M. le président. Mes chers collègues, j’ai fait mes calculs ; si chaque orateur de la discussion générale renonce à une ou deux minutes de son temps de parole, nous pourrons terminer l’examen de cette proposition de loi dans le temps imparti. Sans cela, ça ne passera pas…

La parole est à M. Pascal Savoldelli.

M. Pascal Savoldelli. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, le sujet qui nous réunit ce soir est majeur.

Madame la ministre, j’y reviendrai plus tard, mais j’ai été effaré de ce que vous avez indiqué sur la situation des travailleurs des plateformes. Franchement ! Vous avez quand même évoqué Deliveroo et Uber, et, vous le savez – nous le savons tous –, il ne s’agit pas d’un problème concernant une poignée de travailleurs. Tous ceux qui ont vu le film de Ken Loach, qui témoigne magistralement des méfaits de l’ubérisation, voient bien de quoi je parle : cela dépasse les seuls travailleurs des plateformes. Il s’agit de l’idée selon laquelle le travail doit donner, dans notre société, accès au statut protecteur de l’emploi, et je ne vous ai pas entendue le dire. Il s’agit aussi de l’idée selon laquelle nous devons tous – citoyens et travailleurs, mais aussi entreprises – être égaux devant la loi.

Le modèle sur lequel reposent les plateformes numériques de travail représente un danger pour notre modèle social, en raison de l’extrême paupérisation qu’il provoque, madame la ministre ; j’avoue que j’ai été scotché de ne pas entendre un mot à ce sujet. Je vous ai attentivement écoutée, et vous avez dit qu’il fallait « améliorer » la protection sociale des travailleurs des plateformes… Mais ils n’en ont pas, madame la ministre ! Ou quasiment pas ! Allez donc voir par vous-même !

Ce phénomène constitue aussi un danger pour notre modèle économique. En effet, nos TPE, nos PME, nos artisans et nos petits commerçants subissent la concurrence déloyale des plateformes, qui ne respectent ni le droit commercial – vous ne l’avez pas indiqué –, ni le droit du travail, ni la protection sociale.

Il est donc nécessaire et urgent d’intervenir, avec tout le sérieux et toute la rigueur que cette question mérite, au regard de ses nombreux enjeux et de ses implications.

Néanmoins, je le dis, le groupe communiste républicain citoyen et écologiste craint que la proposition de loi que nous examinons ne réponde pas à cette impérieuse exigence. Ainsi, nos collègues socialistes le verront, si nous avons voté pour la proposition de loi précédente et pour de nombreux amendements s’y rapportant, nous aurons une autre attitude sur ce texte, parce que nous trouvons que son approche est trop lacunaire – je le dis avec sincérité, avec authenticité – et même un peu maladroite sur certaines questions.

En effet, le texte de cette proposition de loi fait référence à la notion de plateforme « de mise en relation par voie électronique ». Cette expression n’est d’ailleurs pas étonnante, puisque ce sont les termes de la loi El Khomri servant à désigner les plateformes comme Uber et Deliveroo. D’ailleurs, cette loi a permis à ces acteurs de faire totalement ce qu’ils voulaient. En effet, elle visait à faire croire que ces plateformes n’étaient que des intermédiaires, de simples outils de mise en relation, et qu’elles n’avaient donc pas à appliquer la législation pour les chauffeurs et les coursiers. En réalité, nous avons bien affaire à des plateformes de travail. La Cour de justice de l’Union européenne a d’ailleurs, depuis lors, confirmé cette analyse : la mise en relation n’est que l’accessoire de l’activité principale de ce type de plateformes, qui ne peuvent prétendre se présenter comme de simples plateformes de mise en relation.

Cela dit, il existe de vraies plateformes de mise en relation entre des clients et des indépendants. C’est pourquoi il faut faire la clarté sur ces questions, car les plateformes dont nous parlons n’ont pas vocation à donner davantage de visibilité à des entrepreneurs sur le marché. Or cette proposition de loi, en se référant à la notion de plateforme « de mise en relation », nous semble se tromper de cible. C’est grave. Nous avons bien compris qu’il est proposé, au travers d’un amendement, de préciser les conditions, mais cela ne suffira pas à nous faire approuver le texte.

