Jeudi 9 décembre 2010

- Présidence de Mme Michèle André, présidente -

Femmes et sports - Audition de Mme Brigitte Deydier, championne du monde de judo, présidente du groupe de travail « Femmes et sports »

La délégation entend Mme Brigitte Deydier, championne du monde de judo, présidente en 2004 du groupe de travail « Femmes et sports », installé par le ministre des sports, Jean-François Lamour.

Mme Michèle André, présidente. - Cette année, notre délégation a choisi comme sujet d'étude « Femmes et sports ». Quelles particularités ? Quels freins ? Comment aller vers plus d'égalité ?

Mme Brigitte Deydier, championne du monde de judo, présidente en 2004 du groupe de travail « Femmes et sports ». - Le sujet est vaste, les progrès se font à tout petits pas : il faut sensibiliser le monde sportif.

Originaire de Montauban, j'ai passé dix ans en équipe de France de judo, été championne du monde et d'Europe, tout en obtenant un diplôme de l'École supérieure de commerce de Toulouse. Un pied dans le sport, un autre dans la vie professionnelle : ce double parcours a été indispensable à mon équilibre. Engagée dans le monde associatif, j'ai longtemps été vice-présidente de la fédération de judo, notamment en charge de la politique de la ville. J'ai été directrice technique nationale de la fédération française de judo lors des dernières olympiades : nous étions deux femmes, sur environ soixante-dix fédérations ! Aujourd'hui, dans une autre fédération, le golf, je milite pour que la France accueille la Ryder Cup en 2018...

Le groupe de travail « Femmes et sports » mis en place par le ministre Jean-François Lamour en 2004, composé d'une trentaine de membres, s'est penché d'une part sur l'accès des femmes aux postes à responsabilité dans le monde sportif, d'autre part sur la pratique sportive des femmes et des adolescentes dans les quartiers sensibles.

Deux directrices techniques nationales, une présidente de fédération, alors que 45 % des sportifs sont des femmes : cela montre le mal qu'ont les femmes à accéder aux postes à responsabilités. Le Comité international olympique exige que les comités nationaux comptent 30 % de femmes - nous en sommes loin... Le CIO mène des actions en faveur de la parité, et insiste sur la participation des femmes aux Jeux olympiques.

Mme Michèle André, présidente. - Combien de femmes au comité national olympique et sportif français ?

Mme Brigitte Deydier. - Je l'ignore, mais on manque de candidates ! Les femmes ne représentent que 15 % des cadres des fédérations. Les entraîneurs femmes ont pourtant une approche intéressante, et favorisent la mixité.

Les femmes, a fortiori les mères de famille, manquent aussi de temps pour assumer des responsabilités dans les institutions sportives, sachant que les réunions, souvent longues, se tiennent généralement le soir ou le week-end. Dans les comités directeurs des associations, elles occupent souvent des postes en retrait - secrétaire, trésorière - où elles ne risquent pas de faire d'ombre à quiconque ! Il faut les encourager à oser. Nous avions ainsi proposé de parrainer les femmes qui souhaitaient prendre des responsabilités dans les associations. Le problème, c'est le manque de volontaires ! Pourtant, une fois entrées, elles se révèlent pragmatiques, et leur engagement associatif est plus long que celui des hommes.

La mixité est importante, car les femmes jettent une autre lumière sur les attentes des adolescentes. En effet, celles-ci sont moins attirées par les sports classiques de compétition, davantage par l'aspect ludique. Or les éducateurs, formés à une pratique intense, manquent de patience ! La direction technique nationale du tennis mène une réflexion sur l'entraînement des jeunes filles : même au Pôle Espoirs, les filles aiment papoter sur le banc, quand les garçons tapent dans la balle pendant des heures ! Il faut former des éducateurs, et étudier les attentes des jeunes filles. Aucune étude spécifique n'existe sur ce sujet, et il est difficile de trouver des chiffres...

Autre frein à la pratique féminine, les équipements sportifs sont saturés, et concernent les sports « traditionnels ». En outre, les créneaux horaires sont déjà occupés par les équipes masculines : à Dreux, de jeunes footballeuses avaient obtenu un terrain... de 20 heures 30 à 22 heures ! On fait aujourd'hui des équipements tellement fonctionnels qu'on en oublie la convivialité, le plaisir. Pourquoi ne pas développer les pratiques croisées, familiales, en organisant par exemple des cours de gym pour les mères pendant l'entraînement des enfants ? Certaines collectivités mettent en place des dispositifs intéressants, qui mériteraient d'être cités en exemple. La créativité des associations est impressionnante !

