COM (2004) 374 final  du 12/05/2004

Examen dans le cadre de l'article 88-4 de la Constitution

Texte déposé au Sénat le 02/06/2004
Examen : 16/03/2005 (délégation pour l'Union européenne)


Rapport d'information de Mme Catherine Tasca
sur le Livre blanc sur les services d'intérêt général

Texte E 2600

(Réunion du 16 mars 2005)

La construction européenne est bien souvent présentée comme une menace pour les services publics. Cette vision conflictuelle des choses remonte à l'époque où la France s'opposait au processus d'ouverture des secteurs en situation de monopole mis en oeuvre par la Commission à partir du milieu des années 80. Aujourd'hui, les positions ont un peu évolué : la France a accepté l'ouverture à la concurrence de ses services publics en réseau, tandis que la Commission a reconnu la légitimité de ce qu'elle qualifie de services d'intérêt général.

La Commission a adopté le 12 mai 2004 un Livre blanc sur les services d'intérêt général. Ce document fait suite à une communication du 20 septembre 2000 sur le même sujet, qui elle-même actualisait une première communication de 1996. Dans ces textes, la Commission affirme pour la première fois que les services d'intérêt général sont une composante essentielle du modèle européen de société.

I - LES FONDEMENTS JURIDIQUES DES SERVICES D'INTÉRÊT GÉNÉRAL

Le droit communautaire de base reconnaît la spécificité des entreprises chargées de la gestion de service d'intérêt économique général. Le deuxième alinéa de l'article 86 du traité instituant la Communauté européenne (CE) admet la possibilité d'une dérogation aux règles communautaires de la concurrence en leur faveur, même si le troisième alinéa du même article confie à la Commission le soin de veiller à l'application de ces dispositions.

Les services d'intérêt général ont été consacrés par le traité d'Amsterdam. L'article 16 du traité CE, qui en est issu, confie à la Communauté et aux États membres la responsabilité de veiller, dans les limites de leurs compétences respectives, à ce que leurs politiques permettent aux opérateurs de services d'intérêt économique général de remplir leurs missions.

En dehors de ces dispositions de base, les services d'intérêt général sont traités dans les directives sectorielles, qui comportent des dispositions relatives au service universel : directive postale, directive électricité, directive télécommunications.

Les services d'intérêt général sont également traités dans la jurisprudence de la CJCE. Dans l'arrêt « Corbeau » du 19 mai 1993, la Cour a admis que les États membres peuvent conférer aux entreprises qu'ils chargent de la gestion des services d'intérêt économique général des droits exclusifs pouvant faire obstacle à l'application des règles de concurrence. Plus récemment, dans l'arrêt « Altmark » du 24 juillet 2003, la Cour a confirmé que l'argent versé par un gouvernement à une compagnie pour compenser des obligations de service public ne représente pas une aide d'État, sous certaines conditions de transparence et de proportionnalité. En conséquence, cette subvention n'a pas à être notifiée au préalable.

II - LES PERSPECTIVES OUVERTES PAR LE LIVRE BLANC

Le Livre blanc a été précédé par un Livre vert du 21 mai 2003, sur la base duquel la Commission a lancé une vaste consultation, qui a suscité en retour près de 300 contributions.

Dans son Livre blanc, la Commission rappelle tout d'abord que les services d'intérêt général sont une composante essentielle du modèle européen de société. Il existe un large consensus quant à la nécessité d'assurer la fourniture de services d'intérêt général de qualité et abordables à tous les citoyens et entreprises de l'Union européenne. Une conception commune des services d'intérêt général dans l'Union reflète les valeurs et objectifs de la Communauté et se fonde sur un ensemble d'éléments communs, dont le service universel, la continuité, la qualité du service, l'accessibilité financière, ainsi que la protection des usagers et des consommateurs.

Au-delà de ces généralités, la Commission présente un certain nombre d'orientations et d'actions ponctuelles.

