COM (2007) 872 final  du 14/01/2008

Examen dans le cadre de l'article 88-4 de la Constitution

Texte déposé au Sénat le 31/01/2008
Examen : 13/05/2009 (commission des affaires européennes)


Agriculture et pêche

Communication de M. Jean Bizet sur les « nouveaux aliments »
(aliments issus d'animaux clonés)

Texte E 3767

(Réunion du mercredi 13 mai 2009)

Le texte auquel se raccroche mon intervention est une « proposition de règlement relative à la mise sur le marché de nouveaux aliments ». Cette proposition vise principalement à simplifier les procédures appliquées aux nouveaux aliments. Mais derrière cette apparence anodine, l'enjeu majeur est la question des aliments issus des animaux clonés.

Alors que le Sénat peut se féliciter d'avoir apporté des contributions décisives au moment des premières lois de bioéthique au milieu des années 90, notre commission ne peut rester silencieuse lorsque, quinze ans plus tard, cette question resurgit de façon détournée et presque insidieuse. Cette proposition a trop de ramifications politiques et sociétales pour ne pas s'en préoccuper.

« Préoccuper », le terme est volontairement vague car l'examen que je vous propose n'est plutôt qu'une longue interrogation. Sur un tel sujet, nous sommes en permanence « sur le fil », glissant du texte au contexte, de la technique à l'éthique. Le sujet impose cette prudence et cette retenue. Pour essayer de dénouer les fils, je vous propose d'aborder ce sujet par itérations successives.

En premier lieu, le texte n'est pas en cause. C'est juste son champ d'application qui peut être débattu. De quoi s'agit-il ? Quel est l'objet du texte ? La proposition vise à simplifier le régime de mise sur le marché des nouveaux aliments. On compte environ une dizaine de demandes par an en moyenne, qu'il s'agisse d'aliments naturels inhabituels en Europe tels que le jus de noni (accepté), la pulpe de baobab (en cours d'examen) ou la poudre de bois de daim (refusé), ou d'aliments élaborés par l'industrie agroalimentaire tels que les aliments aux phytostérols censés lutter contre le cholestérol (refusé) ou bien encore l'huile de sardine ou de nouvelles pâtes de chewing-gum (en cours d'examen).

La commercialisation est aujourd'hui encadrée par un règlement de 1997. L'objectif est de protéger la santé humaine et de garantir le bon fonctionnement du marché intérieur. Le régime en vigueur procède en recensant les catégories de nouveaux aliments et repose sur un système d'autorisation préalable, avec un examen national par les autorités sanitaires des États membres - en France, l'AFSSA (Agence française pour la sécurité sanitaire des aliments)  - et un arbitrage éventuel au niveau communautaire, après avis de l'AESA (Autorité européenne de sécurité alimentaire).

En pratique, les désaccords sont nombreux. Les agences nationales s'opposent souvent à l'adjonction d'ingrédients, soit par principe, soit sur des modalités ou des seuils. Par exemple, le Conseil s'est opposé à la commercialisation de saucisses contenant des phytostérols parce que la saucisse ne pouvait être prédivisée en portions, qui auraient permis de doser l'apport en molécules. Les désaccords sont fréquents et les délais d'examen sont très longs, souvent de deux à trois ans.

La simplification proposée par la Commission est double. Il y a d'abord une simplification pour les aliments conventionnels peu connus en Europe mais consommés dans d'autres parties du monde ; beaucoup d'États tiers se plaignaient en effet de ne pas pouvoir exporter en Europe des productions locales comme ce fut le cas, par exemple, du jus de noni, consommé en Indonésie. Désormais, ces produits bénéficieraient d'une procédure d'autorisation simplifiée. Ensuite, la procédure d'examen sera centralisée et reposera directement sur la Commission et l'AESA, ce qui évitera les délais évoqués.

Ces deux améliorations étaient souhaitées. Le nouveau système d'autorisation sera incontestablement plus simple et efficace. En revanche, les difficultés surviennent lorsqu'on évoque le champ d'application du règlement. La Commission renonce à lister les catégories d'aliments, mais adopte une approche beaucoup plus large censée couvrir tous les nouveaux aliments. Les nouveaux aliments sont les denrées dont la consommation dans l'Union européenne est restée négligeable avant le 15 mai 1997, date d'entrée en vigueur de l'actuel règlement.

L'objet principal porte sur les denrées issues des biotechnologies, nouveau créneau de l'industrie alimentaire. Mais un autre cas est aussi évoqué : il s'agit des « aliments issus de nouvelles technologies ou techniques », une formule bien neutre, qui est pourtant le noeud du sujet, puisqu'elle laisse la porte ouverte à l'autorisation des aliments issus d'animaux clonés.

