Mme la présidente. La parole est à M. Pierre Laurent.

M. Pierre Laurent. Madame la présidente, monsieur le secrétaire d’État, chers collègues, je souhaite évoquer brièvement quatre sujets à l’ordre du jour du prochain Conseil européen.

Premièrement, priorité est donnée une nouvelle fois à la pandémie de covid-19 – tant mieux ! Cependant, à la veille d’une réunion décisive de l’OMC, la Commission européenne vient d’annoncer qu’elle ne soutiendrait pas la proposition de plus de cent pays en faveur de la levée des brevets sur les vaccins. L’Union européenne reste donc bien calée dans la roue des gros industriels de la pharmacie. Les 36 millions d’euros dépensés chaque année dans le lobbying européen par ces groupes, comme l’a révélé le rapport de Corporate Europe Observatory, ne l’auront pas été en pure perte.

Alors que le développement des vaccins a été largement financé par les États, que la pandémie a déjà fait 3,5 millions de victimes et que la pénurie mondiale de vaccins compromet une sortie réelle mondiale de la crise sanitaire, l’Union européenne, sous prétexte de protéger les droits de propriété intellectuelle, protège en vérité les profits, puisque l’achat des vaccins se fait à des prix de plus en plus exorbitants. La dérogation transitoire au régime des brevets permettrait pourtant de lever les barrières qui empêchent la majeure partie du monde de stopper la circulation du virus. Si plus de 1,9 milliard de doses de vaccin anti-covid ont déjà été injectées dans le monde, selon un décompte de l’AFP, seulement 0,3 % de ce total a été administré dans les vingt-neuf pays les plus pauvres, qui comptent 9 % de la population mondiale.

Pour suivre la ligne de conduite du « ni nationalisme vaccinal ni soumission aux multinationales », nous devrions au contraire développer une nouvelle coopération européenne, sous contrôle public, et soutenir la création d’un pôle public fort du médicament en France. Nous pourrions ainsi réellement promouvoir la logique d’un vaccin « bien public mondial » et non pas, comme nous le faisons aujourd’hui, celle de la charité au compte-goutte de l’Union européenne pour les pays les plus pauvres.

Deuxièmement, je veux évoquer un aspect du financement du plan de relance, à savoir l’accord annoncé sur la fiscalité mondiale. J’entends en effet un concert de louanges, alors que je suis plus circonspect.

Là encore, les pays les plus riches membres du G7 Finances viennent de négocier entre eux un accord avant de le soumettre aux 140 pays membres de l’OCDE.

Le taux de taxe de 15 % sur les profits réalisés par les multinationales à l’étranger, sur lequel le G7 Finances s’est accordé, est présenté par Bruno Le Maire comme une victoire historique. Celui-ci prônait pourtant un taux bien supérieur, et de nombreux économistes, par exemple Gabriel Zucman, fondateur du récent Observatoire européen de la fiscalité, estiment le taux adopté « dérisoire ».

Après les paradis fiscaux, dont rien ne dit à cette heure que l’accord en question signerait la disparition, après les accords de gré à gré comme celui négocié par Google, qui a récemment réglé un contentieux fiscal avec la France pour s’éviter de nouvelles poursuites, voilà donc l’officialisation d’un régime fiscal mondial de faveur pour les multinationales ! En effet, concrètement, cet accord entérine le dumping fiscal des multinationales, en France par exemple, où ce seront toujours les entreprises les plus riches, souvent les moins vertueuses en matière sociale et environnementale, qui paieront le taux d’impôt le plus faible, en l’occurrence 15 %, au lieu des 25 % toujours acquittés par nos PME créatrices d’emploi, pour financer les dépenses publiques utiles à la collectivité.

L’inégalité fiscale est ainsi légalisée. En plus, rien ne dit que les mécanismes de contournement et d’optimisation de cet impôt minimal ne seront pas à nouveau utilisés par les mêmes. Comptez pour cela sur Amazon et consorts, si vous continuez à leur dérouler le tapis rouge !

