudes, qui sont, à mes yeux, parfaitement légitimes.

Sur les deux aspects que nous allons aborder dans ce débat, nous sommes à contre-courant. Tous les pays européens baissent l’impôt sur les sociétés, alors que la France fait le choix de différer cette baisse, au moins pour les grands groupes, même si vous indiquez que l’objectif reste bien 2022. Quant à la taxe sur le numérique, je nuancerai vos propos : hormis la Hongrie, aucun pays d’Europe n’a, à ma connaissance, institué une telle taxe. En Europe du Sud, l’Espagne a différé son application et l’Italie ne l’a pas mise en œuvre ; au Royaume-Uni, elle est à l’état de projet. Nous serons donc les premiers et nous essuierons les plâtres.

M. Richard Yung. Et alors ?

M. Albéric de Montgolfier, rapporteur. Vous comprendrez que, sur ce sujet, on puisse exprimer certaines inquiétudes.

Revenons sur les deux objectifs qui président à ces deux aspects. Le premier est un objectif de rendement, ne nous leurrons pas. Il s’agit de disposer des moyens nécessaires pour financer les mesures d’urgence qui ont été votées ici sur proposition du Gouvernement en réponse à la fameuse crise que le pays a connu en fin d’année. Le second, que nous partageons, est un objectif d’équité fiscale envers les géants du numérique, les Gafa. Nous nous rejoignons tous sur ce point.

Nous ne contestons pas ces objectifs et nous pouvons même les partager.

Quant aux deux mesures que nous examinons, la création d’une taxe sur les services numériques et la modification de la trajectoire de baisse de l’impôt sur les sociétés, elles étaient annoncées depuis la fin de l’année 2018 et ne sont donc pas des surprises. Elles ne constituent pas, pour autant, des réponses satisfaisantes.

Tout d’abord, l’adoption de 10,8 milliards d’euros de dépenses supplémentaires votées dans l’urgence, de manière un peu contrainte, bouleverse l’équilibre budgétaire. Nous nous souvenons tous des conditions désastreuses dans lesquelles ces mesures ont été adoptées en loi de finances. Le Gouvernement avait alors annoncé qu’il mettrait les grandes entreprises à contribution dès 2019. L’objectif était clair : il s’agissait de reprendre d’une main ce que l’on avait donné de l’autre, de récupérer ainsi une partie du gain de trésorerie dont les entreprises ont bénéficié grâce à la bascule du crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi en baisse de charges. C’est l’objet de l’article 2, qui doit rapporter 1,7 milliard d’euros, comme vous venez de nous le confirmer, sur les 2,1 milliards de recettes attendues dans le présent projet de loi.

De nouvelles recettes sont prévues, donc, alors que vous avez été silencieux sur les dépenses. Certes, 1,5 milliard d’économies sont annoncées sur le budget de l’État en 2019, mais personne ne sait aujourd’hui d’où elles proviendraient.

Cette nouvelle trajectoire signifie incontestablement qu’il y aura une contribution exceptionnelle, sous forme de fiscalité supplémentaire par rapport à ce qui était annoncé, pour les 765 grandes entreprises concernées.

Or nous avons un désaccord : vous nous dites que l’objectif reste 2022, mais, à mon sens, cette modification envoie un très mauvais signal en matière de stabilité fiscale aux investisseurs internationaux, puisqu’il s’agit de revenir sur un engagement.

Notre inquiétude naît, monsieur le ministre, de ce que vos récentes déclarations laissent entrevoir, au-delà de cette mesure exceptionnelle portant sur la seule année 2019, une prolongation du dispositif. Nous craignons que vous nous fassiez le même coup dans le projet de loi de finances pour 2020, ainsi que la lecture attentive du programme de stabilité pour les années 2019 à 2022 le laisse penser.

En effet, les fonds manquent d’ores et déjà et vous nous annoncerez sans doute lors de l’examen du prochain projet de loi de finances que vous reportez de nouveau cette baisse de l’impôt sur les sociétés, au moins pour les grandes entreprises. Vous affirmiez pourtant encore à l’instant que l’objectif reste d’atteindre un taux de 25 % en 2022.

