Mme le président. Il faut vraiment conclure !

M. Henri Cabanel. Ne soyons pas hypocrites, ayons le courage d’aller jusqu’au bout pour pérenniser réellement cette filière ! (Applaudissements sur les travées du groupe RDSE.)

Mme le président. La parole est à M. Laurent Duplomb. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)

M. Laurent Duplomb. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, depuis trois ans, tous ceux qui me connaissent, au Sénat, savent que je n’ai pas toujours été très tendre avec les ministres de l’agriculture. J’ai eu trop souvent à dénoncer leur incompréhension du monde agricole, ainsi qu’un manque de clairvoyance et de réalisme.

Aujourd’hui, je dois reconnaître, monsieur le ministre, que ce sentiment change à votre égard. (Exclamations et quelques applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains et UC.) Je veux même vous remercier d’avoir eu le courage de reconnaître et de corriger une erreur collective sur les néonicotinoïdes.

Cette erreur a bien été collective – oui, collective –, car d’un côté, on trouvait tous ceux qui, par des incantations, ont voulu faire un exemple de leur détermination à supprimer toute molécule chimique de l’agriculture, sans se poser aucune question – il s’agit d’un énième paradoxe français : on ne veut plus soigner les plantes avec des molécules chimiques, alors que les humains en consomment de plus en plus chaque jour, notamment dans les médicaments –, de l’autre côté, se tenaient tous ceux qui voulaient y croire et jouer le jeu, avec l’envie de faire toujours mieux en pensant que le progrès allait à lui seul apporter la solution.

Ne nous y trompons pas, les agriculteurs sont ainsi : ils n’utilisent pas les produits phytosanitaires par plaisir, d’abord parce qu’ils les paient et de plus en plus cher depuis la loi pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine, durable et accessible à tous, dite loi Égalim, ensuite parce que quand ils les y recourent – souvent le soir, pour une application plus raisonnée –, ils travaillent.

Pourtant, à ce moment-là, certains tiraient déjà la sonnette d’alarme en prédisant ce qui allait se passer et ce que nous avons vécu, sans jamais avoir été entendus.

Vous avez eu le courage, monsieur le ministre, de reconnaître l’étendue des dégâts sur la culture de la betterave sucrière, qui avoisinent parfois 70 % dans certaines zones ; le courage de reconnaître que le remède est pire que le mal, quand on fait jusqu’à huit traitements curatifs, sans résultat, au lieu d’un seul traitement préventif ; le courage d’admettre, enfin, que si rien n’était fait, le risque le plus important serait la baisse draconienne des surfaces, entraînant la disparition de la filière sucre en France, sachant que cette disparition sera amplifiée par le manque de compétitivité française face à nos concurrents allemands ou brésiliens. Ne l’oublions pas, en effet, notre économie est concurrentielle et mondialisée.

M. Jean-Claude Tissot. La faute à qui ?

M. Laurent Duplomb. Vous avez eu le courage de corriger le tir, avec le même bon sens, car le constat de l’échec de toute méthode alternative ne nous laisse le choix que d’une réintroduction temporaire des néonicotinoïdes, pour sauver la filière. Cela permettra, j’en forme le vœu, de laisser le temps à la science et au progrès de trouver des méthodes améliorantes ou alternatives, même si l’on sait que, dans ce domaine, le temps est souvent très long. Il ne faudrait pas que le délai de trois ans que vous avez proposé soit insuffisant ; attention à ne pas reproduire la même erreur qu’en 2016.

Corriger avec bon sens, c’est aussi corriger rapidement, comme vous le faites. Le temps presse : les semis de betterave de 2021 se décident maintenant. Sans cette évolution, le choix des agriculteurs se limiterait à semer pour ne rien récolter ou, carrément, à laisser tomber cette culture pour assurer la pérennité de leur exploitation.

