M. le président. La parole est à Mme la ministre.

Mme Annick Girardin, ministre des outre-mer. Madame la sénatrice, vous parlez du suivi médical et psychologique des populations.

Pendant Irma, ce sont effectivement 3 910 actes médicaux psychologiques qui ont été réalisés à la fois à Saint-Martin, à Saint-Barthélemy et en Guadeloupe, vers laquelle un certain nombre d’habitants se sont déplacés. Des renforts sont arrivés de la zone, mais aussi de l’Hexagone, afin de renforcer les capacités locales de prise en charge.

Les effets médico-psychologiques après une crise majeure sur les personnels de santé et de secours doivent également être pris en compte. C’est pourquoi, pendant Irma, certains d’entre eux ont bénéficié d’une prise en charge médico-psychologique et d’un accompagnement, technique, administratif et personnel, qui se révèle tout aussi nécessaire.

Vous parlez d’un faible recours aux dispositifs qui ont été mis en place. Or je sais, mais cela n’a peut-être pas été comptabilisé, qu’un grand nombre de psychologues bénévoles se sont rendus dans les territoires, pour établir un lien avec les victimes et leur apporter un soutien.

Plus globalement, le dispositif d’organisation de la réponse du système de santé en situations sanitaires exceptionnelle, ou Orsan, élaboré par les agences régionales de santé (ARS), doit désormais comprendre un plan de prise en charge médico-psychologique de nombreuses victimes blessées psychiques.

Ce plan médico-psychologique s’inscrit dans la complémentarité du plan Orsec-Novi, déclenché par le préfet et qui permet la prise en charge rapide des blessés psychiques par les cellules d’urgence médico-psychologiques. Il définit la stratégie régionale de prise en charge des blessés en fonction des événements et des territoires visés, avec une attention particulière accordée à l’âge de ces personnes – enfants ou adultes – et à leur tableau clinique.

Il est important de se souvenir de l’exemple de Saint-Martin, car il peut être utile pour d’autres territoires : la langue maternelle peut être l’anglais, l’espagnol ou le créole ; nous devons davantage prendre en compte ces spécificités lors de prochaines crises ou, du moins, lorsque nous aurons à mettre en place de prochaines cellules.

M. le président. Il faut conclure, madame la ministre.

Mme Annick Girardin, ministre. Vous m’interrogez sur la nécessité d’un rapport pour suivre ces 3 910 personnes qui ont été touchées par Irma. Nous pouvons en débattre, pour trouver les moyens d’obtenir des données un an, deux ans ou trois ans après l’événement, voire quelques années plus tard, car le traumatisme perdure très longtemps et laisse des traces sur le comportement des blessés – panique, etc.

M. le président. La parole est à M. Marc Laménie.

M. Marc Laménie. Monsieur le président, madame la ministre, monsieur le président de la délégation aux outre-mer, monsieur le rapporteur, mes chers collègues, je salue cette initiative portée par la délégation et souligne avec beaucoup de respect et de reconnaissance le travail de nos collègues, qui se sont investis sur un sujet particulièrement sensible, à la suite des événements climatiques dramatiques qui ont touché les territoires ultramarins.

La métropole connaît aussi des catastrophes naturelles. Néanmoins, ces territoires éloignés sont particulièrement affectés. C’est pourquoi je voudrais insister, comme l’ont fait avant moi certains orateurs, notamment M. Arnell, sur la prévention de ces risques.

Or la climatologie et la géographie n’étant pas des sciences exactes – le droit à l’erreur est admis ! –, il est délicat d’établir les risques et, partant, de réaliser une sensibilisation et une information satisfaisantes.

Je n’oublie pas non plus l’urbanisme et toutes les difficultés liées à la construction – cela a été rappelé.

Enfin, il faudrait chiffrer ces risques à la suite de la consultation des différents opérateurs, tels que Météo France, le Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM) ou autres.

M. le président. La parole est à Mme la ministre.

Mme Annick Girardin, ministre des outre-mer. Monsieur le sénateur, la prévention, que j’ai déjà évoquée, est effectivement un sujet de la plus haute importance.