Je suis favorable à l'instauration de quotas dans les fédérations, non par philosophie mais par pragmatisme : il faut que les femmes prennent toute leur place, et convainquent par l'exemple. Nous avons besoin de tutorat, de quotas, de contrôle. Le ministère des sports pousse d'ailleurs les fédérations dans cette direction - mais où placer le curseur ? Il manque enfin un réseau d'entraide de femmes dirigeantes.

Dans certaines banlieues sensibles, le communautarisme fait reculer la pratique sportive des femmes. Les rares études statistiques montrent que les adolescentes des quartiers ne pratiquent guère. On s'est aperçu que les crédits consacrés à la politique sportive bénéficiaient en quasi totalité aux sections masculines. S'il n'y a pas de quotas, seuls des garçons s'inscriront à un stage multisports organisé pendant l'été...

Le sport, c'est l'épanouissement personnel, l'apprentissage de la sociabilité, l'appropriation des valeurs de la société. Le sport prend toute sa dimension quand il est pratiqué à plusieurs ! Dans cette microsociété, on apprend la tolérance, la coopération. Il faut favoriser la pratique des jeunes filles, par exemple en facilitant le transport, mais je suis hostile à une pratique exclusivement féminine, aux créneaux réservés dans les piscines : c'est tout le contraire du sport comme lien social !

Il reste encore beaucoup à faire, à inventer, qu'il s'agisse du sport en famille, du sport mixte ou des nouvelles pratiques.

Mme Michèle André, présidente. - Vous déplorez que les attentes des femmes soient mal connues. Votre étude n'est pas allée au-delà de ce constat ?

Mme Brigitte Deydier. - Non. L'Union nationale du sport scolaire (UNSS) en revanche y réfléchit, et se montre assez créative.

Reste le problème de l'encadrement et des équipements.

Mme Michèle André, présidente. - Les équipements sont presque tous saturés. Adjointe aux sports à la mairie de Clermont-Ferrand, j'avais imposé que l'on réserve des horaires d'entraînement convenables aux femmes.

Les femmes ont peu de temps à consacrer aux loisirs après les tâches professionnelles et ménagères : est-ce là le problème principal ?

Mme Brigitte Deydier. - C'est une spécificité française. Dans les pays nordiques, par exemple, on sort plus tôt du bureau, ce qui libère du temps pour la pratique sportive ! Les clubs privés de gym répondent à un besoin en offrant des cours de trois quarts d'heure, quand un entraînement de football, axé vers la compétition, dure deux heures. Les collectivités veulent des équipes qui gagnent, or les filles n'ont pas toutes envie d'être tenues à des résultats ! D'où la priorité donnée aux garçons.

Mme Michèle André, présidente. - Vous pensez qu'une femme entraîneur comprend mieux les aspirations des adolescentes ?

Mme Brigitte Deydier. - Il faut former les entraîneurs, afin qu'ils acceptent que le sport puisse être autre chose que la performance. On risque sinon d'exclure les filles qui, à un moment donné, ont envie d'autre chose. Aujourd'hui, les jeunes « zappent », s'essaient à différents sports. Il faut que l'éducateur se remette en cause.

Mme Michèle André, présidente. - Les éducateurs sportifs sont-ils imprégnés par le côté plus « carré » de la pratique de haut niveau ?

Mme Brigitte Deydier. - N'oublions pas que les premiers éducateurs sportifs étaient des militaires : on n'était pas là pour s'amuser !

Les entraîneurs accusent souvent les jeunes sportives d'être indisciplinées, or c'est seulement qu'elles ne fonctionnement pas de la même façon que les garçons, elles ont besoin d'adhérer aux décisions de l'entraîneur, leurs groupes sont plus décontractés !

