Mardi 20 mars 2012

- Présidence de M. Philippe Dominati, président -

Audition de M. Daniel Lebègue, président de Transparence International France

La commission procède tout d'abord à l'audition de M. Daniel Lebègue, président de Transparence International France.

M. Philippe Dominati, président de la commission d'enquête sur l'évasion des capitaux et des actifs hors de France et ses incidences fiscales. - Nous accueillons M. Daniel Lebègue, président de Transparence International France.

Je vous rappelle, monsieur le président, que, conformément aux termes de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, votre audition doit se tenir sous serment et que tout faux témoignage est passible des peines prévues aux articles 434-13 à 434-15 du code pénal.

En conséquence, je vais vous demander de prêter serment et de dire toute la vérité, rien que la vérité.

Levez la main droite et dites : « Je le jure. »

M. Daniel Lebègue, président de Transparence International France. - Je le jure, dans la mesure où, sur un sujet pareil, on peut détenir la vérité.

M. Philippe Dominati, président. - Ce sera votre vérité, en tout cas.

M. Daniel Lebègue. - Absolument !

(M. Daniel Lebègue prête serment).

M. Philippe Dominati, président. - Je vous propose de commencer cette audition par un exposé. Ensuite, je donnerai la parole au rapporteur et aux membres de la commission d'enquête qui souhaitent vous poser des questions.

M. Daniel Lebègue. - Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, je suis venu accompagné de Marina Yung, chargée d'études juridiques au sein de l'association Transparence International France, qui est la section française d'une ONG très présente à l'échelle internationale puisqu'elle opère dans 110 pays dans le monde pour oeuvrer à la lutte contre la corruption, le blanchiment, la délinquance financière et, pour dire les choses de manière peut-être plus positive, afin de promouvoir de bonnes pratiques de transparence, d'intégrité dans la vie publique et dans le monde des entreprises et de la finance.

Quel bilan peut-on dresser de l'action qui a été conduite depuis 2008 - je vous dirai pourquoi je choisis cette date - à l'échelon international et dans notre pays afin de renforcer la lutte contre la fraude et l'évasion fiscale internationales ?

Pourquoi prendre l'année 2008 comme référence ? Parce que c'est au printemps de 2008 que s'est tenu à Londres le sommet du G20, au lendemain de la crise financière. Le plan d'action très complet fixé à ce moment-là par le G20 tournait autour de la lutte contre la fraude fiscale internationale, le blanchiment, avec des objectifs très ambitieux.

Le G20 a donc écrit sa feuille de route en la matière au début de 2008. À l'époque, notre ONG, comme d'autres d'ailleurs, a salué les objectifs et le plan d'action du G20, c'est-à-dire la méthode qu'il avait définie et rendue publique, parce que ces objectifs et ce plan d'action nous paraissaient correspondre à l'ampleur du sujet à traiter.

Je rappelle les objectifs que s'est donnés le G20 en avril 2008.

Premièrement, développer, renforcer la coopération et l'échange d'informations entre pays à des fins de lutte contre la fraude fiscale et le blanchiment.

Le G20 dit que cet objectif - c'est un point très important pour nous - de coopérer pour lutter contre la fraude et le blanchiment d'argent issu d'activités délictueuses ou criminelles prime sur le secret bancaire, même si nous reconnaissons la légitimité de ce dernier, chacun d'entre nous ayant droit, comme client, au secret de la part de sa banque.

L'emporte néanmoins sur le secret bancaire l'objectif de se donner les moyens, sur le plan national et international, de combattre des délits, et même des crimes dans le cas du blanchiment.

Le G20 a donné ensuite une feuille de route, préconisé une démarche. Nous allons, avec l'aide de l'OCDE, dresser les listes des États et des territoires non coopératifs - liste « noire » - ou insuffisamment coopératifs - liste « grise ».

Dans la réunion du printemps 2008, le G20 rend publiques, pour la première fois depuis des décennies, deux listes : 38 États ou territoires sont jugés insuffisamment coopératifs, 4 États sont jugés non coopératifs, soit au total 42 États ou territoires montrés du doigt par la communauté internationale comme ne jouant pas ou jouant de manière incomplète le jeu de la coopération et de l'assistance mutuelle.

Troisièmement, le G20 charge l'OCDE et le Forum mondial de définir les critères à remplir pour être jugé coopératif ou non coopératif, et de contrôler l'application des conventions d'assistance mutuelle signées entre États.

Dernier point, qui n'est pas le moins important, le G20 annonce solennellement qu'il sanctionnera les États et les territoires qui refuseront de pratiquer l'échange d'informations, l'assistance mutuelle et la coopération en matière de lutte contre la fraude fiscale et le blanchiment.