1. Vers une directive-cadre relative aux services d'intérêt général ?

L'un des points les plus débattus lors de la consultation sur le Livre vert qui a précédé le Livre blanc concernait l'opportunité d'une directive-cadre relative aux services d'intérêt général. La Commission constate qu'il n'y a pas de consensus sur cette question, et estime qu'il vaut mieux ne pas présenter de proposition pour l'instant. Elle propose de revoir la question une fois le traité constitutionnel entré en vigueur.

Les partisans d'une directive-cadre, notamment la Confédération européenne des syndicats, estiment nécessaire d'apporter davantage de sécurité juridique, en définissant précisément la marge de manoeuvre des États membres en matière de services d'intérêt général.

Les adversaires d'une directive-cadre sont parfois opposé à son principe même (c'est le cas de l'UNICE, association regroupant les fédérations patronales), ou alors craignent que l'on ne parvienne qu'à un accord minimal, en retrait par rapport à ce qui est déjà permis par les directives sectorielles (c'est la crainte exprimée à la direction générale marché intérieur de la Commission européenne).

Parmi les États membres, la France et la Belgique se sont déjà nettement prononcées pour une directive-cadre.

Mais si l'objectif d'une directive-cadre fait encore peur à certains, Philippe Herzog a bien montré, dans son rapport au Parlement européen, que se construit peu à peu, selon ses termes, « une perspective commune pour les services d'intérêt général dans l'Union européenne ». Il y a donc là en perspective un chantier majeur.

2. Les compensations pour obligations de service public

La Commission propose diverses initiatives afin de renforcer la sécurité juridique en ce qui concerne l'application des règles en matière d'aides d'État aux compensations pour service public.

Il s'agit de quatre mesures principales, qui forment ce qu'il est convenu d'appeler le « paquet Monti » Toutefois, la Commission est allée plus loin que l'arrêt « Altmark » et a voulu poser des conditions supplémentaires, qui ont été jugées excessives par certains États membres. Elle a promis à ces derniers de leur soumettre un nouveau projet de texte.

3. Le choix des entreprises chargées d'un service d'intérêt général

Les nouvelles directives relatives aux marchés publics, adoptées en mars 2004, devraient permettre à tous les pouvoirs adjudicateurs concernés de se conformer plus facilement aux obligations de transparence qui leur incombent.

Afin de déterminer s'il serait opportun de proposer une législation communautaire concernant l'attribution transparente de concessions de services par les pouvoirs publics, la Commission a récemment adopté un Livre vert sur les partenariats public-privé dans l'Union européenne.

4. Les services sociaux d'intérêt général

Les services sociaux recouvrent notamment les services de santé, les soins de longue durée, la sécurité sociale, les services de l'emploi et le logement social. Certains États membres recourent pour la fourniture des services sociaux à des systèmes marchands, qui se trouvent soumis au droit de la concurrence.

A l'évidence, il y a là un domaine dans lequel la distinction entre services d'intérêt général et services d'intérêt économique général ne saurait être considérée comme pertinente.

La Commission estime utile de développer une approche systématique afin d'identifier les particularités des services sociaux et de santé d'intérêt général et de clarifier le cadre dans lequel ils fonctionnent et peuvent être modernisés. Cette approche sera présentée dans une communication sur les services sociaux d'intérêt général, adoptée dans le courant de l'année 2005.

5. Revoir les politiques sectorielles

La Commission a annoncé qu'elle examinerait les différents secteurs, selon un calendrier étalé de début 2005 à fin 2006.

III - L'APPORT DU TRAITÉ CONSTITUTIONNEL

Quel est l'apport du traité constitutionnel à la problématique des services d'intérêt général ?

Tout d'abord, le traité constitutionnel intègre dans sa deuxième partie le texte de la Charte des droits fondamentaux qui avait été proclamée lors du Conseil européen de Nice en décembre 2000. De ce fait, il comporte un article II-96 ainsi rédigé : « L'Union reconnaît et respecte l'accès aux services d'intérêt général tel qu'il est prévu par les législations et pratiques nationales, conformément à la Constitution, afin de promouvoir la cohésion sociale et territoriale de l'Union ».