Avant tout, des formations doivent être déployées à tous les niveaux, qu’il s’agisse des fonctionnaires chargés de traiter ces dossiers ou des élus : combien d’entre eux ont besoin d’être préparés, non seulement pour gérer ces crises, mais aussi pour faire face à leurs suites ? Ils doivent notamment adapter les PPR, les schémas territoriaux d’aménagement et d’urbanisme (STAU) et d’autres schémas d’urbanisation.

De plus, les journées de prévention japonaises doivent s’étendre aux établissements d’éducation, enseignants et élèves confondus.

J’ajoute que, dans les territoires d’outre-mer, nous avons la culture du risque. M. Arnell a rappelé combien de catastrophes nous avons subies, notamment des cyclones. Cela dit, ces événements sont toujours plus forts, les dégâts sont toujours plus sévères. C’est pourquoi nous n’avons d’autre choix que de réactualiser les données.

En outre – j’y insiste –, les outre-mer ont beaucoup d’avance au titre des PPR : les préfets se sont très tôt saisis de cet outil, sachant quels défis devaient affronter les territoires confiés à leurs soins, quels risques couraient leurs populations.

Plans de prévention des risques, nouvelles formations mises en œuvre, journées de prévention japonaises, travail mené avec l’éducation nationale et avec l’ensemble des professionnels : au cours des mois qui viennent, toutes ces initiatives seront coordonnées dans des plans spécifiques, territoire par territoire. Elles apporteront ainsi, comme je l’espère, la réponse la plus adaptée possible, d’autant que ces plans feront partout l’objet d’une coconstruction !

M. le président. La parole est à M. Marc Laménie, pour la réplique.

M. Marc Laménie. Madame la ministre, je tiens à vous remercier et à m’associer aux nombreuses recommandations formulées par mes collègues au terme d’un travail d’investigation particulièrement minutieux.

Comme vous, j’insiste sur la sensibilisation de tous les partenaires, notamment les élus ; je relève également que la notion de cartographie a toute son importance ! (Mme la ministre approuve.)

M. le président. La parole est à M. Didier Mandelli.

M. Didier Mandelli. Madame la ministre, il m’appartient de clore cette série de quinze questions, et je vous prie par avance d’excuser les éventuelles redondances de mon propos !

La France n’échappe pas aux effets du changement climatique. Nos territoires sont de plus en plus exposés à des phénomènes jusqu’à présent exceptionnels – incendies, inondations, fortes tempêtes –, et les territoires ultramarins sont particulièrement touchés.

Nos outre-mer sont en première ligne – vous avez même employé le mot de « vigies » –, car l’élévation du niveau des mers s’accompagne de phénomènes accrus d’érosion côtière. De plus, comme nos collègues le relèvent justement dans leur rapport d’information, l’acidification des océans devrait affecter la survie des écosystèmes qui assurent une fonction protectrice des littoraux, comme les récifs coralliens ou les mangroves.

Par son intensité et sa soudaineté, l’ouragan Irma l’a montré : nos territoires ne sont pas prêts à faire face à des cyclones si puissants. Le bilan de cette tempête fut hors normes, avec près de 26 000 sinistres enregistrés, pour un montant total de 1,9 milliard d’euros.

En outre – le rapport le relève également –, deux ans après, la reconstruction est loin d’être achevée : à Saint-Martin, le taux est de 49 % seulement, contre 87 % à Saint-Barthélemy, ce qui – il faut le souligner – est beaucoup mieux.

En prenant en compte ces enjeux dans une approche programmatique, quelles mesures spécifiques l’État et les collectivités territoriales ont-ils prises pour rendre ces îles plus résilientes ?

De manière générale, comment l’État compte-t-il faire appliquer, ou adapter, les normes de construction outre-mer, afin de garantir la sécurité des biens et des personnes ?

M. le président. La parole est à Mme la ministre.

Mme Annick Girardin, ministre des outre-mer. Monsieur le sénateur Mandelli, je vous le concède volontiers : il n’est jamais facile de poser une question après une dizaine d’interventions consacrées au même sujet ! (Sourires.)

