Mercredi 14 janvier 2009

- Présidence de M. Claude Belot, président -

Audition de M. Jean-Pierre Chevènement, sénateur du Territoire de Belfort

La mission a entendu M. Jean-Pierre Chevènement, sénateur, ancien ministre de l'intérieur.

M. Jean-Pierre Chevènement a rappelé en introduction que, lorsqu'il était ministre de l'intérieur, la question de l'organisation territoriale de la France avait fait l'objet de nombreux travaux sous l'égide d'un centre d'études et de prospective créé par ses soins à cette fin. Si, dans les années cinquante, Michel Debré avait proposé de diviser par deux le nombre de départements existants, une telle évolution n'est plus concevable aujourd'hui. Il a relevé qu'un lien s'était forgé entre nos concitoyens et l'échelon départemental et que ce dernier avait acquis une véritable légitimité ainsi que le montrent, par exemple, les débats autour de la suppression de la référence départementale sur les plaques d'immatriculation des véhicules à moteur.

Citant l'historien Fernand Braudel, il a rappelé que le vrai nom de la France est diversité. Diversité des régions et des départements entre eux mais également diversité des populations en fonction des niveaux de densité. Les 36 000 communes de France sont l'expression de l'exception française. Cette diversité constitue une grande richesse, elle forme le creuset de notre démocratie et dispose d'une administration de proximité particulièrement efficace et réactive grâce au bénévolat des 550 000 conseillers municipaux.

M. Jean-Pierre Chevènement a estimé qu'une réforme globale de l'organisation territoriale serait une erreur, notamment en cas de suppression de l'échelon départemental qui constitue à ses yeux un échelon de proximité indispensable. Il a estimé que l'action des pouvoirs publics devait être ciblée, simple et pratique, à l'instar de la réforme de 1999 relative à l'intercommunalité.

Appelant de ses voeux une réforme d'ensemble de la fiscalité locale, il a jugé qu'une spécialisation de l'impôt par niveau de collectivités territoriales devait être recherchée, afin d'assurer une meilleure transparence et une plus grande responsabilisation des élus locaux. Il serait possible de s'inspirer du rapport du Conseil économique et social sur ce thème qui propose d'affecter la taxe d'habitation aux communes, la taxe professionnelle aux établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) et aux régions et les taxes foncières aux départements. La mise en oeuvre d'une telle réforme devrait s'étaler sur une période de dix ans et être accompagnée d'une politique de compensation et de péréquation de l'Etat à travers le partage de certaines ressources fiscales perçues à l'échelon national. Compte tenu du caractère obsolète de la fiscalité locale, une telle évolution lui a paru indispensable. Mais seule une initiative très forte, impulsée par le pouvoir central, pourrait faire évoluer cette situation, notamment après l'échec d'une tentative menée dans le courant des années quatre-vingt-dix qui s'est heurtée à l'opposition des élus locaux en raison de la proximité d'importantes échéances électorales.

Il a observé que le législateur ne devait pas craindre d'amorcer des réformes dont la mise en oeuvre prendrait plusieurs années, à l'image de l'instauration de la taxe professionnelle unique dans les EPCI, dont l'harmonisation s'est étalée sur une période de douze ans.

Il a ensuite souligné que la France ne comportait que trois niveaux administratifs de collectivités territoriales (communes, départements, régions), et se comparait en cela à ses principaux voisins européens ; ce constat limitant la portée des critiques émises sur l'émiettement institutionnel français.

M. Jean-Pierre Chevènement s'est prononcé en faveur d'une approche prudente et raisonnable de la réforme de l'organisation territoriale. A cet égard, les EPCI ne doivent pas devenir des collectivités territoriales de plein exercice dans la mesure où, a-t-il estimé, leur objet était d'organiser des coopérations entre communes et non pas de se substituer à ces dernières.

Par ailleurs, les compétences attribuées aux départements devraient être exercées dans une démarche de proximité, le département constituant, à ses yeux, un échelon plus pertinent que la région en matière d'action sociale, de gestion des collèges ou des routes. C'est pourquoi, plutôt que de transférer certaines compétences départementales au niveau régional, les pouvoirs publics devraient privilégier la démarche inverse en confiant, par exemple, la gestion des lycées aux départements. Le principe de subsidiarité devrait être appliqué à la décentralisation afin que les compétences puissent s'exercer au plus près du terrain.

