COM (2004) 582 final  du 14/09/2004

Examen dans le cadre de l'article 88-4 de la Constitution

Texte déposé au Sénat le 07/10/2004
Examen : 24/11/2004 (délégation pour l'Union européenne)


Recherche et propriété intellectuelle

Communication de M. Roland Ries
sur la protection juridique des dessins ou modèles

Texte E 2699

(Réunion du 24 novembre 2004)

Le texte E 2699 soumis à notre délégation est un projet de directive qui modifie les dispositions communautaires en vigueur concernant la protection juridique des dessins ou modèles. C'est un projet important, qui m'a amené à auditionner la directrice générale adjointe de l'Institut national de la propriété industrielle (INPI) ainsi que les représentants des constructeurs automobiles et les représentants des assureurs, et à solliciter l'avis des associations représentant les petites et moyennes entreprises et les consommateurs. Toutes ces contributions m'ont permis de me forger une opinion sur ce sujet complexe.

Avant toute chose, je précise la définition d'un « dessin » ou « modèle » : il s'agit de l'apparence d'un produit ou d'une partie de produit industriel. Le dessin ou modèle est protégé à compter de la date de son enregistrement, à condition qu'il soit nouveau et présente un caractère individuel. La protection s'étend sur une période maximale de vingt-cinq ans. Ces dispositions résultent d'une directive communautaire du 13 octobre 1998. Cette directive protège les produits neufs : ainsi, par exemple, une société produisant des téléviseurs, des montres, ou des appareils électroménagers ne peut pas fabriquer et commercialiser un produit dont le dessin ou modèle a déjà été déposé par un concurrent.

En 1998, la Commission envisageait de libéraliser le marché de la réparation des produits industriels, c'est-à-dire de permettre à n'importe quelle entreprise de fournir un élément d'un produit, même protégé par un dessin ou modèle, pour le remettre en état. Pour reprendre l'exemple précédent, n'importe quelle société aurait pu fournir un écran de téléviseur pour le réparer, même si cet écran était protégé par un dessin ou modèle. Plusieurs États membres, dont la France, se sont opposés à cette proposition au nom de la protection de la propriété industrielle, et il a été choisi de laisser les États libres sur ce sujet, tout en disposant qu'aucun État membre ne pouvait renforcer ses mesures de protection du marché des pièces détachées. C'est l'objet de l'article 14 de la directive de 1998, qui a été clairement présenté comme une disposition transitoire dans l'attente d'une harmonisation. Hormis la France, des dispositions spécifiques de protection pour le marché des pièces détachées existent en Allemagne, Autriche, Danemark, Finlande, Portugal et Suède, ainsi que dans tous les nouveaux États membres, sauf la Hongrie et la Lettonie. En revanche, sept autres pays, à savoir la Belgique, l'Irlande, l'Italie, le Luxembourg, les Pays-Bas, l'Espagne et le Royaume-Uni autorisent dès aujourd'hui l'utilisation de copies de pièces détachées pour les réparations.

La directive de 1998 prévoyait une clause de rendez-vous, et la Commission européenne propose aujourd'hui, par le texte E 2699, de libéraliser complètement le marché des pièces détachées. Elle estime que les différences de législation sont un obstacle à la réalisation du marché intérieur (certaines pièces peuvent être commercialisées dans un pays et pas dans un autre) et une entrave à la libre concurrence. Une libéralisation permettrait une baisse des prix aux consommateurs en mettant fin à des monopoles.

La Commission s'appuie également sur le règlement sur les dessins ou modèles communautaires du 12 décembre 2001, qui prévoit une protection de 5 ans renouvelable 4 fois pour les dessins ou modèles enregistrés auprès de l'Office d'Harmonisation dans le Marché Intérieur (OHMI) à Alicante sans prévoir de protection pour le marché des pièces détachées des produits complexes. Elle propose donc d'abroger la disposition transitoire de l'article 14 de la directive de 1998 et de la remplacer par une disposition permanente interdisant la protection d'un dessin ou modèle qui constitue une pièce d'un produit complexe, lorsqu'elle est utilisée dans le but de lui rendre son apparence initiale. Les États membres devraient en outre « veiller à ce que les consommateurs soient convenablement informés sur l'origine des pièces de rechange pour leur permettre de faire un choix en toute connaissance entre pièces concurrentes ».