Nous serons très vigilants sur ce point ; au-delà de cette année un peu exceptionnelle, une nouvelle modification de la trajectoire de baisse serait évidemment inacceptable.

Une question se pose pourtant : dès lors que l’on diffère la baisse, comment parvenir au niveau voulu en 2022 ? En effet, en cas de nouveau report en 2020, la marche serait encore plus haute, puisque le maintien d’un objectif de taux à 25 % à partir de 2022 induirait une perte de recettes de 6 milliards d’euros en deux ans pour l’État. Cela me semble difficilement soutenable, compte tenu des autres baisses que vous avez annoncées, en particulier en matière d’impôt sur le revenu. Cet engagement n’est pourtant pas un cadeau, mais une nécessité pour notre économie : il y va de notre compétitivité au niveau international.

J’en viens maintenant au premier point, qui est au cœur de notre débat : la création de cette taxe à la française sur les services numériques. Vous l’avez rappelé, il est apparu clairement, en décembre dernier, que la solution temporaire proposée par la Commission ne pouvait être acceptée – je ne reviens pas sur le problème de la règle de l’unanimité ; le Gouvernement a donc proposé de transcrire cette proposition européenne dans notre droit national. Tous les orateurs le diront sans doute, nous ne pouvons que partager cet objectif. Personne ne conteste, en effet, que nombre de sociétés ne paient pas un juste impôt en France et qu’il convient d’y remédier.

Toutefois, la taxe qui nous est proposée est loin d’être parfaite et pose des difficultés juridiques et pratiques. Il est ainsi proposé d’introduire une taxe de 3 % sur le chiffre d’affaires des grandes entreprises, une solution de court terme qui avait été proposée par la Commission européenne. Visant une trentaine de groupes, cette taxe concernerait uniquement les services reposant sur le travail gratuit fourni par les utilisateurs.

Cependant, depuis la lettre que vous avez signée à l’été 2017 pour appeler de vos vœux une solution européenne, le contexte a singulièrement changé au niveau international. Pascal Saint-Amans le disait la semaine dernière, les négociations à l’OCDE progressent à grands pas et nous sommes relativement proches d’une solution, grâce, notamment, à l’évolution de la position américaine. Des avancées importantes auraient d’ores et déjà été actées et laisseraient entrevoir un accord, sans doute d’ici à la fin de 2021.

En matière fiscale, la France a parfois fait beaucoup de mousse, mais dans la réalité, la position américaine, comme dans le cas de la réglementation Fatca – pour Foreign Account Tax Compliance Act –, ou les avancées obtenues au sein des instances internationales, telles que l’OCDE ou les G7, jouent un rôle beaucoup plus important que les évolutions unilatérales.

C’est pourquoi la commission a souscrit à l’objectif de répondre rapidement à l’inadaptation des règles actuelles du système fiscal international au regard de la numérisation des échanges dont peuvent bénéficier les entreprises du numérique.

Je rappelle, à cet égard, que l’écart de taxation chiffré par la commission entre les multinationales traditionnelles et celles du numérique est de quatorze points. À mon sens, seule une solution internationale, au niveau de l’OCDE, serait efficace. Une telle solution peut maintenant être envisagée à court terme – 2021, c’est demain. C’est pourquoi la commission a expressément inscrit dans le projet de loi le caractère temporaire de la taxe nationale proposée, cantonnant son application à trois exercices, de 2019 à 2021.

Vous indiquez, monsieur le ministre, qu’en agissant ainsi, nous serions battus en rase campagne ; mais l’OCDE nous dit au contraire que, pour aider aux négociations internationales, il faut fixer un terme à notre dispositif. Après trois ans, nous basculerons dans le dispositif de l’OCDE qui prendra sans doute le relais. Si nous ne parvenions pas à nous accorder et qu’une solution n’était pas trouvée en 2021, nous prolongerions la taxe nationale. Ce qu’une loi fait, une autre peut le défaire !

M. Bruno Sido. C’est tout de même fort compliqué !

M. Albéric de Montgolfier, rapporteur. La commission a ainsi souhaité sécuriser un dispositif imparfait, qui constitue une solution de repli.