Au niveau régional, les réflexions engagées sur le regroupement de ces collectivités territoriales entre elles devraient tenir compte de leur diversité. En effet, de telles évolutions ne peuvent être imaginées que sur la base du volontariat et après organisation d'un référendum local. Plutôt que de favoriser des fusions de régions sur un modèle uniforme, le recours à des coopérations à géométrie variable constituerait une alternative pertinente, notamment sur des sujets précis tels que les transports, le développement économique, l'enseignement supérieur et la recherche. Les sept zones de défense définies actuellement peuvent préfigurer le périmètre d'une telle coopération, pour atteindre une masse critique en matière de développement économique, par exemple.

M. Jean-Pierre Chevènement a estimé que la clause générale de compétence devait être maintenue pour l'Etat et les communes, sa suppression à l'échelon régional et départemental pouvant produire des effets indésirables, a-t-il jugé, car la limitation du champ d'action de ces collectivités territoriales serait de nature à tarir l'initiative publique. Or, cette dernière demeure l'un des grands acquis de la décentralisation. Dans l'hypothèse où le bénéfice de la clause de compétence générale ne s'appliquerait plus aux départements et aux régions, le législateur devrait alors définir des compétences spéciales assez larges, complétées par des compétences facultatives, sur le modèle de la solution retenue pour les EPCI.

Il a également considéré que la mise en cause répétée des financements croisés n'était pas justifiée. Le bilan des contrats de plan, instaurés par M. Michel Rocard, est plutôt positif. En effet, de nombreuses réalisations n'auraient pas vu le jour sans le recours aux financements croisés. Il a considéré que les appréciations portées sur leur complexité étaient inexactes et le risque grand de briser les mécanismes de l'investissement public local si l'on supprimait le recours à ces montages financiers.

Il a jugé que la réforme annoncée par le Président de la République pouvait servir de cadre à une réflexion sur une meilleure articulation des interventions des échelons régionaux et départementaux. L'hypothèse d'une représentation commune à ces deux catégories d'assemblées délibérantes ne devrait pas être écartée, sous réserve du respect de la neutralité politique de la réforme lors du redécoupage des cantons. Une telle évolution permettrait de remédier aux effets du mode de représentation régionale, fondé sur la prime majoritaire, aujourd'hui trop éloigné du terrain. L'élection de conseillers territoriaux est de nature à favoriser une meilleure articulation des politiques régionales et départementales tout en maintenant l'enracinement des élus dans la proximité qui constitue le ferment de la légitimité électorale ainsi que le démontre l'attachement de nos concitoyens à leurs maires. Si ce mode de désignation a pour effet de gonfler les effectifs des conseils régionaux, les avantages de cette formule effacent largement cet inconvénient.

M. Jean-Pierre Chevènement a souligné que le développement de l'intercommunalité constituait la solution au problème de l'émiettement communal grâce à la mise en oeuvre de compétences stratégiques, le plus souvent appuyée sur une ressource forte : la taxe professionnelle unique. La critique selon laquelle les EPCI constituent un niveau de collectivité territoriale supplémentaire n'est pas fondée puisqu'il s'agit d'un instrument de coopération entre communes. Pour cette raison, le recours au suffrage universel pour désigner les conseillers et le président de ces structures ne doit pas être retenu. Un tel choix affaiblirait la légitimité électorale des conseillers municipaux et des maires. Néanmoins, il a estimé que le « fléchage » des conseillers communautaires pouvait être envisagé pour les communautés urbaines et les grandes communautés d'agglomération.

Il a indiqué que la réforme de l'organisation territoriale devait, en priorité, s'attacher à simplifier les mécanismes de l'intercommunalité pour étendre le statut de communauté urbaine aux agglomérations de plus de 250 000 habitants, maintenir les communautés d'agglomérations pour les EPCI dont la population est supérieure à 50 000 habitants et réserver aux petites villes et au milieu rural le statut de communautés de communes. A cette occasion, les syndicats d'agglomération nouvelle (SAN) doivent disparaître au profit d'un EPCI, tout comme la majeure partie des 13 000 syndicats constitués pour la gestion de différents services publics. A terme, le découpage des cantons pourrait coïncider avec la carte des EPCI et la localisation des sous-préfectures devrait évoluer en conséquence.

