M. le président. Y a-t-il un orateur contre la motion ?…

Quel est l’avis de la commission ?

M. Christian Cambon, rapporteur. Il me semble utile de resituer dans son contexte cette motion tendant à opposer la question préalable au projet de loi de programmation militaire.

Il y a un an, à la fin du printemps 2022, le Président de la République a estimé que l’agression de l’Ukraine par la Russie était un événement d’une ampleur géopolitique telle qu’elle imposait d’arrêter prématurément la LPM 2019-2025 pour adopter une nouvelle programmation militaire.

Chacun pourra penser ce qu’il veut de cette décision. Certains disaient : puisque la LPM précédente prévoit déjà des marches d’augmentation des crédits de 3 milliards d’euros, allons au bout de ce texte et nous ferons une nouvelle LPM en 2025, lorsque nous aurons une vision plus claire de la situation nouvelle.

Le projet de loi a été déposé, après une revue stratégique qui n’a convaincu ni par sa méthode, ni par ses groupes de travail préparatoires aux contours mal définis, ni par son calendrier, jugé précipité et trop resserré pour permettre un travail approfondi.

Cette revue n’a pas non plus convaincu par ses conclusions succinctes, qui n’abordent pas la question fondamentale : quel modèle d’armée voulons-nous pour les années qui viennent ? Ou, pour dire les choses en termes plus politiques et moins militaires, quelle est notre ambition pour la France dans un monde de plus en plus instable et dangereux et quels moyens dégageons-nous ?

Ces constats amènent le groupe CRCE à déposer une motion tendant à opposer la question préalable. La commission appelle le Sénat à ne pas la voter, et ce pour plusieurs raisons.

Tout d’abord, nos concitoyens s’attendent légitimement, alors que la guerre frappe de nouveau le sol européen, à ce que nous débattions sereinement des moyens mis à la disposition de nos forces armées.

Ensuite, nos armées attendent des adaptations nécessaires pour se préparer à la haute intensité et à l’hypothèse d’engagements majeurs.

Nos industriels ont besoin de la visibilité requise par l’émergence de la notion d’économie de guerre, introduite par le projet de loi.

Enfin, nos alliés et partenaires, mais aussi nos compétiteurs et nos adversaires, sont attentifs aux signaux que nous enverrons, en examinant ce projet de loi. Le premier signal sera celui d’un Parlement investi. Ce fut le cas à l’Assemblée nationale, cela le sera aussi au Sénat.

Je crois que nous pouvons raisonnablement dire que nous n’aurons jamais autant préparé, et aussi en amont, une LPM ! Tout en désapprouvant la méthode proposée par le Gouvernement, le bureau de la commission a choisi de lancer des travaux en vue de publier pas moins de sept rapports : la guerre en Ukraine ; Barkhane et la lutte contre le terrorisme ; chacun des cinq programmes budgétaires de la mission « Défense ». Je voudrais ici rendre hommage à toutes nos collègues qui ont enrichi la réflexion de la commission par ces rapports riches et fouillés.

En tant que président de la commission, je suis fier des conditions dans lesquelles a été mené ce travail colossal. Je suis tout aussi fier de la manière dont ces travaux se sont déroulés, faite du respect de chacun et d’un esprit républicain qui a associé tous les groupes politiques. Je pense que cet esprit de responsabilité et ce consensus républicain autour d’un socle de valeurs partagées, au-delà de nos sensibilités politiques sont la marque de fabrique du Sénat et contribuent à son rayonnement.

Nous sommes donc prêts, la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées a entamé le travail d’examen du projet de LPM le 14 juin dernier. Deux commissions, celle des lois et celle des finances, se sont saisies pour avis.

Nous avons adopté 171 amendements pour établir le texte de la commission, notamment 11 amendements du groupe communiste républicain citoyen et écologiste.

C’est donc un texte déjà largement amélioré par les commissions et les groupes politiques dont nous allons débattre. Nos armées l’attendent, car elles en ont besoin. Ne différons pas le débat et le travail parlementaire sur ce texte essentiel, dans un contexte géopolitique si différent de ce qu’il était en 2018, lorsque nous avons adopté la précédente LPM.

Je demande donc le rejet de cette question préalable. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains, ainsi que sur des travées des groupes UC et INDEP. – M. Jean-Noël Guérini applaudit également.)