Cette taxe ne présente pas que des avantages, elle a aussi de nombreux inconvénients, vous l’avez vous-même reconnu. Sur le plan économique, un dispositif qui taxe le chiffre d’affaires est perfectible, car il pèse sur la trésorerie des entreprises, y compris celles qui perdent de l’argent.

Sa répercussion sur les utilisateurs ne doit pas non plus être négligée : ne nous faisons pas d’illusion, quelqu’un paiera à la fin, et ce sera l’utilisateur ! Une grande entreprise – Booking – nous a même indiqué qu’elle allait créer une taxe « Le Maire » qui apparaîtra sur chaque réservation d’hôtel en Espagne, en Italie ou en France. Monsieur le ministre, au moins votre taxe bénéficiera-t-elle de cette notoriété !

En outre, cette taxe a également pour conséquences de s’ajouter à l’impôt sur les sociétés et emporte donc un effet collatéral de double imposition. Nous vous proposerons une solution, sans doute imparfaite : la déduction de la contribution sociale de solidarité des sociétés, la C3S.

Un autre inconvénient majeur est que le dispositif sera très complexe à mettre en œuvre. Vous avez fait le choix d’une procédure entièrement déclarative. Je vais le dire de manière plus brutale : les entreprises paieront ce qu’elles voudront parce que l’administration fiscale est incapable d’établir de manière certaine leur chiffre d’affaires en France – messieurs les conseillers, ne me regardez pas comme cela, c’est la vérité ! Avec le président de la commission, nous avons rencontré les services fiscaux.

Comment, dès lors, s’assurer qu’une entreprise déclare les bons montants ? L’évaluation des recettes – 400 ou 500 millions d’euros – est donc très incertaine.

Mme la présidente. Il faut conclure, monsieur le rapporteur.

M. Albéric de Montgolfier, rapporteur. J’en termine, madame la présidente, mais cela vaut la peine ! Nous avons été échaudés dans le passé par des initiatives, comme la taxe de 3 % ou la tranche d’imposition à 75 % sur les revenus, qui nous ont laissé un souvenir amer, alors même que les prédécesseurs des conseillers ici présents nous avaient expliqué que nous ne prenions aucun risque. Je souhaite donc que l’on sécurise ce dispositif en le notifiant à la Commission européenne afin de nous assurer qu’il ne soit pas considéré comme une aide d’État. J’ai déposé un amendement en ce sens.

Mme la présidente. Il faut vraiment conclure, monsieur le rapporteur !

M. Albéric de Montgolfier, rapporteur. Je vous propose donc de limiter juridiquement cette taxe dans le temps avant que l’OCDE ne trouve une solution définitive. D’autres pays ont fait le choix d’attendre, nous prenons un risque, que cet encadrement permettra de limiter. (Applaudissements sur des travées du groupe Les Républicains.)

Mme la présidente. La parole est à M. Didier Rambaud. (Applaudissements sur les travées du groupe La République En Marche.)

M. Didier Rambaud. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, la numérisation de l’économie pose des défis sans précédent aux États dans leur pouvoir de lever l’impôt, remettant ainsi en cause l’un des aspects essentiels de la fiscalité : son caractère national.

Ces défis, le Sénat les connaît. Beaucoup de nos collègues ont travaillé sur ces questions, particulièrement au sein de notre commission des finances. Je salue ici le travail fait dans le passé et le travail d’aujourd’hui. Les amendements qui ont été présentés par le rapporteur en sont une illustration fidèle.

À titre d’exemple, en 2012, le rapport d’information de Philippe Marini sur la fiscalité numérique concluait que les entreprises du numérique étaient, en Europe, assujetties à un taux moyen de 9 % pour l’impôt sur les sociétés, alors que ce taux s’élevait à 23 % pour les entreprises dites traditionnelles du secteur physique.

Cette rupture du principe d’égalité devant les charges publiques, principe qui est au cœur de notre pacte républicain, constitue le point de départ de notre discussion. Chacun doit payer sa juste part de contribution aux charges publiques et chacun, entreprise ou particulier, doit se voir appliquer également la loi fiscale. À défaut, c’est notre modèle social qui est menacé, alors que chaque atteinte aux principes fondateurs de notre République est vécue comme une injustice insupportable par nos concitoyens.