Monsieur le secrétaire d’État, pouvez-vous nous dire comment la France peut se réjouir d’un tel accord et comment elle compte agir pour le faire appliquer en Europe, où l’évasion fiscale est la règle dans les multinationales ? Pouvez-vous nous dire ce que notre pays attend concrètement de cet accord ? On parle de quatre petits milliards d’euros attendus de recettes fiscales. Rappelons que, dans le scénario d’un taux à 25 %, l’Union européenne envisageait de doubler ses recettes d’impôt sur les sociétés à 510 milliards d’euros, dont 26 milliards d’euros abonderaient le budget de la France, soit plus que le montant de la contribution de la France à l’Union européenne. Voilà de quoi relativiser la prétendue portée « historique » de cet accord !

Troisièmement, le pacte sur la migration et l’asile, également inscrit à l’ordre du jour du Conseil européen, est un autre visage des politiques d’inégalités européennes. L’aveuglement et l’inhumanité restent malheureusement la règle. Les logiques déjà largement éprouvées et totalement dans l’impasse, qui sont fondées sur une approche répressive et sécuritaire au service de l’endiguement des migrants et des expulsions et qui œuvrent au détriment d’une politique d’accueil à même de garantir la dignité humaine et les droits fondamentaux, sont certes révisées, mais pour être renforcées.

L’Europe tourne malheureusement à nouveau le dos aux défis des migrations contemporaines. Encore une fois, des moyens colossaux seront déployés pour financer l’érection de barrières physiques, juridiques et technologiques, ainsi que la construction de camps sur les routes migratoires.

Au sein de ce pacte, un des nouveaux règlements, relatif à la gestion des « situations de crise et de force majeure », prévoit pour la première fois des dérogations aux règles qui s’appliquent en matière d’asile, en suspendant par exemple l’enregistrement des demandes d’asile pour une durée d’un mois minimum. Cette mesure entérine des pratiques contraires au droit international et européen, à l’instar de ce qu’a fait la Grèce au début du mois de mars 2020 pour refouler les migrants venus de Turquie.

L’Europe foule aux pieds ses valeurs et ne sait décidément plus penser son rapport au monde. Elle pourrait continuer de le payer très cher politiquement, en ouvrant plus grandes encore les portes à la xénophobie.

Enfin, quatrièmement, je veux évoquer les relations avec la Turquie, qui figurent aussi à l’ordre du jour du Conseil européen.

Alors que la répression antidémocratique du régime d’Erdogan est plus violente que jamais en Turquie, où l’on recense des milliers de prisonniers d’opinion, et alors que les visées expansionnistes islamistes du régime sont toujours plus revendiquées, que signifie ce titre lu dans Le Figaro, ce matin, « Paris et Ankara jouent la carte de l’apaisement avant le sommet de l’OTAN », à propos de la visite que le ministre des affaires étrangères turc a rendue, hier, à Jean-Yves Le Drian ?

Tout indique notamment que la Turquie cherche à obtenir un feu vert de l’OTAN pour une nouvelle offensive terrestre en territoire kurde, dans le nord de la Syrie et de l’Irak, après la reprise de ses bombardements depuis le mois d’avril dernier. Pourquoi faire silence sur cette question ? Qu’a-t-on donc négocié, à Paris, hier ? Pouvez-vous, monsieur le secrétaire d’État, réaffirmer clairement votre intention de défendre la solidarité de la France avec les démocrates de Turquie et nos alliés kurdes ?

Le 14 juin prochain, je serai pour ma part à Erbil, aux côtés de nos amis kurdes pour briser ce silence, dénoncer les tractations et réaffirmer notre solidarité.

Mme la présidente. La parole est à M. Pierre Louault. (Applaudissements sur les travées du groupe UC.)

M. Pierre Louault. Madame la présidente, monsieur le secrétaire d’État, chers collègues, je voudrais tout d’abord saluer nos collègues européens, qui sont de retour au Parlement de Strasbourg, pour la session de juin. La France retrouve le Parlement de Strasbourg !

Je commencerai mon propos en évoquant le plan de relance européen.

À la suite de la crise sanitaire, l’Union européenne a adopté à l’unanimité un plan de relance de l’économie européenne d’une valeur de 750 milliards d’euros, qui viendront s’ajouter au budget européen. Rappelons qu’il s’agit là d’une première en matière de solidarité européenne.

