M. le président. La parole est à M. Pierre Médevielle.

M. Pierre Médevielle. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, les enjeux liés à la Nouvelle-Calédonie me sont chers et familiers, parce que je m’y suis rendu récemment, comme un certain nombre d’entre vous, parce que mon frère y est installé depuis trente ans – il a travaillé dans les trois provinces et se trouve aujourd’hui responsable de la vaccination anti-covid pour toute la province Sud.

Aujourd’hui, je suis inquiet. Très inquiet.

Quelques semaines après le deuxième référendum, le 4 octobre dernier, nous avons vu la Nouvelle-Calédonie s’embraser.

Nous avons aussi assisté à des scènes proches de la guerre civile sur le dossier de rachat de l’usine Vale du Sud.

Heureusement, aucune victime n’est à déplorer. Nous le devons, monsieur le ministre, à votre responsabilité s’agissant de maintien de l’ordre, ainsi qu’à la volonté politique des acteurs de sortir par le haut de ce dossier brûlant.

Mais je reste néanmoins préoccupé par ce qui peut arriver maintenant.

Lors du deuxième référendum, le 4 octobre dernier, les bureaux de vote ont été pris d’assaut par des militants indépendantistes, drapeau identitaire kanak à la main, au mieux pour influencer, au pire pour dissuader, voire menacer, certains électeurs loyalistes.

Il est clair, au vu de leur réaction pendant le conflit de l’usine du Sud, que les loyalistes ne vont plus subir en silence ces actions hostiles de la part de leurs adversaires.

À quoi tout cela va-t-il nous mener ?

Que se passera-t-il lorsqu’il y aura, devant les bureaux de vote, des militants de chaque camp qui considéreront qu’ils jouent là leur dernière cartouche ?

Je pense que laisser se tenir un référendum binaire dans la situation actuelle, tel qu’il est prévu dans l’accord de Nouméa, alors que l’on sait que la population est divisée en deux et que l’on connaît le caractère explosif de la Nouvelle-Calédonie, c’est prendre un risque majeur pour l’avenir et figer de façon mortifère les oppositions ethniques, sociales et politiques.

Monsieur le ministre, certains pourraient être tentés de simplement repousser la date du troisième référendum, au plus tard en septembre 2022, considérant que les prochains gouvernants traiteront ce sujet et que la Nouvelle-Calédonie ne représentera pas, dans ce cas, un risque majeur pour la campagne électorale. Ce serait une erreur !

Si le Gouvernement décidait de maintenir la même question que lors des deux premières consultations et de fixer la date au plus tard, la campagne présidentielle serait de fait instrumentalisée par les deux camps, et le moindre fait divers impliquant une ethnie contre l’autre serait utilisé pour servir sa cause.

C’est un risque que vous ne pouvez pas faire prendre à notre pays et à la Nouvelle-Calédonie. Je porte, avec certains collègues, la conviction qu’une autre voie est possible.

À plusieurs reprises, le pari de l’intelligence a été gagné en Nouvelle-Calédonie : en 1988, au moment des accords de Matignon, où une entente improbable a été trouvée en quelques jours grâce à la volonté de Michel Rocard ; en 1998, en quelques semaines, parce que les responsables politiques locaux ont considéré que les plaies n’étaient pas suffisamment refermées pour organiser un nouveau référendum ; en mars dernier, au travers de l’accord sur l’usine du Sud, auquel plus personne ne croyait.

Cette autre voie, elle existe. Chacun en Nouvelle-Calédonie le sait. Indépendantistes et loyalistes savent que l’accord de Nouméa leur impose de se retrouver pour examiner la situation créée le lendemain du troisième référendum. Pourquoi attendre que les Calédoniens se déchirent une troisième fois pour rechercher cette solution ?

Il est de la responsabilité du Gouvernement de poser un projet sur la table ; un projet qui maintiendra le lien si particulier que la France a construit depuis près de deux siècles avec la Nouvelle-Calédonie ; un projet qui reconnaîtra l’identité kanake et les autres identités qui cohabitent en Nouvelle-Calédonie ; un projet qui prendra en compte le fait que les divisions y sont à la fois géographiques, ethniques et politiques.

Les accords de Matignon étaient fondés sur un partage du pouvoir entre les deux légitimités qui vivent en Nouvelle-Calédonie. Ce partage géographique et politique a donné deux provinces sur trois aux indépendantistes et a permis dix ans de paix et de développement économique sans précédent.

C’est lorsque l’accord de Nouméa a tenté de gommer les différences et de centraliser le pouvoir dans un gouvernement collégial que les choses se sont gâtées : dix-sept gouvernements en vingt-deux ans ! Sans commentaire…

La raison est simple : les différences sont trop fortes pour être fondues dans une seule institution. Je suis convaincu que la solution consiste en l’acceptation et en l’addition des différences.

Ce n’est pas nous, responsables métropolitains, qui construiront cette solution ; ce sont les responsables politiques calédoniens. Pour se retrouver, ils ont besoin, cette fois encore, que le Gouvernement prenne l’initiative, qu’il demande aux indépendantistes ce qu’ils attendent réellement de l’indépendance et aux loyalistes ce qu’ils veulent de la France.

Le Gouvernement doit prendre le temps de rapprocher les solutions, avec la conviction qu’il ne peut pas échouer : « Là où il y a une volonté, il y a toujours un chemin. »

L’avenir d’un petit bout de la France est entre vos mains, monsieur le ministre. Les Calédoniens comptent sur vous ! (Applaudissements sur les travées des groupes INDEP et UC.)

M. le président. La parole est à M. Bruno Retailleau. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)

M. Bruno Retailleau. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, je suis très heureux que nous ayons ce débat, qui a été demandé par mon groupe. Il porte une double marque et veut adresser un double message.