M. le président. Quel est l’avis du Gouvernement ?

M. Sébastien Lecornu, ministre. Le Gouvernement est bien évidemment défavorable à cette motion, dont l’adoption aurait pour effet d’empêcher tout débat.

Si j’en crois ce qui a été dit à de nombreuses reprises en commission, à l’Assemblée nationale ou dans la presse, la démocratie représentative a besoin de s’emparer du sujet de notre modèle de sécurité collective.

Nos désaccords sur la dissuasion nucléaire, nos alliances, les coopérations industrielles ou le modèle économique de nos industries feront justement l’objet du débat, monsieur Laurent.

Adopter cette question préalable, c’est tout simplement mettre au classeur cylindrique – pardonnez-moi cette expression – ce projet de loi de programmation militaire. Malheureusement, nous ne pourrons pas opposer une question préalable aux menaces actuelles pesant sur la nation française !

Nous sommes confrontés à une accélération stratégique, qui remet parfois au goût du jour, malheureusement, les problèmes sécuritaires que nous connaissions au temps de la guerre froide ou les questions liées à la prolifération nucléaire.

Certaines menaces se déploient sous nos yeux et ne sont pas suffisamment évoquées. Je le répète, je remercie les sénateurs du groupe socialiste d’avoir demandé un débat sur l’Afrique, la question du terrorisme devant continuer de nous mobiliser. Nous devrons apporter des réponses à ce problème.

Par ailleurs, nous sommes confrontés à des sauts technologiques, qui s’imposent à nous. Je pense notamment à la militarisation du cyber : on ne peut pas, d’un côté, déplorer les cyberattaques menées contre différents hôpitaux français – il s’agit là de cybercriminalité – et, d’un autre côté, ne pas voir que, demain, le cyber sera évidemment utilisé en matière militaire.

On ne peut pas non plus ne pas voir la militarisation de l’espace, que l’on peut regretter sur le terrain des valeurs, mais qui s’imposera à nous, y compris pour l’ensemble de nos infrastructures civiles. Je pense également à la question des fonds sous-marins ou à la guerre des mines.

Ces sujets n’ont pas fait l’objet de longs débats dans cet hémicycle en 2018. Les technologies nous ont rattrapés, ce qui explique pourquoi nous examinons ce texte avant le terme de la loi de programmation militaire actuelle. En effet, au-delà de la guerre en Ukraine, un certain nombre d’éléments nous conduisent à solliciter de nouveau la représentation nationale.

Il ne s’agit pas uniquement d’une trajectoire budgétaire ou d’aspects normatifs. Il s’agit de soumettre des orientations politiques nouvelles, pivots, en quelque sorte, de notre modèle d’armée.

En outre, ce texte comprend des mesures que l’on peut qualifier de sociales, en particulier la revalorisation des grilles indiciaires et indemnitaires. Je vois mal comment le Gouvernement aurait pu les insérer en loi de finances, sans passer par une mise à jour a minima de la programmation militaire.

Nous souhaitons donc conduire un débat dans le cadre duquel nous pourrons examiner l’ensemble des amendements, y compris ceux du groupe CRCE. Cela permettra de mieux redessiner nos modèles de sécurité ; nous n’aurons peut-être pas la même perspective, monsieur Laurent, mais nos échanges permettront de nourrir les réflexions de chacun.

Je remercie M. le rapporteur d’avoir dit que jamais une programmation militaire n’avait été autant préparée. Certes, cela ne s’est pas fait comme d’habitude. Au moins, les contributions ont été foisonnantes et les rapports parlementaires ont tous été intégrés dans la réflexion globale.

Pour ma part, je saurai défendre les choix militaires qui ont été retenus dans ce texte, sur proposition des états-majors au Président de la République.

Je vous demande donc, mesdames, messieurs les sénateurs, de rejeter cette question préalable. (Applaudissements sur les travées du groupe RDPI.)

M. le président. La parole est à M. Ludovic Haye, pour explication de vote.

M. Ludovic Haye. Le groupe RDPI voudrait mettre en exergue un certain nombre d’éléments justifiant son opposition à cette motion.

Alors qu’une immaturité du texte a été mise en avant, je veux rappeler que celui-ci a été élaboré sous l’autorité du Président de la République, chef des armées, dans la concertation et en étroite relation avec les militaires, la direction générale de l’armement et les directions de nombreux ministères en raison de sa transversalité.

Il a aussi été préparé très en amont – je tiens ici à saluer votre démarche, monsieur le ministre – avec les deux chambres du Parlement et, plus généralement, les acteurs du monde de la défense.