M. Jean-Pierre Chevènement a rappelé que les 2 583 EPCI existants regroupent d'ores et déjà 33 600 communes, soit 92 % d'entre elles et 87 % de la population française et que ces EPCI avaient permis de mettre en oeuvre des compétences auparavant laissées en friche, par exemple en matière de développement économique ou de politique de la ville. Toutefois, le bénéfice plein de cette réforme ne sera perceptible qu'à un horizon de vingt à trente ans. Par ailleurs, l'intercommunalité, sous réserve d'une mutualisation des moyens, n'est pas source de gaspillage sauf à considérer que les compétences qu'elle met en oeuvre n'avaient pas à l'être. Les critiques émises sur les surcoûts provoqués par la création de cette structure de coopération n'ont plus lieu d'être. Les pouvoirs publics doivent prendre garde à préserver le développement de l'intercommunalité en se préoccupant notamment de ses ressources financières qui pourraient se tarir sous l'effet de la crise financière.

M. Jean-Pierre Chevènement a souligné que l'Etat devait conserver sa compétence générale et jouer un rôle d'impulsion des politiques publiques et de péréquation des ressources, une évaluation précise des compétences décentralisées s'imposant pour faciliter les relations entre l'Etat et les collectivités territoriales, afin notamment de ne plus maintenir les services de l'Etat dont les compétences ont été décentralisées.

Pour l'exercice de ses propres compétences, l'Etat devrait maintenir une administration de qualité, impératif à prendre en compte au moment où la mise en oeuvre de la révision générale des politiques publiques (RGPP) aboutit de fait à une régionalisation de l'administration de l'Etat et à la réduction des compétences exercées par l'administration au niveau départemental.

En réponse à M. Yves Krattinger, co-rapporteur, M. Jean-Pierre Chevènement a apporté les éléments suivants :

- la mise en jeu de la responsabilité des collectivités locales dans l'endettement public est très injuste puisque leur part est très faible, représentant moins de 10 points. En outre, l'ancien ministre de l'intérieur a remarqué que la dette des collectivités locales était sainement gagée sur l'investissement et non sur le fonctionnement. L'accusation portée sur l'endettement local rend problématique l'effort des collectivités locales qui jouent un rôle irremplaçable dans le maillage social, ou encore l'amélioration du cadre de vie des administrés (crèches, ...) ;

- sur la question des conseillers territoriaux, M. Jean-Pierre Chevènement a observé qu'une carte cantonale acceptable impliquerait un effectif plus important de conseillers régionaux. Il s'est interrogé sur l'instauration proposée d'un système prévoyant le vote des recettes à l'échelon régional et une déclinaison des dépenses au niveau départemental, considérant que ce système n'aurait pas de raisons d'être si la réforme retenait le principe d'une spécialisation des impôts locaux. Il a souligné qu'il ne fallait pas briser l'effet positif de la décentralisation qui a permis l'émergence de responsabilités d'initiatives très positives ;

- abordant la taxe professionnelle, il a estimé qu'il ne fallait pas rompre le lien entre l'entreprise et le territoire ;

- la sécurité civile est une responsabilité qui incombe à l'Etat et la mise en place des SDIS (services départementaux d'incendie et de secours) est une bonne réforme. Pour lui, il ne faut pas casser le lien entre population et SDIS. L'ancien ministre a précisé qu'il lui paraissait nécessaire d'établir une forme de service national au service de la collectivité territoriale pendant une période limitée.

A l'intention de Mme Jacqueline Gourault, co-rapporteur, M. Jean-Pierre Chevènement :

- a déclaré qu'il n'était pas essentiel de fixer par la loi une date butoir pour achever la carte de l'intercommunalité ;

- a estimé que l'institution d'une collectivité regroupant départements et régions n'était pas dans l'esprit du temps : il ne faut pas négliger le poids de l'enracinement, non plus que l'existence d'un patriotisme départemental et l'émergence d'une identité régionale. Rappelant l'existence des blocs de compétences, l'ancien ministre a jugé que les rapprochements seraient positifs. Abordant la question des modes de scrutin, il a évoqué le choix d'un scrutin de liste au niveau des agglomérations. Pour lui, une grande réforme ne doit pas céder à l'esprit partisan ;

- s'est prononcé, sur la question de la région Ile-de-France, pour une intercommunalité couvrant les quatre départements de la petite couronne ;

- s'est déclaré, pour la réforme territoriale, plus partisan d'un « jardin à la française » que d'une organisation à la carte telle que proposée dans le rapport de la commission des lois de l'Assemblée nationale, présidée par M. Jean-Luc Warsmann, car cette réforme doit tenir compte des acquis et de l'histoire tout en opérant des rectifications très productives, à terme, de diversité profitable. Il incombe à la représentation nationale, gardienne de l'intérêt national, de rationaliser l'organisation locale.

