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Mercredi 16 février 2011

Politique étrangère et de défense

La situation au Kosovo
Audition de M. Jean-François Fitou, ambassadeur de France au Kosovo,
de Mme Marie-Thérèse Bruguière et de M. Jean-Claude Frécon, sénateurs

M. Jean Bizet. - L'Union européenne a reconnu la vocation à l'adhésion de l'ensemble des pays du Sud-Ouest des Balkans, c'est-à-dire tous les pays issus de l'ex-Yougoslavie ainsi que l'Albanie.

Mais la situation de ces pays est très hétérogène. Avec la Croatie, nous sommes dans la phase terminale des négociations. La « Macédoine » - je mets ce nom entre guillemets - et le Monténégro ont le statut de pays candidat, mais les négociations ne sont pas ouvertes. La Serbie, la Bosnie et l'Albanie n'ont pas le statut de pays candidat. Enfin, vient le Kosovo qui pose un problème bien particulier, puisqu'il n'est pas reconnu par l'ensemble des pays de l'Union. Hier même, nous avons reçu dans cette salle le président du Sénat roumain, qui nous a confirmé que son pays voyait un problème de principe et un précédent dangereux dans la reconnaissance du Kosovo ; l'Espagne a la même position.

Le problème paraît inextricable, mais on a eu le sentiment, ces derniers mois, que la Serbie donnait certains signes d'évolution.

En même temps, nous nous interrogeons sur la situation interne du Kosovo, sur le plan politique comme sur le plan économique. Certains observateurs doutent même de la viabilité d'un Kosovo indépendant.

Face à ces problèmes redoutables, nous avons souhaité faire le point, et c'est pourquoi nous vous remercions, Monsieur l'Ambassadeur, d'avoir accepté de venir devant nous pour nous expliquer comment se présente aujourd'hui la situation du Kosovo, et quelles sont les perspectives de ce pays.

Nous avons souhaité également bénéficier de l'expérience de notre collègue Marie-Thérèse Bruguière, membre du groupe interparlementaire France-Balkans occidentaux, qui a participé à l'observation des élections au Kosovo.

Nous avons également souhaité avoir l'éclairage du Conseil de l'Europe, notamment pour ce qui concerne la question des droits de l'Homme. Notre collègue Jean-Claude Frécon, membre de la délégation française à l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, a accepté de nous apporter son témoignage.

Je vais d'abord donner la parole à Marie-Thérèse Bruguière, puis à Jean-Claude Frécon, de sorte que M. l'Ambassadeur puisse aborder plus rapidement les aspects déjà évoqués par nos collègues.

Mme Marie-Thérèse Bruguière. - Répondant à l'invitation du ministère des affaires étrangères, le Sénat m'a désignée en novembre 2010 pour participer à l'observation des élections législatives anticipées du 12 décembre dernier au Kosovo. Je me suis, à cet effet, rendue sur place aux côtés de Christian Ménard, député du Finistère, du 10 au 13 décembre.

Faute de consensus en leur sein sur l'indépendance du Kosovo -seuls 75 États ont reconnu le Kosovo dont 22 membres de l'Union européenne -, les grandes organisations internationales, qu'il s'agisse du Conseil de l'Europe ou de l'OSCE, n'ont pu dépêcher de mission d'observation sur place. Le Parlement européen a délégué de son côté sept observateurs sous la présidence de Doris Pack, une eurodéputée allemande. Il s'agissait, avec Christian Ménard et moi-même, des seuls élus issus de parlements étrangers présents sur place. Des organisations non gouvernementales, internationales et locales, étaient, quant à elles, représentées par environ 32 000 observateurs, dont 840 étrangers.

Avant de revenir sur les résultats de cette élection et les conséquences sur le paysage politique local, il convient de s'attarder quelques instants sur le contexte dans lequel se déroulait le scrutin.

Un jugement de la Cour constitutionnelle a contraint le Président de la République, Fatmir Sejdiu, à démissionner de son poste le 27 septembre dernier. Répondant à une plainte déposée par 32 députés, la Cour constitutionnelle a en effet estimé que le chef de l'État avait violé la Constitution en cumulant son mandat avec la présidence de la Ligue démocratique du Kosovo, la LDK de feu Ibrahim Rugova.