Sur le plan de la procédure, la reconnaissance de l'accès aux services publics comme droit personnel pourrait offrir de nouvelles opportunités de saisine de la Cour de justice des Communautés européennes dans le domaine des services publics, qui est actuellement l'affaire quasi exclusive des entreprises et des États.

D'autre part, le traité constitutionnel reprend et complète la rédaction de l'article 16 du traité actuel. La Convention a vu s'opposer les Conventionnels français et belges, qui voulaient consolider la référence aux services d'intérêt général, et les Conventionnels britanniques et espagnols, qui redoutaient que les services publics bénéficient d'un régime dérogatoire aux règles du marché intérieur.

Le compromis qui en est résulté se retrouve à l'article III-122. Une fois le traité constitutionnel entré en vigueur, la dernière phrase de cette disposition apportera une base juridique nouvelle à l'Union européenne pour légiférer sur les garanties accordées aux services d'intérêt économique général. Par ailleurs, la future loi européenne étant adoptée selon la procédure législative ordinaire, le domaine des services d'intérêt général passe de l'unanimité à la majorité qualifiée.

C'est sur cette base que pourrait être adoptée une directive-cadre sur les services d'intérêt général.

IV - QUEL LIEN AVEC LA PROPOSITION DE DIRECTIVE SUR LES SERVICES ?

Enfin, la proposition de directive sur les services dans le marché intérieur, dite « directive Bolkestein », est susceptible d'avoir un impact sur les services d'intérêt général.

Ce texte propose, outre le libre établissement des prestataires de services, la libre circulation des services selon le principe du pays d'origine : les prestataires sont soumis uniquement aux dispositions nationales de leur État membre d'origine.

L'irruption du principe du pays d'origine dans le domaine des services est symptomatique d'une vision qui privilégie nettement l'objectif de libre circulation sur celui du développement des services publics. De plus, il est en rupture avec l'objectif d'harmonisation des législations en Europe.

Une dérogation est prévue pour les services d'intérêt général non marchands, comme la justice ou l'enseignement, ainsi que pour certains services publics expressément énumérés (services postaux, distribution d'électricité et de gaz, distribution d'eau). Mais, pour le reste, les services d'intérêt économique général seraient soumis au principe du pays d'origine. Cela concerne particulièrement le domaine social et la santé. Or, le principe du pays d'origine pose le problème du contrôle des qualifications professionnelles des prestataires de services. Il fait également courir un risque de « dumping » juridique, en donnant l'avantage aux entreprises implantées dans les pays dont la législation est la moins contraignante.

Le calendrier d'examen de la proposition de directive sur les services dans le marché intérieur oblige à engager résolument l'élaboration d'une directive-cadre sur les services d'intérêt général. Elle aurait pour objet de clarifier et de communautariser un certain nombre de règles communes aux services publics touchant :

- à la définition obligatoire d'un service universel dans chaque directive sectorielle ;

- à l'énoncé de principes généraux de service public : égalité d'accès, adaptabilité, continuité, etc. ;

- au libre choix par chaque autorité publique du mode de gestion de ses services publics ;

- à la clarification du régime des aides d'État en regard du droit de la concurrence ;

- à la mise en place d'évaluations régulières en regard de critères sociaux, territoriaux, etc.

Au moment où l'opinion publique manifeste son inquiétude à l'égard des projets de libéralisation de la Commission, ce droit positif, protecteur des services publics marchands et non marchands, aurait pour effet de limiter les incertitudes qui pèsent actuellement sur le développement des services d'intérêt général en Europe.

Ceci relève du choix fondamental entre un modèle européen de société basé sur les seules forces du marché, au détriment des plus faibles économiquement, et le modèle d'une Europe plus ambitieuse fondée sur les principes de solidarité et de cohésion sociale garantissant à chacun des conditions de vie dignes.