L’économie numérique est l’économie de demain, ne pas s’intéresser à la taxation du numérique et attendre les autres pays serait une véritable capitulation. Il revient aux responsables politiques de répondre à ces injustices et c’est ce que vous avez fait, monsieur le ministre, avec le gouvernement auquel vous appartenez. Vous présentez au Parlement un texte de justice fiscale, mais aussi d’efficacité.

Justice, face au différentiel de quatorze points entre les entreprises numériques et les entreprises traditionnelles dans le paiement de l’impôt ; efficacité, parce qu’il s’agit de flux économiques qui échappent à l’impôt en France, alors que la valeur est créée dans notre pays, grâce aux utilisateurs français.

Les habitudes de recherche des utilisateurs sur un célèbre moteur sont par exemple collectées et permettent d’améliorer la plateforme, donc d’accroître sa valeur. Plus il y a de recherches, plus la plateforme est valorisée et plus elle est monétisable par des annonceurs. Cet effet de réseau se fait sans présence physique et permet d’éviter l’impôt en France et même, en réalité, d’éviter une grande partie de l’impôt qui serait dû dans un schéma classique.

Mes chers collègues, nous dénonçons cette situation depuis plus de dix ans. Il est maintenant temps d’agir et c’est ce que vous faites, monsieur le ministre. Cette taxe de 3 % sur le chiffre d’affaires numérique réalisé en France ne touchera que les plus grandes entreprises du numérique grâce au double seuil cumulatif. Ne seront assujettis que les secteurs créant le plus de valeur : la publicité ciblée en ligne, la vente de données à des fins publicitaires et la mise en relation des internautes par les plateformes.

Cette taxe sur les services numériques n’est pourtant qu’une première étape, d’abord, parce que la réponse à la numérisation de l’économie ne peut être nationale. Son histoire a été rappelée : elle est directement inspirée d’une proposition de directive européenne qui n’avait pu recueillir un accord unanime.

Elle n’est qu’une première étape, ensuite, parce qu’un dispositif qui taxe le chiffre d’affaires des plus grandes entreprises du numérique est imparfait : il ne permet pas de cerner le lieu où s’exerce l’activité, mais seulement celui où se situent ceux qui en bénéficient. En outre, il ne répond pas à la possibilité dont disposent ces entreprises de déplacer leur résultat dans des pays à faible fiscalité ou de délocaliser les bénéfices dans des paradis fiscaux.

Si nous décidons de taxer ces entreprises qui ne paient pas leur juste part d’impôt, c’est parce que les règles de l’impôt ne sont plus adaptées à l’économie.

Ainsi, et en suivant le droit, le 12 juillet 2017 le tribunal administratif de Paris a jugé que Google Irlande ne disposait d’aucun établissement stable en France, parce que Google France ne pouvait engager juridiquement la société et a ainsi annulé le redressement fiscal de plus de 1 milliard d’euros infligé à Google par le fisc français.

Dès lors que le principe de territorialité de l’impôt sur les sociétés françaises exempte les bénéfices réalisés par une société française lorsqu’ils le sont au moyen d’une entreprise exploitée à l’étranger, il est difficile de ne pas accepter la réciproque.

Ces règles nouvelles devront émerger d’un cadre multilatéral. Celui-ci existe : c’est l’OCDE, laquelle, après avoir défini un plan d’action en juillet 2013 contre l’érosion des bases en matière de fiscalité des entreprises, a lancé très récemment un programme de travail pour trouver une solution technique.

Plusieurs modèles s’opposent : l’un fondé sur la « participation de l’utilisateur », un autre sur les « biens incorporels de commercialisation » – solution défendue par les États-Unis – ou encore un dernier qui retient le critère de la « présence économique significative » – soutenu par plusieurs pays.

Ces modèles reposent sur des conceptions opposées de l’économie numérisée et de la manière dont elle doit être fiscalisée. Dans quelle mesure la valeur provient-elle de la participation de l’utilisateur par l’effet de réseau que j’ai évoqué et relativement aux biens de commercialisation ? Les pays membres de l’OCDE devront trancher d’ici deux ans.