En pratique, la Commission peut dès à présent commencer à emprunter au titre de Next Generation EU et rendre ainsi l’instrument économique opérationnel après des mois d’attente, puisque l’ensemble des États membres ont ratifié la décision relative aux ressources propres, conformément aux exigences constitutionnelles. Ce plan européen, qui se trouve ventilé à travers différents fonds, aura notamment un volet de 15 milliards d’euros destiné au Fonds européen agricole pour le développement rural. Monsieur le secrétaire d’État, avez-vous des précisions quant au montant qui sera alloué à la France ? Quels seront les grands objectifs fixés ?

Le Conseil européen des 24 et 25 juin prochain sera également l’occasion d’évoquer la question de l’harmonisation de la fiscalité au niveau européen. Le projet d’un taux d’imposition mondial sur les Gafam, rejeté puis promu par les États-Unis, représente une avancée dans l’optique de la création d’une fiscalité européenne commune.

Il est urgent de se saisir de cette question et de faire en sorte que l’Union européenne ne soit pas à la traîne dans cette course au leadership face aux grandes puissances économiques mondiales. Il y va de la compétitivité de nos entreprises et de notre indépendance commerciale et industrielle vis-à-vis de ces dernières. Quel financement a-t-on prévu pour la relocalisation de l’industrie, qui confortera l’indépendance économique de l’Europe ?

À l’occasion du prochain Conseil européen sera abordée la question de l’immigration. La Commission a indiqué qu’elle présentera avant la fin de l’année une refonte du code Schengen, notamment pour permettre la liberté de circulation si les frontières internes européennes sont rétablies après les fermetures pour raison sanitaire.

Si les problèmes sanitaires persistent, il nous paraît important de travailler sur une harmonisation européenne des règles de restriction de déplacement à travers le territoire européen, afin de moduler les divergences de règles entre chaque pays. Cette harmonisation est d’autant plus importante pour les visiteurs extraeuropéens.

À tout juste un mois de l’entrée en vigueur du certificat covid numérique de l’Union européenne, le 1er juillet prochain, nous devons agir rapidement. Par exemple, les voyageurs intra-Union européenne ayant complété leur vaccination devraient évidemment être exemptés de la quarantaine que certains pays imposent. Si les annonces faites récemment vont dans ce sens, il est urgent de les confirmer.

J’aborderai, bien sûr, comme mes collègues, le sujet de la Turquie, qui est à l’ordre du jour du prochain Conseil européen. Pas plus tard que la semaine dernière, le 2 juin plus précisément, les institutions européennes ont annoncé un accord politique sur un budget de près de 15 milliards d’euros. Peut-être est-il utile de rappeler que l’Union européenne a mis en place un mécanisme d’aide, conditionné à l’État de droit ?

Monsieur le secrétaire d’État, je ne suis pas certain que trouver un accord politique qui vise à financer le régime de M. Erdogan soit aujourd’hui légitime. La Turquie, par l’intermédiaire de son Président, n’a de cesse de provoquer notre continent et notre pays. Les valeurs et les méthodes qui caractérisent les agissements de la Turquie ces dernières années ne sont pas compatibles avec les prérequis pour adhérer à l’Union européenne. La Turquie l’a encore prouvé il y a dix jours, lorsque les services de renseignement turcs ont interpellé au Kenya le neveu du prédicateur Fethullah Gülen, farouche opposant au régime de M. Erdogan.

Je suis assez inquiet face au peu de réactions suscitées par une affaire de ce type, car, semaine après semaine, un sentiment d’impunité se développe du côté de la Turquie. Si la France est alliée à ce pays au sein de l’OTAN, depuis de nombreuses années maintenant, il est important de rappeler que les agissements turcs ne sont pas acceptables dans nos démocraties européennes et qu’il n’est pas souhaitable d’accorder un quelconque financement à ce pays sans garantie incontournable. Il faut donc avancer vers une Europe dotée d’une puissance militaire. Celle-ci ne servira pas à faire la guerre, mais à se faire respecter. (Applaudissements sur les travées du groupe UC. – M. André Gattolin applaudit également.)

Mme la présidente. La parole est à Mme Laurence Harribey.

