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Jeudi 9 novembre 2000

- Présidence de M. Denis Badré, président -

Audition de M. Jean-Pierre Thomas, associé-gérant de Lazard Frères Gestion

La mission commune d'information a procédé à l'audition de M. Jean-Pierre Thomas, associé-gérant de Lazard Frères Gestion.

Après avoir rappelé la dimension internationale de la banque Lazard et ses activités dans le domaine des fusions-acquisitions, des fonds d'investissement et de la gestion de capitaux, M. Jean-Pierre Thomas a présenté les principales observations tirées de son expérience professionnelle au sujet du phénomène d'expatriation des compétences, des entreprises et des capitaux.

S'agissant de l'expatriation des personnes physiques, il a estimé que la France souffrait de plusieurs handicaps. Le premier tient au poids considérable que représente, en matière d'imposition du capital, le cumul de l'impôt sur la fortune (ISF) et de droits de succession élevés. Ce niveau de prélèvement avoisine, voire dépasse celui des rendements que peut procurer une gestion active des capitaux. Il aboutit à créer chez les détenteurs d'actifs un sentiment d'incompréhension sur la finalité d'un système fiscal susceptible d'entamer progressivement leur capital.

Evoquant les catégories de cadres ou d'entrepreneurs qui, au fil de leur réussite, commencent à se constituer un capital, M. Jean-Pierre Thomas a souligné l'insuffisance du plafond des plans d'épargne en actions, qui devrait être au moins porté de 600.000 à 1 million de francs. Il a également considéré que l'obligation de constituer ces plans de plus de 50 % d'actions françaises ne se justifiait plus, la diversification des marchés étant facteur de moindre risque et de rendement plus élevé.

Il a ensuite abordé la question du niveau de l'impôt sur le revenu, estimant que le taux élevé d'imposition pour les tranches supérieures était de moins en moins supporté par les jeunes cadres ou créateurs d'entreprise. Il a préconisé la mise en place du prélèvement à la source pour diminuer cette sensibilité à l'impôt sur le revenu et la réduction du taux d'imposition maximal, qui se situe au moins 10 points au-dessus de celui de nos principaux partenaires. Il a considéré que l'instauration des stock-options avait constitué pour les sociétés un moyen de contourner, au profit de leurs cadres supérieurs, l'effet de l'imposition marginale à 54 %. Il a enfin souhaité qu'à défaut de réduction notable de ce taux d'imposition supérieur, des moyens soient trouvés afin d'en rendre l'application moins douloureuse. Parmi les types de solutions possibles, il a cité la transformation de l'imposition de la tranche supérieure en emprunt à long terme destiné à réduire la dette publique. Une telle solution aurait l'avantage de redonner un sens à l'imposition, tout en offrant aux contribuables concernés une perspective de retour sur leur contribution.

M. Jean-Pierre Thomas a ensuite déploré que le système fiscal français décourage l'installation de ressortissants étrangers fortunés, puisqu'après 6 mois de séjour en France au cours desquels aucun impôt ne leur est demandé, ils se trouvent imposés sur la totalité de leur patrimoine, y compris pour la partie située hors de France. Il a suggéré l'instauration d'une imposition forfaitaire de ces résidents, à l'instar des pratiques en vigueur dans plusieurs pays européens, et a évoqué le cas du Maroc qui applique, pour sa part, un système dégressif particulièrement avantageux pour les gros patrimoines.

M. Jean-Pierre Thomas a estimé qu'outre le niveau de rémunération après impôt, les systèmes de rémunération différée jouaient un rôle important dans la capacité des entreprises à attirer des cadres dirigeants ou à conserver les leurs. De ce point de vue, a-t-il poursuivi, la France ne possède ni fonds de pension, ni système d'intéressement véritablement compétitif. Jugeant positives les mesures prévues par le projet de loi sur l'épargne salariale, il les a néanmoins trouvées très insuffisantes, en particulier du fait du plafonnement à 30.000 francs de la participation de l'entreprise. Il a regretté la complexité des formules d'épargne salariale relevant de la législation des assurances, appelant de ses voeux un système simple et universel capable de mobiliser l'épargne sur le long terme. Il a rappelé qu'à niveau de rémunération sensiblement équivalent à celui proposé en France, les entreprises américaines offraient en outre à leurs cadres la perspective de revenus de remplacement garantis par les fonds de pension.