En attendant, la France doit appliquer une mesure temporaire de justice entre les entreprises traditionnelles et celles du numérique.

En commission des finances, nous avons complété le texte par des dispositions utiles, comme l’application de la règle de détermination du coefficient de présence numérique pour l’année 2019 à l’assujettissement et non à la seule liquidation.

Notre groupe votera ce projet de loi : attendu par les Français – le grand débat national, notamment, l’a montré –, il apporte une réponse temporaire, mais nécessaire à l’évitement de l’impôt par les grandes entreprises du numérique ! (M. Richard Yung applaudit.)

Mme la présidente. La parole est à M. Pascal Savoldelli.

M. Pascal Savoldelli. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, les acronymes sont parfois trompeurs. Ainsi, nous devrions discuter de la mise en place d’une taxe visant les Gafa, acronyme désignant les grandes firmes multinationales que sont Google, Amazon, Facebook et Apple. Or si nous discutons bien des Gafa, votre projet de loi, monsieur le ministre, correspond à une autre signification de cet acronyme : grand affichage fiscal annuel du Gouvernement… Car, comme bien souvent, votre gouvernement utilise l’outil fiscal pour faire de la communication plutôt qu’une politique efficace !

Le crime est d’ailleurs avoué, puisque vous l’avez vous-même expliqué il y a quelques instants : vous favorisez les plus aisés, les plus puissants, au détriment de la justice sociale.

De fait, face au chômage, vous perpétuez les cadeaux fiscaux inefficaces, à l’instar du CICE. Face à l’inégalité des taux d’imposition, vous mettez en œuvre l’injuste flat tax sur les revenus financiers… sans oublier la suppression de l’ISF et la baisse de l’impôt sur les sociétés.

Vous avez parlé de fermeté, monsieur le ministre : je vous reconnais cette qualité. Mais de courage il ne saurait être question : c’est affaire de choix politiques et économiques, de choix de société ! Personne, ni vous ni le sénateur que je suis, n’a la vertu du courage dans ce domaine.

Vous parlez de votre politique de l’offre. Cette politique, vous l’avez menée, tranquillement, depuis le début : vous chassiez à droite, parce que vous êtes un homme de droite.

M. Albéric de Montgolfier, rapporteur. Ce n’est pas honteux !

M. Pascal Savoldelli. Je respecte d’ailleurs votre opinion politique.

Vous nous parlez d’emploi, mais 16 200 postes ont été créés l’année dernière… L’Insee a recensé 32 000 personnes à la limite du chômage aux troisième et quatrième semestres de 2018 : et ça irait mieux, vraiment ?

La proposition de taxation du numérique découle de la même logique : l’affichage plutôt qu’une fiscalisation efficace. De fait, les grandes firmes multinationales sont épargnées, au détriment de leur contribution à la solidarité nationale.

Mes chers collègues, si le principe d’une taxe sur les services et activités numériques est juste et nécessaire, ce projet de loi ne permettra pas, en l’état, d’atteindre les objectifs ambitieux auxquels il doit tendre. Sa conception, en effet, est beaucoup trop restreinte, alors que l’économie numérique s’apparente à une nouvelle révolution industrielle : les modes de production, d’échanges et d’implantation des firmes se transforment. En France, trois entreprises sur cinq sont passées au big data et 5,5 % du produit intérieur brut découlent directement du numérique.

Surtout, le distinguo entre numérique, services et économie productive est désormais largement dépassé dans la réalité des grandes firmes françaises et européennes.

Votre projet, monsieur le ministre, étroitement centré sur les interfaces numériques permettant aux utilisateurs d’entrer en contact entre eux et d’interagir directement, laissera de côté de grandes firmes multinationales très actives dans la sphère numérique, qui échappent déjà largement à l’impôt. À titre d’exemple, Netflix, PayPal ou encore Apple n’entrent pas dans le champ de ce que vous proposez ! Vous vous targuez de modernité, mais, en réalité, vous êtes en retard sur l’évolution des marchés et de l’économie…

Ainsi, au-delà de l’assiette, les seuils retenus sont bien trop élevés pour appréhender effectivement les acteurs du numérique dans leur diversité. Seules une trentaine d’entreprises au plan mondial seraient touchées par la taxe que vous proposez : on est bien loin de ce qui est nécessaire.