Prenons des exemples simples : les créatrices de bijoux qui proposent leurs produits sur la plateforme Etsy, pas du tout concernées par notre sujet ; l’artiste peintre qui expose certaines de ses toiles sur la plateforme Singulart ; ou encore le free-lance qui choisit des missions dans son domaine professionnel via la plateforme Malt. Allons-nous forcer toutes ces personnes, qui élargissent leur clientèle par ce biais, à endosser la qualité, très inadéquate pour eux, de salarié ? Allons-nous forcer des plateformes qui ne sont pas coupables de fraude, d’infraction à la loi ou de concurrence déloyale à changer leur forme sociale pour devenir des coopératives d’activité économique au seul motif qu’elles sont numériques ? Nous pensons donc que, en l’état, ce texte constitue une entrave injustifiée à la liberté d’entreprendre et un dévoiement du statut salarial.

À propos de dévoiement, le texte prévoit en outre comme seule échappatoire à un statut salarial forcé la coopérative d’activité et d’emploi.

Tout d’abord, pour ce qui concerne l’organisation en coopérative, n’inventons pas l’eau chaude, mes chers collègues ; des coopératives éthiques et démocratiquement gérées existent déjà pour les travailleurs des plateformes. Je pense, par exemple, à CoopCycle, mais on peut aussi citer les coursiers de Bordeaux, de Nantes, de Lyon ou de Toulouse. Néanmoins, ces coopératives sont nées de la volonté des travailleurs de s’unir. Imposer cette forme sociale présenterait le danger de dévoyer le projet des coopératives d’activité et d’emploi et de leur faire perdre en pouvoir et en démocratie. Il y a donc là une erreur.

En outre, cela reviendrait à les forcer au portage.

Nous n’allons donc pas voter cette proposition de loi, même si nous voterons l’amendement, parce qu’il tend à rectifier un peu le tir en déterminant plus précisément les plateformes visées ; il s’agit notamment d’indiquer qu’elles fixent les prix des prestations.

Madame la ministre, je ne suis pas spécialement de mauvaise humeur ce soir (Sourires sur les travées du groupe CRCE.), mais avez-vous suivi l’évolution des logiciels et des algorithmes déterminant les courses, les conditions de travail, les trajets, la rémunération des travailleurs de Deliveroo, d’Uber et des autres ? Mais ce sont les Canuts du XXIe siècle ! Vous connaissez les rémunérations, le nombre d’accidents ?

M. le président. Il faut conclure, car vous êtes en train de dépasser votre temps de parole !

M. Pascal Savoldelli. Nous voterons donc pour l’amendement, mais nous pensons qu’il faut poursuivre ce travail. Nous avions d’ailleurs soumis une proposition à l’ensemble des groupes, en déposant un texte le 13 septembre dernier, mais nous avons été étonnés du silence radio qui a suivi, y compris de la part de nos collègues socialistes. C’est dommage ; on aurait pu avoir un texte complet, que nous aurions pu voter ensemble. (Applaudissements sur les travées du groupe CRCE.)

M. le président. J’avais suggéré de lâcher un peu de temps, non d’en prendre un peu plus…

La parole est à M. Claude Malhuret. (Applaudissements sur les travées du groupe UC, ainsi que sur des travées du groupe Les Républicains.)

M. Claude Malhuret. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, la croissance de nombreuses plateformes numériques témoigne de l’appétence de certains de nos concitoyens pour l’ubérisation. Ce phénomène peut avoir des avantages : il introduit plus de concurrence dans des domaines qui en étaient parfois trop protégés et les consommateurs bénéficient, dans certains cas, de services de meilleure qualité à des prix plus compétitifs. Toutefois, cette nouvelle économie présente parfois une dimension plus sombre, une dimension où l’entrepreneur n’est entrepreneur que sur le papier, tandis que, dans les faits, il est sous la dépendance d’un client qui n’est autre que son donneur d’ordre.

Le groupe Les Indépendants partage les préoccupations que soulève la situation d’une partie des entrepreneurs de la nouvelle économie. Nous observons en effet que certaines relations commerciales constituent en réalité des relations salariales, comme en témoignent plusieurs décisions de jurisprudence.

La solution qui nous est proposée est simple, mais elle est peut-être trop simple. Il faudrait que tous les actifs rentrent dans la case du salarié ; à gauche, on propose l’entrepreneur salarié, encore plus à gauche, le salariat pur et simple, mais les situations des actifs sont parfois trop diverses pour correspondre à un seul statut.