Le rapport du groupe de travail ne traite pas du sport de haut niveau. Grâce au CIO, au ministère, les choses se sont améliorées, et le niveau des femmes est aujourd'hui équivalent à celui des hommes. Face à l'indifférence des médias, il est important de mettre en avant les exploits des sportives, de leur accorder la même reconnaissance officielle qu'aux hommes. C'est l'intérêt de la télévision pour le tennis féminin qui a permis aux championnes d'obtenir les mêmes dotations que les hommes. Dans les sports où il n'y a pas d'argent, comme l'escrime ou le judo, une championne n'obtiendra qu'une demi-page dans L'Équipe, contre une page entière pour son homologue masculin... Mais les choses vont s'améliorant : il y a de plus en plus de femmes journalistes spécialisées.

Mme Michèle André, présidente. - Elles ne sont pas nombreuses. En revanche, on voit davantage de commentatrices sportives à la télévision.

Mme Brigitte Deydier. - Des consultantes, oui ; des journalistes de télévision, moins. Un journaliste sportif m'expliquait récemment qu'il n'interviewerait pas une gymnaste qui ne serait pas jolie ! Espérons que les choses vont évoluer... Aux sportives aussi d'aller au contact de médias, pour exister dans l'espace médiatique !

Mme Michèle André, présidente. - On est encore dans une phase de conquête.

Mme Brigitte Deydier. - La baisse du nombre de médaillées françaises aux Jeux olympiques de Pékin a fait polémique ; c'est l'aléa de la compétition... Il est toujours délicat de faire des prévisions de médailles, d'autant qu'il y a eu la contreperformance de Laure Manaudou...

Les sportives de haut niveau se préoccupent souvent plus que les hommes de l'après-carrière. Elles ne peuvent se permettre les mêmes débordements que les hommes !

Mme Michèle André, présidente. - C'est la même chose en politique !

Mme Brigitte Deydier. - Il faut former les entraîneurs à gérer les fortes personnalités. L'approche médicale ne peut être ignorée, mais ce n'est pas la seule. On perd des talents, faute d'encadrement adapté.

Mme Françoise Cartron. - Les sportives de haut niveau sont davantage préoccupées par l'après-carrière professionnelle, avez-vous dit. Le sont-elles également par leur vie personnelle ?

Mme Brigitte Deydier. - L'athlète de haut niveau est très égocentrique durant la période de compétition. Cette caractéristique est difficilement compatible avec une vie personnelle d'autant que nous essayons déjà de garder un pied dans les études et la vie professionnelle. La maternité, parce qu'elle décentre, complique mais n'empêche pas le retour à la compétition à laquelle participer est possible maintenant jusqu'à 30, voire 35 ans. Entre parenthèses, la présidente de la fédération française de course d'orientation, un sport mixte, a eu la bonne idée d'organiser des crèches au départ des courses pour inciter les femmes à y participer au lieu d'être chargées de garder les enfants. Un petit pas, mais qui va dans le bon sens ! De même, l'Institut national des sports et de l'éducation physique a ouvert une crèche pour les entraîneures et les athlètes femmes.

Mme Françoise Cartron. - Une question sur le sport des filles dans les quartiers. Les municipalités sont souvent confrontées à des demandes de construction d'équipements sportifs publics, correspondant à des sports très masculins, comme le skateboard, ensuite squattés par les garçons...

Mme Brigitte Deydier. - ... et complètement désertés par les filles. Le constat est général ! Plus le sport requiert un engagement physique, moins l'on verra de filles en faire. Raison pour laquelle je crois le sport encadré plus approprié dans les banlieues que le sport en liberté qui est accaparé par les bandes. Plutôt que ces équipements, qui accentuent l'écart entre femmes et hommes dans le sport, je défends plutôt une approche ludique du sport à l'école, une approche pour donner le goût du sport.

Mme Michèle André, présidente. - Hélas, l'Union nationale du sport scolaire manque d'effectifs. On y fait surtout appel dans des situations catastrophiques.

Mme Brigitte Deydier. - Cette disparité freine le développement d'une véritable politique du sport.

Mme Françoise Cartron. - En outre, les clubs hors du temps scolaire travaillent dans un esprit de compétition, contraire à notre démarche. Il faudrait les former.

Mme Brigitte Deydier. - Cela est nécessaire, les clubs doivent travailler avec l'école et les collectivités. De nombreuses mairies gèrent aujourd'hui des clubs et peuvent proposer ces relations.

Mme Michèle André, présidente. - Vaste chantier ! Dans une zone d'éducation prioritaire, nous avions développé la pratique encadrée du sport d'escalade, un sport très mixte. Les femmes ont disparu dès lors qu'on a supprimé leur créneau horaire. L'ethnie, la communauté, joue contre le sport féminin.