Voilà donc le communiqué du G20 d'avril 2008.

C'est un acte extrêmement fort. Je suis ces questions depuis presque quarante ans dans les différentes responsabilités que j'ai assumées successivement, notamment au ministère de l'économie et des finances, au Trésor, et je peux dire que jamais la communauté internationale n'avait manifesté, affirmé, affiché une telle volonté commune d'agir ensemble contre la fraude fiscale, le blanchiment, ni, surtout, n'en avait défini les moyens, ceux-ci nous paraissant, en 2008, adéquats, adaptés aux problèmes à traiter.

Cinq ans après ou presque, quelle appréciation peut-on porter sur ce qui a été fait au niveau international ?

Sur cette appréciation, les avis divergent fortement.

Je citerai, d'un côté, le secrétaire général de l'OCDE, Angel Gurria. L'an dernier, il rapporte devant le G20 sur le chemin parcouru, les progrès accomplis, et il a cette phrase : « La bataille pour la transparence fiscale est en passe d'être gagnée. » Pour affirmer cela, il cite un certain nombre de chiffres, dont je tiens à vous faire part.

Depuis 2008, 776 conventions fiscales nouvelles ont été signées à l'échelle du monde. L'OCDE a évalué un peu plus de 500 de ces conventions, en se posant la question de savoir si elles étaient bien conformes aux critères de coopération qu'elle avait définis.

Le principal critère qu'utilise l'OCDE, je le rappelle, c'est le fait, pour un État, d'avoir signé au moins 12 conventions d'échange d'informations fiscales avec d'autres États. Si ce critère est critiqué par certains comme trop simple et insuffisant, c'est, pour l'instant, le principal qu'utilise l'OCDE.

Il y a six mois, Angel Gurria vient dire aux dirigeants du G20 que l'OCDE a évalué 520 conventions nouvelles et que 80 % d'entre elles sont conformes à ses standards. Le secrétaire général de l'OCDE ajoute que le processus d'évaluation de l'action de la politique conduite par les États se met en place - ce que l'on appelle la revue par les pairs, peer review en anglais.

Par ailleurs, Angel Gurria, qui se targue peut-être de résultats qui ne découlent pas exclusivement ou principalement de cette dynamique qui s'est enclenchée, affirme que, au cours des trois dernières années, l'action de l'OCDE et du G20 a permis de récupérer 14 milliards d'euros de recettes fiscales dans le cadre de la lutte contre la fraude fiscale internationale, dont, précise-t-il, 1,8 milliard s'agissant de l'Allemagne, 1,4 milliard s'agissant des États-Unis, 1 milliard s'agissant de la France, pour citer les trois pays qui ont obtenu les taux de récupération les plus importants en chiffres absolus ; il ajoute que 100 000 contribuables ont, depuis 2008, déclaré à l'administration fiscale des actifs ou des avoirs qu'ils détenaient à l'étranger.

Voilà le côté pile, ou lumineux, de la médaille.

À l'inverse, les grandes ONG qui s'intéressent à ce sujet, dont les principales sont Oxfam, Tax Justice Network, Transparency International, le Comité catholique contre la faim et pour le développement, le CCFD, participent ensemble à une plate-forme plus large que l'on appelle la plate-forme « Paradis judiciaires et fiscaux ».

Ces ONG, avec des nuances, portent une appréciation beaucoup moins positive, c'est le moins que l'on puisse dire, et considèrent que, quatre ou cinq ans après le sommet de Londres, l'action du G20 et de l'OCDE a débouché sur un bilan très maigre.

Sans doute de nombreuses conventions fiscales ont-elles été signées et, si l'on en juge par les résultats chiffrés, selon l'OCDE, les recouvrements obtenus seraient de 14 milliards d'euros.

Cela étant, par comparaison, je vais vous communiquer les évaluations - je ne le ferai pas sous serment, monsieur le président, mais je vais donner mes sources - qui sont faites du phénomène de la fraude fiscale internationale dans trois grands pays, pour donner un ordre de grandeur.

Le Budget Office du Congrès des États-Unis, selon les dernières évaluations de 2008, a estimé, dans des rapports qui sont publics, à 100 milliards de dollars par an la perte de recettes résultant de la fraude et de l'évasion fiscales pour le Trésor américain.

Pour l'Europe, il n'y a pas de statistiques officielles dans les grands pays, mais, par chance, si je puis dire, à la fin de l'année 2008, les ministres français et allemand des finances de l'époque ont donné une conférence de presse commune, au cours de laquelle ils ont livré une estimation que je vous communique.

