M. le président. La parole est à M. Pierre Ouzoulias.

M. Pierre Ouzoulias. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, le 9 thermidor de l’an VI de la République, sur le Champ de Mars à Paris, s’ébranla le long convoi des œuvres d’art spoliées par Napoléon lors de sa campagne d’Italie. Dans l’un des nombreux charriots se trouvaient les chevaux de cuivre de la basilique Saint-Marc de Venise. Ces statues auraient été fondues au IVe siècle avant notre ère, dans une île grecque du Dodécanèse, puis installées sur la spina de l’hippodrome de Constantinople et, enfin, disposées, en 1204, par les Vénitiens, sur la porte principale de la basilique Saint-Marc.

Après leur transport à Paris, Napoléon les plaça au sommet de l’arc de triomphe du Carrousel, mais elles furent rendues à Venise par l’Autriche après la chute de l’Empire. Avec elles, les chars transportaient aussi plus de cinq cents tableaux de maîtres. La moitié d’entre eux fut restituée, mais l’autre resta en France pour constituer le cœur des collections du Louvre.

Ainsi va la vie des œuvres, qui passent de main en main et de pays en pays au gré du pouvoir des princes, de la fortune de la guerre et des alliances des États.

M. Pierre Ouzoulias. Celles qui font l’objet du présent projet de loi auraient pu s’inscrire dans cette histoire tumultueuse, mais les circonstances particulières de la conquête militaire de l’Afrique de l’Ouest font de cette restitution une péripétie supplémentaire de notre relation complexe avec notre histoire coloniale.

Par ailleurs, le choix de ces biens culturels, les formes de l’instruction des demandes par les services du ministère de la culture et du musée de l’Armée, les conditions de leur transport et de leur présentation au Bénin et au Sénégal posent de nombreuses questions. Enfin, nous ne comprenons pas comment ces dossiers ont pu, au plus haut niveau, être gérés dans l’ignorance presque totale de l’expérience acquise lors de la restitution des têtes maories et des initiatives fortes défendues par notre collègue la sénatrice Morin-Desailly, au nom de la commission de la culture du Sénat.

Le 25 septembre 2007, à cette même tribune, à l’occasion du débat sur les accords passés entre la France et les Émirats arabes unis relatifs au musée universel d’Abou Dabi, Mme Rama Yade, alors secrétaire d’État chargée des affaires étrangères et des droits de l’homme, avait déclaré :…

M. François Bonhomme. Ce n’est pas une référence !

M. Pierre Ouzoulias. … « Dans ce contexte de mondialisation, le Louvre Abou Dabi constitue un formidable vecteur de rayonnement de l’universalité de la culture et un défi que la France, au nom de la diversité culturelle et du rapprochement des civilisations, se devait de relever. »

Dans ce cadre, les musées français ont apporté leur expertise en matière de conception du bâtiment, de gestion des collections et prêté trois cents œuvres. La réussite actuelle de cette institution doit beaucoup à cet investissement majeur et à la qualité du partenariat entre les deux pays. Il est vrai que cet échange a été accompagné par une généreuse participation des Émirats arabes unis de presque un milliard d’euros. L’humanisme n’a pas de prix ! (Sourires sur les travées du groupe Les Républicains.)

Le 28 novembre 2017, devant les étudiants de l’université de Ouagadougou, le Président de la République, Emmanuel Macron, avait rappelé que, pour lui, « les crimes de la colonisation européenne sont incontestables et font partie de notre histoire ». (M. François Bonhomme sexclame.) Partant de ce constat, il concluait à la nécessité de renouveler le dialogue franco-africain pas la construction d’un projet commun. Il considérait, à raison, que la culture devait en constituer un chapitre essentiel et souhaitait que les restitutions du patrimoine africain s’organisassent rapidement dans ce cadre. (Sourires.)

La forme juridique adaptée de ce partenariat aurait dû être, à l’imitation des accords pour le Louvre d’Abou Dabi, un traité international. Le Conseil d’État, dans son avis, a considéré que, dans le cadre de l’article 53 de la Constitution, le transfert de propriété aurait pu être organisé par un accord international.

Ce traité aurait eu l’avantage de préciser les engagements de la France, au titre de l’aide au développement, pour le financement du transport des œuvres, la construction des installations qui vont les accueillir et l’instauration des échanges indispensables entre les institutions patrimoniales des pays. Il aurait pu aussi organiser le prêt aux musées africains d’œuvres symboliques du patrimoine français.