Mme Françoise Cartron. - Les élus ont insuffisamment conscience de cette difficulté.

Mme Brigitte Deydier. - Il faudrait, dès la construction de l'équipement public, fixer les conditions de son utilisation. Inspirons-nous des exemples de réussite : un club de judo, installé dans une zone très sensible, a créé, à l'initiative d'une femme professeur de judo, un système d'accompagnement scolaire, un esprit de famille, un lien social d'entraide. Cela suppose la présence d'un éducateur qui a envie de faire... En fait, il faudrait former des jeunes filles des quartiers difficiles au métier d'éducateur sportif : non seulement il y a du travail, mais cela changerait l'image de la femme sportive.

Mme Michèle André, présidente. - Effectivement ! Les fondamentaux de la politique de la ville sont fragilisés par des financements de bouts de chandelle...

Mme Brigitte Deydier. - Il y a de l'argent, mais par à-coups.

Mme Michèle André, présidente. - Le Sénat fait une analyse très sévère de notre politique du sport : elle repose actuellement sur les seules volontés individuelles. Ce n'est pas ainsi que nous atteindrons la mixité sociale ! L'école publique est une bonne piste : les cours de piscine y sont obligatoires.

Mme Brigitte Deydier. - Mais il faudrait connaître le nombre de demandes de dispense...

Mme Michèle André, présidente. - Elles sont plus nombreuses pour les filles...

Mme Françoise Cartron. - ... surtout des quartiers.

Mme Brigitte Deydier. - Ne lâchons pas du lest !

Mme Michèle André, présidente. - Merci de votre venue. Nous ferons le meilleur usage de votre rapport. Nous publierons nos conclusions au printemps prochain. A cette occasion nous évoquerons aussi le conflit que nous avons eu avec la fédération internationale de foot (FIFA) qui avait autorisé l'équipe féminine iranienne à jouer avec un couvre-chef aux Jeux olympiques de la jeunesse à Singapour. C'est un déni absolu de l'esprit olympique !

Mme Brigitte Deydier. - La question se pose également au CIO. Il faut dire que certains ont une politique très active. Aux championnats d'Asie, une judoka est entrée voilée sur le tatami. Le président n'est pas intervenu, les arbitres ont mis du temps à réagir... J'ai une autre image terrible en tête : il y dix ans, l'équipe de volleyball égyptienne jouait en short court et en maillot comme les autres, aujourd'hui elle porte le voile...

Mme Michèle André, présidente. - Compte tenu de la gravité du problème, nous devons reprendre ce problème avec le CIO : on ne peut pas faire deux poids, deux mesures. Car, à terme, si on ne fait rien, vous devrez bientôt, vous aussi, combattre voilée dans les compétitions de judo.

Mme Françoise Cartron. - ... et les demandes de dispense d'activité sportive des jeunes filles se multiplieront !

Mme Michèle André, présidente. - Une explication qui ne justifie rien : l'éducation physique pour les filles est récente en France. Dans les années 1950, le sport était enseigné de manière très inégale entre filles et garçons, tout au moins en zone rurale. Cette culture se diffuse avec l'urbanisation.

Mme Françoise Cartron. - Nous en revenons à la question du rapport au corps...

Femmes et sports - Audition de Mme Catherine Louveau, professeure à l'université Paris Sud 11, sociologue

Enfin, la délégation entend Mme Catherine Louveau, professeure à l'université Paris Sud 11, sociologue.

Mme Catherine Louveau, professeure à l'université Paris Sud 11, sociologue. - Pour observer depuis longtemps les inégalités de genre dans le sport, voire les discriminations, je me réjouis de voir votre délégation s'intéresser à ce sujet.