Quant au taux de 3 % proposé, il ne permettra pas de réparer l’injustice d’un impôt comparativement bien moins payé par les entreprises du numérique que par celles des secteurs traditionnels. Les rendements attendus devraient osciller entre 400 millions et 500 millions d’euros, alors que l’ISF, avant que vous ne le supprimiez, rapportait 3,2 milliards d’euros !

Pour mémoire, dans son très récent rapport sur le budget de l’État, la Cour des comptes elle-même a regretté le manque de recettes de l’État, estimant que celui-ci était le premier responsable de l’augmentation des déficits.

Les nombreuses exceptions dont est assorti le mécanisme proposé, par exemple pour les services de paiement, sont source d’inquiétudes. Nos collègues du groupe Les Républicains ont déposé des amendements pour en créer davantage encore, au point de réduire complètement le champ de la taxe !

Surtout, les entreprises auront la faculté de déduire le montant de taxe acquitté de l’impôt sur les sociétés. Est-ce là du courage ? Nombreux sont ceux, y compris à droite, qui s’interrogent : pourquoi un tel cadeau, alors qu’il était possible d’inscrire dans la loi l’impossibilité d’une telle déductibilité ? Pourquoi un tel soutien, alors que, en moyenne, les grands groupes du numérique bénéficient d’un écart d’imposition de près de quatorze points par rapport aux entreprises suivant un modèle traditionnel ? Entre les plus gros et la petite entreprise, c’est deux poids, deux mesures…

Le Gouvernement prétend être à la tête d’une offensive européenne pour la mise en place d’une taxe numérique. L’échelle continentale nous paraît en effet la bonne. Pourtant, monsieur le ministre, le projet de loi que vous nous soumettez ne fait aucune mention d’une recherche de coopération renforcée. Alors que des États membres importants comme l’Espagne, l’Autriche et l’Italie ont prévu des dispositifs similaires, on sent un manque de motivation, qui nous amène à nous interroger sur les ambitions réelles du Gouvernement.

À propos d’Europe, monsieur le ministre, votre proposition est en deçà du paquet législatif de 2018 sur la fiscalité du numérique, dans lequel la Commission européenne intégrait, elle, la notion d’établissement stable virtuel.

Chers collègues du groupe Les Républicains, certains d’entre vous semblent vouloir remettre en cause le principe même de la taxe. N’oubliez pas que, en 2016, en 2017, puis en 2018, le Sénat a adopté le principe de l’établissement stable virtuel et d’une taxe sur le numérique. Ne défaites pas aujourd’hui ce que vous avez fait hier !

Au reste, que vous le vouliez ou non, une taxe sur les services numériques est utile, nécessaire, et elle verra le jour. Ne repoussez donc pas inutilement tout projet.

S’agissant enfin de l’article 2, qui reporte temporairement la baisse de l’impôt sur les sociétés, je vous invite, une fois n’est pas coutume, à écouter les recommandations de la Cour des comptes : monsieur le ministre, ne fragilisez pas le budget de l’État en amoindrissant ses recettes !

En définitive, ce projet de loi n’aborde la question de l’économie numérique qu’à la marge : en témoignent un seuil, un taux et une assiette extrêmement réduits. S’il est mieux que rien, il est en l’état insuffisant. C’est pourquoi nous nous abstiendrons !

Mme la présidente. La parole est à M. Rémi Féraud.

M. Rémi Féraud. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, quels sont les deux objectifs de ce projet de loi ?

D’abord, c’est un texte d’affichage politique, destiné à répondre à l’émotion grandissante liée aux scandales répétés de l’évasion fiscale et à l’injustice fiscale manifeste qui existe entre, d’une part, les petites et moyennes entreprises et, d’autre part, les multinationales, qui parviennent à éviter largement l’impôt.

À cet égard, la taxe sur les services numériques qui nous est proposée va dans le bon sens, mais reste très insuffisante ; on ne peut manquer de s’interroger, à la suite de la commission elle-même, sur sa portée réelle.