Ce texte tend aussi à répondre à un enjeu fort de sécurité et de souveraineté. Nous avons la conviction que les menaces pesant sur la Nation n’ont jamais été aussi protéiformes. Elles placent la France face à des défis majeurs l’obligeant à anticiper et à prévoir.

Ce projet de loi de programmation militaire nous oblige à bien des égards. Personnellement, je retiendrai deux points qu’il me semble particulièrement important de souligner.

Tout d’abord, cette loi de programmation militaire se mettra en place de manière cohérente pour un certain nombre d’années. La programmation est « le geste stratégique par excellence », indiquait dernièrement le Président de la République à Mont-de-Marsan. Je crois qu’aucune politique sérieuse ne peut se passer de vision à long terme. Il faut voir loin, et les enjeux et défis d’aujourd’hui justifient amplement les efforts qu’il nous faut mener demain.

Ensuite, ce texte nous oblige au regard des sommes engagées : 413 milliards d’euros – ce n’est pas rien ! Et si ce montant peut parfois être critiqué et discuté, chacun s’accorde à dire qu’il ne s’agit pas de dépenses passives. Il faut rééquiper et moderniser nos armées, leur donner les capacités de nous défendre et d’agir dans des champs hybrides – espace, fonds marins, cyber ou encore monde informationnel.

Pour ces différentes raisons, notre groupe votera contre la motion tendant à opposer la question préalable. (Applaudissements sur les travées du groupe RDPI.)

M. le président. Personne ne demande plus la parole ?…

Je mets aux voix la motion n° 37 rectifiée, tendant à opposer la question préalable.

Je rappelle que l’adoption de cette motion entraînerait le rejet du projet de loi.

(La motion nest pas adoptée.)

Discussion générale (suite)

Question préalable (suite)
Dossier législatif : projet de loi relatif à la programmation militaire pour les années 2024 à 2030 et portant diverses dispositions intéressant la défense
Article 1er

M. le président. Dans la suite de la discussion générale, la parole est à M. Rachid Temal. (Applaudissements sur les travées du groupe SER.)

M. Rachid Temal. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, nous sommes réunis aujourd’hui pour examiner le projet de loi de programmation militaire pour les années 2024 à 2030.

Permettez-moi tout d’abord de saluer l’engagement et le professionnalisme des femmes et des hommes qui composent nos forces armées et mettent leur vie en péril pour défendre notre pays et nos intérêts vitaux.

Je tenterai de résumer mon propos en trois points. Je rappellerai d’abord le contexte, puis j’évoquerai le contenu de ce texte et, enfin, le travail réalisé par le Sénat.

Monsieur le ministre, vous avez évoqué tout à l’heure le fait que les lois de programmation militaire couvrent non seulement un temps long – certains programmes sont lancés pour trente, quarante ou cinquante ans –, mais aussi un temps court – parfois, d’une élection présidentielle à une autre, il faut revoir la programmation militaire.

À cet égard, permettez-moi de revenir sur quelques dates témoignant des changements du monde au cours des trente dernières années.

Nombreux sont ceux, quelles que soient les travées sur lesquelles ils siègent, à évoquer les « dividendes de la paix ». Quand le mur de Berlin est tombé le 9 novembre 1989, chacun a pu légitimement penser qu’un nouveau temps, celui de la démocratie, pouvait s’ouvrir – il existait même une théorie sur la fin de l’histoire…

Quant aux attentats du 11 septembre 2001, ils ont gravement perturbé le monde, plaçant sur le devant de la scène la question du terrorisme. D’autres attentats ont suivi, en Europe et dans le monde occidental. Cette menace touche aussi directement l’Afrique et elle continue de perturber l’équilibre du monde. L’opération Barkhane en a découlé et nous nous posons maintenant la question du redéploiement de nos bases.

Je veux aussi évoquer le 15 août 2021, jour du départ des troupes américaines de Kaboul. Cet événement soulève la question, un peu passée sous les radars, me semble-t-il, du positionnement des Américains, dont la volonté oscille entre être présents dans le monde et rester à l’intérieur de leurs frontières.

Autre date, le 24 février 2022 marque le début de la guerre en Ukraine. Pour la première fois, un pays doté de l’arme nucléaire décide de faire franchir ses frontières à ses forces armées et de semer le doute et le chaos, provoquant les conséquences que nous connaissons.