Défendre l’universalité de l’art exige de notre pays des actions volontaires afin de faciliter la circulation des œuvres par un double processus de reconnaissance. Aimé Césaire disait : « Il y a deux manières de se perdre : par ségrégation murée dans le particulier ou par dilution dans l’“universel”. Ma conception de l’universel est celle d’un universel riche de tout le particulier, riche de tous les particuliers, approfondissement et coexistence de tous les particuliers. »

Je regrette vivement que les présentes restitutions n’aient pas porté cette double ambition. (Applaudissements sur les travées des groupes CRCE et SER, ainsi que sur des travées du groupe Les Républicains.)

M. le président. La parole est à Mme Claudine Lepage. (Applaudissements sur les travées du groupe SER.)

Mme Claudine Lepage. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, en tant que sénatrice des Français établis hors de France j’ai eu souvent l’occasion et la chance de me rendre en Afrique, notamment au Bénin et au Sénégal. La question de la restitution des biens culturels y a régulièrement été évoquée par mes interlocuteurs, notamment par Marie-Cécile Zinsou, qui a d’ailleurs été entendue dans le cadre de nos travaux préparatoires.

Si ces restitutions font suite à la volonté du Président de la République d’œuvrer au retour du patrimoine africain en Afrique et à son discours prononcé à Ouagadougou en 2017, elles trouvent également leur origine dans la volonté des États africains de voir revenir sur leur sol les biens culturels dont ils ont été dépossédés pendant la colonisation.

Cette demande est fortement appuyée par la société civile africaine et par de nombreuses associations. Ce projet de loi, au-delà du discours du Président de la République, est la réponse à une demande ancienne et forte dont je regrette qu’elle n’ait pas été entendue plus tôt.

Précisons d’emblée que cette demande ne concerne pas tous les biens culturels issus du patrimoine africain présents sur notre territoire, notamment au quai Branly, mais uniquement ceux provenant de prises de guerre.

Il s’agit plus précisément de vingt-six objets béninois, issus du palais des rois d’Abomey, qui ont été saisis en 1892 par le général Dodds, commandant des armées coloniales françaises, dans le cadre de la guerre du Dahomey, et du sabre attribué à El Hadj Omar Tall, qui aurait été confisqué par le général Archinard après la prise de Bandiagara en 1893.

Cette demande limitée n’est donc pas de nature à remettre en cause le caractère inaliénable des collections auquel nous sommes tous attachés.

L’Afrique est un continent jeune – on considère que 19 ans y est aujourd’hui l’âge médian –, qui connaîtra, dans les décennies à venir, une croissance démographique spectaculaire.

Ces restitutions peuvent jouer un rôle majeur pour permettre à cette jeunesse de retisser le lien avec son histoire et de renforcer son identité. Pour que ces futures générations construisent leur avenir, il est vital qu’elles puissent accéder à leur histoire et s’inspirer des générations précédentes. Car, comme le disait justement Aimé Césaire, « un peuple sans mémoire est un peuple sans avenir ».

Au-delà de l’aspect historique, n’oublions pas les enjeux de mémoire qui se jouent également ici et qui sont vitaux dans la construction et l’avenir de nos sociétés. Dans les discussions que j’ai pu avoir lors de mes déplacements en Afrique, il était souvent question de fierté ou de dignité retrouvée lorsqu’était évoqué le retour de biens culturels sur le sol africain.

Ces restitutions sont également rendues nécessaire par le fait que les collaborations, dépôts ou prêts entre musées, bien que précieux, ne sont aujourd’hui pas toujours suffisants, car ils ne répondent plus aux demandes de la société africaine. Il en était ainsi, en 2006, lors de l’exposition de la fondation Zinsou, à Cotonou, consacrée au roi Béhanzin et organisée à la demande du musée du quai Branly. Cette exposition avait attiré 275 000 personnes en trois mois, et nombre de Béninois n’avaient pas compris pourquoi les objets de leur patrimoine devaient retourner en France à la fin de l’exposition.

Outre son aspect éthique, à mes yeux, la restitution à ces pays de biens culturels – revêtant parfois une dimension spirituelle – dont ils ont été dépossédés contribuera à refonder notre relation et notre partenariat avec eux. Le retour des vingt-six pièces du trésor de Béhanzin, provenant du pillage du Palais d’Abomey en 1892, et du sabre d’El Hadj Omar Tall offre ainsi la possibilité d’ouvrir un nouveau chapitre de notre diplomatie culturelle avec l’Afrique. À l’inverse, une fin de non-recevoir aurait des conséquences désastreuses et nuirait fortement aux relations franco-africaines.