Ensuite, ce projet de loi s’inscrit dans le financement des mesures annoncées en décembre dernier par le Président de la République pour faire face à la colère sociale. Seulement, sur ce point, le compte n’y est pas… De fait, nous sommes loin du montant nécessaire au financement des 10,8 milliards d’euros de mesures annoncées.

Monsieur le ministre, comme M. le rapporteur l’a expliqué, la taxe sur le numérique et la suspension de la baisse de l’impôt sur les sociétés ne rapporteront qu’un peu plus de 2 milliards d’euros : comment comptez-vous financer les 8 milliards d’euros restants, auxquels s’ajoutent les 7 milliards d’euros correspondant aux mesures annoncées le 25 avril dernier ? Si vous envisagez le rétablissement d’un impôt sur la fortune ou la fin de la flat tax, vous nous trouverez à vos côtés !

Le projet de loi prévoit en premier lieu une taxe sur le chiffre d’affaires que réalisent certaines entreprises du numérique à raison du travail gratuit des utilisateurs français. Cette taxe s’inspire de celle proposée par la Commission européenne dans une directive de mars 2018, au cas où la définition d’un établissement stable numérique ne se concrétiserait pas.

Ici même, monsieur le ministre, le 28 mars 2018, vous aviez marqué votre volonté de voir cette directive adoptée au plus tard au début de l’année 2019 par tous les pays européens. Nous ne pouvons que constater l’échec de la France à mettre en œuvre, avec nos partenaires européens, ce projet d’établissement stable numérique permettant de taxer les bénéfices d’une société réalisés dans un pays, même si cette société n’y a pas d’établissement stable.

C’est cet échec, que nous regrettons, à mettre en place une solution d’imposition des bénéfices qui nous conduit cet après-midi à débattre d’une taxe nationale sur le numérique. Et c’est le souhait d’afficher une – très timide – volonté politique après la crise des « gilets jaunes » et en pleine campagne pour les élections européennes qui nous pousse à en débattre maintenant. Personne n’est dupe.

S’agissant des discussions internationales à venir, gardons-nous de crier victoire trop vite. Pour notre part, nous ne pensons pas qu’il faille borner cette taxe dans le temps : nous risquerions d’avoir à y revenir, au cas où les négociations internationales échoueraient.

L’autre partie du projet de loi consiste à freiner la baisse du taux d’imposition pour les grandes entreprises, celles qui réalisent un chiffre d’affaires supérieur à 250 millions d’euros. Le taux appliqué en 2019 à la fraction des bénéfices excédant 500 000 euros resterait identique à celui de 2018, légèrement supérieur à 33 %.

Nous trouvons juste que les bénéfices de ces grandes entreprises soient imposés davantage, afin de participer aux mesures sociales revendiquées par nos concitoyens.

Nous savons que le taux d’impôt sur les sociétés ne représente qu’une partie de l’équation, mais il en est la partie la plus visible. Nous sommes plus que jamais dans une logique de dumping fiscal en Europe, où le moins-disant fiscal devient l’alpha et l’oméga de l’attractivité. Vous l’avez vous-même confirmé, monsieur le ministre, dans votre propos introductif, en étant presque sur la défensive pour présenter cette suspension de la baisse de l’impôt sur les sociétés.

Disons aussi qu’une entreprise multinationale investit dans un État pour la qualité de la formation de ses citoyens et celle de ses infrastructures, qui supposent des ressources fiscales et une juste répartition de celles-ci. Nous ne partageons pas votre approche sur ce point, monsieur le ministre.

L’enjeu de l’imposition des entreprises du numérique et, plus globalement, des bénéfices des multinationales dans le pays où se réalise la valeur dépasse l’équilibre budgétaire de court terme. Comme les derniers mois nous l’ont rappelé, pas de consentement à l’impôt sans justice fiscale ! Tel est aujourd’hui l’enjeu essentiel pour notre pays et pour l’Europe.

À ce stade de la discussion, nous portons un regard plutôt bienveillant sur le projet de loi, tout limité qu’il soit dans ses ambitions. Nous ne le conserverons que si celles-ci ne sont pas encore réduites par la discussion parlementaire. Nous pensons, nous, qu’il faut aller plus loin ! (Mme Victoire Jasmin applaudit.)