La présente proposition de loi consiste à rendre obligatoire, pour les travailleurs recourant, pour l’exercice de leur activité professionnelle, à une ou plusieurs plateformes numériques, d’être soit salariés de cette plateforme, soit entrepreneurs salariés ou associés d’une coopérative d’activité et d’emploi. Cette solution nous paraît problématique à plus d’un titre.

D’abord, parce que la loi qui régit les coopératives dispose, en son article 1er, que « La coopérative est une société constituée par plusieurs personnes volontairement réunies ». Ainsi, la création ou l’intégration d’une coopérative, comme de toute société, repose sur le consentement des intéressés. L’obligation, même proposée dans un but de protection des actifs concernés, nous semble contraire au principe de la coopérative.

Une autre difficulté est soulevée par le périmètre de la proposition de loi que nous examinons : celui-ci ne concerne que les plateformes de mise en relation par voie électronique. Il nous semble que le problème posé par une relation commerciale qui dégénère en relation de dépendance, voire en salariat, est un problème plus large, qui ne peut être réduit à ces seules plateformes numériques.

Enfin, cette solution viendrait alourdir un peu plus encore le marché de l’emploi. Les plateformes du numérique ont beaucoup de torts, mais il faut leur reconnaître qu’elles ont démontré à ceux qui en doutaient que le coût du travail salarié en France est un véritable frein à l’emploi.

La protection sociale des travailleurs n’est évidemment pas une aberration à nos yeux. Pour nous, l’aberration est de conditionner la protection sociale au statut des individus. Nous souhaiterions voir l’émergence d’un système de protection sociale unifiée – oserais-je dire « universel » ? –, dans lequel chaque actif cotiserait sans considération de son statut. Il nous semble équitable que le travail donne lieu au même niveau de protection sociale, peu importe la forme sous laquelle il est effectué. Un tel système ne saurait cependant s’imposer à ceux qui ne le souhaitent pas, lesquels devraient pouvoir rester libres de s’en affranchir et recourir à d’autres moyens de financement de leur protection sociale.

Le problème soulevé par cette proposition de loi est aussi celui de la dépendance économique. En effet, ce que rencontrent les entrepreneurs individuels, les TPE et les PME le rencontrent aussi : ce sont les pratiques anticoncurrentielles, les abus de position dominante ou encore les ruptures brutales de relations commerciales. La très grande majorité des entreprises françaises sont des TPE et PME. Elles sont dynamiques, innovantes ; elles sont une chance pour notre pays. Cependant, elles sont, comme les auto-entrepreneurs, susceptibles de tomber sous le joug de la dépendance économique d’un donneur d’ordre.

C’est à la puissance publique qu’il échoit de déterminer et de faire respecter les règles de la concurrence. Cette concurrence doit être loyale et effective, afin de refléter les intérêts de chacun des acteurs. C’est elle qui permet aux petits entrepreneurs de ne pas se retrouver en situation de dépendance économique.

La proposition de loi soulève donc un double problème : celui de la protection sociale des travailleurs et celui de la dépendance économique. Il n’est pas résolu en l’état actuel du présent texte, mais il faut reconnaître à celui-ci le mérite d’aborder les difficultés des petits entrepreneurs.

Les difficultés sont réelles, mais les régler nécessitera probablement un changement plus profond de notre modèle. (Applaudissements sur des travées du groupe UC. – MM. Jackie Pierre et Jean-Claude Requier applaudissent également.)

M. le président. La parole est à Mme Catherine Fournier.

Mme Catherine Fournier. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, les plateformes numériques mettent en relation les consommateurs et les travailleurs indépendants. Elles ont ainsi fait émerger une nouvelle forme d’organisation du travail, qui bouleverse le fondement même que nous lui connaissons actuellement. Nous constatons en effet une organisation plus déshumanisée, puisqu’elle est gérée et fondée sur des algorithmes, des taux de marge très faibles et une flexibilité des heures de travail très large.