La Commission entend en réalité mettre un terme à la fermeture d'un marché spécifique, qui est celui des pièces détachées d'automobiles. Même si tous les secteurs sont concernés, c'est celui-ci qui représente des enjeux financiers considérables pour la concurrence. Il s'agit du marché des pièces détachées qui constituent l'apparence du véhicule à savoir l'ensemble constituant la carrosserie : les pièces de tôlerie, les optiques et la verrerie (pare-brise, vitres latérales ...). D'après les chiffres de la Commission européenne, le marché européen des pièces de rechange automobiles représenterait de 42 à 45 milliards d'euros et le sous-marché des pièces visibles intégrées à la carrosserie, qui sont visées par la libéralisation, 9 à 11 milliards d'euros. La part de marché des constructeurs automobiles avoisinerait aujourd'hui les 85 % de ce marché. S'appuyant sur une étude économique contestée par les industriels, la Commission estime que les prix des pièces détachées d'automobiles sont de 6,4 % à 10,3 % plus chers dans les pays qui n'ont pas ouvert leur marché. Elle souhaite faire jouer la concurrence en mettant un terme au monopole des grands constructeurs.

Que faut-il penser de cette proposition ? Tout d'abord, il faut rappeler que la France s'était opposée à la libéralisation lors de la négociation de la directive de 1998 et que notre délégation pour l'Union européenne avait adopté dès décembre 1994 une proposition de résolution demandant expressément la protection des pièces détachées des produits industriels complexes, au nom de la répression des contrefaçons et de la protection des intérêts de l'industrie européenne.

En effet, la proposition de la Commission européenne pose des questions quant au respect du droit de la propriété industrielle et à la rétribution de l'investissement dans la recherche, ce qui me semble le point le plus important. Car le lancement d'un véhicule neuf est un investissement lourd, de plusieurs centaines de millions d'euros, et seul le constructeur en assume les risques. Il a également des obligations en termes de remplacement des pièces détachées, même si le modèle est peu commercialisé, pendant 10 ans après la fin de la commercialisation. L'ouverture à la concurrence profiterait à des entreprises n'ayant pas fait d'investissement initial de recherche et pour les seuls modèles dont le volume est important.

La Commission explique que cette ouverture bénéficierait à des petites entreprises européennes, mais il est plus vraisemblable que les copies de pièces originales seront réalisées dans des pays hors de l'Union, comme en Asie, où les coûts sont plus bas. Aujourd'hui, ces copies sont des contrefaçons, mais si toute protection est ôtée, elles pourraient circuler librement dans l'Union.

Il faut néanmoins avoir conscience que, bien souvent, ce mouvement de délocalisation de la fabrication des pièces détachées en Asie est déjà engagé par les constructeurs automobiles eux-mêmes. En effet, les grands fabricants ont fréquemment recours à des équipementiers qui, par un contrat de sous-traitance, produisent les pièces destinées aux constructeurs. Un équipementier se trouve évidemment dans une position de grande faiblesse à l'égard de son donneur d'ordre. Ce dernier dispose seul du droit sur le modèle et il se réserve la possibilité de rompre la relation de sous-traitance à tout moment. Or, précisément, ces équipementiers européens qui sont souvent des PME, aux coûts de main d'oeuvre évidemment plus élevés qu'en Asie, sont actuellement confrontés à des ruptures unilatérales de leurs contrats de sous-traitance par des constructeurs qui, soucieux d'optimiser leurs bénéfices sur un marché captif, confient ces mêmes contrats à des entreprises non européennes. Nous pouvons ainsi constater que les dispositions sur les dessins et modèles peuvent nuire à la poursuite de leur activité dans le secteur.

Un deuxième problème se pose par rapport à la perspective d'une libéralisation intégrale du marché des pièces détachées : celui de la sécurité, dans la mesure où ces pièces détachées fabriquées en dehors de toute responsabilité des constructeurs pourraient être de faible qualité. Il n'existe aujourd'hui d'homologation que pour les éléments de verrerie (phares, pare-brises) et pas pour les pièces de tôlerie. Des pièces copiées pourraient représenter un risque en cas d'accident. De plus, une directive du 17 novembre 2003 dite « choc piéton » exige que les nouveaux modèles de véhicules automobiles satisfassent à des tests d'impact, afin de minimiser les lésions pour les piétons. Les pièces détachées ne pourraient subir ces tests qui sont réalisés sur véhicule complet.