Les inquiétudes que l’on peut entendre concernant la conservation et la présentation au public de ces biens seront, je n’en doute pas, levées grâce au renforcement de la coopération culturelle franco-béninoise, à la coopération muséale, à la formation de conservateurs de musée, à l’échange d’experts et à un programme de travail commun. Il convient de tout entreprendre pour que ces biens continuent, à l’avenir, d’être présentés au public dans des lieux adaptés.

Un dernier point peu évoqué dans nos travaux est la nécessaire pédagogie que nous devons mener, notamment auprès de nos compatriotes, pour leur expliquer pourquoi ces objets qui étaient jusqu’à présent exposés dans nos musées sont restitués à des pays africains. Je crains que, sans explication et sans démarche historique accompagnant ces restitutions, ces dernières puissent être mal comprises par notre population fortement attachée à l’histoire et aux enjeux qu’elle peut représenter.

En conclusion, ce projet de loi, qui est un geste fort et symbolique, mais de portée limitée sur le plan législatif, pose naturellement la question de l’après. N’en doutons pas, mes chers collègues, d’autres États africains souhaiteront à l’avenir récupérer des biens culturels appartenant à leur histoire.

Cette démarche s’inscrit dans un mouvement global qui affecte l’histoire et la mémoire. M. Emmanuel Kasarherou, président du musée du quai Branly-Jacques Chirac, l’indiquait justement devant notre commission : « La question des restitutions a mis au premier plan celle des provenances, un questionnement prégnant dans notre siècle, mais qui ne l’était pas dans le précédent : la façon dont les objets sont passés de main en main n’intéressait guère, c’est désormais une préoccupation importante. »

Quel procédé législatif devrons-nous adopter à l’avenir ? Devrons-nous, chaque fois, passer par un dispositif dérogatoire au droit commun ou, à l’inverse, disposerons-nous d’une loi-cadre qui permettrait, peut-être, une procédure plus claire et plus lisible et dans laquelle pourrait être indiqué que seuls des objets acquis par la violence et la contrainte peuvent être concernés par une éventuelle restitution. (Applaudissements sur les travées du groupe SER et sur des travées du groupe RDPI.)

M. le président. La parole est à M. Max Brisson. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)

M. Max Brisson. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, permettez-moi tout d’abord d’avoir une pensée amicale pour notre ancien collègue Alain Schmitz qui s’était impliqué, avec l’intelligence fine qu’on lui connaît, dans cette complexe question des restitutions.

Permettez-moi également de saluer la qualité des apports et des travaux de Catherine Morin-Desailly, notre rapporteure depuis plusieurs années, qui s’est forgée sur ce sujet sensible, un point de vue que je partage pleinement.

Avec raison, elle appelle depuis longtemps à fixer une méthode là où prévaut, jusqu’à ce jour, une approche trop strictement politique répondant aux seules exigences des relations diplomatiques du moment. Sur un dossier de cette nature, il aurait été bien utile que Catherine Morin-Desailly soit davantage entendue et que le Gouvernement esquisse une méthode fondée sur quelques principes.

Le premier d’entre eux serait d’appréhender la question en se départant d’une approche exclusivement morale, fondée sur une vision du bien et du mal dont on sait qu’elle est variable avec le temps et les peuples.

Ainsi, la restitution de vingt-six objets au Bénin que prévoit ce projet de loi peut, bien entendu, être saluée comme le retour du trésor d’Abomey dans l’ancien royaume du roi Béhanzin. Mais il aurait également pu être vu comme le retour des symboles de l’oppression de l’ethnie fon sur ses esclaves yorubas, après la chute et le pillage de Kétou en 1886. Je ne suis pas certain que les descendants des Yorubas soient si heureux que cela de les voir réinstaller dans le palais de leurs anciens maîtres. « Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà. »

Le deuxième principe serait de recueillir, avant toute décision politique, l’avis des experts, qu’ils soient conservateurs, archéologues, historiens ou ethnologues. Cela aurait évité, dans l’affaire qui nous préoccupe, d’attribuer à un sabre une valeur et une symbolique qu’il n’a peut-être pas et à celui qui est censé l’avoir porté, une aura qu’il ne mérite certainement pas. Les travaux de Francis Simonis ou Bertrand Goy sur le sabre d’El Hadj Omar Tall n’ont-ils pas montré que la légende de ce sabre fut surtout forgée par le général Louis Archinard pour glorifier son expédition ?