C’est pourquoi, consciente de ce nouveau schéma, la commission des affaires sociales a créé une mission d’information relative au « droit social applicable aux travailleurs indépendants économiquement dépendants ». Le 3 juillet 2019, le président Alain Milon nous nommait, Frédérique Puissat, Michel Forissier et moi-même, rapporteurs de cette mission. Nos travaux ont commencé en septembre dernier, et les conclusions doivent être rendues au printemps.

Comme son nom l’indique, notre mission est amenée à étudier ce sujet dans son ensemble. Ce champ comprend notamment le droit du travail, le traitement social et la protection sociale des travailleurs concernés. Plus généralement, comme l’a dit mon collègue, cette mission pourrait être l’occasion d’une réflexion sur les enjeux actuels du statut d’indépendant.

Avec tout le respect que je dois à votre travail, chers collègues, la proposition de loi que vous avez déposée le 28 novembre 2019 aborde ce sujet de façon trop simple et trop arbitraire. La complexité du dossier justifie que l’on y consacre une réflexion plus aboutie.

Sur la forme, évalué à 1 % de la population active, le nombre exact de travailleurs est difficile à estimer : l’activité peut être totale, secondaire ou même d’appoint. Il est tout aussi complexe de connaître avec précision les rémunérations, puisque certains opèrent sur plusieurs plateformes. Les statistiques relatives aux travailleurs des plateformes sont difficiles à trouver et donc à exploiter.

De plus, tous les modèles de plateformes ne sont pas comparables.

D’une part, certaines plateformes se limitent à un rôle de mise en relation, sans influencer les coûts et les conditions de travail – c’est le cas de Malt. D’autres déterminent le prix, mais pas les conditions de travail, comme Brigad. Enfin, des plateformes fournissent une prestation hors ligne, telles Uber ou Deliveroo. Ce sont les plus visibles et celles qui soulèvent de nombreuses problématiques.

D’autre part, il apparaît important de préciser le modèle de développement des acteurs du numérique, notamment de ces plateformes. La spécificité majeure du modèle d’affaires des plateformes réside surtout dans l’effet réseau, qui les conduit à investir d’emblée des ressources importantes pour s’inscrire dans un contexte mondial exigeant.

Les effets monopolistiques liés à cet effet réseau ne sont pas sans poser question, notamment quant à la soutenabilité de ce modèle économique particulier : il amène les entreprises de l’économie numérique à faire des levées de fonds massives, alors que leurs investissements en « capital de production » sont très faibles par rapport à une entreprise classique. Il leur faut se développer rapidement, sans chercher de prime abord la rentabilité – elles ne considèrent que la croissance. En effet, quand le marché arrive à maturité, les plus gros rachètent les plus petits et se partagent le marché en situation de quasi-monopole. C’est le cas, actuellement, de moteurs de recherche ou de réseaux sociaux.

Pour toutes ces raisons, la proposition que nous examinons aujourd’hui n’apporte pas une réponse suffisante. Tout n’est pas aussi simple, et le statut coopératif, tel qu’il est défini, paraît succinct.

Sur le fond, cette proposition de loi appelle un certain nombre d’observations.

Elle s’appliquerait à toutes les plateformes numériques, y compris celles dont le mode de fonctionnement ne pose aujourd’hui aucun problème. L’économie numérique constitue un enjeu important en termes d’économie future et de création d’emploi. Il convient de ne pas fragiliser un secteur qui permet à un certain nombre de nos concitoyens de sortir du chômage. Si les conditions de travail et de rémunération ne sont pas toujours satisfaisantes, c’est peut-être aussi lié à la situation de notre marché du travail. En effet, la situation des travailleurs des plateformes n’est pas nécessairement moins favorable que celle des salariés enchaînant des contrats très courts ou travaillant dans l’économie souterraine.

Le salariat ne correspond pas nécessairement non plus aux aspirations de tous les travailleurs concernés. Nous avons constaté que, quelles que soient les activités exercées, c’est la recherche d’une liberté, d’une indépendance et d’une autonomie que ces travailleurs appréciaient : choix des horaires et des tarifs, travail sur plusieurs plateformes…

Force est de constater que la protection sociale n’est pas une priorité pour ces travailleurs, majoritairement jeunes et qui ne sont pas encore sensibilisés aux accidents de la vie, aux problèmes de santé et même à la retraite – ou ne le sont que peu. Il nous appartient donc de travailler sur ce volet. Si la protection sociale des travailleurs des plateformes peut être améliorée, il convient plutôt de construire une protection sociale universelle et déconnectée du statut.