Si l’on se tourne vers l’avenir, je pense à l’année 2049, année du centenaire de la République populaire de Chine (RPC). Chacun a pu entendre les déclarations du président de ce pays, également premier secrétaire du parti communiste chinois et responsable des forces armées, selon lesquelles, avant 2049, Taïwan aura intégré la RPC. Cela soulève évidemment beaucoup de questions.

L’évocation de ces quelques dates permet de mettre en perspective l’évolution du contexte et je crois qu’un travail pédagogique doit être fait sur la réalité du monde d’aujourd’hui. De ce point de vue, je comprends qu’il soit nécessaire de revoir notre loi de programmation militaire.

Et encore ! Je n’ai pas évoqué la question des relations entre ces empires contrariés – la Chine et la Russie. Je vous le rappelle, depuis plusieurs années, les rencontres entre les dirigeants de ces deux pays sont régulières et nombreuses, comme on peut d’ailleurs le constater depuis le début de la guerre en Ukraine.

Je veux aussi évoquer, parmi les empires contrariés, la Turquie, qui a la volonté de pousser ses propres pions, en Libye ou ailleurs, comme on peut déjà le constater à la suite de la récente réélection – malheureusement ! – de son président.

La donne a également beaucoup changé dans le contexte de la guerre en Ukraine, pays envahi par l’un de ses voisins qui est doté de l’arme nucléaire et qui menace régulièrement de s’en servir. Nous devons donc mener une réflexion sur les conflits de haute intensité comme sur nos capacités, notamment en termes d’armement.

Pour ce qui concerne l’Indo-Pacifique, plusieurs questions se posent pour notre pays, y compris sur notre présence elle-même – il suffit de regarder les résultats électoraux en Nouvelle-Calédonie et en Polynésie.

Par ailleurs, nous observons, dans cette zone, la volonté de la Chine de pousser ses pions, par exemple en accroissant sa flotte, qui ne représente aujourd’hui que la moitié de la flotte américaine, mais qui se développe.

Se pose ainsi la question du rôle de la France, seule puissance européenne présente en Indo-Pacifique, ainsi que de sa capacité non pas à porter le fer contre la Chine, mais à protéger ses territoires et sa zone économique exclusive, la plus vaste du monde. Nous souhaitons que ce projet de loi de programmation miliaire réponde à ces enjeux.

J’ajoute un mot sur le continent africain, bien souvent oublié, où se déploient aussi les puissances chinoise et russe. Un orateur a évoqué le groupe Wagner et les événements des derniers jours. Or cette milice est présente dans un certain nombre de pays africains ; elle spolie et martyrise les populations et elle capte à son profit les minerais du sous-sol.

La question de notre propre présence en Afrique est posée. Ce texte est le premier à voir le jour après la fin de l’opération Barkhane, ce qui n’est pas neutre. Je pense notamment à l’annonce d’un redéploiement de nos bases.

Ne voulant pas être trop long, je n’évoquerai pas la prolifération nucléaire. Toutefois, je veux dire un mot de ce que l’on appelle le Sud global.

Nombre des pays de ce Sud global ont décidé de ne pas condamner aux Nations unies l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Ils souhaitent changer les normes, dénonçant des règles occidentales trop prégnantes. Ils travaillent également sur l’idée de créer une nouvelle monnaie. Ainsi, la question de la puissance occidentale est, désormais, largement posée.

J’en viens maintenant à ce projet de loi de programmation militaire, le quinzième du genre. Monsieur le ministre, vous citez souvent le général de Gaulle,…

M. Sébastien Lecornu, ministre. Je cite aussi la IVe République !

M. Rachid Temal. … mais on peut être gaullien sans être gaulliste – je vous le dis souvent ! J’ai d’ailleurs relu la loi de programmation miliaire défendue, à l’époque, par le général de Gaulle. Convenons-en, elle était d’un autre niveau que le texte que nous examinons aujourd’hui… (M. le ministre acquiesce.)

Toutefois, je tiens à rappeler que la logique de la dissuasion nucléaire s’est poursuivie après l’élection, en 1981, de François Mitterrand, lequel considérait que la force de la dissuasion nucléaire reposait sur son lien avec le Président de la République, le reste n’étant que « matières inertes ».

Il est également important de redire que ma famille politique, de François Mitterrand à François Hollande, en passant par Lionel Jospin, a œuvré en faveur de la dissuasion nucléaire et d’une armée à la hauteur des enjeux de la défense de notre territoire.