Le troisième principe consisterait à trouver le juste équilibre avant toute décision entre ce qui est moral aujourd’hui, ce qui était légal hier et ce qui répond à l’impératif permanent de contextualisation historique. En ce qui concerne la légalité, il y a matière à discussion puisqu’une grande partie des collections venues d’Afrique, exposées aujourd’hui dans nos musées, répond parfaitement à la légalité de l’époque. Comme chacun sait, la pratique des butins de guerre n’a été déclarée illégale qu’en 1899 par la convention de La Haye. Elle était jusqu’alors le fait des vainqueurs, et l’empire toucouleur y eut recours tout autant que les autres.

Soyons clairs : je souscris à la nécessité de renforcer la circulation des œuvres et l’accessibilité du patrimoine sur sa terre d’origine. Pour autant, j’en appelle à la définition d’une méthode devant répondre à quelques questions. Comment éclairer le politique, sur lequel repose aujourd’hui le processus de restitution, afin d’éviter qu’il ne s’apparente au fait du prince ? Comment faire en sorte que le ministère de la culture et les conservateurs jouent pleinement leur rôle dans ce processus pour éviter que des atteintes fondamentales ne puissent être portées aux principes mêmes qui sont au cœur de notre politique muséale ?

C’est important, car aujourd’hui ce sont les propositions du rapport Sarr-Savoy qui font foi pour nos interlocuteurs. C’est sur ses inventaires, en dépit de leurs inexactitudes, qu’ils s’appuient pour formuler leurs requêtes.

Si le dernier mot doit revenir au politique, cela ne doit être qu’en vertu d’une décision éclairée par des avis étayés et non pour répondre à je ne sais quelle tyrannie de l’instant, aux seules raisons d’une diplomatie du soft power ou pour donner des gages à telle ou telle approche mémorielle, pour ne pas dire communautaire.

Ce serait jeter par-dessus bord les principes multiséculaires forgés précisément pour que le patrimoine de la Nation ne soit jamais soumis aux humeurs du prince de l’instant. Tenons donc compte de ce sage précepte scellé sous le règne de Charles IX, sur l’initiative du chancelier Michel de L’Hospital.

Il est certes difficile d’élaborer une loi-cadre posant des critères précis qui ne soient ni trop larges, au risque d’être contraires à la Constitution, ni trop rigides, au risque d’empêcher des restitutions qui paraîtraient opportunes. Des solutions permettant de protéger l’inaliénabilité des collections publiques et la vision universaliste de nos musées, tout en ne fermant pas la porte à un dialogue des cultures, doivent pourtant être trouvées au plus vite, car le risque est grand que nous ne soyons de plus en plus fréquemment bousculés par des demandes de plus en plus nombreuses.

Or votre projet de loi n’esquisse aucune doctrine en matière de transferts de biens culturels, de circulation des collections et de leur monstration au public.

Mme Roselyne Bachelot, ministre. Si !

M. Max Brisson. Nous avons pourtant besoin d’une méthode et il nous faut l’inventer.

Oui, ce projet de loi aurait gagné à fixer une doctrine et sa méthode. Il se limite à l’exécution d’une décision présidentielle. Il n’en provoque pas moins un réel et profond malaise à plusieurs égards.

Tout d’abord, j’évoquerai la manière de procéder des auteurs du rapport Sarr-Savoy, qui n’ont pas jugé bon d’auditionner la présidente de la commission de la culture du Sénat, alors qu’ils ont pris le temps de rencontrer son homologue de l’Assemblée nationale. Permettez-moi donc de douter de la qualité de leur démarche, très certainement militante et assurément peu scientifique.

Deuxième cause de malaise, le sabre El Hadj Omar Tall est déjà au Sénégal, où il é été remis en grande pompe par l’ancien Premier ministre au président Macky Sall.

Ce malaise est renforcé par la mise en extinction de la Commission scientifique nationale des collections, chère à Philippe Richert et à Catherine Morin-Desailly. Notre pays avait pourtant là l’outil pour s’emparer du sujet et y réfléchir de manière scientifique. Hélas, rien n’a été fait pour faciliter le travail de cette commission. C’est ce qui nous conduit aujourd’hui à nous retrouver dans une position défensive.

Le malaise nous gagne encore davantage quand vous nous dites que le caractère inaliénable des collections est maintenu. Mais, madame la ministre, cette loi d’exception étant fondée, sinon sur le fait du prince, du moins sur la raison d’État, elle en appellera d’autres au rythme des demandes qui vont se multiplier !