J’ai déjà rappelé l’implication de l’État, notamment en détaillant ses missions de contrôle. Bien sûr, il exerce et continuera d’assumer son rôle régalien. Il en est de même pour l’accompagnement budgétaire, mis en œuvre au travers du fonds Barnier, que j’ai cité, ou encore par l’Agence française de développement (AFD).

Le ministère des outre-mer agit sur le front du logement ; le ministère de la transition écologique et solidaire pilote divers appels à projets ; le ministère de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation joue, lui aussi, un rôle de soutien. Le Gouvernement tout entier est mobilisé pour financer des outils adaptés et tenir compte des spécificités des territoires d’outre-mer.

Or plusieurs rapports récents ont pointé l’inadéquation de nombreuses réglementations et normes de construction au contexte des territoires ultramarins. Ainsi, au sujet du BTP, nous devons poursuivre le travail. Je vous renvoie notamment à deux parutions : Le BTP outre-mer, pied du mur normatif : faire dun obstacle un atout et Adaptation et simplification des normes en matière daménagement dans les départements de la Guyane et de Mayotte.

L’enjeu est d’être plus efficace sur le terrain tout en composant avec certaines injonctions contradictoires. Quelquefois, les mesures de prévention sismique, prises en vue des cyclones, se heurtent à d’autres choix de construction. D’un côté, les toitures en dur sont nécessaires ; de l’autre, elles restent un handicap. La conférence du logement a travaillé sur ces questions, mais nous devons à présent les traiter de manière beaucoup plus technique.

À cette fin, le cadre législatif va être modifié : les assemblées parlementaires débattront ainsi d’un projet de loi spécifique – je l’ai dit en répondant à M. Arnell. Au-delà, il nous faut mettre en place un ensemble de plans locaux.

Parce que La Réunion ne ressemble pas à Mayotte, parce que la Nouvelle-Calédonie et la Polynésie font face à des défis différents, parce que la Guadeloupe et la Martinique ont d’autres enjeux à traiter que la Guyane, parce que Saint-Pierre-et-Miquelon n’est pas Wallis-et-Futuna, il est indispensable de travailler territoire par territoire.

Il n’y a pas « l’outre-mer », mais une diversité de territoires, avec leurs problématiques propres ; et si un sujet permet de le constater, c’est bien celui dont nous avons débattu ce soir, même si tous les territoires d’outre-mer sont aujourd’hui touchés par les risques climatiques.

Mesdames, messieurs les sénateurs, en conclusion, je tiens à vous remercier de ce débat. Le rapport présenté par M. le président de la délégation aux outre-mer et par M. Arnell, qui est très engagé sur ces questions, permettra, je l’espère, d’apporter les réponses aussi judicieuses que possible, pour répondre aux véritables besoins de nos concitoyens.

Si nos territoires d’outre-mer sont des vigies face au dérèglement climatique, vous êtes les vigies de la loi, notamment pour faire évoluer la législation destinée aux territoires d’outre-mer !

Conclusion du débat

M. le président. Pour clore le débat, la parole est à M. le président de la délégation sénatoriale aux outre-mer.

M. Michel Magras, président de la délégation sénatoriale aux outre-mer. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, comme l’a rappelé à juste titre le rapporteur coordonnateur, notre collègue Guillaume Arnell, le choc représenté par le passage d’Irma ne pouvait laisser le Sénat sans réaction ; et c’est avec le soutien de notre président, Gérard Larcher, qu’une étude sur les risques naturels a été engagée. Qu’il soit ici remercié de l’attention qu’il a accordée à ce sujet dès les premiers instants.

En outre, je salue tout particulièrement l’implication de Guillaume Arnell, qui a su dépasser le seul drame de Saint-Martin pour embrasser la cause de l’ensemble des risques et de l’ensemble des territoires.