On aborde là le deuxième cercle d'investigation, qui suppose de bien cerner le sujet. Ce texte n'est pas un texte sur le clonage animal, ni a fortiori un nouveau texte sur le clonage, mais sur les aliments issus d'animaux clonés. La précision est fondamentale car ce n'est ni le lieu ni le moment de débattre du principe du clonage.

On retiendra simplement que si quelques États ont fait des choix fondamentaux en matière de clonage humain, il n'y a pas de texte communautaire contraignant sur le clonage et encore moins sur le clonage animal, qui ne suscite pas les mêmes appréhensions que le clonage humain. En effet, les deux doivent être distingués. Tout d'abord, contrairement au clonage humain, il n'y a pas d'interdiction du clonage animal et la pratique s'est beaucoup développée depuis la fameuse brebis Dolly en 1996. Depuis, le clonage s'est appliqué au veau, au porc, au lapin, au rat, au cheval, au chien, et au dromadaire, dernière espèce clonée puisque l'information a été donnée pas plus tard que la semaine dernière. Ensuite, le clonage animal peut s'avérer très utile dans certaines circonstances. La piste de la sauvegarde des espèces est un peu illusoire lorsque les espèces sont en voie d'extinction. Il me faut tout de même évoquer le clonage d'Aurore, l'une des trois dernières vaches de Bazougers, une race du Maine-Anjou, il y a quelques années. Mais ce sauvetage in extremis ne sauvera pas la race. En revanche, le clonage d'animaux de laboratoires qui permet de disposer d'animaux strictement identiques peut faciliter l'étude des effets de telle ou telle molécule. Le clonage d'animaux de compagnie est également une voie commerciale nouvelle.

Même si ce détour me paraissait utile, ce texte n'est pas un texte sur le clonage animal, mais seulement sur l'utilisation des aliments issus d'animaux clonés. Ces aliments seraient soumis au même principe d'autorisation préalable par l'AESA dans les conditions que l'on a vues. Quelques observations à ce sujet constituent en quelque sorte le troisième cercle de réflexion.

Tout d'abord, les produits issus d'animaux clonés, c'est-à-dire principalement la viande et le lait, ne présentent pas de différence avec l'original. Il n'y a pas d'apport ou de modification de substance, donc pas de différence avec l'animal cloné initial. La santé humaine n'est pas en jeu. Ce qui pose un problème déborde du seul champ de la santé publique. D'ailleurs, un aliment ne doit pas être seulement « bon à manger » mais doit être aussi « bon à penser ». Il y a des quantités d'espèces qui seraient parfaitement comestibles mais que l'on ne mange pas, parce que l'esprit n'est pas préparé à ce qu'elles soient mangées.

À ce jour, il n'y a pratiquement pas de clonage directement à des fins alimentaires. Avant tout pour des raisons de coût. Compte tenu du nombre des tests et des préparations, avec un pourcentage de chance de succès de l'ordre de 10 %, le clonage reste une technique coûteuse. Pour fixer les idées, le prix de revient d'un taureau cloné est de l'ordre de 100.000 euros.

Le clonage alimentaire est-il ou serait-il utile ? Il y a quelques mois, une personnalité publiait une tribune provocatrice intitulée : « Mangez des clones ». L'argument repose sur l'inocuité des aliments issus de clones et sur la satisfaction des besoins alimentaires en cas de pénurie. Face à cette position individuelle, il me faut évoquer la position collective du Conseil national de l'alimentation. L'avis, rendu le 13 octobre 2008, est très opposé au clonage animal, en se fondant essentiellement sur deux raisons.

Tout d'abord, les techniques actuelles de sélection des animaux donnent d'excellents résultats et ont permis de sélectionner des animaux qui répondent aux critères demandés par le consommateur et l'industrie alimentaire. D'ailleurs, une éventuelle pénurie en viande et en lait peut être aisément contournée par une réorientation des aides agricoles. Ainsi, le risque de pénurie ne peut à lui seul justifier le recours au clonage à des fins alimentaires.

Ensuite, le Conseil de l'alimentation pose la question de l'acceptabilité sociale qui renvoie à la perception des risques. Les premières études d'opinion montrent de grandes réticences à la consommation d'aliments issus d'animaux clonés. Mais le Conseil évoque surtout le retentissement éthique du clonage animal à des fins alimentaires. L'éthique peut se définir comme un ensemble de règles visant à indiquer comment les êtres doivent se comporter entre eux, dans une période donnée et dans un espace donné. C'est ce qui distingue l'éthique de la morale. L'éthique étant liée à un contexte, tandis que la morale est universelle. Le clonage animal a un retentissement éthique qui sort du registre scientifique dans la mesure où la banalisation implicite du clonage animal induite par ce texte inclut une possibilité d'application à l'espèce humaine elle-même.