Ce débat porte la marque de nos deux sénateurs calédoniens, même si je tiens à saluer tout particulièrement l’action de notre collègue Pierre Frogier et ses contributions. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)

Il porte également la marque du président du Sénat, dont chacun sait l’investissement personnel, au-delà de notre institution, à la résolution de la question calédonienne. (Nouveaux applaudissements sur les mêmes travées.) Derrière l’attachement de Gérard Larcher, il y a aussi l’attachement jamais démenti de notre institution comme assemblée des territoires – territoire métropolitain, mais aussi territoires ultramarins.

Cette double marque s’accompagne d’un double message.

Le premier message s’adresse à nos compatriotes de la Nouvelle-Calédonie : leur avenir nous concerne, leur avenir est le nôtre. Je ne conçois pas le destin de la Nouvelle-Calédonie comme étant différent du destin français.

Le second message vous est adressé, monsieur le ministre, et, au-delà de votre personne, au Gouvernement.

Dès lors que le processus des accords est en train de s’achever, le Gouvernement va devoir quitter une posture de neutralité et d’arbitrage, si j’ose dire. L’heure des choix est arrivée et avec elle, celle des décisions, qui n’a évidemment rien de facile.

Nous vous accompagnerons, car nous ne faisons pas de cette problématique une question partisane. (M. Pierre Frogier applaudit.) Elle concerne tout notre pays et demande la mobilisation de toutes les bonnes volontés pour qu’une juste issue soit trouvée. Nous vous aiderons, mais il faudra que le Gouvernement prenne ses responsabilités : il lui faut dessiner une perspective, faire des choix et prendre des décisions. L’heure est grave : c’est le moment de tous les dangers.

Un précédent orateur a souligné les tensions et le retour de la tentation de la violence. Nous l’avons vu au moment du deuxième référendum, comme des discussions autour de l’usine du Sud de nickel. À ce propos, monsieur le ministre, je salue votre investissement, l’investissement de l’État, qui montre bien que, sans votre engagement, sans engagement de l’État, aucune solution ne se dégagera en Nouvelle-Calédonie.

Les multiples crises qui s’entrecroisent montrent, elles aussi, que nous sommes au moment de tous les dangers, et je ne parle même pas de la crise sanitaire ! Elles peuvent se cristalliser dangereusement : à la fracture géographique Nord-Sud s’ajoutent des fractures identitaire, sociale, économique, mais aussi institutionnelle. Pour la première fois depuis plus de quarante ans, les mouvements indépendantistes se sont emparés de l’exécutif et ne parviennent pas à désigner un président pour le gouvernement. La crise institutionnelle est bien réelle.

Il nous faut regarder la réalité en face. Vingt-trois ans après l’accord de Nouméa, trente-trois ans après les accords de Matignon, ce processus de pacification et de réconciliation est en train de s’épuiser. Le risque est aujourd’hui grand qu’il ne laisse un grand vide et que ne s’y s’engouffrent les vieux démons, notamment le démon de la violence.

Dans le vide créé par cette situation historique, à savoir l’épuisement du processus permis par ces deux accords, que pouvons-nous faire pour écarter ces vieux démons ?

Il nous faut bien sûr faire le pari de la démocratie, c’est-à-dire celui du suffrage. À l’occasion des deux premiers référendums, nos compatriotes néo-calédoniens se sont clairement prononcés : ils ont exprimé sans aucune ambiguïté le choix de deux destins liés, le destin du Caillou et celui de la France.

Depuis le mois d’avril dernier, les groupes indépendantistes ont demandé l’organisation d’un troisième référendum. Je n’ignore pas que c’est leur droit. (M. le ministre acquiesce.)

M. Bruno Retailleau. Je formulerai toutefois deux remarques.

S’il devait y avoir un troisième référendum, que l’on n’attende pas le dernier moment, c’est-à-dire l’après-présidentielle ! Comme vient de le souligner Pierre Médevielle, un tel calendrier serait propice à toutes les instrumentalisations et personne n’y a intérêt. Il faudrait donc qu’il ait lieu rapidement, dès la rentrée prochaine.

Par ailleurs, pour reprendre les propos de Pierre Frogier, le référendum n’est pas la solution. Certes, nous devons respecter la démocratie, laquelle s’exprime par le suffrage, c’est-à-dire la règle du nombre, de l’arithmétique. Or l’arithmétique ne conduit pas nécessairement à l’unité et à la pacification, car elle peut être soumise à des effets d’antagonisation : les indépendantistes resteront indépendantistes, tout comme les loyalistes resteront loyalistes. Aujourd’hui, on le voit bien, deux Nouvelle-Calédonie se font face.

Il faut sortir de cette situation par le haut, en inventant un nouveau cadre, un nouveau compromis, ce qui ne se fera pas sans trois conditions.

La première condition, c’est l’esprit qui a présidé aux accords de Matignon et à l’accord de Nouméa. Je pense à l’esprit de respect de chacun, de chaque identité culturelle, de chaque histoire.

Je pense aussi à l’esprit de réconciliation qui s’est incarné dans cette poignée de main historique entre Jean-Marie Tjibaou et Jacques Lafleur, et qui s’est également manifesté à la tribune même d’où je parle quand Dick Ukeiwé a prononcé son grand discours, diffusé dans toutes les mairies de métropole. Il faudra à nouveau des hommes et des femmes qui sachent incarner cet esprit, fassent montre de hauteur et dépassent leurs origines et identités.

La deuxième condition, je le dis sans ambages, c’est un nouveau compromis institutionnel. Jamais Pierre Frogier n’a réclamé une partition, jamais. Pour notre part, nous avons toujours été contre une telle perspective.