Mme Laurence Harribey. Madame la présidente, monsieur le secrétaire d’État, chers collègues, le prochain Conseil européen, le dernier sous présidence portugaise, marque aussi la sortie espérée d’une crise sanitaire qui a bouleversé les certitudes comme les doutes sur l’Union européenne. On pourrait dire une fois encore que « l’Union européenne est à la croisée des chemins ». J’hésite, cependant, à utiliser cette formule, car en tapant par curiosité sur internet les mots « Europe à la croisée des chemins », j’ai souri aux quelques dizaines de pages d’occurrences qui reprennent la formule depuis des décennies, comme si l’Union n’en finissait pas d’être à la croisée des chemins…

Il n’empêche, au risque de tomber dans la facilité, que cette crise sanitaire a bien fait changer les lignes. Je m’arrêterai sur deux aspects positifs.

Le premier est l’approche commune en matière de soutien à l’économie, qui a abouti à un plan de relance européen, pour la première fois fondé sur un emprunt commun et mutualisé. Il faut aussi mentionner la suspension des règles budgétaires ou encore la mise en place en 2020 du programme SURE de soutien aux régimes nationaux de chômage partiel. La décision permettant à la Commission de lancer cet emprunt commun vient d’être ratifiée par tous les États membres. Dix mois de cheminement pour les Vingt-Sept, c’est comparativement peu, mais c’est long par rapport à l’urgence, surtout si l’on considère que ce principe est une pièce incontournable de l’accord.

Le second aspect porte sur la capacité à élaborer une stratégie commune en matière de lutte contre l’épidémie, alors même que l’Union n’a qu’une compétence d’appui. La mise en place de contrats d’achats anticipés, l’assouplissement temporaire des conditions d’aides publiques aux entreprises stratégiques, l’accord sur une répartition des vaccins au prorata de la population sont autant de mesures positives qui ont permis à l’Europe d’avancer groupée.

Ce qui est intéressant dans cette crise, c’est que tout le monde s’est aperçu, y compris les pays dits « frugaux », que notre sort était lié. Cette solidarité européenne sous forme mutualisée est – il faut le reconnaître – quelque chose de relativement nouveau. Elle semble avoir été réaffirmée lors du sommet social de Porto, qui acte le principe d’une reprise équitable et, surtout, collective et inclusive, fondée sur la cohésion.

Finalement, on pourrait se contenter d’une certaine satisfaction. Pourtant, au terme de cette présidence portugaise, qui a tenté, dans un contexte difficile, de réorienter les politiques européennes et qui a fait de l’Europe sociale le cœur de sa feuille de route, trois points méritent d’être rappelés, car ils sont porteurs d’exigences.

Premier point : après l’urgence sanitaire, l’urgence est désormais sociale et appelle une réorientation de la croissance.

Les transitions écologiques et numériques qui ont été engagées doivent non seulement être des leviers de croissance, mais aussi de véritables viviers d’emplois, décents et durables. Ces transitions vont contribuer à supprimer des emplois, souvent dans des secteurs qui demandent peu de qualifications. Sans anticipation, la nasse peut se refermer très vite sur les travailleurs les moins qualifiés, d’où le rôle fondamental de l’accompagnement. Le Parlement européen vient d’ailleurs d’approuver le renforcement du financement du volet social du Fonds pour une transition juste, en ce sens.

De même, la recommandation présentée par la Commission, en mars dernier, concernant un soutien actif et efficace à l’emploi est positive.

En revanche, nous regrettons qu’il n’y ait pas de fonds spécifiquement dédié à toutes les mesures sociales et que les financements soient mis à disposition des États membres sans stricte obligation de les utiliser à ces fins.

Cette réorientation de la croissance suppose la poursuite du soutien à l’économie européenne. Comme notre collègue Cabanel l’a souligné, certains, au sein même de la Commission, dont Paolo Gentiloni, préconisent la révision des règles budgétaires et défendent la nécessité de faire plus : « L’acquis de cette pandémie, ce n’est pas seulement la solidarité entre Européens avec le plan de relance. C’est aussi le fait que la croissance est au cœur de notre politique économique, et le niveau de la dette n’en est pas le mot clé. »

En conséquence, nous nous interrogeons quant à la nature des plans de relance nationaux. Le timing, la formule, l’engagement de telle ou telle réforme en contrepartie des sommes allouées, cela ressemble étrangement à un exercice classique de semestre européen et à un système de conditionnalité auquel nous n’adhérons pas. Il y a là une forme de contradiction sur laquelle, monsieur le secrétaire d’État, nous aimerions d’autant plus connaître votre position que, au niveau français, certains membres du Gouvernement commencent à dire que l’après-crise sera une période de restriction budgétaire. La formule « lutter contre le virus quoi qu’il en coûte » deviendrait-elle « rembourser la dette quoi qu’il en coûte » ? Le spectre de l’austérité doit-il devenir l’horizon après 2023 ?