Le chef de l'État est, au Kosovo, désigné par les membres du Parlement. Fatmir Sejdiu, élu une première fois en 2006 après la mort de son prédécesseur, Ibrahim Rugova, a été réélu en 2008. Il est, à cet égard, devenu le premier président d'un Kosovo indépendant.

Après la démission du Président, les deux principaux partis du pays - la LDK et son partenaire au sein de la coalition gouvernementale, le parti démocratique du Kosovo, le PDK - ne sont pas parvenus à trouver un accord sur les modalités de la réélection de son successeur.

Le PDK, issu de l'armée de libération du Kosovo, l'UCK, est le premier parti du Kosovo. Il est dirigé par Hashim Thaçi, actuel Premier ministre. Le PDK souhaitait que le successeur de M. Sejdiu termine le mandat de celui-ci et exerce en conséquence ses fonctions jusqu'en janvier 2013. La LDK, préférant que le nouveau chef de l'État soit élu pour cinq ans, a préféré quitter la coalition gouvernementale le 15 octobre.

Cette coalition était déjà fragilisée par les débats sur la politique de privatisations à mener, la LDK étant plus mesurée sur ce sujet que son partenaire.

La motion de censure contre le gouvernement, déposée le 2 novembre par les députés de l'Alliance pour un nouveau Kosovo, l'ARK, du milliardaire Bexhet Pacolli s'est inscrite dans ce contexte troublé. Son succès - 66 députés sur 120 ont voté le texte - a conduit à la dissolution du Parlement et à l'organisation d'élections législatives anticipées. Les membres du PDK ont, à la différence de ceux de la LDK, voté pour cette motion, le Premier ministre estimant qu'un scrutin anticipé permettrait de clarifier la situation. La LDK a, à cet égard, dénoncé la volonté du PDK de manipuler le calendrier électoral.

Si la campagne électorale fut, en conséquence, courte, elle a été néanmoins le cadre d'une modification du paysage politique local.

Le 7 novembre, l'ancien président de la République, Fatmir Sedjiu a ainsi été supplanté par Isa Mustafa, maire de Pristina, à la tête de la LDK. D'anciens membres de la LDK réunis autour du fils d'Ibrahim Rugova, Ukë  Rugova, ont, par ailleurs, fait campagne commune avec l'Alliance démocratique du Kosovo, l'AAK. Cette formation est issue de l'aile droite de l'UCK et dirigée par l'ancien Premier ministre Ramush Haradinaj, actuellement en détention à La Haye dans l'attente de son procès pour crimes de guerre devant le Tribunal pénal pour l'ex-Yougoslavie.

On note une profonde proximité programmatique en ce qui concerne les grandes formations politiques, la plupart se rejoignant sur le thème d'une intégration rapide au sein des institutions européennes et atlantique et une libéralisation du régime des visas.

Seul le Mouvement pour l'Autodétermination - Vetëvendosje - d'Albin Kurti, ancien porte-parole de l'UCK, qui avait boycotté le scrutin de 2007, proposait un projet alternatif, militant tout à la fois pour le départ des forces internationales et de l'Union européenne du Kosovo et son rattachement à l'Albanie. La nouveauté de ce discours, pourtant radical, explique la percée du Mouvement pour l'Autodétermination dans les enquêtes d'opinion avant le scrutin.

L'une des principales interrogations du scrutin concernait la participation de la minorité serbe. Belgrade avait officiellement appelé au boycott des élections législatives. Certaines formations politiques et des intellectuels serbes ont néanmoins appelé au vote. L'ouverture des bureaux de vote au nord du fleuve Ibar, le fleuve qui traverse Mitrovica, était la question la plus épineuse. Cette région située au nord du pays est majoritairement serbe et ne reconnaît pas l'indépendance. Des progrès ont, à cet égard, pu être enregistrés par rapport aux élections municipales de novembre 2009, premier scrutin organisé depuis l'accession à l'indépendance du Kosovo. 14 bureaux de vote mobiles, qui sont en fait des véhicules automobiles postés à la sortie des villes, et 8 centres de vote fixes ont ainsi pu être mis en place, en dépit de l'appel au boycott et de l'hostilité affichée d'une large partie de la population à l'égard du processus électoral.