Quand Dick Ukeiwé évoquait dans son discours la lutte contre le séparatisme, c’était bien de cela qu’il s’agissait. Nous qui refusons la partition entre la Nouvelle-Calédonie et la France, nous n’accepterons pas non plus de déplacer les frontières à l’intérieur du Caillou. En revanche, nous prônons la provincialisation. Il faut reconnaître à Pierre Frogier ce mérite : avoir pris le risque de poser des propositions sur la table. J’attends que chacun fasse de même pour sortir de l’ambiguïté.

La troisième condition, c’est vous, monsieur le ministre, et à travers vous l’État. Le compromis qu’il nous faut trouver ne doit pas laisser les deux Nouvelle-Calédonie face à face.

Sans l’État, pas d’accords de Matignon pas plus que d’accord de Nouméa ! C’est la grande leçon de l’histoire de la Nouvelle-Calédonie et vous le savez parfaitement, monsieur le ministre, pour vous être investi personnellement dans cette histoire douloureuse qui a charrié tant de tragédies individuelles et collectives. Moi aussi qui vous parle, je le sais.

L’État doit sortir de sa neutralité. Il n’est pas un observateur de l’ONU.

Mme Sophie Primas. Absolument !

M. Bruno Retailleau. Il ne peut pas être un spectateur désengagé et je sais que vous avez la volonté de vous engager, monsieur le ministre, c’est absolument nécessaire. Là encore, vous trouverez M. le président du Sénat, notre assemblée et tous les groupes, quels qu’ils soient, à vos côtés – je le dis aussi à Pierre Frogier et à Gérard Poadja – pour la construction d’un nouvel avenir pour la Nouvelle-Calédonie.

Désormais, la Nouvelle-Calédonie doit écrire une nouvelle page de son histoire. Je souhaite qu’elle l’écrive dans la France et avec elle.

Je ne conçois pas la Nouvelle-Calédonie en dehors de la France, laquelle ne serait pas totalement la France sans nos compatriotes d’Océanie.

Monsieur le ministre, mes chers collègues, faisons de ce moment de tous les dangers un moment de tous les possibles et de tous les espoirs pour nous, mais surtout pour tous nos compatriotes néo-calédoniens, quelle que soit leur origine. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)

M. le président. La parole est à M. Jean-Pierre Sueur. (Applaudissements sur les travées du groupe SER.)

M. Jean-Pierre Sueur. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, fidélité : c’est pour nous le mot le plus important.

Fidélité à cette poignée de main, car il y avait tant de raisons pour qu’elle n’eût pas lieu.

Fidélité à l’œuvre de Michel Rocard, à celle de Lionel Jospin comme à celle de tous ceux sans lesquels il n’y aurait pas eu les accords de Matignon. Je veux parler des politiques, de tous ceux qui, dans la société civile intellectuelle, philosophique et spirituelle se sont mobilisés pour parvenir à ces accords. C’était quelque chose d’improbable, d’impossible presque, tant il y avait eu de haine et alors même que le sang des victimes n’avait pas séché. Pourtant, cela a eu lieu.

On met aujourd’hui en exergue les difficultés existantes, par exemple ce qui s’est passé dans la province du Sud à propos du nickel. Mais ce n’est rien à côté de celles qu’il a fallu affronter quand ont été signés les accords de Matignon voilà trente-trois ans : elles étaient beaucoup plus nombreuses et la situation bien plus impossible qu’aujourd’hui.

Monsieur Frogier, nous avons du respect pour vous, vous avez le sens du dialogue. Pour autant, nous ne pouvons pas souscrire à cette chose singulière que vous avez proposée, à savoir un accord pour le désaccord. Quel oxymore ! Vous connaissez ce pays tellement mieux que nous que je parle avec beaucoup de modestie, mais, à vous entendre, on croirait que tout est impossible et qu’il convient de se résigner.

J’ai écouté avec attention Bruno Retailleau : s’il n’y a plus ni provinces, ni Congrès, ni gouvernement, qu’est-ce donc que la Nouvelle-Calédonie ? Vers quoi se dirige-t-on sinon vers la séparation et le consentement à cette extrémité, qui n’est pas la fidélité à ce qui a été accompli par ceux que j’ai mentionnés au début de mon propos ?

Il nous faut agir dans la loyauté. Ce troisième référendum est prévu, c’est un engagement, il doit avoir lieu.

Monsieur Retailleau, j’ignore si l’organiser avant l’élection présidentielle plutôt qu’après donnera lieu à moins d’instrumentalisation. Je fais confiance aux instrumentalisateurs de tous bords pour être présents… (M. Jérôme Bascher acquiesce.)

Il faut que ce référendum ait lieu parce que c’est l’engagement qui a été pris. Pour le reste, nous souhaitons de tout cœur que demeure un lien très fort, quoi qu’il arrive : soit la Calédonie restera dans la France, et elle bénéficiera sans doute de davantage d’autonomie et de nouveaux chemins seront tracés ; soit des coopérations très fortes s’opéreront, comme les indépendantistes eux-mêmes le demandent.

Je me suis rendu à l’île des Pins où furent enterrées les femmes de la Commune de Paris, cependant que Victor Hugo plaidait ici même, en vain, pour une amnistie qui n’a jamais été décidée de son vivant. Dans cette paix, au milieu de ces statues ancestrales, comment ne pas penser qu’il peut arriver dans l’histoire que le destin ne soit pas la haine, la guerre et la mort, mais que continuent de se lever contre les forces du mal des êtres humains qui, trente-trois ans après, suivent le même chemin ? (Applaudissements sur les travées des groupes SER et CRCE.)