Pour nous, une solution est plutôt dans l’harmonisation fiscale en complément du premier pas que constituent les ressources propres.

Si nous saluons l’avancée essentielle de l’accord du G7, le week-end dernier, nous nous interrogeons sur la position du gouvernement français dans les négociations sur l’élargissement de l’assiette de la taxe sur les transactions financières.

Vous avez notamment déclaré, monsieur le secrétaire d’État, que la France était favorable à un accord à vingt-sept. Or celui-ci relève du vœu pieux ou d’un accord minimaliste, comme l’ont dit certains de mes collègues. En revanche, un accord sur la base d’une coopération renforcée pourrait être un véritable levier.

Le deuxième point qui nous préoccupe porte sur la nécessaire réorientation des priorités stratégiques de l’Union. Or plusieurs négociations patinent.

Les difficultés concernent le futur paquet climat, qui sera présenté le 14 juillet prochain et sur lequel les conclusions du dernier Conseil restent vagues. Pis, la référence à la révision du règlement européen sur le partage de l’effort, prévue dans le paquet législatif, a été supprimée du fait des divergences avec certains États membres, notamment la Pologne.

À cela, il faut ajouter l’échec des négociations de la PAC, domaine lié aux enjeux climatiques comme sociétaux, sur des questions comme la souveraineté alimentaire. Le recul en matière d’agriculture bio se traduit en France par l’annonce de baisses de financements qui nous semblent graves et incohérentes au regard du modèle que nous préconisons.

Les difficultés portent aussi sur les politiques industrielle et commerciale, pour formaliser l’autonomie stratégique ouverte telle qu’elle a été annoncée.

Certes, Paris et Berlin ont déclaré lors du dernier conseil des ministres franco-allemand vouloir « accroître la résilience et la capacité d’action de l’Union européenne », en développant notamment une stratégie européenne pharmaceutique, un travail sur les projets d’intérêt commun et un dispositif de l’Union permettant de débloquer un soutien public pour des secteurs stratégiques. Cependant, la présentation d’une véritable stratégie industrielle au niveau européen est reportée depuis mars dernier. Si le projet HERA, que vous avez cité, pour créer une agence à l’image de la Barda américaine est un premier pas, les moyens restent bien en deçà de ce qu’il faudrait, comme l’ont souligné certains collègues.

Il manque un étage à la « fusée Europe », celui des investissements d’avenir, qu’ils soient matériels, concernant les infrastructures, ou intellectuels, dans les domaines de l’éducation, de la culture et de la recherche et du développement. Vous l’avez d’ailleurs souligné, à juste titre, monsieur le secrétaire d’État.

Ce manque nous ramène inéluctablement à la question de la faiblesse du budget européen, à la nécessité d’un deuxième plan de relance et de la pérennisation du mécanisme d’emprunt européen.

Sur le plan de la réorientation de la politique commerciale, le Conseil des affaires étrangères du 20 mai dernier a achoppé sur trois points pourtant essentiels : l’équilibre entre ouverture des marchés et protection des entreprises européennes ; le respect de l’accord de Paris comme clause essentielle des accords de libre-échange ; la mention ou non de l’accord commercial avec le Mercosur. À ce sujet, nous nous interrogeons sur le statut des garanties supplémentaires qui seraient exigées avant tout aval du Conseil. Comment, alors que les négociations sont closes, parvenir à une réelle prise en compte des exigences en matière de déforestation et de normes sanitaires et environnementales ?

Le troisième point de vigilance porte sur la dimension politique de l’Union et sur le respect de l’État de droit. Un arc de crises ceint l’espace européen avec des zones d’instabilité qui se rapprochent. Or l’Europe peine à se positionner et à prendre des décisions unanimes, ce qui est normal d’un point de vue juridique.