Si la participation au scrutin des 40 000 Serbes vivant au nord de l'Ibar n'était pas escomptée, l'implication des 60 000 Serbes isolés dans les enclaves du sud de l'Ibar était, quant à elle, attendue. Les élections municipales de novembre 2009 avaient, en effet, été l'occasion de mesurer une certaine mobilisation. Cette dichotomie entre les Kosovars d'origine serbe du nord et ceux du sud s'explique par le désengagement progressif de Belgrade au sein des enclaves du sud. En 2010, la Serbie a ainsi versé environ 42 millions d'euros aux structures parallèles serbes au Kosovo soit moitié moins que l'année précédente. Par structures parallèles, j'entends les équipes municipales qui exercent une autorité de fait dans les enclaves serbes, qui ne reconnaissent pas l'indépendance du Kosovo et ne tirent leur légitimité que de Belgrade. Huit partis serbes ont, en conséquence, participé à la campagne, contre une seule formation lors du scrutin précédent.

Concernant l'élection elle-même, nous avons pu constater sur place d'importants phénomènes de fraude, notamment dans la ville de Skenderaj, fief du PDK. Ces entorses à la loi électorale prenaient des formes variées : votes familiaux, incitations à voter pour le PDK et certains de ses candidats dans les isoloirs, intervention des assesseurs dans les isoloirs, signatures identiques pour plusieurs noms sur les registres de vote, votes multiples, coupures électriques opportunes, accès empêchés aux bureaux de vote, irrégularités manifestes lors du décompte des suffrages, tentatives de répartition des bulletins blancs entre les partis. Les « invitations » à sortir lors du dépouillement qui m'ont été adressées sont venues confirmer que le principe de transparence n'était pas respecté.

Ainsi, le chiffre de la participation dans la municipalité de Skenderaj, 93,8 %, alors que la moyenne nationale s'élève à 47,80 % dans le pays, est venu corroborer cette impression de bourrage des urnes. Si le taux de participation au nord du pays est quant lui proche du néant, oscillant entre 1,5 et 6 %, les chiffres enregistrés dans les enclaves serbes du sud du pays s'inscrivent, eux, dans la moyenne nationale.

Les premiers résultats proclamés le 13 décembre ont mis en relief une victoire du PDK avec 33,6 % des voix, devant la LDK, 23,5 % des suffrages, le Mouvement pour l'Autodétermination, 12,2 % et l'AAK, 10,8 %.

171 plaintes ont néanmoins été déposées concernant des irrégularités au sein de bastions électoraux du PDK, dont Skenderaj, mais aussi dans une circonscription acquise à l'AAK ainsi qu'à Mitrovica. De nouveaux votes ont donc ont été organisés les 9 et 23 janvier derniers. Ces invalidations n'ont pas considérablement modifié le résultat, le PDK voyant néanmoins son score ramené à 32 % des suffrages selon les premières estimations, la LDK atteignant 24,7 % des voix.

L'image du PDK et, dans une moindre mesure, celle de l'AAK devraient néanmoins être altérées au sein de l'opinion publique. La question de la légitimité de la victoire du PDK le 12 décembre est, en effet, implicitement posée.

Le succès du PDK demeure donc à plus d'un titre relatif. S'il demeure le premier parti du Kosovo, il ne progresse pas et doit trouver de nouveaux partenaires en vue de constituer une coalition gouvernementale. Celle-ci devrait probablement réunir le PDK, ses frères ennemis de l'AAK, ainsi que l'ARK dont le président-milliardaire Pacolli aspire à devenir chef de l'État, et plusieurs partis représentant les minorités. Elle devrait ainsi comprendre le Parti libéral indépendant serbe, le SLS, déjà membre du gouvernement sortant. Grand vainqueur du scrutin dans les enclaves serbes du Sud, ce parti est également visé par des allégations de fraude électorale, que viennent corroborer des scores aux allures de plébiscite : 80 % des voix à Gracanica par exemple.