Dans cette tâche, il a été épaulé, pour le premier volet, par les rapporteurs Mathieu Darnaud et Victoire Jasmin et, pour le second, par Abdallah Hassani et Jean-François Rapin, dont l’expérience de médecin nous a permis de mettre l’accent sur un enjeu bien particulier : la délicate prise en charge psychologique des populations.

Mes chers collègues, les 100 recommandations formulées à l’issue de ces travaux sont donc le fruit d’un effort collectif et de l’écoute attentive des réalités de nos collectivités territoriales. Pour autant, votre présence témoigne d’un intérêt qui va au-delà de la seule délégation aux outre-mer, preuve, s’il en fallait une, qu’il s’agit là d’un sujet de portée nationale.

Nos outre-mer sont fortement exposés aux risques naturels, si bien que notre délégation a coutume de les qualifier de sentinelles des changements climatiques ; madame la ministre, vous avez parlé, pour votre part, de « vigies ». Je vous remercie de votre implication sans faille et de votre disponibilité : vous êtes toujours à l’écoute des territoires et au plus près de nos réalités complexes, en particulier lors de vos déplacements.

Je sais aussi votre engagement et votre détermination à voir aboutir un projet de loi traduisant les mesures et dispositifs nécessaires pour améliorer la prévention et la réponse à apporter aux catastrophes.

Je ne doute pas un seul instant de votre implication. Mais j’ose espérer que vous ne serez pas seule pour défendre ce sujet au sein du Gouvernement. Trop souvent, face à une thématique à caractère ultramarin, les autres ministères s’exonèrent de leurs responsabilités, et la question incombe à vos seuls services !

Je souhaite donc que l’ensemble des ministres concernés travaillent à vos côtés et se saisissent avec vous de ce texte, qui doit couvrir tant de champs, de problématiques et d’actions. (M. Guillaume Arnell opine.)

Dans cette perspective, notre ambition est que le travail approfondi réalisé par la délégation serve de base et éclaire le débat. D’ores et déjà, un dialogue constructif a été engagé avec le délégué interministériel aux risques majeurs outre-mer, M. Frédéric Mortier.

Sur le fond, notre collègue Guillaume Arnell a soulevé, pour une très grande part, les questions qui doivent trouver une réponse concrète et énergique. Je sais bien que nos recommandations ne se traduiront pas uniquement dans la loi.

Mme Annick Girardin, ministre. Bien sûr !

M. Michel Magras, président de la délégation sénatoriale aux outre-mer. Vous l’avez dit, un certain nombre d’entre elles sont de nature réglementaire ; et leur mise en œuvre devra respecter le principe de libre administration des collectivités territoriales, d’autant plus lorsque ces dernières disposent d’une part d’autonomie.

Il faudra également tenir compte des opérateurs extérieurs intervenant dans les domaines de l’énergie, du numérique, de la téléphonie ou encore du BTP, que vous avez vous-même cité. (Mme la ministre acquiesce.)

J’en suis profondément convaincu : ces solutions ne peuvent venir que du terrain et les collectivités territoriales sont les mieux à même d’assurer l’adéquation des mesures préconisées aux réalités des territoires. C’est là encore un enjeu de différenciation territoriale, sujet qui, comme vous le savez, me tient à cœur.

Le rapporteur coordonnateur a soulevé un premier sujet : l’adaptation du cadre des plans de prévention des risques naturels (PPRN), dont l’efficience passe par un équilibre entre prescription et adaptation aux réalités. Ce travail suppose de rester à l’écoute des collectivités et de leurs populations.

Il en va de même pour les normes de construction, bien qu’elles dépassent le seul enjeu de l’exposition aux risques naturels.

L’organisation de véritables assises de la construction ultramarine me semble aller dans le bon sens : j’espère que cette initiative recueillera également votre soutien. Ces rencontres seront l’occasion de partager des expériences et de mutualiser des connaissances au service de l’acclimatation de la qualité de la construction, pour une meilleure protection face aux risques.

Enfin, on ne peut parler de risques, de prévention, de gestion de crises et a fortiori de résilience sans parler des populations. Avant tout, ces dernières doivent être formées : il faut leur inculquer une véritable « culture de crise ».