Le sport est un terrain privilégié pour observer les inégalités entre sexes, les rapports sociaux de sexe et la catégorisation de la féminité et de la masculinité. Omniprésent dans la vie quotidienne, c'est une pratique sociale et culturelle dotée d'enjeux importants. Ce que j'appelle « la preuve Jeannie Longo », soit l'existence de quelques femmes sportives fortement médiatisées, comme Amélie Moresmo et Marie-José Perec, dont certaines sont devenues ministres, telle Chantal Jouanno, donne l'impression trompeuse d'une égalité. De fait, bien qu'il n'existe plus d'obstacles réglementaires, la proportion de femmes par rapport aux hommes, habituellement de 52 pour 48, tombe à 35 femmes pour les licenciés et les sportifs de haut niveau. En outre, elles représentent seulement 14 % des conseillers techniques, 10% des entraîneurs nationaux, 5 à 10 % des journalistes sportifs et 30 % des étudiants de la filière universitaire « Sciences et techniques des activités physiques et sportives », chiffre en décroissance. Enfin, sur les 144 présidents de fédération, on compte quelques femmes. Le sport est un monde où la sous-représentation des femmes est persistante, plus encore qu'en politique ou dans le monde du travail parce qu'il implique l'engagement du corps, et donc la sexuation ; c'est un lieu de la culture masculine, de la formation des hommes et du masculin. Depuis les années 1980, le sport féminin s'est développé, tout particulièrement les pratiques de loisir, d'entretien et d'esthétisation. De plus en plus de femmes pratiquent, mais pas toutes : plus de 90 % des femmes cadres pratiquent un sport, contre seulement deux tiers des ouvrières. Cela tient à une question de rapport au temps et au corps, plus que de temps disponible. En outre, plus le sport est codifié, encadré, moins il y a de femmes. Sur 100 compétiteurs en France, on compte 25 femmes, un invariant depuis vingt ans. La part des femmes dans les licenciés montre une division horizontale du travail sportif : elles sont seulement 2 % dans le foot, le rugby et la boxe. En fait, les seules disciplines où elles soient représentées à proportion sont les sports de glace, les sports équestres, la gymnastique et la natation. Alors qu'elles peuvent tout faire, demeurent des sports dits « féminisants », d'autres dits « virilisants ».

Pourquoi cette durable sexuation ? Il faut se référer à la division sexuelle horizontale de toutes les formes de travail. Les métiers ont un sexe, le travail domestique aussi. Plus un sport (de même un métier) requiert de l'engagement physique, de la force, du travail dans les grands espaces, une prise de risque, l'utilisation d'un moteur, plus il sera virilisant parce que s'y construit symboliquement la masculinité. La sexuation du sport est également liée à la représentation de la féminité et des catégories du féminin et du masculin. Certains sports sont donnés comme incompatibles avec le modèle de la féminité, par exemple le rugby. Le spectre de la virilisation, de la femme virile, qui a hanté autrefois la venue des femmes dans de nombreux métiers de l'espace public, habite encore le sport. D'où l'étiquetage d'homosexualité pour celles qui transgressent l'ordre social de genre ; les commentaires sur leur apparence - trop musclées, trop performantes, trop grosses ; pas assez ceci, pas assez cela - et la suspicion jetée sur leur identité sexuée. Le test de féminité, utilisé pour la première fois dans les années 1960 et jusque dans les années 2000, continue d'être pratiqué : dernier exemple en date, la sportive Caster Semenya en 2009. Or, en quarante ans, jamais un cas d'homme déguisé n'a été détecté !

La vraie question est celle, douloureuse et très complexe, des intersexués. Si les sportives de haut niveau sont peu féministes, l'affirmation de leur pratique dans des sports réputés masculins participe, « à l'insu de leur plein gré », à la reconnaissance de féminités plurielles. Est ainsi mis en question « l'éternel féminin » de la femme gracieuse, esthétique... Les médias entretiennent cette durable sexuation : on y fait peu d'espace au sport féminin, sinon pour montrer les patineuses et les gymnastes quand le cyclisme, le football, la moto et le rugby masculin occupent l'espace du sport sur les chaînes gratuites. Les journalistes mettent en avant l'apparence plutôt que la performance des sportives quand ils parlent, pour les hommes, de ce qu'ils font et non de ce qu'ils sont. Depuis la fin des années 1970, on nous sert le même argument : « le sport féminin se vend mal » - comprendre : les minutes publicitaires. Les sportives peinent à résister à cette tendance lourde à la sexualisation de leur image. Poses glamour et tenues moulantes sont devenues indispensables pour se vendre. Au niveau international, des joueuses de basketball ont été sanctionnées pour avoir voulu porter des tenues confortables comme les hommes, et non des tenues moulantes ! Autre cause, la forte résistance des institutions et de l'encadrement. Un joueur de rugby me disait récemment ne pas comprendre qu'une femme puisse pratiquer ce sport. Les arbitres féminines de foot masculin sont rarissimes. La part des femmes dans les comités directeurs est, pour le moins, réduite. Les objectifs fixés par le CIO et le comité national olympique et sportif français ne sont pas atteints. Le volontarisme imposé est peu actif en la matière.