En conclusion, M. Jean-Pierre Thomas a souligné le risque de voir des pans entiers d'activité quitter la France, comme cela est déjà le cas pour l'analyse financière, les professionnels français ayant rejoint Londres ou les Etats-Unis. Il a insisté sur l'avantage considérable qu'il y aurait à généraliser l'actionnariat salarié et le système des stock-options, afin de renforcer une motivation qui n'est pas aujourd'hui suffisamment encouragée.

A la suite de cet exposé, M. André Ferrand, rapporteur, a interrogé M. Jean-Pierre Thomas sur l'imposition des plus-values, sur les moyens d'attirer en France des détenteurs de patrimoines importants et sur ses propositions relatives à l'imposition des tranches supérieures de revenus.

M. Marcel-Pierre Cléach a évoqué l'incidence du niveau d'imposition des plus-values sur les décisions d'expatriation prises par les chefs d'entreprises ayant vendu leur société.

M. Jean-Pierre Thomas a alors apporté les précisions suivantes :

- c'est moins le niveau de tel ou tel impôt que le cumul de l'impôt sur la fortune et des droits de succession qui constitue un facteur décisif de l'expatriation des patrimoines, le déplafonnement de l'ISF ayant fortement contribué à amplifier le mouvement ;

- les étrangers résidents en France au-delà de 6 mois sont imposés sur leur patrimoine mondial ; il faudrait substituer à ce système de " tout ou rien " une imposition forfaitaire moins dissuasive ;

- la progressivité de l'impôt sur le revenu est beaucoup trop rapide, les revenus " moyens-supérieurs " étant lourdement imposés ; le taux maximal d'imposition devrait se situer aux alentours de 40 % pour s'accorder avec le régime pratiqué par nos principaux partenaires ;

- notre système fiscal est extrêmement dissuasif pour les jeunes créateurs d'entreprises : soumis à l'ISF si, du fait de l'appel à des investisseurs extérieurs, ils ne sont propriétaires que de moins de 25 % de leur société, ils peuvent être très lourdement imposés à la vente de leurs parts de société s'ils conservent plus de 25 % du capital.

Audition de M. Jean-Claude Trichet, gouverneur de la banque de France

La mission commune d'information a ensuite procédé à l'audition de M. Jean-Claude Trichet, gouverneur de la banque de France.

En introduction, M. Jean-Claude Trichet a constaté l'augmentation des investissements industriels directs français à l'étranger : alors qu'ils s'élevaient à 40,9 milliards d'euros en 1998, ils se montaient à 101,4 milliards d'euros en 1999 et atteignaient déjà 52,5 milliards d'euros pour les sept premiers mois de l'année 2000. Au total, sur les deux dernières années, le montant des investissements directs à l'étranger pourrait être équivalent aux montants cumulés sur les sept années précédentes.

Il a ensuite comparé ces chiffres avec l'évolution des investissements directs étrangers en France qui se sont élevés à 26,5 milliards d'euros en 1998, 36,7 milliards d'euros en 1999 et 25 milliards d'euros pour les sept premiers mois de l'année 2000. Tout en remarquant que ces derniers augmentaient moins rapidement que les investissements français à l'étranger, il a jugé la situation globalement positive parce qu'elle témoigne de la montée en puissance de l'économie française et de son internationalisation croissante. Il a ajouté que ce phénomène était loin d'être achevé.

Toutefois, M. Jean-Claude Trichet a insisté sur la nécessité d'une évolution parallèle des flux d'investissements sortants et entrants afin que l'épargne française ne se contente pas de financer les économies étrangères.

Puis, M. Jean-Claude Trichet a souligné l'urgence de développer d'une manière générale l'attractivité de la France au regard des capitaux étrangers. Il a rappelé que la libéralisation totale des mouvements de capitaux avait imposé des contraintes d'égalisation des conditions en matière fiscale auxquelles la France ne pouvait déroger sous peine d'être sanctionnée par les investisseurs.

Il a alors relevé certaines anomalies typiquement françaises. D'abord, il s'est inquiété du fait que de nombreux emplois de très haut niveau exercés dans les services financiers ne soient pas nécessairement créés spontanément en France et à Paris mais à l'étranger. Cette observation était aussi valable pour les emplois de haut niveau dans le secteur de la communication, du conseil, des quartiers généraux des entreprises.