La mission doit encore enrichir ses travaux par des auditions complémentaires et une étude comparative des expériences de nos voisins européens ou d’autres États, tels le Canada ou encore les États-Unis.

Madame Lubin, nous saluons votre démarche et celle de votre groupe, ainsi que l’initiative de la proposition de loi déposée par Pascal Savoldelli et le groupe CRCE, qui nous permettent d’approfondir le sujet. Vos travaux sont intéressants en termes d’alerte et de communication.

Il est de notre responsabilité de parlementaires de nous en approprier. Cela dit, je rappelle que la commission des affaires sociales, en la personne de son président, Alain Milon, s’en était saisie bien en amont, dès la fin du mois de juin 2019. Je salue doublement cette démarche insistante et unanime des sénateurs, car je viens d’apprendre que Jean-Yves Frouin a été missionné par M. le Premier ministre sur le sujet le 13 janvier dernier.

À ce stade, la proposition de loi apparaît incomplète. Le groupe Union Centriste vous propose donc de voter contre, mes chers collègues. L’objectif partagé avec la commission des affaires sociales est vraiment d’élargir la réflexion, dans le but d’aborder l’enjeu social et sociétal de cette économie du futur, pour l’heure encore émergente. (Applaudissements sur les travées du groupe UC. – Mme Agnès Canayer applaudit également.)

M. le président. La parole est à M. Michel Forissier.

M. Michel Forissier. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, les progrès techniques et les avancées technologiques ont permis de mettre en place de nouveaux modèles économiques. Les plateformes numériques permettent aujourd’hui la mise en relation entre les travailleurs et des donneurs d’ordre. Il s’agit de prestations de différentes natures, dans de nombreux domaines d’activités.

Le statut de micro-entrepreneur permet aux travailleurs de réaliser leurs missions dans le cadre d’une dépendance économique pouvant être considérée, dans certains cas, comme un lien de subordination. Le risque est grand de voir cette relation requalifiée en contrat de travail par les tribunaux. Cette fragilité juridique n’est pas satisfaisante.

Se pose également la question de la répartition des profits et des garanties sociales pour ces travailleurs, qui, aujourd’hui, dans leur grande majorité, ne veulent pas être salariés : ils souhaitent garder leur indépendance et avoir une activité modulable, éventuellement exercée parallèlement à un autre emploi ou à une autre fonction.

À ce stade de nos travaux, nous constatons que la réalité de la situation des travailleurs indépendants économiquement dépendants des plateformes est hétérogène et représente encore une part marginale de la population active.

En premier lieu, les plateformes numériques sont diverses. Un certain nombre de plateformes, correspondant à la définition de l’article 242 bis du code général des impôts, se bornent à un rôle de mise en relation entre des travailleurs indépendants et des clients. Ces plateformes n’interviennent ni pour fixer le prix des prestations ni pour organiser les conditions dans lesquelles ces prestations sont effectuées.

On connaît, par ailleurs, des plateformes de services organisés hors ligne, qui fournissent des prestations standardisées délivrées par des professionnels, notamment dans les secteurs de la conduite de voitures de transport avec chauffeur (VTC) et de la livraison de marchandises au moyen d’un véhicule à deux ou trois roues. Elles sont devenues, depuis quelques années, les plateformes les plus visibles et celles dont le développement soulève le plus de questions.

Ces plateformes déterminent à la fois les caractéristiques de la prestation et son prix, notamment par le biais d’algorithmes, et apparaissent, de ce fait, comme les plus exposées au risque juridique de requalification en contrat de travail.

Ainsi, si l’activité de conducteur de VTC s’est profondément professionnalisée, du fait notamment des coûts d’entrée représentés par l’obtention d’une licence et l’acquisition ou la location d’un véhicule, les services de livraison à vélo semblent plus souvent correspondre à une activité à la fois temporaire et secondaire pour les travailleurs concernés.

On peut aussi citer les plateformes de micro-travail, qui consistent à l’externalisation de tâches fortement fragmentées et à faible valeur ajoutée. Le micro-travail représente une activité généralement très accessoire, le revenu mensuel moyen généré sur les plateformes concernées ne dépassant pas quelques dizaines d’euros.