La place des femmes dans le sport se mesure à l'aune de leur place dans une société. Les pays du Golfe, l'Iran ou l'Arabie saoudite sont des pays sans femmes sportives dans les délégations olympiques ; pays qui connaissent une ségrégation des sexes pour la pratique sportive. Le CIO a cautionné la tenue des Jeux panislamiques, ce qui me semble problématique.

Y a-t-il des changements intergénérationnels ? Moins que ne le croient les jeunes. Vers sept ans, les petits garçons suivent des cours de judo, les filles de danse. Le coût de la transgression de l'ordre social de genre est d'ailleurs plus élevé pour les garçons. La dernière enquête sur les jeunes et le sport, publiée en 2003, montre que les filles abandonnent la pratique sportive ; j'observe que cela se produit en même temps qu'elles se détournent des matières techniques et scientifiques... En terminale, seules 10 % des filles sont licenciées et pratiquent la compétition. Le poids de la position sociale des familles joue : plus les enfants sont issus de familles où le capital scolaire est élevé, plus ils pratiquent le sport. Cela joue en faveur des filles ; à l'opposé les moins sportives sont les filles de LEP et sont d'origine populaire le plus souvent.

Quels sont les leviers d'action ? « Il faut attendre un changement des mentalités, on n'y peut rien », entend-on souvent dire. Je crois, au contraire, que les actions volontaristes ont prouvé leur efficacité. Laisser faire le temps, la culture, c'est favoriser la reproduction. S'agissant du rapport au monde, la socialisation sexuée est toujours très opérante. Voyez les jouets : on offre aux petits garçons des jeux roulants, des camions de pompiers, des grues ; aux petites filles des jouets statiques qui les préparent à leur futur rôle de mères au foyer. Tout se passe comme si le message était le suivant : aux garçons, partez découvrir le monde ; aux filles, restez à la maison auprès de vos mères dans la sécurité. Il faut former les enseignants à la dimension sexuée de la scolarité et des activités sportives. Il ne suffit pas de vouloir, comme l'affirme la ministre dans le film « La Journée de la jupe ». Encourager les enfants à pratiquer une activité habituellement dévolue à l'autre sexe améliore les représentations sexuées, de même que montrer des modèles atypiques. J'avais lancé le défi de montrer des joueuses de rugby et de foot au Sportel de Monaco. Hélas, il n'a pas été relevé ; or, rendre visibles des femmes sportives, des femmes politiques ou ingénieurs, les nommer, c'est montrer que l'accès à ces activités est possible pour les femmes.

Pour conclure, je veux signaler d'autres obstacles insidieux, par exemple la rebiologisation du social comme « effet pervers » des recherches par les imageries par résonance magnétique, la discrimination positive et l'apartheid dans le club de sport - les clubs « lady fitness » ou les horaires réservés - au prétexte d'un meilleur confort des femmes dans le sport.

Mme Michèle André, présidente. - Merci. Nous partageons très largement votre analyse très ferme, qui pourrait être transposée au monde politique. Qu'entendez-vous au juste par rebiologisation du social ?

Mme Catherine Louveau. - Il s'agit de la renaturalisation des différences de genre. Prenons l'exemple de l'imagerie par résonance magnétique (IRM), par laquelle on perçoit les zones cérébrales mobilisées lors de l'exécution d'une tâche ; cette technologie, dont la médecine tire grand parti, a des effets pervers. C'est ainsi que l'on ressuscite les vieilles lunes de la psychologie différentielle : le cerveau gauche rationnel et le droit émotionnel, des facultés cognitives différentes qui expliquent que les femmes ne sachent pas lire les cartes routières, etc. Mais si certaines femmes rencontrent des difficultés pour lire les cartes, c'est qu'elles n'ont pas été en situation d'apprendre à les déchiffrer ! Certains parlent aussi d'un « post-féminisme »... La neurobiologiste Catherine Vidal s'intéresse à ces questions sur le « sexe du cerveau ». Tout est affaire d'éducation et de socialisation. L'histoire du sport le montre : on disait que les femmes étaient trop faibles pour pratiquer certains sports, mais c'est qu'elles n'avaient pas l'occasion de s'entraîner !