Vous assurez que nous possédons cette culture ; pour ma part, je suis tenté de conjuguer votre phrase au passé, madame la ministre, étant donné les changements de population que connaissent nos territoires, lesquels sont loin d’être négligeables. C’est pourquoi nous avons eu à cœur de parler de reconstruction non seulement matérielle, mais aussi humaine. Je vous sais gré, mes chers collègues, d’avoir été sensibles à cet enjeu.

Comme tel est le cas pour toutes les études de notre délégation, il appartient désormais à chacun de s’approprier nos recommandations pour les faire vivre. Vous le savez, la délégation a fait le choix de ne pas exercer de compétences législatives stricto sensu, et j’y tiens.

Je suis certain que, le moment venu, les commissions permanentes sauront se faire l’écho et les relais de nos ambitions, pour mieux faire face aux défis climatiques qui se présentent à nous ! (Applaudissements.)

M. le président. Nous en avons terminé avec le débat sur les risques naturels majeurs outre-mer.

Mes chers collègues, nous allons interrompre nos travaux pour quelques instants.

La séance est suspendue.

(La séance, suspendue à dix-neuf heures, est reprise à dix-neuf cinq.)

M. le président. La séance est reprise.

7

Quelle doctrine d’emploi de la police et de la gendarmerie dans le cadre du maintien de l’ordre ?

Débat organisé à la demande du groupe communiste républicain citoyen et écologiste

M. le président. L’ordre du jour appelle le débat, organisé à la demande du groupe communiste républicain citoyen et écologiste, sur le thème : « Quelle doctrine d’emploi de la police et de la gendarmerie dans le cadre du maintien de l’ordre ? »

La parole est à Mme Éliane Assassi, pour le groupe auteur de la demande.

Mme Éliane Assassi, pour le groupe communiste républicain citoyen et écologiste. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, avant d’entrer dans le vif du sujet, je tiens à clarifier quelle était l’intention de mon groupe en demandant l’inscription de ce débat à l’ordre du jour.

Il ne s’agit pas pour nous de jeter l’opprobre sur les forces de l’ordre de notre pays : nous avons d’ailleurs choisi de libeller l’intitulé de ce débat en termes mesurés pour éviter soigneusement toute caricature. Il s’agit globalement d’aborder le sujet de la sécurité publique dans notre pays sous l’angle, éminemment politique, du maintien de l’ordre.

Les élus de notre groupe ont souvent été force de proposition sur le sujet. Je pense non seulement à notre contribution à la commission d’enquête sur l’état des forces de sécurité intérieure, mais aussi à nos propositions de loi visant à instaurer une véritable police de proximité ou à interdire l’usage des lanceurs de balles de défense (LBD). Dans tous ces cas, nous avons travaillé dans le même esprit : le rééquilibrage indispensable du triptyque « prévention, dissuasion, répression ».

Avec ce débat, il ne s’agit donc pas d’alimenter la logique mortifère d’un « camp » contre un autre ou de dresser un constat stérile de la mauvaise gestion des manifestations par le pouvoir en place. Il y a bien sûr fort à dire des dérives autoritaires du Gouvernement, mis en défaut par la colère sociale et les mouvements sociaux qu’elle engendre ; mais, selon nous, l’essentiel aujourd’hui est de tenter de comprendre l’engrenage de la violence pour amorcer sa désescalade et entrevoir des solutions d’apaisement désormais urgentes.

En effet, une chose est sûre : les opérations de maintien de l’ordre et l’usage de la force lors des manifestations ont rarement été aussi discutés.

Depuis novembre 2018, le mouvement des « gilets jaunes » a mis au cœur de l’actualité l’usage de la force lors des manifestations, démontrant la nécessité de revoir la doctrine du maintien de l’ordre, déjà dévoyée depuis de nombreuses années.