M. le président. La parole est à M. le ministre.

M. Sébastien Lecornu, ministre des outre-mer. Monsieur le président du Sénat, mesdames, messieurs les sénateurs, à mon tour, je remercie la Haute Assemblée d’avoir inscrit ce débat à l’ordre du jour de ses travaux et le groupe Les Républicains d’en être à l’origine.

Je commencerai par quelques réflexions personnelles. Mon implication dans ce dossier et l’affection que je porte à un certain nombre d’acteurs de ce territoire m’incitent à réagir aux propos qui viennent d’être tenus. Qui plus est, de par mes fonctions ministérielles et de représentant de l’État, je me dois bien légitimement de vous rendre compte de ce que le Gouvernement a voulu accomplir, et a accompli, ces derniers mois sur le dossier dit « calédonien », et surtout de ce qu’il souhaite faire dans les temps à venir.

Je remercie d’autant plus le Sénat que jamais ce dossier, dans un moment aussi décisif – Patrick Kanner l’a rappelé –, n’a suscité autant d’indifférence à Paris. Il s’agit d’une indifférence globale qui touche toutes les élites, les médias, les différentes formations politiques, quelles qu’elles soient. Il faut malheureusement que des tensions apparaissent, comme celles que nous avons connues sur le dossier de l’usine du Sud, pour que la Nouvelle-Calédonie fasse de nouveau sa réapparition dans le débat public national, en tout cas parisien.

Je remercie donc le Sénat de prendre ce temps de réflexion et d’échanges. Même si l’on pressent que certaines positions ne pourront se conjuguer, vos interventions contribuent à nourrir un débat de qualité sur un dossier qui le mérite et sur lequel nous devons nous impliquer en laissant de côté toutes tendances partisanes. Il y va en effet de la France et de sa parole historique.

Dans cette Océanie compliquée, il faut se garder d’arriver avec des idées simples, car la situation est beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît. J’ai écouté attentivement Éliane Assassi, Patrick Kanner et Bruno Retailleau : en tant que responsables politiques nationaux, nous devons à ce moment précis nous poser toutes les bonnes questions. Qu’est-ce qu’un processus de décolonisation encadré par les Nations unies dans lequel est impliquée la France, membre du Conseil de sécurité des Nations unies ? Quel est son avenir ?

Nous serons amenés à répondre à ces enjeux et le Sénat de la République aura à se prononcer, comme l’ont souligné les deux orateurs du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain. Il en sera de même pour les loyalistes.

Je me garde bien de m’en remettre à l’histoire de ce dossier, mais, avant de lancer des « y a qu’à » et des « faut qu’on », il faut regarder ce qui a été accompli ces vingt dernières années. Nous le soulignions hier, Alain Richard et moi, dans un autre cercle : les différentes révisions constitutionnelles ont entraîné des créations pour le moins originales dans le droit constitutionnel français ; Bruno Retailleau avait d’ailleurs voté contre l’une d’entre elles.

M. Bruno Retailleau. N’est-ce pas !

M. Sébastien Lecornu, ministre. Je pose la question à ceux qui appellent à ce que l’on s’engage pour que la Nouvelle-Calédonie reste dans la République : jusqu’où faut-il adapter le droit et le modèle républicain pour que la Nouvelle-Calédonie demeure française ?

Il s’agit là d’une question ouverte qui se pose au législateur, qu’il s’agisse du Sénat ou de l’Assemblée nationale, et au Gouvernement. Pierre Frogier l’a d’ailleurs souvent posée en Nouvelle-Calédonie, dans les assemblées locales.

On ne peut se contenter d’affirmer que la Nouvelle-Calédonie doit rester française. La belle affaire ! Jusqu’à quel point adapter les choses pour qu’il en soit ainsi ?

On parle de séparatisme, mais la double citoyenneté, le gel du corps électoral et la discrimination sont aujourd’hui reconnus par notre bloc de constitutionnalité. La discrimination à l’embauche est effective ; or cela est souvent méconnu. Mesdames, messieurs les sénateurs, cela tranche avec d’autres débats plus récents que vous avez pu avoir dans cet hémicycle…

Nous ne ferons pas l’économie de ce double débat, et le législateur français n’y échappera pas. Dans cette Océanie compliquée, je le répète, il ne faudra pas venir avec des idées simples.

Depuis que je me suis investi dans ce dossier en tant que ministre des outre-mer, j’ai le sentiment qu’il ne faut pas enfermer la Nouvelle-Calédonie dans son passé. Cela ne signifie pas qu’il faut oublier ou refuser tout travail de mémoire – Gérard Poadja a commencé son intervention avec des mots très forts –, mais je me méfie beaucoup de ceux qui agitent le spectre des années 1980 comme un programme. La réalité est tout autre et l’histoire beaucoup plus riche et plus complexe.

Pour avoir passé trois semaines avec vous, messieurs les sénateurs néo-calédoniens, je peux témoigner que la Nouvelle-Calédonie a changé depuis mon premier déplacement dans ce territoire voilà quelques années.

La Nouvelle-Calédonie est-elle dans la même situation qu’en 1988 ou 1998 ? La réponse est non. Le cours du nickel, promesse essentielle d’un certain développement, est-il aujourd’hui le même qu’à l’époque ? La réponse est encore non. Dans l’Indopacifique, le grand voisin chinois a bouleversé l’organisation géographique de l’Océanie, c’est une évidence. Et que dire du réchauffement climatique ?

Tous ces sujets font que le dossier calédonien n’est plus tout à fait celui de 1988 ou de 1998 : ce n’est ni le même contexte ni la même ambiance.