Les Français sont réceptifs à de tels arguments. On serait donc tentés de dire « Halte, n'allons pas plus loin, c'est trop important pour s'engager dans cette voie sans en débattre ». Voire même, « c'est trop important pour s'engager dans cette voie » tout court. Certes. Mais au moment où la conclusion semble s'imposer, quelques arguments vont suffire à nous déstabiliser.

Le premier est une conséquence de l'approche éthique que l'on vient de privilégier. L'éthique est toujours relative. Elle dépend du lieu et des époques. De telle sorte qu'il faut admettre qu'il y a d'autres lieux où le clonage animal - et, a fortiori, les aliments issus d'animaux clonés - ne pose aucun problème. C'est le cas des États-Unis. L'analyse américaine est simple : « D'accord pour les objections scientifiques, sur la santé par exemple, s'il y en a, mais tout le reste relève du registre de l'irrationnel ». Or, comme il n'y a pas d'objection scientifique, il n'y a pas de problème pour développer le clonage animal. D'ailleurs, il existerait d'ores et déjà environ 600 taureaux clonés outre atlantique. Il faut bien être conscient que tout blocage ou tout frein européen se traduirait par un contentieux avec les États-Unis.

On vient de vivre une situation comparable à propos des importations de veaux aux hormones. Le contentieux s'est réglé par un accord : les États-Unis renoncent aux exportations de veaux aux hormones vers l'Europe en échange d'un accord sur des importations, en Europe, de viande américaine, sans hormones, à hauteur de 20 000 tonnes la première année et 45 000 tonnes dans trois ans. Le contentieux était certain et l'issue était très probable. Les États-Unis ont considéré que la compensation était correcte. C'est ainsi que fonctionne l'Organisation Mondiale du Commerce. Les différends se règlent souvent par des compensations commerciales. C'est aussi ainsi qu'un contentieux avec les États-Unis sur le commerce des aliments issus d'animaux clonés pourrait se dérouler. Bien sûr, cela ne doit pas être une raison pour renoncer à se positionner, mais il faut être conscient des conséquences de ses choix.

Le deuxième argument est plus embarrassant. Il n'y a, dans les faits, pratiquement aucun moyen de suivre le sort des animaux clonés et de leur descendance. On suit le sort du prototype en laboratoire, on suit encore l'évolution des premiers descendants, pour voir s'ils sont malades ou fragiles, ou s'ils présentent des caractéristiques imprévues. À l'extrême rigueur, on suit la troisième génération. Mais il arrive un moment où il n'est pas possible de suivre la filiation et de savoir si un animal, ou une viande, est issu d'un animal cloné.

Ainsi, toute la construction patiemment élaborée, fondée sur des arguments techniques, éthiques, s'écroule : il n'y a pas moyen de savoir si le consommateur consomme ou consommera des aliments issus d'animaux clonés. Quelques pays européens achètent d'ores et déjà des paillettes de taureaux clonés américains qui peuvent engendrer plusieurs dizaines de milliers de bovins. On peut ainsi affirmer qu'en Europe, aujourd'hui, quelques consommateurs mangent de la viande issue d'animaux clonés sans le savoir. Et si personne ne le sait aujourd'hui, personne ne le saura demain.

Les quelques solutions qui viennent spontanément à l'esprit ne sont guère satisfaisantes. La première est de rester sur l'analyse de santé publique. Mais cette solution conduit à une impasse car comme on l'a dit, le problème ne se pose pas en ces termes. La deuxième est de créer un pédigrée informatique pour chaque animal, qui permettrait de remonter au 4e, 5e, 10e ascendant... Est-ce crédible ? Peut-on augmenter les coûts de production de toute une filière pour régler le problème de quelques animaux ? La troisième est d'adopter une position de principe refusant le clonage animal à des fins alimentaires ; mais cela revient à fermer les frontières de l'Europe car la pratique se développe presque partout dans le monde. Le Parlement européen a adopté une résolution en ce sens, mais on peut penser que cette position restera sans effet pratique. Une solution de repli actuellement débattue consisterait à réglementer la commercialisation des aliments issus d'animaux clonés et de leur première descendance, sachant qu'après, on ne sait plus... Cette solution n'est pas plus convaincante que les autres.

Il arrive, comme c'est le cas ici, que les faits aillent plus vite que les lois. C'est pourquoi j'évoquais surtout une « préoccupation » en étant bien conscient des limites de mon intervention.