La loi n’est pas encore votée que le président du Bénin, Patrice Talon, se dit « insatisfait ». Déjà cinq pays africains frappent à la porte et demandent le retour de 13 000 objets.

M. François Bonhomme. Oui, cela commence !

M. Max Brisson. Qu’en sera-t-il demain des demandes venues d’Asie et pourquoi pas d’Amérique latine et d’Océanie ?

M. François Bonhomme. De la Chine ! Des Grecs !

M. Max Brisson. Cette crainte est d’autant plus fondée que le chef de l’État, dans son discours de Ouagadougou, déclarait : « Le meilleur hommage que je peux rendre non seulement à ces artistes, mais à ces Africains ou ces Européens qui se sont battus pour sauvegarder ces œuvres, c’est de tout faire pour qu’elles reviennent. »

Votre projet de loi sera donc suivi d’autres, et comporte un risque sérieux d’atteinte à la cohérence des collections de nos musées, constituées au fil des siècles, et par là même à leur vision universaliste, fondée sur la mise en valeur du génie humain, d’où qu’il vienne.

Oui, madame la ministre, je crois primordial d’ancrer à nouveau le caractère inaliénable de nos collections comme principe fondateur de l’universalité de nos musées, sauf à ouvrir la porte à un engrenage dont on ne sait où il s’arrêtera. Après tout, le retrait de la collection Dodds, général africain de l’armée française, n’est-il pas déjà une damnatio memoriae ?

Dernière cause de malaise, l’utilisation du terme « restitution » laisse germer l’idée qu’il s’agit d’un retour de biens possédés indûment et, par là même, que la France s’est rendue coupable par la possession de ces œuvres. Or ce sont des artistes français, épris d’art moderne et sensibles au génie humain, qui, voilà un peu plus d’un siècle – presque un siècle et demi –, érigèrent ces objets, jusque-là objets cultuels ou de la vie quotidienne, en œuvres d’art pour ensuite les muséifier pour partie en Europe, mais aussi en Afrique.

Je vous encourage donc, mes chers collègues, à adopter l’amendement que j’ai déposé avec Bruno Retailleau pour changer l’intitulé de cette proposition de loi en l’expurgeant du mot « restitution », qui sous-entend que notre pays aurait à expier je ne sais quelle faute morale.

Mes chers collègues, j’entends bien la demande des pays africains, je ne la conteste pas. Mais je suis profondément mal à l’aise quant à la manière dont le Gouvernement entend y répondre, en cédant à une vision moralisatrice de notre histoire et en sacrifiant les principes qui participent de la grandeur de notre pays, au premier chef ceux de l’universalisme, fondateur même de notre conception de la citoyenneté.

J’aurais tellement préféré que nous restions fidèles à l’héritage du président Jacques Chirac. Il était l’artisan infatigable d’une politique culturelle moins ethnocentrée, le fondateur du musée du quai Branly, dont la raison d’être, comme cela est inscrit dans sa charte, est le dialogue des cultures. Et s’il a offert le sceau du dey d’Alger au peuple algérien, c’est en le faisant acquérir par la France lors d’une vente aux enchères, et non en le faisant disparaître de nos collections nationales. Il est bien dommage que la France ne se soit pas dotée, dans son sillage, d’une vraie politique d’échanges et de circulation et d’une solide réflexion sur le sujet.

Ce défaut de réflexion anticipée peut surprendre, tant la prégnance de la question est une évidence. Catherine Morin-Desailly nous a proposé, en commission, un amendement tendant à instaurer un conseil destiné à statuer sur les restitutions, une ébauche de régulation allant dans le bon sens. Elle esquisse une méthode, un cadre, une vision appelés par notre groupe.

C’est la raison pour laquelle nous suivrons les préconisations de la rapporteure. Le groupe Les Républicains soutiendra ce projet de loi parce qu’il a été amendé en commission et que, désormais, il fixe pour l’avenir des procédures indispensables à la protection de nos collections et à l’universalité de nos musées.

Nous voterons donc le texte issu de la commission, mais resterons très vigilants quant à la suite de la procédure parlementaire. Il y va de l’avenir de nos collections, de la préservation de notre patrimoine, de l’intégrité de notre histoire !

C’est aussi, madame la ministre, pour que nous restions fidèles à votre prestigieux prédécesseur, André Malraux qui, justement, nous rappelait : « L’œuvre surgit dans son temps et de son temps, mais elle devient œuvre d’art par ce qui lui échappe. » (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains et sur des travées du groupe UC.)