Quand on apprend par la presse que des coutumiers bloquent une réunion politique du FLNKS, il faut méconnaître le dossier pour ne pas comprendre que la coutume et les coutumiers, autorité reconnue dans la République, ont aujourd’hui une place et une envergure différentes – je le dis de manière prudente. Ne considérons donc pas le dossier calédonien en regardant uniquement dans le rétroviseur.

Si je devais allonger la liste des conditions pour réussir tous ensemble et répondre aux enjeux de la Nouvelle-Calédonie, je préciserais qu’il nous faut partager les contraintes et en appréhender les contours : tout change, beaucoup et très vite.

J’ai été nommé ministre des outre-mer au mois de juillet dernier, et il me revient de vous rendre compte de ce que nous avons fait depuis cette date ; cela me permettra de répondre aux différentes interventions. Les deux sénateurs de Nouvelle-Calédonie ont déjà eu l’occasion de me faire passer un examen de contrôle sur place, si j’ose dire…

Il a fallu organiser convenablement le deuxième référendum. M. Sueur a eu raison de rappeler qu’un accord a été conclu, dont l’État est signataire et sur lequel il doit tenir sa parole.

M. Sébastien Lecornu, ministre. Certes, une initiative politique peut toujours émerger, mais jusqu’à preuve du contraire, le droit positif prévaut et parole a été donnée.

Le premier référendum devait être organisé et il l’a été par le gouvernement d’Édouard Philippe. Le deuxième référendum devait être organisé au mois d’octobre dernier ; là encore, il l’a été, mais dans des conditions inévitablement difficiles. En effet, chaque référendum crée une tension nouvelle, cela a été souligné.

Qui plus est, Gérard Poadja et Pierre Frogier portent pour la première fois un masque… Je rappelle que la Nouvelle-Calédonie, à l’exception d’un mois de confinement, a été covid free, pour le dire en bon français, et a créé une relation particulière avec l’Hexagone, qui passait de confinement en confinement alors que la Nouvelle-Calédonie se trouvait dans une situation sanitaire complètement différente.

Enfin, ainsi que l’a rappelé Pierre Médevielle, un certain nombre d’incidents devant les bureaux de vote ont fait monter la tension. Lors de mon déplacement en Nouvelle-Calédonie, j’ai moi-même saisi l’autorité judiciaire et le parquet de Nouméa. Je tiens à indiquer au Sénat qu’une enquête judiciaire est toujours en cours.

Je rappelle, car plus personne ne le dit, que nous avons aussi cherché à permettre le retour de l’État de droit. On finit presque par oublier que, jusqu’à preuve du contraire, la Nouvelle-Calédonie est dans la République. À ce titre, les lois de la République que vous votez, mesdames, messieurs les sénateurs, ont vocation à s’y appliquer, y compris celles qui sont relatives à la liberté de circulation ou à l’impossibilité de porter atteinte à la sincérité du suffrage.

Je tiens à rendre hommage aux forces de l’ordre qui, dans le dossier de reprise de l’usine du Sud, se sont exposées comme rarement des forces de l’ordre de notre République l’ont fait : à peu de choses près, des gendarmes ont failli perdre la vie.

On attend souvent du Gouvernement une réponse de fermeté. Elle est là ! Moyennant quoi, il ne faudrait pas grand-chose pour que la justice et l’autorité judiciaire de notre République soient de nouveau regardées comme une « justice coloniale » – je cite ce que je peux lire dans les gazettes.

Pour faire société, il faut aussi soutenir les pouvoirs constitués sur le Caillou, en tout cas l’autorité judiciaire. Il faut réaffirmer l’État de droit dans ce territoire, cela fait partie de nos priorités, alors qu’une forme de laxisme ou de laisser-aller a malheureusement pu être constatée.

J’ai aussi cherché à reprendre un dialogue multilatéral. Cela a été rappelé, l’histoire politique de ce dossier est une histoire à trois. Dans cette relation triangulaire, on s’aperçoit que, lorsque l’État disparaît, les différents acteurs politiques ont plus de difficultés à échanger. Le fameux « format Leprédour », qui est au fond un format de circonstances mais très symbolique, a permis, au mois d’octobre dernier, de rassembler autour de la table un certain nombre d’acteurs politiques qui ne s’étaient pas adressé la parole depuis près d’un an et demi pour échanger sur l’avenir de la Nouvelle-Calédonie.

Cela dépasse largement le ministre des outre-mer en tant que tel, mais, comme l’a souligné Bruno Retailleau, cela pose la question du rôle de l’État en Nouvelle-Calédonie. Quand dans un processus de décolonisation surgit un dossier comme celui de la reprise de l’usine du Sud, il ne faut pas s’étonner de voir émerger des demandes de nationalisation. Alors même que l’on veut que l’État se retire du Caillou, on en appelle à l’État pour qu’il prenne totalement possession d’un outil de production. Voilà qui illustre bien la complexité du rapport à l’État et du regard que l’on porte sur lui.

Guillaume Gontard a parlé de protection de l’environnement. Toute une jeunesse calédonienne, qu’elle penche pour le oui ou pour le non, qu’elle soit kanake ou non, clame que le parc naturel de la mer de Corail est un motif de fierté, qu’il faut protéger le récif corallien et que ce sujet est suffisamment important pour que l’État s’en occupe, contrariant en cela la répartition des compétences entre la République et les institutions calédoniennes ! Aujourd’hui, la notion même de pouvoir régalien doit être réinterrogée en profondeur en Nouvelle-Calédonie.

Le dialogue multilatéral a été rompu et il faut reconnaître que nous avons perdu du temps, car le dossier de reprise de l’usine du Sud s’est invité dans le débat.