Ainsi, compte tenu de la diversité des activités, allant du job étudiant à la mise en relation de cadres de haut niveau travaillant en France, il est nécessaire de bien mesurer les impacts du cadre législatif sur l’ensemble des activités avant de légiférer.

En deuxième lieu, les membres du groupe Les Républicains rappellent que les travailleurs des plateformes ne constituent pas une catégorie statistique en tant que telle et qu’il reste difficile d’estimer leur nombre avec précision. On parle de 100 000 personnes qui exerceraient leur activité exclusivement via une plateforme, dont un quart de chauffeurs de VTC, ou de 200 000 personnes qui auraient recours à un intermédiaire pour l’exercice d’une activité professionnelle, qu’il s’agisse ou non d’une plateforme numérique et que cette activité soit leur activité principale ou une activité d’appoint.

En ce qui concerne la question de la protection sociale, il convient de rappeler que tous les travailleurs des plateformes bénéficient des protections universelles – santé, famille – et cotisent à l’assurance retraite. L’absence d’assurance contre les accidents du travail et les maladies professionnelles et d’assurance chômage est, en outre, propre au statut d’indépendant et doit être mise en relation avec l’absence de cotisation au titre de ces risques. Nous sommes attachés à ce que tous les travailleurs bénéficient d’une protection universelle, laquelle reste à mettre en place.

Le Conseil constitutionnel a partiellement censuré l’article 44 de la LOM (loi d’orientation des mobilités), qui instaurait une charte sociale définissant les droits et les devoirs des travailleurs des plateformes. Je me permets, à cette occasion, de vous rappeler que, lors de l’examen du texte par le Sénat, nous nous étions opposés au principe même de cette charte, en évoquant justement sa fragilité constitutionnelle.

Le modèle des plateformes constitue, dans le cadre de l’économie numérique, un moyen de retour à l’emploi et une chance de sortir de la précarité pour un nombre non négligeable de chômeurs de longue durée relégués dans de petits boulots ou même dans l’économie souterraine. Les travailleurs concernés ne souhaitent pas devenir salariés – il faut le dire ! Ils sont attachés à leur indépendance et à leur autonomie dans leur travail.

L’adhésion à une coopérative d’activité et d’emploi ne peut, à notre sens, être obligatoire. Cela serait contradictoire avec le principe de liberté d’entreprendre, que Les Républicains estiment fondamental dans notre choix de société.

Nous considérons que les travaux et la réflexion engagée pour la préparation de cette proposition de loi sont des éléments à intégrer et constituent un apport pour notre mission d’information.

Nous pouvons aussi penser qu’il s’agit, pour les auteurs, d’un texte d’appel.

Nous sommes également convaincus de la nécessité de permettre à ce modèle économique d’exister, en raison de son utilité. Ce n’est pas en établissant un texte dans l’urgence que nous apporterons des solutions globales aux problèmes qui se posent ! Nous souhaitons aller au bout de la mission. Ensuite, nous pourrons engager, ensemble, une réflexion sur l’adaptation du cadre législatif, dans les principes de notre modèle social, qui doivent être respectés par tous les modèles économiques émergents.

Pour conclure, je dirai que la proposition de loi présentée aujourd’hui ne peut apporter une solution viable et ne répond ni aux attentes exprimées par les travailleurs ni à celles des responsables des plateformes. Le groupe Les Républicains propose d’aborder de façon plus globale l’enjeu du développement de l’économie des plateformes numériques, en enrichissant le travail parlementaire des travaux de la mission d’information. Nous voterons, bien entendu, contre la proposition de loi.

M. le président. La parole est à M. Jean-Marc Gabouty.

M. Jean-Marc Gabouty. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, apparues depuis la crise économique de la fin des années 2000, les plateformes reposent sur l’externalisation de l’activité auprès d’une multitude d’acteurs formellement indépendants, de façon encore plus poussée que le recours à la sous-traitance « classique ». L’économie des plateformes, également appelée « économie collaborative » ou encore « ubérisation », recouvre des situations très diverses, mais connaît une forte croissance.