Il y a également lieu de s'interroger sur l'applicabilité du programme du PDK. Le gouvernement sortant a d'ores et déjà pu faire adopter une disposition du programme électoral du PDK, qui prévoyait une augmentation des salaires des fonctionnaires et des pensions de 30 à 50 % juste avant le nouveau vote organisé le 9 janvier. Le coût d'une telle mesure, 100 millions d'euros, n'est pas sans laisser songeur au regard du montant du déficit public kosovar en 2010 : 130 millions d'euros. On peut, par ailleurs, demeurer circonspect sur une autre promesse du parti du Premier ministre sortant : la libéralisation des visas à destination de l'Union européenne, dont bénéficient désormais tous les pays des Balkans. Aucune avancée en ce sens ne semble, en effet, à l'ordre du jour. La déception risque d'être de taille pour les électeurs.

Au-delà du programme, la question du climat qui va entourer les premiers pas du futur gouvernement est également posée. L'emballement médiatique autour du rapport de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe sur un éventuel trafic d'organes mis en place par l'UCK en 1998-1999, qui vise nommément le chef du gouvernement kosovar, devrait fragiliser le parti majoritaire. Ces accusations viennent s'ajouter aux enquêtes de la mission civile européenne EULEX sur place sur les pratiques délictueuses des dirigeants du PDK. Je pense notamment à l'implication supposée du parti majoritaire dans le trafic de carburant et d'héroïne. A ce sujet, on s'interrogera sur la coalition gouvernementale éventuelle réunissant le PDK et l'AAK, liée pour sa part à la contrebande de cigarettes et au trafic de cocaïne.

C'est en fonction de ce climat malsain que l'on doit analyser le résultat de la LDK. Ce parti devrait conserver le même nombre de députés, ce qui signifie que le parti a su dépasser la crise qui semblait le miner depuis la disparition d'Ibrahim Rugova. Le renouvellement de sa direction et le souhait d'Isa Mustafa d'axer une partie de son action sur la dénonciation des affaires de corruption et la lutte contre le crime organisé devrait rencontrer un écho croissant. En rompant avec la famille Rugova, Isa Mustafa entend faire abandonner à sa formation les habitudes liées au combat indépendantiste et l'ancrer définitivement dans la modernité. Il pose, à cet égard, la LDK en véritable alternative aux partis issus de l'UCK.

Il faut également s'interroger sur la percée du Mouvement pour l'Autodétermination, même si son résultat est en deçà des prévisions. Devenue la troisième force politique du pays, elle incarne une radicalisation croissante d'une partie de l'électorat kosovar, à l'heure où les négociations devraient prochainement s'ouvrir avec Belgrade sur les modalités d'une coopération administrative entre les deux États. Les affaires qui entourent la majorité renforcent également sa position, le parti rejette en effet les missions internationales sur place en raison de leur passivité face à la corruption et au crime organisé. Dans un pays où le PIB par habitant demeure au niveau de celui de 1981, 1 759 euros par an, la montée de ce parti tient aussi à la prise en compte dans son programme des préoccupations sociales de la population et la promotion concomitante d'un État fort destiné à répondre à ces difficultés.

Le renouvellement de la classe politique demeure néanmoins partiel, comme en témoigne l'impossibilité pour des formations de type civique d'accéder à la représentation nationale. Successeur du parti ORA, le mouvement citoyen FER (Fryma e Re) n'a pas dépassé les 5 % requis. Composés de personnalités issues de la société civile, il milite pour une démocratisation du Kosovo et une adaptation du pays aux normes européennes.

La situation politique demeure donc encore marquée par le poids des formations issues du combat indépendantiste. S'il est toujours délicat de parier sur un essoufflement de celles-ci, il ne serait néanmoins pas étonnant d'assister à une certaine lassitude de la part de la population à l'égard des anciens hérauts de l'UCK dans les prochains mois. Le Kosovo pourra, alors, définitivement dépasser les logiques politiques de l'après-guerre.

M. Jean-Claude Frécon. - L'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe a adopté le 25 janvier dernier une résolution demandant l'ouverture d'enquêtes internationales sur les allégations de traitement inhumain de personnes et de trafic illicite d'organes humains au Kosovo. Ce vote a été précédé, dans l'hémicycle, par la présentation d'un rapport de M. Dick Marty, au nom de la commission des questions juridiques et des droits de l'Homme de cette même assemblée. Ce parlementaire suisse est notamment connu pour son excellent travail sur les centres de détention de la CIA en Europe. Il a pris, par le passé, position contre les bombardements de l'OTAN sur la Serbie en 1999 et contre l'accession à l'indépendance du Kosovo en février 2008.