Comme le souligne le dernier rapport de la Fondation Robert-Schuman, l’Europe a gagné la paix, mais n’a pas conquis la puissance. L’Union est le contraire d’un empire et le contraire d’un État, d’où la difficulté à défendre les attributs d’un État.

De fait, l’Union européenne réagit plus qu’elle ne construit une stratégie. La décision d’isoler la Biélorussie après le détournement d’un avion en est un exemple, et je ne reviendrai pas sur ce qu’ont dit certains de mes collègues.

Dans le cas de la Russie, l’Union en reste à la réaction et à la condamnation incantatoire, comme cela a déjà été dit.

À cela s’ajoute la question des relations entre l’Union européenne et le Royaume-Uni, qui ont commencé à nous inquiéter ces derniers jours.

Lié à cette dimension politique de l’État de droit, le dernier point que je souhaite aborder porte sur les migrations.

La réunion des ministres qui s’est tenue aujourd’hui montre bien le caractère ambigu et embarrassé des positions, notamment en ce qui concerne le pacte sur la migration et l’asile. En effet, l’approche sécuritaire globale de ce pacte marque un tournant régressif pour l’accès au droit d’asile, les conditions d’évaluation des besoins de protection et le respect des droits fondamentaux. Le texte ne résout pas du tout la question des flux à long terme. De plus, la mise en place d’un système de remplacement de l’actuel règlement de Dublin laisse une marge de manœuvre importante aux États. La récente initiative du Danemark de sous-traiter les demandes d’asile à des pays tiers montre tout le cynisme auquel on peut aboutir.

De fait, la voie d’un compromis entre des pays aux intérêts divergents et aux opinions publiques clivées semble étroite. Il y a pourtant urgence, d’autant plus que, au vu du rapport de la Cour des comptes, qui dresse un constat sévère de l’action de l’agence Frontex, certaines dispositions sont à modifier.

Le Parlement européen, qui a récemment débattu de la situation dramatique sur les voies migratoires en Méditerranée, a mis en avant des solutions, telles que le déploiement d’un mécanisme européen de sauvetage en mer ou la décriminalisation de l’assistance humanitaire. En effet, selon nous, la non-assistance à personne en danger est un crime et pas une manière de gérer les frontières.

Enfin, sur le plus long terme, le Parlement a également proposé de renforcer les voies légales menant à l’Europe, ce qui suppose une véritable politique européenne d’asile et d’immigration.

En conclusion, je voudrais rappeler les trois points de vigilance qui sont les nôtres : l’urgence sociale appelle une redéfinition de la croissance ; la réorientation stratégique appelle à réformer les politiques industrielle, agricole et commerciale, ainsi que celle de la recherche et du développement, et à donner des moyens budgétaires propres à l’Union ; enfin, l’affirmation des fondements de l’État de droit tant sur le plan international qu’en interne est une nécessité. Ces points constituent le triptyque d’un avenir européen qu’il reste à forger. Nous voudrions que la France joue un rôle efficace dans cette entreprise. Tel est le sujet sur lequel nous souhaitons vous interroger. (Applaudissements sur des travées du groupe RDPI. – M. Jacques Fernique applaudit également.)

Mme la présidente. La parole est à M. Cyril Pellevat. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains, ainsi que sur des travées du groupe UC.)

M. Cyril Pellevat. Madame la présidente, monsieur le secrétaire d’État, chers collègues, le Conseil européen se réunira les 24 et 25 juin prochain et examinera la question de la liberté de circulation, notamment la réforme de l’espace Schengen ou encore le pacte sur la migration et l’asile, sujet que j’aborderai dans un second temps. Bien évidemment, la question des déplacements au sein de l’Union européenne en cette période de crise sanitaire sera également évoquée. C’est sur ce thème que je souhaite ouvrir mon propos, même si beaucoup d’éléments ont déjà été rappelés.