Tout cela devrait nous servir de leçon pour l’avenir. Nous ne devrions plus prendre une décision d’interdiction en nous laissant seulement guider par le dogmatisme, sans avoir auparavant constaté et assuré la crédibilité des alternatives techniques. (Applaudissements sur des travées du groupe Les Républicains.) Je ne comprends pas que les adeptes de la formule « il est interdit d’interdire », tous ces bien-pensants, qui sont d’ailleurs souvent ceux-là mêmes qui nous demandent de nombreuses expertises, des démonstrations, qui nous imposent une multitude d’exigences, de rapports en tout genre, n’appliquent pas la même formule pour ces sujets.

La leçon qui devrait sans cesse nous guider et qui n’aurait jamais dû être oubliée, c’est la détermination du ratio bénéfice-risque, qui revient, pour chaque produit, à évaluer les risques de son utilisation pour constater que celui-ci est inférieur au bénéfice obtenu. Dans ce cas précis, le produit concerné permet tout d’abord le maintien de la santé économique de la filière sucrière française, qui contribue chaque année à plus de 1 milliard d’euros d’excédents dans la balance commerciale.

Pour espérer rembourser sa dette, qui atteindra près de 3 000 milliards d’euros à la fin de l’année, sans avoir à augmenter les impôts ou à subir une inflation, la France devra tout faire pour favoriser la croissance. La betterave sucrière pourra continuer à y contribuer pleinement.

Ce ratio permet aussi le maintien de notre autonomie alimentaire. Quoi de pire et de plus incompréhensible que l’interdiction d’un produit dont le seul résultat aura été de tuer la production française et, dans le même temps, d’ouvrir les portes et de faire entrer le même produit de l’étranger ? (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)

Je vous rappelle le rapport que j’ai réalisé en 2019, lequel met en évidence que plus d’un jour et demi par semaine tous les Français consomment des produits importés, dont une part importante ne correspond pas aux normes que nous imposons chez nous. N’oublions pas qu’un fruit, un légume sur deux, comme un quart du porc, consommés aujourd’hui sont importés. Demain, quel pourcentage de la consommation de sucre…

M. François Bonhomme. Bio ou non bio !

M. Laurent Duplomb. … sera importé d’Allemagne ou d’ailleurs si nous ne prenons pas garde à maintenir et à protéger notre filière française ?

La leçon, c’est aussi de savoir retrouver de l’objectivité, de la raison et de la modération. Notre agriculture n’a pas à être clouée au pilori ; elle a su, pendant des décennies, se servir de l’innovation, de la recherche, du progrès technique pour évoluer, pour s’améliorer, pour se perfectionner.

Monsieur le ministre, je proposerai, lors de l’examen du projet de loi de finances, une évolution importante du budget de la recherche, afin que nous ne soyons plus contraints de revenir sur des décisions prises à l’emporte-pièce, en mettant en œuvre, avant la prise de décision, des méthodes intelligentes qui nous permettraient de sortir de l’écologie punitive et d’entrer dans l’ère de l’écologie constructive, en adéquation avec le bien-être de nos agriculteurs, avec la réalité du monde économique et de l’évolution de notre planète.

À ce sujet, il est essentiel de garder à l’esprit que le nombre d’habitants sur Terre est passé de 2,5 milliards seulement en 1950 à 7,8 milliards au mois de mars dernier, et il atteindra demain plus de 10 milliards. Si nous ne prenons pas suffisamment en compte cette évolution de la population et les risques de migration qu’elle pourrait imposer, le résultat de tous les efforts que nous aurons faits pendant des années pourrait s’écrouler du jour au lendemain, alors que l’agriculture et la production de denrées alimentaires seront cruciales pour l’équilibre du monde et pour le maintien d’une France forte, capable de nourrir son peuple.

Au-delà de la réintroduction des néonicotinoïdes, monsieur le ministre, nous devons nous poser les bonnes questions quant à cet acharnement de l’interdiction pour l’interdiction de certains produits phytosanitaires qui risque de mettre, ou qui met déjà, certaines filières en danger. Je pense à la pomme, à la cerise, à la noisette, et même, parce que je suis bien obligé d’en parler, à la lentille verte du Puy. (Sourires.)

Monsieur le ministre, c’est avec le courage dont vous faites preuve maintenant que je vous demande d’intervenir sur ces filières menacées. (Protestations sur les travées des groupes GEST et SER.)