Ainsi, en matière de services, l'Union européenne doit prendre garde de ne pas être « unijambiste ». Elle doit développer simultanément un droit des services publics et un droit des services dans le marché intérieur. Ceci implique la réécriture de la proposition de directive dite Bolkestein. Ceci implique surtout un engagement ferme de la France pour convaincre ses partenaires de la nécessité d'une directive-cadre sur les services d'intérêt général.

Compte rendu sommaire du débat

M. Robert Bret :

Vous présentez l'article II-96 du traité constitutionnel comme une avancée. Mais une avancée par rapport à quoi ? L'article 16 du traité d'Amsterdam évoquait déjà les services publics dans les valeurs communes de l'Union. Je crois qu'il y a une distinction de fond entre les services publics et les services d'intérêt général. Ce dernier terme entérine un objectif de rentabilité financière par rapport à celui d'utilité sociale.

Votre demande au gouvernement de soutenir l'élaboration d'une directive-cadre sur les services publics me paraît relever du voeu pieux. On voit bien que les entreprises chargées de service public sont renvoyées à une logique de rentabilité financière.

M. Bernard Frimat :

Il est très important d'aborder ce sujet de manière non hexagonale. Le modèle français n'a pas raison sur tout et la notion de service public pose un problème de présentation à nos voisins. Je crois que la distinction qui est trop souvent faite entre services marchands et non marchands est aujourd'hui complètement inadaptée et qu'il faut essayer de la dépasser. La dimension marchande ne supprime pas la notion de service public. Je crois aussi qu'il faut une directive-cadre sur les services publics, qui doit avancer en parallèle avec la directive générale sur les services. Le problème n'est pas d'imposer notre modèle à l'Europe, mais de trouver des points d'équilibre.

M. Didier Boulaud :

Dans un domaine comme la prise en charge des personnes âgées, le service public existe, mais ne peut pas ignorer les équilibres économiques et budgétaires à rechercher.

Mme Marie-Thérèse Hermange :

Plus les parlements nationaux vont avoir de pouvoir, plus nous allons regarder les textes avec un regard critique, voire négatif. Or, les conceptions sont différentes d'un pays à l'autre. Il faudrait que nous puissions travailler dans un esprit de compromis et ne pas rester exclusivement sur nos positions.

Mme Catherine Tasca :

Je suis pour ma part très attachée au service public à la française, mais la question est de savoir ce que nous pouvons faire passer de notre tradition dans la pratique communautaire à vingt-cinq. Une course de vitesse est engagée. Et si l'on regarde les rapports de force, les libre-échangistes l'emportent sur les tenants des services d'intérêt général. Mais nous pouvons encore peser sur ce que sera la politique de l'Union européenne dans ce domaine. Il faut contribuer à faire de ce sujet un sujet à part entière, doté d'un espace propre, et non pas un résidu du marché. Nous devons aussi gommer la distinction entre service d'intérêt général et service d'intérêt économique général. L'alliance des articles II-96 et III-122 du traité constitutionnel donne par rapport au traité actuel un fondement juridique très renforcé aux services d'intérêt général et à la responsabilité des États pour organiser et financer librement ces services. Je crois que c'est une avancée indéniable du traité constitutionnel.

*

À l'issue du débat, la délégation a autorisé la publication du rapport d'information, disponible sur internet à l'adresse suivante :

www.senat.fr/europe/rap.html

Enfin, la délégation a adopté les conclusions suivantes :

Conclusions

La délégation pour l'Union européenne,

Vu le Livre blanc de la Commission sur les services d'intérêt général (E 2600),

Souligne l'avancée que constituent l'article II-96 du traité établissant une Constitution pour l'Europe et les dispositions finales de l'article III-122, qui fournissent une base légale nouvelle à la loi européenne pour établir les principes et fixer les conditions qui permettent aux services d'intérêt général d'accomplir leurs missions ;

Demande au Gouvernement de soutenir l'élaboration d'une directive-cadre sur les services d'intérêt général, avant la discussion des nouvelles propositions de la Commission européenne pour la libéralisation du marché intérieur des services ;

Demande que les services d'intérêt économique général soient exclus du champ de la future directive sur les services dans le marché intérieur.