Nous pourrions remonter aux dites « émeutes urbaines » de 2005, ou encore à Sivens, où les heurts entre police et manifestants ont conduit à la mort tragique de Rémi Fraisse. Mais, plus récemment, la gestion des manifestations contre le projet de loi Travail était déjà révélatrice d’un changement de paradigme, comme l’explique un chercheur spécialiste du maintien de l’ordre : « À partir de 2016, la violence de la répression à laquelle étaient habituées les populations des quartiers défavorisés a commencé à toucher des catégories de personnes auparavant épargnées. »

Dans ce contexte, le Défenseur des droits a publié, en décembre 2017, un rapport intitulé Le Maintien de lordre au regard des règles de déontologie. S’alarmant des mutations dont a fait l’objet la doctrine du maintien de l’ordre public en France ces dernières années, il souligne que « l’équilibre subtil entre exercice des libertés publiques et contraintes de sécurité, sur lequel repose la doctrine du maintien de l’ordre, se trouve fragilisé ». Nous ne pouvons, hélas ! que le constater davantage encore aujourd’hui.

L’institution recommande ainsi « une mise en œuvre du maintien de l’ordre plus protectrice des libertés ». À cet égard, elle rappelle : « L’ordre public est constitutif de la démocratie. Il doit permettre de conforter les droits fondamentaux, il ne saurait en être l’antagoniste. »

Beaucoup plus récemment, le Conseil de l’Europe et les Nations unies ont mis en garde la France sur ses méthodes brutales de gestion des manifestations. Les rapporteurs spéciaux des Nations unies rappellent que l’usage de la force dans le cadre d’opérations de maintien de l’ordre doit être déterminé par une structure de commandement claire, transparente, qui « doit être définie pour minimiser le risque de violence et de recours à la force ainsi que pour veiller à ce que les agents soient tenus responsables pour tout acte ou omission illicite ».

En février 2019, le Parlement européen condamnait « le recours à des interventions violentes et disproportionnées par les autorités publiques lors de protestations et de manifestations pacifiques ». De plus, il rappelait que « les services répressifs doivent toujours rendre compte de l’exercice de leurs fonctions et de leur conformité avec les cadres juridiques et opérationnels applicables ».

Face à ce discrédit, aucune remise en cause des méthodes largement développées ces dernières années et employées depuis des mois n’a été annoncée par le ministère de l’intérieur. Le nouveau schéma national du maintien de l’ordre, qui sera prochainement dévoilé par la place Beauvau, apparaîtrait même inquiétant, à en croire le document de travail que s’est procuré la presse il y a peu – même si le contenu de ce schéma ne semble pas encore tout à fait arrêté.

Au mois de juin dernier, lors du lancement officiel de cette réflexion, M. Castaner a d’ailleurs donné le ton en expliquant : « Les forces de l’ordre ont été des exemples de professionnalisme, de maîtrise et de sang-froid. » Il ajoutait : « Malgré la violence extrême à laquelle elles ont été confrontées, le pire a été évité. »

À rebours de la tradition française de maintien de l’ordre consistant à tenir à distance les manifestants, la nouvelle doctrine rédigée par le ministère insiste sur la nécessité d’aller au contact des manifestants pour disperser et interpeller.

De fait, face aux exigences croissantes de sécurité dans un contexte de menace terroriste, la dimension judiciaire et répressive du maintien de l’ordre a pris une place plus importante dans la gestion de l’ordre public, au détriment de la mission d’encadrement et de protection des manifestations.

Des mesures d’exception devenues pérennes et inscrites dans le droit commun, liées à des menaces terroristes, ont profondément modifié le rapport des forces de police au maintien de l’ordre à la française.

Cette tendance à la judiciarisation du maintien de l’ordre, qui se traduit par la volonté d’interpeller davantage, y compris de manière préventive, résulte de choix politiques qui ont pour conséquence un recours accru à des forces non spécialisées, telles que la brigade anti-criminalité (BAC). Cela s’explique, rappelons-le, par la suppression, sous la présidence de Nicolas Sarkozy, de 2 000 postes de CRS.

De plus, consigne a été donnée d’aller davantage au contact que ne le préconise traditionnellement la doctrine française de maintien à distance des foules.