M. Laurent Duplomb. Le groupe Les Républicains vous soutiendra dans cette démarche, comme il le fera aujourd’hui sur ce projet de loi. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)

Mme le président. La parole est à M. Stéphane Demilly.

M. Stéphane Demilly. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, la filière betterave-sucre française et les 46 000 emplois qui lui sont liés sont en danger. L’expansion de la maladie de la jaunisse risque de tuer ce fleuron de notre agriculture : il faut réagir ! C’est l’objet de ce projet de loi, qui permet de déroger jusqu’en 2023 à l’interdiction de l’utilisation de produits phytosanitaires de la famille des néonicotinoïdes.

Il s’agit non pas, comme je l’ai entendu précédemment, de revenir en arrière et d’autoriser de nouveau un usage général de ces produits, mais d’enclencher un mécanisme d’urgence assorti d’un strict encadrement, afin de répondre à des difficultés exceptionnelles : la maladie de la jaunisse altère la physiologie des plantes en entraînant une réduction quantitative des récoltes et qualitative du taux de sucre de la betterave.

Depuis le 1er septembre 2018, date d’interdiction des néonicotinoïdes, il a fallu recourir à des méthodes alternatives, mais celles-ci ne sont pas du tout à la hauteur du problème et parfois même, leurs conséquences sur l’environnement sont encore plus significatives.

L’Anses, elle-même, reconnaît que les indicateurs de risque alimentaire des néonicotinoïdes sont inférieurs à ceux des solutions alternatives. Il faut donc continuer à chercher le bon substitut, mais nous sommes dans l’urgence, dans le présent, et nos territoires ruraux déjà fortement affectés par la crise économique appellent à l’aide, car cette filière se trouve clairement dans une situation d’impasse technique.

Le ministère de l’agriculture annonce que la perte de rendement s’élève en moyenne à 13 %. Dans certains départements, les pertes se situent entre 40 % et 50 %, ce qui se traduit économiquement par une perte supérieure à 1 000 euros par hectare.

Les industriels français et tout l’écosystème de la filière sucre subissent de plein fouet les effets de cette crise : la durée de la campagne des usines est divisée par deux, les coûts fixes ne sont plus amortis et les pertes sont colossales. Que vont faire les planteurs des zones les plus touchées ? C’est simple, ils renonceront demain à semer de nouveau ce type de produits, sauf s’ils obtiennent la garantie de ne plus supporter les mêmes difficultés.

Au-delà des fermetures de sites de production que nous avons déjà eu à subir, notamment dans mon département, la Somme, en raison de l’arrêt des quotas, c’est la fin d’une souveraineté économique nationale, déjà bien altérée, qui est délibérément programmée si nous ne réagissons pas. Un plan social massif devra alors être élaboré pour accompagner les 46 000 emplois directs et indirects de cette filière, car les incidences du recul de la production du sucre affecteront, vous le savez, nos industries agroalimentaires, chimiques, pharmaceutiques et, naturellement, les industries liées à la production du carburant alternatif éthanol, pour lequel je me suis tant battu dans une autre chambre parlementaire.

Je rappelle, alors que l’on parle de relocaliser les productions de souveraineté sanitaire, que c’est cette filière qui produit également le gel hydroalcoolique, si essentiel pour lutter contre l’épidémie du moment. Bref, ce n’est pas un combat contre l’indispensable évolution des pratiques agricoles, c’est un appel à la raison et un cri du cœur pour sauver un pan entier de notre économie nationale, déjà si malmenée.

Avec 445 000 hectares plantés et 38 millions de tonnes produites, la France est le premier producteur de sucre de betterave européen et le deuxième mondial. Nous en sommes fiers.

Il est crucial pour cette filière, qui regroupe 25 000 agriculteurs et vingt et une sucreries, qu’elle obtienne la même dérogation que celle dont bénéficient déjà douze États membres de l’Union européenne, comme l’Allemagne, la Belgique, ou encore la Pologne. Tel est l’objet de ce projet de loi, lequel, en s’appuyant sur l’article 53 de la réglementation européenne, autorise l’usage de ces produits via l’enrobage des semences, à l’exclusion, bien sûr, de toute pulvérisation.