*

Au moment de conclure, je reviendrai à un plan politique, en formulant quelques observations et une proposition.

Je ne peux terminer cette analyse sans vous faire part d'un certain étonnement sur le fonctionnement de nos institutions européennes.

Un étonnement, tout d'abord, sur le calendrier qui dénote incontestablement une certaine maladresse. À quelques mois des élections européennes, la Commission européenne sort en accéléré des dossiers particulièrement épineux et même provocateurs. Qu'il s'agisse du vin rosé, des profils nutritionnels et maintenant des animaux clonés, voilà incontestablement de beaux arguments de campagne ! Cette accumulation de maladresses est presque une performance !

Ensuite, il me faut déplorer une certaine hypocrisie. On observera que jamais le mot clonage n'est utilisé. La disposition discutée évoque seulement « les aliments produits au moyen de nouvelles techniques ou technologies ». Même l'exposé des motifs reste silencieux. La Commission prend soin de ne jamais utiliser de mots qui fâchent et qui font débat. Tout est lisse et propre comme une paillasse de laboratoire. Alors que, dans le même temps, l'Europe étend les règles de conditionnalité des aides de la PAC au bien-être animal, à la surface ou à l'aération des cages des poules pondeuses, elle s'engouffre en toute innocence dans le clonage animal. J'y vois une certaine incohérence, voire, je l'ai dit, une certaine hypocrisie.

La question est d'autant plus grave que cette technique du clonage est presque une caricature du mode de production « productiviste » si régulièrement dénoncé lorsqu'on parle d'agriculture. Alors, à qui profite cette ouverture ? Comment éviter qu'une méfiance s'installe à l'encontre « des motivations mercantiles des promoteurs de l'application du clonage » pour reprendre l'expression du Conseil national de l'alimentation.

Enfin, il me faut aussi dénoncer une certaine inconséquence. La Commission, de plus en plus, prépare ses propositions par des livres verts, des questionnaires publics censés nouer des liens avec l'opinion. On peut avoir un questionnaire sur la mobilité des piétons, mais lorsqu'il s'agit du clonage..., il n'y a plus de questionnaire !

Tout cela me paraît extrêmement regrettable. Le mode de gouvernance européenne reste à inventer. Quel est le mode d'expression et de participation des citoyens à des choix techniques scientifiques et éthiques générateurs d'incertitudes ?

Mais il me semble qu'un tel sujet ne peut être traité en catimini, comme une disposition annexe. Pour se limiter au seul clonage animal, des questions vont apparaître sur les animaux de concours, les chevaux de course notamment, les animaux de compagnie, etc. Une solution de sagesse serait que la Commission prépare un texte général dédié au clonage animal, qui prendrait en compte l'ensemble des problématiques liées à cette nouvelle technologie.

Compte rendu sommaire du débat

M. Hubert Haenel :

Je salue votre analyse et votre prudence sur un sujet particulièrement délicat. Néanmoins, je trouve que ce texte pose une nouvelle fois une question de méthode ou, comme vous le dites, de gouvernance. Ce travail de la Commission en catimini est plutôt regrettable. Un jour, on s'apercevra qu'on mange des animaux clonés ou des aliments issus d'animaux clonés sans le savoir, et sans que personne n'ait jamais rien dit sur le sujet. Le sujet mérite qu'on en débatte.

M. Richard Yung :

La traçabilité est d'ailleurs une demande croissante de la part des consommateurs et de la société.

M. Jacques Blanc :

On voit que sur ce sujet, c'est la représentation intellectuelle de l'aliment qui compte.

M. Jean Bizet :

Exactement, mais il faut savoir que certains ont une approche plus pragmatique et n'ont pas les mêmes réticences à consommer des aliments issus d'animaux clonés. C'est le cas des États-Unis par exemple.

M. Jean-René Lecerf :

Je suis un peu abasourdi par le sujet. On va bientôt manger des animaux clonés ! Le rapporteur nous dit qu'on en mange peut-être déjà, ou du moins, qu'on mange peut-être déjà des aliments issus d'animaux clonés ayant été nourris aux OGM, sur des prairies ayant reçu des boues de stations d'épuration... N'y a-t-il pas de quoi s'inquiéter ?

M. Jean Bizet :

Je reviens à ma formule : l'aliment « bon à manger » doit être aussi « bon à penser ».

M. Hubert Haenel :

Je crois qu'il est utile que le rapporteur continue de suivre ce sujet. Nous sommes bien, là encore, dans notre rôle d'alerte, et nous verrons, le moment venu, s'il faut avertir notre Gouvernement, nos collègues des autres commissions du Sénat, voire des autres parlements nationaux.