Si l’épidémie commence à perdre de l’ampleur en Europe, notamment grâce aux campagnes de vaccination, il faut rester vigilant et prendre certaines mesures pour limiter les risques de reprise. C’est l’une des raisons pour lesquelles il a été décidé de mettre en place un certificat dit « vert ». Celui-ci permettra aux citoyens européens de prouver, soit qu’ils sont vaccinés, soit qu’un test a montré qu’ils étaient négatifs à la covid, soit qu’ils se sont remis de la maladie et possèdent donc des anticorps. Les ressortissants européens disposant de ce certificat pourront alors circuler dans l’Union européenne, mais aussi en Islande, au Liechtenstein et en Norvège, ainsi qu’en Suisse si les négociations aboutissent.

Il faut saluer le fait que la vaccination ne sera pas obligatoire pour circuler. En offrant la possibilité de voyager également en présence d’un test ou d’un certificat de récupération, l’Union européenne laisse plusieurs options à ses citoyens. Il me semble qu’un arbitrage équilibré a été trouvé entre libertés fondamentales et sécurité sanitaire.

Plusieurs garanties ont en outre été mises en place, telles que la limitation aux seules données médicales permettant d’attester de l’absence de contamination à la covid-19, la protection des données personnelles ou encore la limitation de la durée durant laquelle le certificat pourra être exigé. Cependant, il reste à mon sens quelques points de vigilance, ainsi que des écueils à éviter si nous souhaitons préserver au maximum les libertés de nos concitoyens.

Ainsi, la question de la gratuité des tests se pose. Si les ressortissants français disposent de tests gratuits lorsqu’ils les effectuent en France, tous les États membres n’ont pas fait le même choix. Il existe par exemple des pays où les tests sont gratuits uniquement en cas de symptômes de la covid, mais pas lorsque le test est effectué en vue d’un déplacement. Pourtant, en l’absence de généralisation de la gratuité des tests dans l’ensemble de l’Union européenne, nous prenons le risque de favoriser les personnes ayant les moyens de faire des tests, tandis que les plus défavorisés ne pourront en réalité pas jouir pleinement de leur liberté de circulation, puisqu’ils n’auront pas les fonds nécessaires pour se faire tester. Monsieur le secrétaire d’État, pouvez-vous nous indiquer si la France soutiendra la gratuité des tests dans l’ensemble des États membres ?

Je souhaite aborder, en second point, la question des régions transfrontalières. Comme vous le savez certainement, le sujet me tient à cœur en raison de la proximité de mon département, la Haute-Savoie, avec la Suisse et l’Italie.

Il existe à ce jour une règle dite « des bassins de vie frontaliers », qui a été une réussite. Celle-ci prévoit que, pour les personnes résidant à moins de trente kilomètres d’une frontière, la présentation d’un justificatif n’est pas nécessaire pour se rendre dans le pays frontalier. Il était en effet obligatoire non seulement de permettre aux travailleurs frontaliers de se rendre à leur travail, mais également de permettre aux habitants de ces régions de conserver leurs habitudes de vie, en les laissant aller voir leurs proches dans l’autre pays ou encore continuer à effectuer leurs achats dans l’État de leur choix.

Cette règle était nécessaire pour préserver la liberté des habitants de zones frontalières. Je tiens à souligner l’importance de son maintien a minima. Je pense même qu’elle devrait être assouplie. Je vous ai d’ailleurs envoyé un courrier à ce sujet, monsieur le secrétaire d’État, sans réponse à ce jour.

De fait, si la limite de trente kilomètres était justifiée au plus fort de la pandémie, elle semble désormais trop limitative. Il paraît en effet injuste que les personnes situées à seulement quelques kilomètres au-delà de cette limite ne puissent pas jouir des mêmes droits que les personnes se trouvant dans le même bassin de vie. À titre d’exemple, sur les deux cent soixante-dix-huit communes du département de la Haute-Savoie, il n’en existe qu’une seule dont aucun des habitants n’est frontalier. Plusieurs d’entre elles se situent à plus de trente kilomètres d’une frontière, et même les habitants qui ne travaillent pas en Suisse s’y rendent de manière assez régulière pour diverses raisons.

Puisque la situation sanitaire est désormais plus stable, il serait opportun d’étendre cette dérogation à l’ensemble des habitants d’un département ayant une frontière avec un autre État. La Suisse semble y être favorable.