C’est la raison pour laquelle, mes chers collègues, le groupe Union Centriste vous invite à soutenir ce texte, qui répond à trois urgences : ne pas laisser l’industrie entière s’effondrer, soutenir intelligemment dans le temps une transition agroécologique prometteuse et, enfin, préserver notre agriculture et notre souveraineté économique nationale. (Applaudissements sur les travées des groupes UC et Les Républicains.)

Mme le président. La parole est à Mme Angèle Préville. (Applaudissements sur les travées du groupe SER.)

Mme Angèle Préville. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, ce projet de loi est une défaite, un grand dommage, un retour retentissant à la case départ. Quatre années se sont écoulées sans que la filière de la betterave sucrière ait mis en place de solutions alternatives durables d’agroécologie.

Quatre ans après le vote de 2016, rien n’a été fait pour assurer le succès des décisions politiques volontaristes et courageuses prises pour le bénéfice de tous, alors que la France était précurseur, qu’elle avait entraîné l’Union européenne dans son sillage vertueux.

Ainsi, vous vous dérobez à la première difficulté d’une filière, comme s’il n’y avait rien d’autre à faire que de renoncer. En réponse à cette crise, vous faites le choix d’une certaine facilité.

Nous ne partageons pas les solutions économiquement court-termistes et écologiquement désastreuses que vous proposez. Celles-ci nous opposent dans notre rapport à l’environnement, à la biodiversité, à l’économie et à la santé ; elles marquent aussi une véritable fracture politique entre des choix soumis à la pression des lobbies, dévastateurs d’un point de vue écologique, et notre ferme volonté de poursuivre les engagements que nous avons pris en 2016 pour l’environnement.

Une nouvelle fois, vous privilégiez l’économie au préjudice de l’écologie. Les effets délétères des néonicotinoïdes n’échappent pourtant à personne dans cet hémicycle ; nous connaissons la neurotoxicité de ces molécules et leurs conséquences sur les écosystèmes et le vivant ; nous savons que ces insecticides prennent une large part dans la chute inexorable de la biodiversité.

Oui, les espèces sont menacées. D’ailleurs, la Cour des comptes européenne relève les échecs des actions menées et les fortes sommes engagées pour enrayer le déclin de la biodiversité, sans effet. C’est grave : nous n’arrivons pas à arrêter ce terrible déclin, c’est un fait, et c’est là le véritable problème aujourd’hui.

Vous proposez au Parlement de renoncer à ses engagements passés. Quelle ironie de faire une telle proposition au moment où la Cour de cassation rejette le pourvoi de Monsanto concernant l’herbicide Lasso, reconnaissant définitivement le combat d’une victime, Paul François, intoxiqué par les vapeurs de pesticides !

Dans ce contexte, ce projet de loi fait fi de la science, va à contre-courant de l’évolution de la société. C’est un échec écologique fracassant, un non-sens environnemental qui va à l’encontre du droit de l’environnement et menace directement notre santé.

Un intérêt général d’ordre supérieur devrait pourtant s’imposer à nous, celui des biens communs : l’eau, l’air, la terre, la nature en somme qui, dans son ensemble, nous offre et nous rend tellement de services, gracieusement. En retour, vous lui offrez la réintroduction d’une substance 7 000 fois plus toxique que le DDT ; les colonies d’abeilles sont décimées – 37 % au sein de l’Union européenne, tout de même. Or les abeilles sont des lanceuses d’alerte, leur santé est un véritable indicateur de l’ensemble de la chaîne des pollinisateurs sauvages et, plus largement, des insectes. Sans leur présence, la pollinisation, pourtant indispensable à la production agricole, serait compromise.