On a beaucoup parlé de l’accord de Nouméa, mais rappelons qu’il a eu pour préalable l’accord de Bercy, que Pierre Frogier connaît bien. Il s’agissait d’une réflexion opérationnelle poussée sur la ressource minière et sur la question du nickel. D’ailleurs, permettez-moi de m’étonner devant vous, mais avec bienveillance, de l’intitulé de ce débat, qui aurait dû porter sur l’avenir institutionnel, politique, économique et social de la Nouvelle-Calédonie. Il n’a pratiquement pas été question du nickel, alors que les cours du nickel de 1988 ou de 1998 ne sont pas du tout ceux de 2021 et que la promesse n’est plus du tout la même.

On a parlé de l’usine du Sud : permettez-moi de dire devant le Sénat que la SLN (Société Le Nickel) de Nouméa dont, comme vous le savez, l’État est actionnaire via Eramet – cette question intéresse donc directement la représentation nationale –, est confrontée à des difficultés assez redoutables et inquiétantes pour l’avenir du site, de ses employés et de leurs familles. L’usine du Nord, située sur le massif de Koniambo, est également confrontée à une situation qui pourrait se révéler dangereuse dans les mois à venir.

Ne nous payons pas de mots : je serai un partenaire évidemment engagé sur la question de l’avenir institutionnel de l’île, mais je souhaite aussi apporter le plus de réponses possible sur le volet économique du dossier, comme l’a fait la présidente Assassi sur le champ social.

En effet, derrière l’enjeu du référendum, il y a une population, à qui l’on ne parle que du oui et du non, alors qu’elle a des attentes semblables à celles qui s’expriment dans nos propres territoires : accès à la santé, à l’éducation et à la formation, violences faites aux femmes – les chiffres en la matière ne sont pas glorieux en Nouvelle-Calédonie –, protection de l’environnement.

Il ne faudrait pas que, depuis Paris, on se contente de traiter le volet institutionnel du dossier. On risquerait en effet de créer un biais au détriment de nos concitoyens qui, eux, se posent des questions touchant à leur vie quotidienne, comme celle de la reprise des vols internationaux ou du déconfinement de l’économie touristique. Tous ces sujets méritent d’être abordés. Je pourrais y revenir une autre fois devant la Haute Assemblée.

J’évoquerai tout de même la question institutionnelle, puisque c’est l’enjeu central du débat qui nous réunit.

L’organisation d’un troisième référendum a été demandée. Quand on est gaulliste, on se doit d’être attentif à la parole de l’État. Par conséquent, former le vœu qu’une alternative puisse voir le jour relève de l’initiative politique. En tout état de cause, il est indispensable d’être précis : les différentes propositions ne peuvent pas nous amener à revenir sur la parole donnée, qui est d’ailleurs celle du législateur lui-même au travers des révisions constitutionnelles successives.

Vous me permettrez aussi – et il ne s’agit pas là d’une coquetterie sémantique – de revenir sur cette distinction propre à nos institutions entre État et gouvernement. L’État est neutre ; le Gouvernement peut ne pas l’être. L’État organise le scrutin comme il organise les élections sénatoriales ou municipales : on ne va donc pas demander au haut-commissaire de la République à Nouméa de commencer à faire campagne pour le oui ou pour le non.

Il faut faire attention aux mots que nous employons. Les parlementaires, les dirigeants de formations politiques ou les ministres peuvent-ils faire part de leur préférence ou parler de l’avenir politique de la Nouvelle-Calédonie ? La réponse est naturellement oui, mille fois oui.

En revanche, l’État en tant qu’État doit-il contrevenir à son obligation de neutralité – le terme figure dans l’accord de Nouméa, qu’un certain nombre d’entre vous ont d’ailleurs ratifié en votant la loi constitutionnelle ? Il m’est arrivé d’être surpris par certains propos que j’ai entendus, notamment lors des séances de questions d’actualité au Gouvernement : à mon sens, on ne peut pas demander à l’État de déroger du jour au lendemain à la neutralité qu’il est tenu de respecter.

Le Gouvernement de la République française peut-il s’engager davantage ou s’exprimer ? La réponse est oui. Je l’ai d’ailleurs dit lorsque j’étais sur place. Quand le Premier ministre Jean Castex, en réponse à une question d’actualité au Gouvernement de Philippe Bas, ici même dans cet hémicycle, a exprimé sa préférence à titre personnel, personne ne l’a relevé. Pourtant, à cette occasion, le chef du Gouvernement a bien indiqué une préférence.

Je vous renvoie également au discours que le Président de la République a tenu au théâtre de Nouméa lors de sa visite sur l’île : le chef de l’État, davantage encore que le Gouvernement, a très clairement exprimé sa préférence.

Le vrai sujet est autrement plus redoutable : pourquoi l’écart entre le oui et le non est-il aussi faible ? Si vous pensez que votre serviteur peut significativement changer la donne en faisant campagne, vous me prêtez bien trop de pouvoir. Du reste, on n’attend pas que nous autres, depuis Paris, fassions campagne, car une campagne électorale se mène sur le terrain.

En tout cas, on peut tenter de sortir du choix binaire entre le oui et le non, mais on ne peut pas demander à l’État et aux deux assemblées, dans le cadre de la révision constitutionnelle, de manquer à leur parole, laquelle garantit que l’accord de Nouméa ira jusqu’à son terme.

C’est un dossier sur lequel il importe d’être subtil. Mais, chemin faisant, l’accord de Nouméa arrive de toute façon à son terme.