Comme l’ont indiqué certains de mes collègues, le Sénat est quelque peu chagriné, monsieur le ministre, à cause de l’expérience qu’il a vécue pour l’actuelle loi de programmation militaire. En effet, il a souhaité sa mise à jour, ce qui lui a été refusé.

Par ailleurs, notre assemblée a voulu jouer tout son rôle dans le cadre de la construction de ce nouveau texte, ce qui n’a pas été possible, puisqu’il n’y a pas eu de Livre blanc. Certes, une revue nationale stratégique a été menée, mais sans le Parlement, qui est pourtant chargé du contrôle du Gouvernement et de l’évaluation des politiques publiques.

Je pourrais également évoquer la question financière – les 2 %, les 7 milliards d’euros, les 13 milliards, etc. –, mais je m’arrêterai simplement sur le montage financier.

Si l’on met de côté les fameux 13 milliards d’euros, il reste 400 milliards d’euros de crédits budgétaires. Convenez-en, monsieur le ministre, les années 2024 et 2025 doivent déjà bénéficier de 97 milliards d’euros aux termes de l’actuelle loi de programmation militaire – ils sont, d’une certaine façon, comptés deux fois…

Si l’on y ajoute les 30 milliards d’euros correspondant à l’inflation – je mets de côté, à ce stade, les 100 milliards d’euros de reports de charges –, les besoins de financement sont réels.

Par ailleurs, l’élection présidentielle étant prévue en 2027, le nouveau Président de la République – ce ne sera pas le même qu’aujourd’hui, si nous conservons la rédaction actuelle de la Constitution… – présentera, à n’en pas douter, une nouvelle programmation militaire. En tout cas, vous le savez bien, la facture sera payée par la prochaine majorité !

Soyons honnêtes ! Toute autre majorité souhaiterait également disposer d’une armée complète permettant de mettre en place une dissuasion et des forces conventionnelles, tout en étant tenue par les finances publiques. L’épure serait donc à peu près la même. Dans ces conditions, voulons-nous une armée complète miniature, un bonsaï ?

La question que nous devons nous poser est différente : agissons-nous seuls ou avec des alliés ? Que doit faire la France pour maintenir sa capacité de défense et d’armement ? Quel doit être son rapport à l’Otan ? En l’absence de Livre blanc, il est extrêmement difficile de comprendre les tenants et les aboutissants de la stratégie du Gouvernement de ce point de vue.

Une grande partie du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain, dans laquelle je me situe, est favorable à une meilleure intégration de la France au sein de l’Otan. Il ne s’agit pas de réduire notre indépendance ou notre capacité à agir ou à décider. Il ne s’agit pas non plus de mettre en partage notre dissuasion nucléaire – bien au contraire !

Ces derniers temps, les Allemands ont joué un rôle pilote pour ce qui concerne la protection antimissile. C’est ce que devrait faire la France ! Et il est dommage qu’un projet de loi de programmation militaire n’évoque pas ce type de sujet. Dans ces conditions, comment pourrions-nous être leaders au sein de l’Otan pour ce qui concerne un certain nombre de grandes questions ?

Nous aurons certainement un débat sur la défense européenne, mais quid de l’Otan ? Pourquoi le projet de loi n’aborde-t-il pas cette question ? Il est vraiment dommage de ne pas pouvoir en débattre et cela rejoint une difficulté intrinsèque de ce texte : l’absence de Livre blanc préparatoire.

Nous devons assumer une politique européenne de défense beaucoup plus forte, en particulier en termes de recherche et développement, de commandes communes ou de projets communs d’armements, points qui ne figurent pas dans ce texte.

J’évoquerai également le contrôle parlementaire, qui a été renforcé par la commission. Sur ce point, nous avons travaillé en parfait accord avec Christian Cambon et l’ensemble de la commission, ce dont je me réjouis.

Nous avons fait adopter un amendement relatif à la mise en place d’une commission chargée de l’élaboration d’un Livre blanc en vue de l’actualisation de la programmation. J’ai bien compris que cela posait parfois problème à certains. Dès lors, appelons-le Livre bleu ! (Sourires.) Il s’agit simplement de permettre au Parlement de travailler. Il n’est pas normal que nous ne connaissions pas le prix d’un porte-avions, alors que nous l’avons demandé à plusieurs reprises, que ce soit au chef d’état-major des armées ou au ministre !