Mme Françoise Cartron. - Votre exposé fort intéressant a montré que, dans le domaine du sport comme en politique, « laisser faire le temps », c'est autoriser la reproduction du même. Il faut faire preuve de volontarisme. Vous êtes-vous penchée sur la question du sport féminin dans les quartiers sensibles ?

Mme Catherine Louveau. - William Gasparini connaît mieux que moi ce sujet : il a travaillé sur le rôle du sport dans l'intégration sociale. J'indiquerai seulement que la politique volontariste du ministère des sports dans les années 1990, consistant notamment à créer des terrains de proximité, a eu pour effet involontaire d'exclure les filles, les garçons se réservant le football de rue et l'usage des « playgrounds ». La question du rapport entre les hommes et les femmes a trop longtemps été ignorée par les décideurs.

Mme Michèle André, présidente. - Ces années ont été marquées par l'idée des « loisirs pour tous », mais j'ai en effet constaté à Clermont-Ferrand que les terrains étaient surtout construits pour occuper les garçons et éviter les désordres, sans que les filles soient prises en compte. L'espace public ne leur a pas été ouvert.

Mme Françoise Cartron. - Il leur a même été fermé.

Mme Catherine Louveau. - En effet. La fédération de basket-ball, par exemple, compte de nombreuses femmes parmi ses adhérentes, alors que les terrains publics sont occupés par les garçons.

Mme Michèle André, présidente. - Comme le disait Mme Brigitte Deydier, lorsqu'une pratique sportive n'est pas encadrée, les femmes en sont exclues.

Mme Catherine Louveau. - Je n'irai pas jusque là. Le mouvement sportif a tendance à croire qu'il n'y a de sport qu'encadré...

Mme Michèle André, présidente. - La remarque de Mme Brigitte Deydier portait sur les quartiers difficiles.

Mme Catherine Louveau. - Le volontarisme de la fédération de football n'a pas suffi : il n'y a encore que 2 % de licenciées. Les résistances sont fortes, plus encore qu'en politique : qu'une fille joue au foot, au rugby, pratique le cyclisme ou la boxe, c'est une transgression de l'ordre social du genre. Car en sport, le corps est en jeu, qui est le premier marqueur des identités sexuelles : on dit qu'une femme est féminine ou non, on pratique des tests de féminité, alors qu'il n'y a jamais eu de tests de masculinité...

Mme Michèle André, présidente. - Bref, les choses n'avancent pas.

Mme Catherine Louveau. - La sociologue que je suis voit ce qui change, mais aussi ce qui se reproduit. Ne nous laissons pas leurrer par des réussites ponctuelles.

Mme Françoise Cartron. - Faisons passer le message auprès des élus, qui financent les équipements sportifs : si les fédérations se montrent trop timorées, les collectivités peuvent configurer l'espace urbain pour donner leur place aux femmes.

Mme Catherine Louveau. - Aujourd'hui se tiendra la première Nuit du sport féminin. Des démonstrations auront lieu, ainsi que des conférences et la promotion du livre « Le Sport féminin 2010 ». La compagnie Mabel-Octobre, emmenée par Judith Depaule, donnera un spectacle.

Mme Michèle André. - J'étais allée voir un de ses spectacles, intitulé « Corps de femme », sur une athlète de l'ex-RDA, dopée à l'excès et morte à 29 ans : c'était très instructif et émouvant. Il doit être repris bientôt au Nouveau théâtre de Montreuil.

Je reviens sur la nécessité du volontarisme politique. Mme Brigitte Deydier nous a parlé d'une judoka entrée voilée sur le tatami, qui n'a été exclue qu'après de longues hésitations. Je me souviens aussi d'un combat de lutte à Clermont-Ferrand : il s'agit d'un sport resté très masculin, mais en l'occurrence l'arbitre était une femme ; or, l'un des deux lutteurs, venu du Moyen-Orient, a refusé de lui serrer la main, c'est-à-dire d'exprimer sa soumission à son arbitrage. J'ai tenu à remettre moi-même les trophées et je suis intervenue auprès de la fédération internationale, afin que de tels incidents ne se reproduisissent pas à Atlanta. En la matière, il faut être intransigeant.

Merci encore des informations que vous nous avez communiquées : elles nous seront très utiles pour le rapport.