Nous ne pouvons entériner la réintroduction d’un poison enrobant une semence, d’autant moins que, a priori, nous ne savons pas si elle est nécessaire. Notons que 80 % de l’enrobage ne restera pas là où on l’a mis, mais partira dans les sols, affectant notamment les vers de terre, et dans l’eau, pour atteindre les lacs et les rivières. Le néonicotinoïde y persistera des années durant, constituant une pollution de l’eau que nous consommons. La plante, quant à elle, sera entièrement irriguée d’une sève toxique et deviendra un végétal pesticide. Ainsi, c’est l’ensemble de la chaîne du vivant qui est menacée.

Le monde bruissant, chatoyant et foisonnant de la nature est d’une magnifique complexité ; les interactions y sont variées et complexes, elles forment des écosystèmes à l’équilibre insoupçonné, que l’on découvre parfois alors qu’il est déjà trop tard.

Ce texte offre, enfin, le spectacle d’un revirement politique : vous mettez fin non seulement aux mesures adoptées en 2016, mais aussi à celles de 2018, prises dans le cadre de la loi Égalim, qui élargissait l’interdiction des néonicotinoïdes. Drôle de temporalité, alors que la France s’apprête – ou peut-être pas – à prendre des engagements lors de la COP 15 de la biodiversité.

Vous l’aurez compris, nous voterons contre ces mesures d’un autre âge, d’ordre libéral, afin de préserver notre avenir commun. (Applaudissements sur les travées du groupe SER.)

Mme le président. La parole est à M. Jean-Marc Boyer. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)

M. Jean-Marc Boyer. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, je tiens à saluer tout d’abord l’excellente et pertinente analyse de notre collègue Sophie Primas, rapporteur de ce projet de loi. (Nouveaux applaudissements sur les mêmes travées.)

Celle-ci est essentielle, car elle répond au besoin de survie d’une filière agricole entière, au besoin de justice pour l’agriculture française, laquelle se retrouve en péril face à la concurrence des pays voisins, une concurrence déloyale, car elle n’est pas à armes égales. Le comble est que cela est dû à un refus de la part de l’État français de prendre ses armes !

Nous vous remercions, monsieur le ministre, de votre lucidité qui vous a conduit à accepter cette réadaptation de nos pratiques agricoles jusqu’en 2023, le temps que des solutions de substitution, de traitement compatible avec la protection de l’environnement, soient trouvées. Faisons confiance à la recherche !

Nos agriculteurs n’attendent que cela, car ils sont aujourd’hui stigmatisés, ils sont traités de criminels de la nature, de tueurs d’abeilles, alors qu’ils travaillent vingt-quatre heures sur vingt-quatre pour juste survivre, en espérant que la recherche porte ses fruits et les sorte du dogme dans lequel une idéologie prétendument bien-pensante les a enfermés.

Ce dogme est terrible, car il stigmatise, il donne des leçons, il mène des procès d’intention : d’un côté, il y aurait les vertueux, les protecteurs, les bien-pensants, les partisans d’une agriculture saine, bio, écolo et, de l’autre, les irresponsables, les destructeurs, les mauvais esprits, partisans de la malbouffe chargée de polluants, de conservateurs et de colorants.

Non, le modèle agricole que nous souhaitons tous est plus complexe, plus difficile à cerner : il consiste à concilier l’activité économique, la survie d’une filière avec les impératifs de développement durable, l’économie et l’écologie. Je rappelle que, dans mon département, la fermeture de la sucrerie de Bourdon a entraîné la suppression de près de cinquante emplois. Ce projet de loi tend à répondre à cette conciliation, je dirais même qu’il permet une réconciliation de la réalité et de l’idéal, car il n’y a pas d’idéal sans réalisme.

Néanmoins, l’idéal n’est pas l’idéologie, laquelle stigmatise, attaque, réduit le champ des possibles et, surtout, ignore la réalité et la rend dangereuse pour le quotidien de nos citoyens. Aussi, il faut faire confiance à l’esprit de responsabilité de nos agriculteurs et à l’intelligence et au bon sens de nos paysans.