Pour conclure, j’en viens à la position du groupe socialiste sur ce texte. Nous souhaitons, conformément à notre position initiale, bonifier la LPM. C’est ce que nous avons fait, par le biais de nos amendements – je parle sous le contrôle du président de la commission –, en particulier pour ce qui concerne le SNU, le contrôle de l’armement ou encore les questions sociales pour les militaires.

Monsieur le ministre, nous avons lu votre interview publiée aujourd’hui dans Le Figaro. C’est vrai, nous avons déposé de nombreux amendements. Nous souhaitons en effet coconstruire avec vous la défense nationale, car il y aura une nouvelle majorité en 2027, et nous espérons en être !

Nous souhaitons que le Gouvernement, dans sa sagesse, soutienne un certain nombre de ces amendements, qui visent à bonifier le texte. Notre souhait est également celui de l’ensemble des groupes du Sénat en ce qui concerne leurs propres amendements.

Faisons en sorte que notre pays ait une armée à un niveau adapté et que les hommes et les femmes qui la composent soient fiers de porter nos couleurs ! (Applaudissements sur les travées du groupe SER.)

M. le président. La parole est à Mme Michelle Gréaume.

Mme Michelle Gréaume. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, l’enjeu de ce projet de loi, qui vise à définir la trajectoire budgétaire de nos armées pour les sept prochaines aimées, est immense.

Malheureusement, ce texte a été décidé à la hâte, deux ans avant la fin de l’actuelle LPM, et ne s’appuie sur aucune orientation stratégique précise, si ce n’est l’idée qu’il faut obligatoirement augmenter les dépenses militaires.

Dans un contexte marqué par des logiques de puissance et, parfois, de remise en cause des principes du droit international, le sujet dont traite ce projet de loi aurait dû associer bien plus largement la représentation nationale. Pourtant, une fois de plus, tout a été décidé par un seul homme.

Ainsi, le maintien et la modernisation de nos deux composantes de dissuasion nucléaire sont actés, sans que ces choix aient été préalablement réévalués. Outre l’opacité totale sur les programmes précis liés aux 53,7 milliards d’euros consacrés aux armes de destruction massive, soit 13 % du budget de la LPM, vous refusez tout débat sur la pertinence stratégique du maintien d’une telle stratégie de dissuasion.

Moderniser de tels systèmes d’armes, c’est engager la France pour des décennies dans une stratégie qui pourrait devenir obsolète en quelques années.

Monsieur le ministre, ce pari est beaucoup trop lourd de conséquences pour être décidé sans concertation avec la représentation nationale. Ne balayez pas nos interrogations en faisant croire à nos concitoyens que, en matière de dissuasion nucléaire, nous serions face à un choix binaire entre le « tout » et le « rien ».

Le choix de la dissuasion pour assurer la sanctuarisation de notre territoire induit un autre choix très discutable : privilégier l’équipement de nos forces conventionnelles en vue de stratégies de projection extérieure.

Il serait sans doute temps de cesser de voir la défense de notre pays partout ailleurs qu’en France. Ce modèle de projection, qui se fait au détriment de la défense de nos territoires, a des implications stratégiques concrètes et de lourds coûts budgétaires.

En effet, malgré les éléments de langage creux du type « la cohérence sur la masse », je vois en réalité des vides capacitaires qui perdurent et une logique échantillonnaire qui reste reine.

La place excessive accordée à la dissuasion nucléaire conduit à opérer des coupes claires dans nos défenses opérationnelles. De quel conflit souhaitez-vous nous prémunir avec deux cents chars Leclerc, lorsque l’on sait que la Russie en a perdu plus de deux mille depuis le début du conflit en Ukraine ?

M. Sébastien Lecornu, ministre. Nous ne prétendons pas avoir une armée d’agression !

Mme Michelle Gréaume. Quels territoires maritimes, sur les 11 millions de kilomètres carrés que compte la France, pourrions-nous surveiller ou défendre avec une dizaine de bâtiments de premier rang ?

Le paradoxe est que votre logique présente des coûts budgétaires colossaux. Par exemple, nous allons dépenser plus de 10 milliards d’euros dans un porte-avions. Faire-valoir de puissance, ce bâtiment ne sera en aucun cas utile en cas de guerre, du fait de sa trop grande vulnérabilité. Il mobilisera davantage son groupe aéronaval pour sa propre défense que pour celle de la nation. Vous justifiez ce choix par le besoin de puissance et par celui de pérenniser la filière industrielle de nos chaudières nucléaires à usage militaire. D’autres choix sont possibles.