Pour autant, comme l’ont dit certains orateurs, le moment est-il venu de mettre toutes les idées sur la table et de réfléchir ? Je crois que oui. Le président Kanner vient lui-même de déclarer que l’on pouvait concilier les deux exigences : mener l’accord de Nouméa jusqu’au bout, tout en examinant des propositions et en engageant une réflexion sur l’avenir de la Nouvelle-Calédonie.

C’est ce que l’on va tenter de faire, notamment en invitant les forces politiques calédoniennes à venir à la fin du mois de mai pour rencontrer non seulement le Gouvernement, mais aussi les parlementaires.

Le président du groupe Les Républicains a rappelé l’attachement personnel du président du Sénat au dossier calédonien. Celui-ci a noué des liens étroits – avec votre autorisation, je me permettrai de m’exprimer en son nom –, avec des partisans tant du non que du oui.

Je dis souvent à mes interlocuteurs que la parole du Gouvernement n’a de sens que si elle emporte également l’adhésion de tout le Parlement. Sur des questions aussi importantes que la citoyenneté ou la nationalité, le Gouvernement peut certes défendre une position, mais il revient toujours au seul Parlement de décider in fine.

On a bien vu avec les révisions constitutionnelles de la fin des années 1990 et des années 2000 que ce processus n’était pas un long fleuve tranquille. Il suffit de regarder quel avait été le vote du groupe Les Républicains à l’époque – je n’étais pas là, mais je m’en souviens malgré tout. Les avis étaient partagés au sujet du corps électoral. Du reste, un certain nombre de sénateurs se sont opposés à la réforme proposée par le président Jacques Chirac, quand d’autres l’ont votée.

L’humilité qui s’impose à tous sur ce dossier doit nous conduire à « casser » les problèmes en petits morceaux et à avancer avec méthode.

La méthode que je vous propose, et que j’ai proposée aux formations politiques calédoniennes, pour tenter de sortir du choix binaire qui résulte du référendum consiste à travailler en priorité sur les implications du oui et du non.

J’ai l’âge de mes artères, mais je m’étonne tout de même que, vingt ans après, on débatte et on s’interroge encore, au sein du comité des signataires de l’accord de Nouméa, sur la question qu’il faudrait poser lors du référendum, sur la date à laquelle il faudrait la poser, et sur le corps électoral auquel il faudrait s’adresser.

Figurez-vous qu’à aucun moment durant ces vingt ans on n’a travaillé sur les conséquences d’une victoire du oui ou du non, ce qui questionne tout de même quelque peu l’action de plusieurs gouvernements successifs de sensibilités politiques très différentes. On a finalement laissé dire que la victoire du oui mènerait à certains résultats, et que celle du non aboutirait à d’autres…

Quand j’ai été nommé rue Oudinot, je me suis naïvement dit qu’il devait forcément exister un dossier quelque part dans cette République, dans les services de l’État, qui nous instruirait sur les conséquences d’une éventuelle indépendance et, le cas échéant, ce qui serait encore plus compliqué juridiquement, sur ce qui découlerait d’un troisième non au référendum. En réalité, personne n’avait envisagé qu’il faudrait autant travailler sur les conséquences de ce référendum !

À force de répéter que l’accord de Nouméa nous « donnait du temps », parce qu’il nous en faisait perdre ou nous permettait d’en gagner – au mauvais sens du terme –, nous sommes tombés dans ce travers.

Je crois beaucoup à ce travail sur les effets d’une victoire du oui ou du non. Nous allons proposer un premier document aux formations politiques calédoniennes ; nous le leur adresserons avant leur arrivée à Paris à la fin du mois de mai. Je le transmettrai évidemment aux deux assemblées parlementaires, car j’estime que ce travail doit faire l’objet d’une coconstruction et d’un partage très en amont.

Le document détaillera les effets intangibles d’une victoire du oui, tout comme ceux qui résulteraient d’une victoire du non, et ce quel que soit le ministre des outre-mer, le Président de la République ou le groupe majoritaire à l’Assemblée nationale et au Sénat. Le oui et le non emportent un certain nombre de conséquences : cela doit être dit et écrit, notamment parce qu’il y a peu de consultations référendaires autour desquelles on entretient un flou aussi important, sur une question qui plus est aussi stratégique.

Le oui, s’il l’emporte, aura des effets redoutables et spectaculaires, dont certains pourraient même créer un choc de confiance au niveau de l’économie calédonienne, avec des effets financiers, monétaires et bancaires considérables. Il faut donc « entrer dans le dur » et assumer collectivement ce que cela peut signifier de porter à la connaissance de chacun les implications d’une victoire du oui ou du non.

Ensuite, une fois que les représentants politiques calédoniens seront à Paris, nous mettrons un deuxième document sur la table, qui précisera les conséquences liées au référendum pouvant faire l’objet d’une négociation. En effet, pour réfléchir au jour d’après, encore faut-il se placer dans une situation qui favorise la réflexion.

Comme Pierre Médevielle l’a rappelé, l’accord de Nouméa comporte une jolie formule, mais assez angoissante à certains égards, selon laquelle « les partenaires politiques se réuniront pour examiner la situation ainsi créée ». La phrase est un peu vague, surtout s’il s’agit d’expliquer aux forces de sécurité intérieure, à l’autorité judiciaire et à l’administration pénitentiaire ce à quoi ils doivent s’attendre le jour d’après, en cas d’indépendance.

Il faut donc commencer à discuter très sérieusement des implications d’une victoire du oui. Certains opposeront que, en faisant ce travail, on prépare l’indépendance, que c’est le début de la capitulation – je l’ai entendu dire là-bas –, qu’on est en train d’écrire le brouillon des accords d’Évian ; chacun y va de sa référence.