L’économie des plateformes est source de controverses et d’inquiétudes, en particulier en ce qui concerne ses effets sur le travail et l’emploi. S’agit-il de flexibilisation ou de précarisation ? Permet-elle une organisation plus libre du temps de travail ? Est-elle synonyme d’une meilleure adéquation aux préférences de certains travailleurs ou d’une dégradation de la qualité des emplois et d’une augmentation des risques psychosociaux ? Garantit-elle une satisfaction maximale du consommateur, au détriment du travailleur ?

En termes de politiques publiques, en particulier de droit du travail, l’économie des plateformes prolonge les questionnements sur la diversification des formes d’emploi, avec l’idée d’un statut intermédiaire entre salarié et travailleur indépendant classiques, sur la sécurisation des parcours professionnels et, enfin, sur l’adaptation du système de prélèvements obligatoires.

L’article 60 de la loi du 8 août 2016 relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels, dite « loi Travail » ou « loi El Khomri », a créé au nouveau titre dans le code du travail, relatif aux travailleurs utilisant une plateforme de mise en relation par voie électronique. L’article L. 7341-1 en définit ainsi le champ d’application : « Le présent titre est applicable aux travailleurs indépendants recourant, pour l’exercice de leur activité professionnelle, à une ou plusieurs plateformes de mise en relation par voie électronique définies à l’article 242 bis du code général des impôts. » Ce titre clarifiait les obligations sociales des plateformes en ligne et précisait les droits des travailleurs concernés en matière d’accidents du travail, de formation professionnelle, de validation des acquis de l’expérience et de droit syndical.

Ces dispositions, qui accordaient quelques droits sociaux aux travailleurs indépendants travaillant sur des plateformes collaboratives, en leur faisant bénéficier de certains attributs du salariat, sans toutefois que ces éléments soient, d’une quelconque façon, de nature à établir l’existence d’un lien de subordination, avaient été introduites lors de l’examen parlementaire, en commission, à l’Assemblée nationale. Elles avaient été supprimées par le Sénat par un amendement des corapporteurs, dont mon prédécesseur à cette tribune et moi-même. En effet, nous avions alors jugé ces dispositions prématurées, notamment au regard des affaires juridictionnelles en cours au moment de l’examen du projet de loi, tendant à requalifier certains contrats de travailleurs de plateformes en contrats de travail salarié.

Lors de la nouvelle lecture à l’Assemblée nationale, ces dispositions furent rétablies, avec, toutefois, une modification substantielle, répondant à la critique formulée par les corapporteurs du Sénat sur l’ambiguïté de l’article créant, dans le code du travail, un statut ad hoc de travailleurs non salariés sans être indépendants, la disposition selon laquelle la reconnaissance de la responsabilité sociale de la plateforme à l’égard de ces travailleurs n’entraînait pas de lien de subordination.

Il revient donc aujourd’hui au juge de se prononcer lorsqu’il est saisi sur la nature de ce lien. Des procédures sont en cours, et certaines ont même abouti. Par deux décisions de justice rendues en 2018 et 2019, la cour d’appel de Paris et, plus significatif encore, la Cour de cassation ont requalifié en contrats de travail les contrats de prestation de services, d’une part, d’un chauffeur VTC et, d’autre part, d’un livreur à deux-roues, mettant en avant notamment le lien de subordination.

Sur le fond, chers collègues, vous avez raison de vous interroger sur la nature du contrat et des relations entre les plateformes et les travailleurs dits « indépendants ». Il y a bien lieu d’élaborer un statut spécifique d’indépendant, d’encadrer les relations contractuelles avec les plateformes et, peut-être, d’encourager la création d’une branche professionnelle qui permettra de définir des droits concrets. En revanche, la réponse que vous apportez avec cette proposition de loi ne peut constituer qu’une solution parmi d’autres. Elle ne saurait répondre à l’ensemble des situations et pourrait même ne pas convenir à certains indépendants.

Si ce texte est utile, il ne saurait être adopté, même si l’amendement qui vise à limiter sa portée était voté. Une généralisation des seules coopératives d’activité et d’emploi ne suffit pas. Toutefois, le débat qu’il suscite peut venir enrichir les travaux de la mission qui a été mise en place sur le même sujet. Au reste, je pense que ses auteurs seront certainement satisfaits de ces échanges, puisque, de leur propre aveu, leur but, en déposant cette proposition de loi, était de commencer à éveiller les consciences. (M. Jean-Claude Requier applaudit.)