Quant au gain pour les consommateurs, il est vraisemblable que le monopole de fourniture des pièces détachées d'automobiles conduise à un surcoût, même si les études sont contradictoires sur ce sujet. Toutefois, rien ne dit que le coût final pour le consommateur sera véritablement plus bas avec l'emploi de pièces copiées : le temps de montage de ces pièces pourra être nettement plus long, alors que ce sont les coûts de main d'oeuvre qui sont les plus élevés dans une réparation et surtout, l'avantage en termes de prix ne sera pas obligatoirement répercuté sur le consommateur.

Enfin, d'après les informations de l'Institut national de la propriété industrielle (INPI), le Japon qui dispose d'une industrie automobile protège son marché des pièces détachées, et la situation varie aux États-Unis d'un État à l'autre. Cependant, même dans les États américains ayant libéralisé ce marché, des formalités sont imposées, afin notamment de dégager la responsabilité des constructeurs.

*

En conclusion, si l'on peut très bien comprendre le souhait de la Commission européenne d'établir un vrai marché intérieur pour les pièces détachées d'automobile, le choix d'une libéralisation complète n'est pas souhaitable. On aurait très bien pu imaginer un système d'octroi de licences qui permettent la rétribution des concepteurs du dessin d'origine, mais ce système a été considéré comme trop difficile à mettre en oeuvre. Une autre solution pourrait être également de protéger pendant une période plus courte que celle existant pour les modèles neufs le marché des pièces détachées, par exemple pour une période de cinq ou dix ans. Il me semble nécessaire que notre délégation s'oppose à une libéralisation sans conditions du marché des pièces détachées de produits complexes et en tout état de cause, refuse catégoriquement toute libéralisation qui ne serait pas précédée de dispositions adéquates en matière de sécurité. C'est la raison pour laquelle je soumets à votre appréciation un projet de conclusions.

Compte rendu sommaire du débat

M. Hubert Haenel :

Ce projet de conclusions comporte quatre paragraphes que je vous propose de présenter, afin de recueillir les éventuelles observations de nos collègues.

M. Roland Ries :

Le premier paragraphe rappelle les orientations définies au Conseil européen de Lisbonne et la nécessité de protéger la propriété industrielle comme élément fondamental pour favoriser l'investissement dans la recherche et l'innovation.

Le deuxième paragraphe expose l'idée qu'une libéralisation complète du marché des pièces détachées de produits complexes rendrait plus difficile l'amortissement des investissements consacrés par les entreprises à la recherche et à l'innovation.

Le troisième paragraphe rappelle l'objectif de lutte contre les contrefaçons, qui serait rendu plus difficile par l'ouverture du marché des pièces détachées.

Enfin, le dernier paragraphe explique que toute mesure de libéralisation ne saurait être prise sans l'adoption préalable d'une législation communautaire assurant la sécurité des consommateurs, de même que ceux-ci devraient être informés de la qualité des pièces qui leur seront vendues.

Il me semble toutefois que ce dernier paragraphe pourrait être revu, pour ne pas apparaître comme trop en retrait par rapport à la position de principe de notre délégation.

M. Denis Badré :

Je souscris pleinement aux conclusions du rapporteur, en particulier sur la lutte contre les contrefaçons. Les modèles copiés seront par définition moins chers puisque les entreprises n'auront pas eu à faire d'investissement initial de recherche.

M. Bernard Frimat :

Je suis d'accord avec la position du rapporteur. Je propose que le quatrième paragraphe de ses conclusions soit supprimé et que la crainte que la libéralisation ne porte atteinte à la sécurité soit intégrée au troisième paragraphe.

M. Hubert Haenel :

Si vous en êtes d'accord, le texte des conclusions de la délégation sur la proposition de directive du Parlement européen et du Conseil relative aux dessins ou modèles serait donc le suivant :

Conclusions

La délégation du Sénat pour l'Union européenne,

Vu la proposition de directive du Parlement européen et du Conseil relative aux dessins ou modèles (E 2699) :

- rappelle que, conformément aux orientations définies en 2000 au Conseil européen de Lisbonne, l'Union européenne doit favoriser l'investissement dans la recherche et l'innovation et par conséquent assurer une protection adéquate de la propriété industrielle qui en est un élément fondamental ;

- considère qu'une libéralisation complète du marché des pièces détachées de produits complexes, en rendant plus difficile l'amortissement des investissements consacrés par les entreprises à la recherche et à l'innovation, irait à l'encontre de ces objectifs ;

- exprime la crainte que cette libéralisation ne porte atteinte à la sécurité des consommateurs et, en permettant la libre circulation de pièces copiées de modèles d'origine, rende encore plus difficile la lutte contre les contrefaçons.

La délégation a adopté ces conclusions à l'unanimité.