M. Jean-Claude Trichet a alors essayé de comprendre les raisons de cette relative désaffection pour la création en France d'activités et d'emplois extrêmement importants économiquement. Il a estimé que le déplafonnement de la cotisation de l'impôt de solidarité sur la fortune avait joué dans ce domaine un rôle négatif. Il a également évoqué les distorsions existant entre la France et d'autres pays européens au sujet du coût, pour l'employeur, des salariés qui ont une valeur internationale de marché et qui peuvent donc imposer à leur entreprise leur niveau de salaire net d'impôts et taxes. Ainsi, selon une étude menée par l'association Paris-Europlace, pour assurer un revenu net, après impôt et cotisations, de 450.000 francs à un résident non marié, un employeur français devrait dépenser 1,450 million de francs contre respectivement 740.000 francs, 820.000 francs et 963.000 francs dans trois pays voisins qui constituent autant d'implantations alternatives éventuelles. Il a précisé que le surcoût s'atténuait lorsque le résident était marié et avait deux enfants mais qu'il était encore supérieur de 45 % par rapport à la moyenne des trois pays mentionnés précédemment. Si le revenu net après impôt se monte à 900.000 francs, le coût total pour l'employeur français s'élèverait à 3,660 millions de francs, soit plus de quatre fois le revenu net du salarié après taxes et cotisations. Il serait 2,3 fois moins élevé pour un employeur dans le pays d'implantation le plus " compétitif ". Il a déclaré que cette distorsion n'était absolument pas tenable et allait directement à l'encontre des intérêts de l'économie française, de la croissance française et de la création d'emplois en France.

M. Jean-Claude Trichet s'est alors inquiété de l'information de l'opinion publique sur la question de l'attractivité économique de la France. Il a rappelé que la libéralisation des capitaux au début des années 1990 avait été précédée en France par la publication d'un rapport - confié à l'époque à M. Daniel Lebègue - qui s'interrogeait sur les mesures à prendre pour éviter les délocalisations. On avait ensuite, tout au long des années 1990, perdu de vue dans une large mesure les contraintes imposées par les libéralisations de mouvements de capitaux intervenues dans les années 1980 et en 1990.

Un large débat s'est alors instauré.

M. André Ferrand, rapporteur, a souligné la difficulté d'obtenir des chiffres précis sur les expatriations et a insisté sur le besoin de faire de la pédagogie auprès de tous les acteurs économiques pour les sensibiliser à la nécessité de rendre notre pays attractif pour les investisseurs étrangers et les entrepreneurs.

M. Philippe Adnot s'est demandé s'il ne fallait pas distinguer les investissements physiques des simples prises de contrôle d'entreprises déjà existantes. Il a également regretté que trop peu de jeunes Français aillent à l'étranger.

M. Marcel-Pierre Cléach a jugé accablant le coût de revient pour une entreprise française d'un salarié ayant une valeur internationale. Il a alors estimé que l'analyse de la direction générale des impôts relative à l'impact des mesures fiscales sur l'expatriation sous-évaluait le phénomène et s'est inquiété de la montée en puissance d'une " révolte " fiscale.

En réponse, M. Jean-Claude Trichet, gouverneur de la Banque de la France, a insisté sur la difficulté culturelle pour la France à prendre pleinement conscience de l'européanisation et de l'internationalisation de son économie qui s'étaient formidablement accélérées au cours des vingt dernières années. Il a rappelé que dans les années 80 un consensus multipartisan s'était dégagé sur la nécessité d'adapter la France à son environnement économique. Cette stratégie avait alors permis d'obtenir de grands succès et a permis de donner à notre économie aujourd'hui un niveau de compétitivité exceptionnel qui explique largement notre niveau actuel de croissance et nos surplus externes. Il a regretté un certain affaiblissement apparent de ce consensus.

Puis M. Jean-Claude Trichet a tenu à relativiser la différence entre les investissements physiques et les prises de contrôle. Il a, par ailleurs, constaté que les services à haute valeur ajoutée seront prédominants dans les économies pour les années à venir et a souhaité que la France ne passe pas à côté de cette évolution essentielle en raison notamment de sa politique fiscale.

En conclusion, il a cependant fait preuve d'optimisme en rappelant les succès économiques français et en notant que si le Parlement français pouvait légitimement s'inquiéter du phénomène d'expatriation et du relatif manque d'attractivité de la France pour les cadres supérieurs étrangers ayant une valeur internationale de marché, ce mouvement n'était pas irréversible, et qu'il ne dépendrait que de nous de créer un environnement plus favorable.