Le rapport porte principalement sur les activités de l'Armée de libération du Kosovo, l'UCK, entre 1998 et 2000, soit au moment du conflit pour l'indépendance et dans l'immédiat après-guerre. Faisant état d'indices concrets et convergents, le document dénonce ainsi l'existence de sept lieux de détention secrets, sous le contrôle de l'UCK, situés au nord de l'Albanie, dans lesquels des soldats serbes, mais également des opposants kosovars albanais, auraient été séquestrés et soumis à des traitements inhumains et dégradants.

Relayant des extraits des mémoires de l'ancienne procureure auprès du Tribunal pénal pour l'ex-Yougoslavie (TPIY), Carla del Ponte, le rapport de la commission des questions juridiques fait également état d'un possible trafic d'organes prélevés sur des prisonniers serbes et albanais à partir d'une clinique située en territoire albanais. Aux yeux de Dick Marty, l'actuel Premier ministre et ancien chef de l'UCK, M. Hashim Thaçi, aurait une responsabilité directe dans ce macabre commerce. Le chef de l'actuel gouvernement kosovar et ses compagnons d'armes du « groupe de la Drenica » seraient par ailleurs impliqués dans d'autres activités de type mafieux : contrebande d'alcool et de cigarette, trafic de stupéfiants et prostitution.

Le symbole de cette dérive criminelle serait la fameuse « maison jaune », présentée par l'hebdomadaire allemand der Spiegel en 2008 comme la « maison de la fin du monde ». Située au nord de l'Albanie, dans le village de Ribe, elle aurait ainsi servi de lieu de déportation de prisonniers enlevés au Kosovo. 300 détenus auraient ensuite été sélectionnés en vue de prélever certains de leurs organes.

Selon le rapporteur, une approche politique pragmatique a conduit les organisations internationales sur place à privilégier la paix locale après la guerre à la nécessité de rendre justice sur ce point. Dick Marty insiste à cet égard sur le fait que l'UCK était l'alliée de fait de l'OTAN en 1999. Il mésestime néanmoins les deux enquêtes internationales menées, respectivement par la MINUK en 2004 et par EULEX en 2009, qui n'ont pas abouti, faute de preuves tangibles.

La faiblesse du rapport de mon collègue suisse tient d'ailleurs à cette absence de preuve. Il se fonde, en effet, essentiellement sur des témoignages, pour la plupart anonymes. Par ailleurs, il y a lieu de s'interroger sur les conditions matérielles pour la mise en place d'un trafic d'organes dans cette région, notamment en ce qui concerne le transfert des organes prélevés, malgré la présence de l'aéroport de Tirana à proximité du lieu où étaient censées se dérouler les opérations.

Je crains malheureusement que tout ceci ne soit le fruit d'une forme de confusion entre un passé douloureux et l'actualité, marquée par le scandale de la clinique Medicus de Pristina impliquée dans un trafic d'organes et actuellement sous le coup d'une enquête d'EULEX. M. Marty tente pourtant de relier les deux, là encore sans avancer plus de preuves.

Entendons-nous bien, il ne s'agit pas de nier l'existence de crimes intolérables et d'exactions au Kosovo entre 1998 et 1999. Il apparaît simplement indispensable de distinguer entre rumeurs et réalité et que la justice puisse s'exercer pleinement, sur la base de faits dûment vérifiés.

Dans mon intervention devant l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, j'ai souhaité insister sur les difficultés que posait ce manque de preuves pour corroborer les allégations de trafic d'organes. D'autant plus que la publication du rapport intervient dans un contexte délicat. Comme nous l'a indiqué notre collègue Marie-Thérèse Bruguière, des négociations sont actuellement en cours pour mettre en place une nouvelle coalition gouvernementale. Par ailleurs, les conditions sont réunies pour l'ouverture à court terme d'un dialogue entre Pristina et Belgrade. On ne peut mésestimer l'impact du rapport en Serbie. Peut-on raisonnablement imaginer un responsable politique serbe entamer des pourparlers avec un Premier ministre kosovar, présumé coupable de crimes contre l'humanité aux yeux du Conseil de l'Europe ?