M. Jean-Marc Boyer. Ceux-ci souhaitent faire confiance à l’écologie positive et non punitive : depuis les premiers rapports de l’Anses, les produits phytopharmaceutiques ne sont pas considérés comme des tueurs d’abeilles à eux seuls. On ne peut, certes, ignorer leur part de responsabilité, mais ils n’expliquent pas à eux seuls la mise en danger des pollinisateurs ; plusieurs facteurs concomitants doivent être pris en considération si l’on veut apporter des solutions efficientes.

Par ailleurs, nos idéologues anti-agriculteurs conventionnels affirment haut et fort que des solutions de substitution existent déjà. Or, selon l’Anses, de nombreuses solutions consistent en l’utilisation d’autres produits chimiques, avec le risque d’entraîner une résistance accrue à ces autres insecticides.

Je me demande, mes chers collègues, ce que cherchent les « ultraverts » qui nous harcèlent, voire nous menacent, sur les réseaux sociaux, nous donnent des leçons de morale, nous accusent de ne pas penser à l’avenir de nos enfants et de nos petits-enfants ; je leur réponds que je n’ai pas de leçon de morale à recevoir et que je n’accepte pas les procès d’intention !

M. Jean-Marc Boyer. Je leur réponds que, pour mes enfants et mes petits-enfants, je suis fier de défendre l’emploi de la filière agricole ; je suis fier de défendre une agriculture nourricière, surtout en ces temps de pandémie ; je suis fier de faire confiance à la recherche de mon pays pour une économie de croissance, et non de décroissance ; je suis fier de préserver les intérêts de nos paysans français face à la concurrence déloyale ; enfin, je suis fier de défendre nos paysans vertueux, premiers aménageurs de nos territoires et premiers écologistes de France. (Applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains et UC, ainsi que sur des travées du groupe RDPI.)

Mme le président. La parole est à M. le ministre.

M. Julien Denormandie, ministre. Permettez-moi d’apporter aux orateurs des éléments de réponse à leurs interpellations et questions.

M. Gay, avec d’autres, a cité au nombre des alternatives agronomiques les haies et la taille des parcelles.

Oui, les haies forment le toit nécessaire aux auxiliaires – principalement, les coccinelles ; seulement, elles mettent un temps certain à pousser… Je suis un fervent défenseur des haies, à telle enseigne que, dans le cadre du plan de relance, j’ai mis 50 millions d’euros à la disposition des agriculteurs pour en développer davantage.

S’agissant des parcelles, certains chercheurs en agronomie estiment qu’en réduire la taille pourrait être un moyen de diminuer la pression des pucerons. Il faut prendre cela avec une grande prudence, car les mêmes chercheurs ne savent pas dire si ces parcelles de petite taille – de l’ordre de 4 hectares – devraient être taillées en carré ou en longueur. Je vous laisse imaginer la perplexité des agriculteurs, si on leur explique qu’il faut des petites parcelles, mais qu’on ne sait pas s’il vaut mieux les tailler en carré ou en long… Cet exemple montre à quel point l’alternative, y compris agronomique, reste, à ce stade, tangente.

Monsieur Louault, je vous remercie de vos propos.

Monsieur Tissot, vous avez affirmé, à mon grand étonnement, que l’Anses, dans le rapport qu’elle m’a remis avec les acteurs de la filière voilà quelques semaines, expliquait qu’il existe une alternative.

M. Jean-Claude Tissot. Ce n’est pas ce que j’ai dit !

M. Julien Denormandie, ministre. Ces documents – un plan de prévention et l’exposé des engagements de la filière –, c’est moi qui les ai demandés et reçus. Vous pouvez les relire dans tous les sens : ils spécifient bien qu’il n’y a pas d’alternative. Je le sais d’autant plus que j’ai demandé ce travail, qui a duré de nombreux mois, parce que je voulais que, en contrepartie du courage politique d’avancer sur ce sujet, la filière s’engage à avancer elle aussi en parallèle. Ne faites pas dire à des documents ce qu’ils ne contiennent pas ! (Mme Laurence Rossignol sexclame.)

En ce qui concerne le soutien financier, on peut le répéter 200 000 fois, et certains spécialistes du droit européen parmi vous le confirmeront : le droit de l’Union européenne ne permet pas d’indemniser un exploitant à 100 % pour une culture en difficulté.