M. le président. La parole est à M. Jean-Pierre Decool.

M. Jean-Pierre Decool. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, le Président de la République a annoncé voilà trois ans, lors de son discours à l’université de Ouagadougou, vouloir restituer de façon temporaire ou définitive les œuvres d’art africain des collections publiques françaises aux pays africains dont sont issues ces œuvres.

Dans cette perspective, il a confié à deux chercheurs, Felwine Sarr et Bénédicte Savoy, le soin de réaliser un rapport sur la restitution du patrimoine africain.

Ce rapport se présente comme un plaidoyer en faveur d’une restitution massive, au nom de la repentance politique, du patrimoine africain présent dans les collections publiques françaises. Sont visées les œuvres acquises « en l’absence de consentement des populations locales », par « la violence ou la ruse ou dans des conditions iniques ». Le rapport prévoit également la restitution des pièces saisies lors de conquêtes militaires, collectées lors de missions scientifiques ou par des agents de l’administration coloniale, ainsi que le retour des œuvres issues du trafic illégal après 1960.

La France détient près de 90 000 œuvres d’art africain dans ses collections publiques, dont les deux tiers au sein des collections du musée du quai Branly. La remise du rapport au Président de la République, le 23 novembre 2018, a été l’occasion pour ce dernier d’annoncer la restitution de vingt-six œuvres conservées actuellement au musée du quai Branly – statues de l’homme requin ou du roi Ghézo notamment – et réclamées depuis 2016 par la République du Bénin. Il s’agit du trésor de Béhanzin saisi comme butin de guerre en 1892, lors de la prise du palais d’Abomey par les troupes du général Dodds.

De la même façon, le 17 novembre 2019, Édouard Philippe s’est engagé à restituer au Sénégal le sabre d’El Hadj Omar, fondateur de l’empire toucouleur et guide spirituel de la plus grande confrérie soufie du Sénégal, tiré des collections du musée de l’Armée, mais déjà confié au musée de Dakar pour une durée de cinq ans.

Si le texte présenté replace sur le devant de la scène la difficile question de la restitution des œuvres d’art africain, de nombreux conservateurs dénoncent la position manichéenne des auteurs du rapport susmentionné, arguant que « les musées ne doivent pas être otages de l’histoire douloureuse du colonialisme ». Ils s’alarment du préjudice pour les collections publiques, vitrine de l’art africain en Europe.

Les risques liés à de mauvaises conditions de conservation sont bien réels, tout comme les risques de vol et de malversation dans des sociétés marquées par une forte corruption et une faible implication des autorités publiques dans les politiques patrimoniales.

L’artiste Romuald Hazoumè dénonçait en 2016 une « culture béninoise à l’abandon », le délabrement des musées de son pays, les nombreux vols subis. Il qualifiait la restitution du trésor royal de fausse bonne idée, dans la mesure où le pays n’aurait pas les moyens ni la volonté de protéger et valoriser ces œuvres.

À l’image du grand sabre sacré, volé en 2001 au sein même du palais royal d’Abomey, les vols, incendies et l’absence de qualification du personnel rendent les conditions d’accueil des œuvres actuellement conservées au musée du quai Branly difficiles. Le financement d’une autre structure, le musée de l’épopée des amazones et des rois du Dahomey, par un prêt de 12 millions d’euros de l’AFD devrait permettre de remédier à ce problème.

Pour autant, la dimension symbolique de réparation mémorielle et de réappropriation patrimoniale que revêtent ces restitutions est indéniable, sans oublier leur dimension économique d’attractivité touristique. Il apparaît légitime de favoriser l’accès au patrimoine historique et culturel de la jeunesse africaine, source d’inspiration pour la création et de compréhension de son héritage culturel.

Soutenant ce projet de loi, le groupe Les Indépendants considère aussi que de nouvelles formes de partenariat sont à imaginer. De nombreuses combinaisons sont possibles en matière d’engagements mutuels sur la formation des conservateurs, ou encore sur la valorisation et la protection d’œuvres d’art qui, bien qu’issues d’un pays, d’une région, d’un peuple, représentent une richesse culturelle au rayonnement plus vaste, à la résonance internationale, qui appartient à l’humanité dans son ensemble.

Les musées du monde entier témoignent de l’universalité de l’art, dont le propre est bien de dépasser les langues, les civilisations, les frontières, et de rapprocher les peuples.