Les restrictions de liberté que cette règle instaure paraissent aujourd’hui disproportionnées. Imposer à ces habitants de présenter un certificat vert chaque fois qu’ils souhaitent se rendre dans un État voisin est trop contraignant et porte une atteinte trop importante à leur liberté de circulation.

L’été dernier, une exonération de justificatif avait été mise en place pour les habitants des départements frontaliers : aucune difficulté particulière n’avait été constatée. Rien ne semble donc s’opposer à ce que cette règle « du bassin de vie » soit abandonnée au profit d’une exonération pour l’ensemble des résidents d’un département frontalier.

Monsieur le secrétaire d’État, lors du Conseil européen, le Gouvernement plaidera-t-il en faveur d’un assouplissement des règles de circulation pour les habitants des départements frontaliers ?

Dans un autre registre, je voudrais aborder la question de la réforme de l’espace Schengen, ainsi que celle du pacte sur la migration et l’asile.

Si l’espace Schengen est l’une des principales réalisations de l’Union européenne et une avancée incontestable pour le marché intérieur, nous en connaissons tous les lacunes. Les menaces terroristes ayant émergé ces dernières années, la crise migratoire de 2015 ou encore la pandémie ont mis en lumière les défaillances de ce système. Sans bien entendu revenir dessus, il est absolument nécessaire de prévoir des ajustements pour les pallier.

La situation est bloquée depuis l’échec de la réforme du code Schengen de 2017. Il est urgent que la Commission apprenne des erreurs qu’elle a commises avec ce premier projet, et ce tout particulièrement si l’on veut une application plus flexible des règles conduisant au rétablissement des contrôles aux frontières intérieures. Sinon, il est certain que la réforme sera un nouvel échec.

L’interopérabilité, qui avait été promise pour 2019, mais dont nous n’avons toujours pas vu la couleur, doit également être mise en œuvre le plus rapidement possible.

Enfin, la coopération policière et le renforcement de Frontex et d’Europol seront primordiaux si nous souhaitons faire preuve d’une réelle efficacité au niveau des contrôles aux frontières extérieures et, ainsi, éviter un rétablissement trop fréquent des contrôles aux frontières intérieures, dont les effets négatifs pèsent sur le fonctionnement de l’espace Schengen.

Concernant le pacte sur la migration et l’asile, il est là encore nécessaire de tirer les conclusions de l’échec du paquet Asile de 2016.

La gestion de la situation migratoire reste insuffisante. Seule une réforme en profondeur permettra d’y remédier. Les discussions restent compliquées à ce jour, alors que la question devient de plus en plus urgente, comme en témoigne l’arrivée de milliers de migrants à Ceuta il y a quelques semaines. Bien que l’on ne puisse que saluer la volonté du Portugal de trouver une solution d’ici à la fin de sa présidence du Conseil de l’Union européenne, je suis malheureusement pessimiste quant à la possibilité d’obtenir un accord rapide, en raison des dissensions internes que nous ne connaissons malheureusement que trop bien.

La Slovénie prendra prochainement la présidence du Conseil, mais il est une fois de plus peu probable qu’un accord soit trouvé durant ce mandat. Les espoirs reposent donc sur la présidence française qui débutera en 2022 : il est absolument nécessaire que le Gouvernement anticipe et prenne le leadership à ce sujet.

Pourtant, j’ai cru comprendre que votre ministère ne pensait pas parvenir à un accord d’ici à 2022 et pencherait davantage en faveur d’une solution externe, via des partenariats avec des pays tiers. Bien sûr, aucune piste ne doit être laissée de côté. Loin de moi l’idée de fustiger ces partenariats, mais nous avons constaté les limites de cette politique lors des récentes actions de la Turquie et du Maroc. C’est pourquoi je souhaite insister sur l’absolue nécessité de ne pas relâcher nos efforts pour parvenir à un accord en interne.

Aussi, monsieur le secrétaire d’État, pouvez-vous nous assurer que la voie qui mène à un accord interne ne sera pas abandonnée sous la présidence de la France ? Par ailleurs, quelle sera la position du Gouvernement en ce qui concerne la réforme de l’espace Schengen et, plus précisément, les règles entraînant le rétablissement des contrôles aux frontières intérieures ? Plaiderez-vous pour l’accélération de la mise en œuvre de la réforme ? (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)