Aux questions de M. Bruno Retailleau, qui a salué l'intervention de M. Jean-Pierre Chevènement, celui-ci a répondu que :

- la réorganisation des services déconcentrés de l'Etat aboutissait à la mise en place d'administrations régionales très coupées des réalités départementales ; qu'il convenait, en conséquence, d'établir un garde-fou grâce au respect d'un ratio établissant l'effectif des agents de la région par rapport à celui de l'administration départementale ;

- pour l'attribution des compétences aux différents niveaux des collectivités, dans l'hypothèse de la suppression de la clause générale de compétence pour le département et la région, il importait de déterminer des compétences spéciales largement définies ;

- le Conseil économique et social s'était prononcé, à l'unanimité, pour une réforme de la fiscalité locale ;

- enfin, il s'est déclaré opposé à la mise en place d'un couple région-intercommunalité (qui serait une des propositions du rapport d'étape du comité Balladur) car l'intercommunalité ne constitue pas un échelon territorial.

En réponse à M. Jean-Claude Peyronnet, M. Jean-Pierre Chevènement a estimé que la commune était un échelon indispensable et qu'il n'était donc pas favorable à ce que les communes membres d'une communauté urbaine se voient attribuer un statut de mairie d'arrondissement.

Répondant à M. Philippe Dallier, qui s'était interrogé sur la pertinence d'une communauté urbaine parisienne qui engloberait les trois départements de la petite couronne et qui a manifesté sa préférence pour la création d'une collectivité à statut particulier sur le périmètre de la petite couronne, M. Jean-Pierre Chevènement a réaffirmé que la loi sur l'intercommunalité de 1999 n'avait pas été conçue pour être appliquée au coeur de l'agglomération parisienne et s'est interrogé sur le projet de créer un département unique en petite couronne parisienne composé des départements de Paris, des Hauts-de-Seine, de Seine-Saint-Denis et du Val-de-Marne. Il a expliqué que la France possédait avec Paris une des trois « villes monde » avec Londres et New York, ce qui constituait un atout formidable. Il a estimé que la suppression du département de la Seine n'avait probablement pas été une bonne idée et a évoqué la nécessité de créer un « super périphérique » afin de dépasser la frontière représentée par le premier et qu'il convenait de voir grand, sur la base de plans d'urbanisme.

M. Rémy Pointereau ayant souhaité avoir des précisions sur l'évolution de la clause de compétence générale, les financements croisés, le choix de nouveaux modes de scrutin et l'échéancier à appliquer, M. Jean-Pierre Chevènement a expliqué qu'il était nécessaire d'éviter une spécialisation excessive des collectivités territoriales et a considéré que l'existence d'une clause de compétence générale n'avait pas eu de conséquences dommageables. Dans l'hypothèse où une limitation de cette clause serait adoptée pour certaines collectivités, il a souhaité que les compétences spéciales alors attribuées soient définies de manière large. Il a estimé que les critiques faites aux financements croisés étaient excessives en observant qu'il s'agissait d'investissements publics et donc d'une « bonne » dette. Concernant les modes de scrutin, il a jugé que le recours à la représentation proportionnelle ne devait pas constituer une source de distorsions de la représentation et a appelé à une réforme non partisane.

En réponse à M. Marc Laménie, il a déclaré qu'il était nécessaire de se donner du temps pour engager enfin la réforme des bases des impôts locaux.

M. Jacques Mézard a estimé que la réforme de 1999 avait été une très grande réforme imprégnée d'une très grande cohérence. Il a salué, en particulier, l'avancée qu'avait constituée la définition d'un intérêt communautaire afin de permettre aux communes de travailler ensemble. Il s'est interrogé sur le fait de savoir si la définition de compétence spéciale pour certains niveaux de collectivités en lieu et place de la clause de compétence générale était incompatible avec la pratique des financements croisés.

M. Jean-Pierre Chevènement a estimé qu'une définition large des compétences spéciales serait compatible avec la pratique des financements croisés.

Programme de travail - Communication

Avant de clore la séance, M. Claude Belot, président, a présenté le calendrier et le programme des travaux à venir, mentionnant en particulier les deux prochains déplacements à Bordeaux, le 26 janvier 2009, et à Lyon, le 12 février 2009, sous la conduite de M. Gérard Larcher, président du Sénat, déplacements auxquels pourraient s'associer, s'ils le souhaitaient, les membres de la mission.