Non ! On peut tout à fait retourner l’argument : puisqu’on arrive au terme de l’accord de Nouméa, je ne peux pas, en tant que ministre des outre-mer, signer le décret portant convocation des électeurs sans expliquer à ces derniers ce qu’implique une victoire du oui ou une victoire du non.

Pour autant, cela fait-il perdre tout intérêt à la discussion politique que nous aurons à Paris autour du caractère négociable des résultats du référendum ? Cela dépendra des différentes formations politiques. La monnaie d’une Kanaky indépendante a-t-elle vocation à s’adosser à l’euro ? En principe non, mais une telle demande pourrait peut-être faire l’objet d’une négociation plus globale. C’est aussi simple que cela.

Le processus dans son ensemble est terriblement complexe. Du reste, j’y pense en voyant le président de la commission des affaires étrangères, il aura des conséquences majeures sur la zone.

Cette réflexion m’amène à poser quatre questions importantes.

Que signifie l’indépendance en 2021 ? Est-ce l’indépendance qu’évoquait et promouvait Jean-Marie Tjibaou dans les années 1980 ? C’est une vraie question, qu’a posée Pierre Frogier dans son intervention.

Quelle est la définition de la pleine souveraineté ? Nous avons certes la définition que le droit international nous propose. Mais quand on discute avec les formations politiques indépendantistes, on s’aperçoit que la notion de pleine souveraineté n’est pas toujours forcément acceptée ou conçue de la même façon chez les uns et chez les autres. Sur de tels sujets, il faut prendre le temps de discuter avec l’Union calédonienne notamment, d’un côté, et l’Union nationale pour l’indépendance (UNI) ou le Palika, de l’autre, car ils soulèvent la question de la relation de la Nouvelle-Calédonie à la France, sur laquelle les différentes sensibilités ont besoin de s’exprimer.

La troisième question porte sur la relation que l’on souhaite établir avec la République. Le Président de la République a tenu des propos forts à ce sujet lorsqu’il s’est exprimé au théâtre de Nouméa. Il a parlé des nouvelles routes de la soie qui pourraient conduire à la mise en place d’un nouvel impérialisme dans le Pacifique – je le dis devant les commissaires aux affaires étrangères –, ce qui démontre qu’il a parfaitement identifié le défi du moment.

Certains indépendantistes vous parlent de la mère patrie ou du sang versé lors des grands conflits, notamment au cours de la Seconde Guerre mondiale, tandis que certains loyalistes, sur place, affirment que la France est avant tout un passeport… Attention, mon propos ne doit pas être caricaturé : ceux-là ne constituent pas la majorité du genre. Je dis simplement que le constat est beaucoup plus nuancé qu’il n’y paraît et que le sujet mérite d’être approfondi.

Dernière question, qu’est-ce qu’être Français en 2021 ? Cela traumatise beaucoup de jeunes en Nouvelle-Calédonie. Mais si l’on poussait la porte d’un collège de Vernon, dans l’Eure, et que l’on posait cette question aux collégiens, j’ai bien peur qu’elle leur paraisse tout aussi redoutable.

Tous ces sujets doivent être abordés avec patience et nécessitent beaucoup de temps. Vous avez tous noté que, si des accords ont été possibles en 1988 et en 1998, c’est parce que l’État était là. C’est aussi, de ce que j’ai cru comprendre dans les propos des différents protagonistes, parce que nous avons su faire preuve à l’époque de tempérance, d’écoute, de dialogue et de compréhension à l’égard des aspirations les plus profondes des différentes parties.

Il faut replacer le dossier calédonien dans son contexte international. Je l’ai dit pour ce qui concerne l’espace indopacifique. Je rappelle également qu’il est lié au processus de décolonisation, sujet qui peut intéresser la commission des affaires étrangères du Sénat. (M. Christian Cambon acquiesce.) Nous sommes membres des Nations unies : c’est un processus encadré par le Comité spécial de la décolonisation (C24).

Ces sujets ont des effets sur d’autres territoires de la République, qu’ils soient ultramarins ou non. Il faudra apporter un éclairage sur les répercussions d’un nouveau référendum. Si le non l’emportait une troisième fois, le processus d’autodétermination s’éteindrait-il pour autant ? Certains l’affirment, mais pour l’État, la réponse est non. Un tel résultat ne signifierait pas que l’on mettrait fin au droit à l’autodétermination. Voilà un sujet complexe qui mérite d’être apprécié à sa juste valeur et approfondi.

Je ne reviendrai pas sur les aspects économiques et sociaux du débat. Je précise tout de même qu’en loi de finances le Gouvernement proposera une hausse de 82 millions d’euros des crédits de la Nouvelle-Calédonie pour soutenir le budget du gouvernement calédonien, augmentation justifiée pour l’essentiel par la crise liée à la covid-19. Je rappelle que, pour préserver le territoire de l’épidémie, nous avons dû décider un certain nombre de fermetures de frontières et mettre en œuvre des quatorzaines, qui ont particulièrement affecté les finances calédoniennes. Les parlementaires se sont d’ailleurs mobilisés sur le sujet ; qu’ils en soient remerciés.

Dans la cadre du processus actuel de décolonisation, le fait que l’État abonde de 82 millions d’euros le budget du gouvernement autonome de la Nouvelle-Calédonie dit quelque chose de la période que nous vivons.

Un certain nombre d’entre vous m’ont interpellé ou ont interrogé Olivier Véran lors des questions d’actualité au Gouvernement à propos des vaccins. La Nouvelle-Calédonie n’a manqué à aucun moment de vaccins. La solidarité nationale a largement joué, et des décisions importantes ont été prises. On oublie de rappeler que, lorsqu’il y a un coup dur, la République est là. C’est une réalité.