À quoi sert-il de se doter aujourd’hui d’un nouveau porte-avions, si ce n’est pour caresser dans le sens du poil l’imaginaire collectif du symbole de la souveraineté ? En réalité, il s’agit de pouvoir intégrer une task force américaine et d’avoir l’illusion de la commander pendant quelques jours sous l’étroite tutelle d’un commandement américain…

Alors oui, nombreux sont ceux qui pointent les pays qui, ayant une ambition navale, construisent des porte-avions. Mais faire de même, mes chers collègues, est-ce pour autant répondre avec pertinence et réalisme aux défis de sécurité qui sont et seront les nôtres ? Privés de réflexion stratégique souveraine, vous ne faites que mimer celle des autres !

Vous vous alignez sur une course mondiale à l’armement qui a atteint les 2 240 milliards de dollars l’année dernière, non instruits manifestement de cette stratégie qui vise, pour garantir son hégémonie, à imprimer un rythme que les autres ne pourront pas suivre.

Vous vous alignez sur les injonctions de l’Otan de monter le budget de la défense à 2 % du PIB, tant pis si cet indicateur n’a aucune signification militaire pour la défense de notre nation, puisque l’objectif absolu est de pouvoir se gargariser d’être l’élève modèle des Américains.

En réalité, ce déficit de visée stratégique menace directement notre sécurité et notre souveraineté. Nous pensons que la défense de la patrie passe d’abord et avant tout par la promotion de la paix, une paix durable, une paix qui s’inscrit en écho aux désastres des guerres.

Or la France, en s’alignant sur des intérêts qui ne sont ni les siens ni ceux qui participent à la sécurité humaine, se détourne de son engagement indéfectible pour la paix et le libre développement de tous les peuples.

Troisième réseau diplomatique au monde, notre nation doit s’inscrire dans une visée stratégique globale visant à prévenir les conflits et à multiplier les accords multilatéraux de désarmement nucléaire et de démilitarisation des espaces communs.

La revue nationale stratégique inclut la diplomatie dans le champ de « l’influence » – eh bien, soit ! Œuvrons avec toutes les nations qui le souhaitent, à travers l’ONU, à travers des coopérations revivifiées, à lutter contre les insécurités globales, notamment l’une des plus menaçantes : l’insécurité environnementale qui, elle – nous en avons la certitude –, rognera des pans entiers de nos territoires et causera une catastrophe systémique pour l’humanité.

J’évoquerai ensuite les lacunes de la politique cyber, qui témoignent des « impensés » stratégiques flagrants de cette LPM.

Plusieurs types de lutte informatique sont assurés, mais quid des couches intermédiaires du numérique dans la production des logiciels ou dans les systèmes d’exploitation ? Quid de la production des matériels, des routeurs aux microprocesseurs, ou des infrastructures de réseaux ?

La commission de la défense du Sénat des États-Unis avait déjà établi en 2012 que des millions de composants électroniques contrefaits ou compromis avaient pénétré les systèmes d’armes de leur pays.

Au regard des ruptures technologiques à l’œuvre aujourd’hui, qui ont toutes pour base commune une « hyper-technologisation » et par là même une demande croissante en composants électroniques, se résigner à ne pas maîtriser souverainement les outils de conception et de production du numérique, c’est se résigner à perdre notre autonomie stratégique.

Alors que le Gouvernement s’apprête à donner un coup de rabot de 10 milliards d’euros sur les crédits budgétaires, cette loi, dont les crédits sont en hausse de 40 % par rapport à la LPM actuelle, ne répond pas à l’unique objectif devant préoccuper nos armées, à savoir la stricte défense de nos territoires.

Nous continuerons donc à nous éparpiller dans toutes les régions du globe afin d’assouvir des intérêts étrangers à la France et contraires aux enjeux de sécurité globale qui préoccupent l’humanité.

Pour toutes ces raisons, le groupe communiste républicain citoyen et écologiste votera contre ce projet de loi. À travers la quarantaine d’amendements que nous vous présenterons, nous détaillerons nos propositions afin d’exprimer clairement notre vision d’une France souveraine, capable de se défendre et promouvant la paix. (Applaudissements sur les travées du groupe CRCE.)

(M. Alain Richard remplace M. Gérard Larcher au fauteuil de la présidence.)