La résolution annexée au rapport de Dick Marty a été adoptée par l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe à la quasi-unanimité, 169 voix pour contre 8 oppositions et 14 abstentions. Le texte invite EULEX, la mission civile de l'Union européenne au Kosovo, à poursuivre ses travaux d'investigations en ce qui concerne ces allégations de trafic. Elle invite l'Union européenne et les autres États contributeurs à renforcer les moyens de la mission civile et lui offrir le soutien politique dont elle a besoin pour mener à bien son enquête. Elle appelle également les autorités kosovares et albanaises à coopérer pleinement avec les organisations internationales à ce sujet.

Cet appel à l'ouverture d'enquêtes internationales a, notamment, emporté l'adhésion de la délégation française tant celles-ci devraient enfin permettre de faire toute la lumière sur la véracité de ces allégations. Il convient, à cet égard, de noter la volonté affichée des gouvernements kosovar et albanais de coopérer avec EULEX dans ce dossier.

Par ailleurs, au-delà de la question médiatique du trafic d'organes, on ne peut passer sous silence d'autres volets plus aboutis du rapport, notamment en ce qui concerne la question des personnes disparues au cours du conflit. Dick Marty rappelle à cet égard que sur les 6 000 personnes disparues à cette occasion, plus de 2 000 n'ont toujours pas été retrouvées, principalement au sud de l'Ibar. De nouvelles enquêtes devront à cet égard être menées. Elles sont indispensables en vue de favoriser à terme la réconciliation entre Serbes et Kosovars.

Je voudrais rappeler, pour terminer, que le 26 janvier, l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe a également adopté une résolution invitant les autorités kosovares à renforcer la protection des témoins cités à comparaître dans les affaires de crimes de guerre touchant notamment l'UCK. Ce texte n'a pas bénéficié d'un écho médiatique comparable au rapport Marty, alors qu'il est tout aussi indispensable en vue de consolider l'État de droit au Kosovo.

M. Jean-François Fitou, ambassadeur de France au Kosovo. - Il m'apparaît d'abord que les deux interventions que nous venons d'entendre reflètent parfaitement la réalité du Kosovo. J'ajouterai que le fait que la délégation française lors des récentes élections ait été la seule à comprendre des parlementaires nationaux a donné à la France, en cette circonstance, un impact plus fort et la presse m'a ensuite longuement interrogé avec un vif intérêt sur nos impressions. Il faut rappeler qu'au Kosovo, la France a essentiellement une influence politique et que notre implication dans le processus électoral a conforté cette influence, grâce, en premier lieu, l'engagement des parlementaires que je tiens à saluer.

Je rends hommage à la réaction mesurée que vous avez montrée à la sortie du rapport Marty et je considère que cette réaction était la plus raisonnable. Enfin, je rappelle que nous parlons du Kosovo aujourd'hui, à un moment donné, c'est un instantané d'une réalité toujours en mouvement.

Jusqu'en septembre 2010, nous semblions être entrés dans une phase de progrès, une spirale relativement vertueuse, marquée surtout par l'avis de la Cour internationale de Justice sur la licéité de la déclaration d'indépendance ; cette spirale a été brutalement interrompue par la démission du Président du Kosovo et par l'enchaînement d'événements qui se sont produits à la suite. Depuis, nous sommes plutôt dans une spirale descendante, qui s'est poursuivie avec les fraudes massives lors des élections de janvier dernier.

A propos des élections et des fraudes qui ont entaché leur résultat, je dois dire que le système électoral lui-même se prête facilement à la fraude, car il est particulièrement complexe : on vote deux fois. On choisit d'abord son parti, puis, dans la liste du parti, on doit cocher cinq noms : c'est ce système préférentiel qui a poussé à la fraude, laquelle s'est déroulée, pour la plus grande part, plus qu'entre partis, à l'intérieur de chaque parti, chaque candidat voulant à toute force figurer dans le petit nombre des élus.