Dans son témoignage, un commandant d’une compagnie républicaine de sécurité explique que cette volonté d’aller le plus vite possible au contact des manifestants est « un changement de pied historique » : « J’ai peur qu’il y ait des gens tués dans les prochaines opérations de maintien de l’ordre, d’un côté ou de l’autre. C’est un miracle qu’il n’y ait pas eu de mort jusque-là, car plus on va au contact, plus le risque d’accident grave est élevé. Tôt ou tard, on va être confronté soit à des policiers à moto coincés dans une rue et lynchés au milieu de la foule, soit à un nouveau Malik Oussekine. »

Selon Denis Jacob, dirigeant du syndicat Alternative Police CFDT, même si se sont agrégées aux mouvements sociaux « des personnes qui n’ont rien à voir avec les manifestants et ne viennent que pour en découdre avec l’autorité de l’État, […] le maintien de l’ordre ne doit pas être une réponse violente à la violence. »

Aussi, mes chers collègues, pour répondre aux exigences croissantes de lisibilité et de transparence à l’égard des institutions, il nous paraît nécessaire de recentrer le maintien de l’ordre sur sa mission de police administrative de prévention et sur l’accompagnement de la liberté fondamentale de manifester, garantie des droits et libertés publiques.

Les dispositifs de maintien de l’ordre doivent, en outre, reposer le plus souvent possible sur la négociation, le dialogue et la pédagogie, ainsi que le préconisait le Défenseur des droits dans son rapport sur le maintien de l’ordre en décembre 2017.

D’autres doctrines d’emploi des forces de l’ordre existent, notamment en Europe, pour pacifier le maintien de l’ordre.

La France est un des rares pays de l’Union européenne à utiliser des armes dites sublétales causant de graves blessures. En ce sens, il paraît urgent d’engager une réflexion et de s’appuyer sur les modèles existants chez nos voisins européens, dans les pays nordiques, par exemple, où la doctrine de maintien de l’ordre repose sur la désescalade et où la relation entre la police et la population est fondée sur une recherche de confiance. Tel est l’objectif de la proposition de loi que nous avons déposée, visant à rétablir une véritable police de proximité.

Par exemple, dans les pays du Nord – Pays-Bas ou Suède – des « unités de la paix » font désormais le lien entre les policiers antiémeutes et les manifestants, sur le modèle des officiers médiateurs.

En Allemagne, où un slogan affirme : « La police, ton ami », l’installation de grands écrans lumineux pour prévenir les manifestants des opérations – charge, sommation, demande d’évacuation d’une place ou d’une rue – permet de réduire l’incompréhension.

Au Danemark, la proximité avec la population est au centre de la formation des fonctionnaires de police.

Au Royaume-Uni, le consensus est au cœur de l’exercice.

L’Espagne a déjà emboîté le pas à ces pays en créant un département de médiation composé de policiers formés en psychologie ou en sociologie. Le dispositif aurait ainsi contribué à faire baisser le nombre d’incidents en manifestation de 70 % entre 2011 et 2014, selon un rapport des inspections générales de la police et de la gendarmerie.

En résumé, les solutions ne manquent pas pour pacifier le maintien de l’ordre en France et il est aujourd’hui urgent de tirer les leçons de l’escalade de la violence et de l’usage disproportionné de la force publique par les autorités, dont les policiers et les gendarmes sont eux-mêmes victimes. Ils sont en effet victimes d’instructions parfois peu déontologiques ; victimes d’une perte de sens de leur métier, qui les conduit parfois malheureusement au pire. Leur métier, rappelons-le, est pourtant d’abord d’utilité publique.

Vous l’aurez compris, notre groupe, en proposant que notre assemblée débatte d’un tel sujet, a souhaité que, ensemble et loin des polémiques, nous amorcions sereinement des pistes de travail pour restaurer le lien de confiance entre la police et la population. Celui-ci s’est distendu, en grande partie en raison d’une doctrine de maintien de l’ordre aujourd’hui dévoyée. (Applaudissements sur les travées du groupe CRCE, ainsi que sur des travées du groupe SOCR.)