M. Jean-Claude Tissot. Je n’ai jamais prétendu le contraire…

M. Julien Denormandie, ministre. Monsieur le sénateur, mettez-vous à la place de l’agriculteur – c’est de très bon conseil, dans le cas présent et dans la vie en général.

M. Jean-Claude Tissot. J’ai été agriculteur pendant vingt-cinq ans !

Mme Laurence Rossignol. Notre collègue sait très bien de quoi il parle !

M. Julien Denormandie, ministre. Monsieur le sénateur, avec votre expertise, que je respecte, vous connaissez bien le problème : aujourd’hui, quand un agriculteur doit choisir entre la betterave et des céréales – j’espère qu’on n’en arrivera jamais à lui imposer par la loi ce qu’il doit planter… –, étant donné qu’il n’a ni alternative ni possibilité d’être indemnisé à 100 %, sauf à cotiser à hauteur de 35 % au fonds national agricole de mutualisation sanitaire et environnemental – vous l’avez sûrement utilisé, monsieur le sénateur –, que croyez-vous qu’il décide ?

Avec la betterave, parce qu’il n’y a pas d’alternative, il devrait d’abord mettre au pot à hauteur de 35 % pour se couvrir contre des pertes potentiellement énormes. Sans compter que ce fichu virus, nous ne le comprenons pas : cette année il remonte du sud, mais, l’année dernière, avec une intensité bien moindre, il est venu de l’est… Bon courage, quand vous êtes agriculteur !

On peut parler de ce problème économique pendant des heures ; il reste que, placé devant ce choix, l’agriculteur qui fait aujourd’hui non plus 100, mais 10, 15 ou 20 % de betterave plantera autre chose.

S’agissant des alternatives chimiques, monsieur Tissot, M. Duplomb a eu raison, avec d’autres, de rappeler de quoi il en retourne. En 2018, l’Anses a annoncé la mise en place de solutions alternatives – sans dire si elles marchaient. Or, avec le Movento et le Teppeki – peut-être les avez-vous utilisés –, que s’est-il passé ? Au bout du deuxième, du troisième, du quatrième passage, cela ne marchait pas. On a donc continué et continué. Résultat : une énorme quantité répandue de produits autorisés, mais inefficaces… Comme M. Duplomb l’a bien expliqué, c’est avec cela qu’il faut faire les comparaisons du point de vue écologique !

Monsieur Menonville, je vous remercie de votre intervention.

Monsieur Labbé, je vous remercie d’avoir commencé votre propos en disant : « personne n’a le monopole du respect des agriculteurs. » Non seulement cela, mais tout le monde doit respect au monde agricole ! (Applaudissements sur les travées des groupes RDPI, UC et Les Républicains.)

N’oubliez pas – je sais, monsieur Labbé, que vous ne le faites pas – que c’est le monde agricole qui, voilà quelques mois, a permis à tout le pays de tenir pendant le confinement. Ces femmes et ces hommes, debout le matin, ont fait en sorte que les rayonnages de nos supermarchés soient remplis ! (Nouveaux applaudissements sur les mêmes travées.)

Le monde agricole continue à travailler tous les jours et, quelles que soient les décisions à venir, je puis vous assurer qu’il sera au rendez-vous. Dans cette enceinte où sont représentés les beaux territoires français, rendons-lui hommage en proclamant non seulement que nul n’a le monopole de son respect, mais que nous lui devons tous un respect à la hauteur des actions qu’il mène au jour le jour.

En ce qui concerne la réduction de la taille des parcelles et les haies bocagères, j’ai déjà répondu à M. Gay.

Par ailleurs, vous avez eu raison d’insister sur la question de l’eau, une question capitale dont je sais qu’elle préoccupe beaucoup cette assemblée. Je suis très volontaire pour avancer avec vous sur ce sujet.

Monsieur Marchand, je vous remercie d’avoir parlé de l’amour du métier, une dimension en effet très importante.