Le rapport Marty a eu un effet considérable sur l'opinion, car il accuse le Premier ministre et, à travers lui, il jette le discrédit sur l'ensemble des institutions. Nous sommes donc entrés dans une phase très critique de l'Histoire du Kosovo. Le rapport de M. Marty, quelles que soient ses conséquences est venu frapper le Kosovo au moment où la question des élections avait déjà plongé le pays dans la crise.

En résumé, je dirai que nous assistons à un changement de génération et qu'une coalition relativement faible va vraisemblablement se mettre en place, qui aura en face d'elle une opposition plus unie. C'est un contexte politique délicat au moment où le Kosovo doit faire face à des problèmes budgétaires, à des choix en matière de privatisation, à des mouvements sociaux et à la préparation de sa candidature à l'Union européenne. Je crains donc que l'année 2011 ne soit chaotique.

M. Didier Boulaud. - Le rapport Marty est dû à un parlementaire qui était opposé aux bombardements en Serbie par l'OTAN et opposé à l'indépendance du Kosovo. Les exactions, de tout côté, appartiennent hélas à la triste Histoire des Balkans dont Bismarck disait qu'ils fabriquaient plus d'Histoire qu'ils ne pouvaient en consommer. Cela ne doit pas conduire à manquer de circonspection.

Certes, la viabilité du Kosovo en tant qu'État est problématique, mais ne pourrait-on en dire autant de certains autres États ? Je déplore le départ du Président de la république qui était un modérateur. Quant à l'aspiration du Kosovo à entrer dans l'Union européenne, elle est légitime. Il n'est plus possible de faire marche arrière quant à l'indépendance du Kosovo ; le rattachement à l'Albanie ne me paraît plus être d'actualité.

M. Jean-Claude Frécon. - J'aimerais savoir si Monsieur l'Ambassadeur partage l'idée que le rêve d'une grande Albanie s'est véritablement évanoui devant la difficulté de faire vivre ensemble des Albanais issus de régions différentes.

M. Jean-François Fitou. - C'est une région où l'identité ne se définit que par opposition à l'autre et où chacun vit dans un esprit de revanche. Les Serbes et les Albanais se sont disputés les mêmes terres avec des succès variables. Maintenant que le Kosovo existe, l'idée d'une grande Albanie s'estompe. Et comme ceux qui le dirigent se sont trouvé une identité et une vocation, ils voudront sans doute maintenir leur position.

M. Didier Boulaud. - Pour la Serbie, le Kosovo est surtout un enjeu de politique interne.

M. Jean-Pierre Michel. - C'est juste : officiellement, un homme politique serbe ne peut pas dire qu'il va s'accommoder du Kosovo, mais quand il s'agit d'intégration européenne, il nous fait comprendre qu'il est prêt à aborder différemment la question du Kosovo.

M. Jean Bizet. - Je remercie Monsieur l'Ambassadeur et nos collègues d'avoir bien voulu participer à ce débat : les Balkans sont au coeur de l'Europe au sens propre et au sens figuré, nous ne pouvons nous en désintéresser.

Projet de décision sur la révision du statut
de la Cour pénale internationale (E 6006)

M. Jean Bizet. - La suite de l'ordre du jour appelle l'examen en urgence d'un texte européen qui doit être adopté par le Conseil des Affaires étrangères le 21 février, c'est-à-dire lundi prochain. Le Gouvernement souhaite que la réserve d'examen parlementaire soit levée pour pouvoir donner son accord à ce texte.

Il s'agit de l'approbation par l'Union européenne de la révision du statut de la Cour pénale internationale. Cette révision a été adoptée en juin 2010. Elle vise à définir le crime d'agression et à préciser comment la Cour doit exercer sa compétence à l'égard de ce crime. Par ailleurs, elle élargit la compétence de la Cour à trois crimes de guerre supplémentaires, lorsqu'ils sont commis dans le cadre de conflits n'ayant pas un caractère international.

Ce texte fait l'objet d'un consensus. Je vous propose donc d'accepter que le Gouvernement donne son accord sans attendre l'expiration de la réserve d'examen parlementaire.

M. Christian Cointat. - Nous approuvons, mais il faut remarquer que le procédé est cavalier et que nous avons trop peu de temps pour examiner sérieusement ce document.

M. Jean Bizet. - Sous cette réserve, la commission accepte donc la levée de la réserve d'examen parlementaire.