Monsieur Cabanel, vous avez évoqué la politique agricole commune. Il est essentiel que cette politique extrêmement importante reflète le triptyque que vous avez mentionné : économie, écologie et santé.

À cet égard, songez que la politique agricole commune adoptée à l’échelon ministériel voilà une semaine jour pour jour – je pourrais presque dire : nuit pour nuit – prévoit pour les paiements directs aux agriculteurs un conditionnement à 20 % de mesures environnementales. Au même moment, les parlementaires européens se sont prononcés pour un conditionnement à hauteur de 30 %.

Je vous le demande : quel autre secteur réalise une telle transition environnementale ? Qui d’autre s’apprête à modifier ses comportements à hauteur de 20 à 30 % en sept ans ? Imaginez si l’on nous disait à chacun : vous avez quelques années pour modifier le tiers de vos comportements… Eh bien, les agriculteurs sont, une nouvelle fois, au rendez-vous. Trêve de procès ! La transition écologique, ils la font. (Applaudissements sur les travées des groupes RDPI, UC et Les Républicains.)

Sur la gestion des risques, monsieur Cabanel, vous avez parfaitement raison ; je suis prêt à avancer avec vous sur ces enjeux assuranciels.

Merci, monsieur Duplomb, pour vos propos. Oui, il est très important dans la vie, particulièrement devant l’enjeu de la nature – dans le monde agricole comme dans le monde environnemental, on a face à soi la réalité de la nature –, de faire preuve d’humilité.

Pour moi, il ne s’agit pas d’opposer l’écologie à l’économie ; nous sommes devant un enjeu de souveraineté.

Vous avez aussi parlé des normes. À ce propos, l’autre très grande avancée de la PAC adoptée la semaine dernière, avant le trilogue, c’est que les 20 à 30 % de mesures environnementales dont j’ai parlé seront, pour la première fois, obligatoires pour tous les États membres. De fait, on n’en peut plus d’une PAC à plusieurs vitesses, dans laquelle certains proclament des objectifs la main sur le cœur sans avancer assez vite. Nous avons obtenu, tardivement dans la nuit, que l’écoschéma soit obligatoire pour tous. Cette convergence, y compris vers l’agroécologie, c’est le sens de l’Europe !

Au-delà de vanter les mérites de la lentille verte du Puy, monsieur Duplomb, vous avez eu raison aussi de souligner la dimension du temps, que, peut-être, le ministère que je dirige a trop souvent oubliée. Très complexe en politique, cette dimension l’est sans doute davantage encore en agronomie.

On parle de tests agronomiques. Mais un test agronomique ne consiste pas à mettre un composé dans une boîte de Petri, comme nous l’avons tous fait au lycée… Il s’agit de tests in vivo, sur le champ : si l’hiver est très froid et qu’il n’y a pas de pucerons, l’année de tests est perdue.

Il faut donc faire preuve d’une certaine humilité vis-à-vis du temps. Il n’est pas vrai que rien n’a été fait pendant quatre ans. (Mme le rapporteur opine.) Ce qui est vrai, c’est que, après les 700 000 euros consacrés à la recherche pendant ces quatre ans, je vais lui allouer 7 millions d’euros pour les trois prochaines années. Oui, on peut aller beaucoup plus vite et mettre plus de pression dans le tube ! C’est ce que nous avons résolu.

M. Duplomb a demandé : quid des autres cultures ? Je le répète encore et encore : cette dérogation, je ne la veux que pour la betterave sucrière.

Certains se sont interrogés à cet égard du point de vue de la légalité constitutionnelle. Je connais l’attention que vous portez à cette question essentielle. Permettez-moi donc de rappeler que, pour le Conseil constitutionnel, « le principe d’égalité ne s’oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes ni à ce qu’il déroge à l’égalité pour des raisons d’intérêt général pourvu que, dans l’un et l’autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l’objet de la loi qui l’établit ».

Dans ce cadre, le Conseil constitutionnel a déjà jugé qu’il y avait un intérêt général à soutenir une activité économique déterminée et identifiée comme stratégique ou en difficulté, et que cela ne contrevenait pas au principe d’égalité.