M. Steinbrück, alors ministre allemand des finances, a évalué à 30 milliards d'euros par an la perte de recettes pour l'Allemagne résultant de la fraude et de l'évasion fiscales, et enchaînant sur la réponse de son collègue, M. Eric Woerth, alors ministre du budget, a indiqué que, pour la France, même si l'on ne disposait pas de statistiques extrêmement précises, son évaluation était voisine du chiffre cité, à savoir 25 milliards à 30 milliards d'euros.

Les deux ministres sont allés un peu plus loin dans le chiffrage du phénomène puisqu'ils ont, l'un comme l'autre, indiqué que les deux tiers de cette perte de recettes étaient imputables à des entreprises et un tiers à des particuliers, au titre de l'impôt sur le revenu ou de l'impôt de solidarité sur la fortune.

Dernière indication, et je n'irai pas plus loin parce que les statistiques nous manquent malheureusement, le ministre français a indiqué qu'une part significative des pertes de recettes fiscales provenant des entreprises étaient imputables à la TVA et au phénomène bien connu de fraude, ou de « carrousel », international à la TVA.

Évidemment, quand on rapproche les chiffres donnés par l'OCDE - 1 milliard d'euros récupérés par la France, 1,8 milliard d'euros par l'Allemagne, 1,4 milliard d'euros par les États-Unis -, des chiffres correspondant aux pertes de recettes fiscales annuelles pour les Trésors nationaux des trois pays, on peut noter le résultat global, certes - 14 milliards d'euros, ce n'est pas rien -, mais on est obligé de constater qu'il est très loin des pertes de recettes générées par la fraude ou l'évasion fiscales.

Deuxième point souligné par les ONG, et confirmé par l'OCDE : même si un grand nombre de nouvelles conventions fiscales ont été signées depuis 2008, il n'est pas possible, pour l'instant, d'évaluer le respect des engagements qui ont été pris par les États dans le cadre de ces conventions. L'OCDE dit - on peut le comprendre - qu'il est trop tôt pour livrer une estimation. Nous pensons pouvoir commencer à le faire d'ici à la fin de 2012.

Le nouveau ministre du budget, Valérie Pécresse, dans une conférence de presse donnée en janvier dernier, nous a déjà fourni quelques éléments intéressants et, à vrai dire, pas très rassurants. Au cours des huit premiers mois de l'année 2011, nous dit-elle - nous n'avons pas encore de chiffres pour l'ensemble de l'année -, la France, c'est-à-dire l'administration fiscale ou les magistrats qui enquêtent, a adressé 230 demandes d'informations à des pays tiers avec lesquels nous avons signé des conventions ; 30 % seulement de ces demandes ont reçu une réponse. Dans le cas de la Suisse, les chiffres sont de 80 demandes de renseignements, 20 % ayant donné lieu à réponse.

Malheureusement, ajoute notre ministre du budget, très rares sont les cas dans lesquels a été obtenue, dans les réponses fournies par nos partenaires, une information que nous n'avions pas sur l'identité réelle des personnes. En d'autres termes, on nous répond mais, pour dire les choses d'une manière claire et directe, on ne répond pas à la question posée : M. X, résident et contribuable français dispose-t-il d'un compte en banque en Suisse ? Pourriez-vous nous en indiquer le montant, la nature des avoirs ? Si je comprends bien ce qu'a dit la ministre, dans neuf cas sur dix, on n'a pas obtenu de réponse, tout particulièrement de la part de la Suisse.

C'est ce constat qui a conduit notre gouvernement à durcir le dispositif : Mme Pécresse a annoncé en janvier que le délai de poursuite en matière de fraude fiscale internationale a été porté de trois à dix ans. Je rappelle que ce délai est de vingt ans aux États-Unis et de trente ans au Royaume-Uni.

Notre police fiscale, la cellule spécialisée de Bercy, est autorisée - encore faut-il qu'elle en ait la possibilité matérielle - à enquêter dans les pays signataires de conventions fiscales avec la France ; c'est ce qu'on appelle le droit de suite.

Mme Pécresse a annoncé également, ce dont nous nous réjouissons, que la France n'entrerait pas dans le dispositif dit « Rubik » proposé par la Suisse.

Donc, un certain nombre de mesures additionnelles ont été annoncées récemment, qui vont dans le sens d'un durcissement du système de poursuites, de sanctions, de manière à rendre plus effectif, si je puis dire, l'objectif que la France s'est fixé avec tous les autres pays du G20. Je le rappelle, aucun pays ne s'est désolidarisé de cet objectif, que ce soit la Chine, l'Inde, l'Arabie Saoudite, l'Afrique du Sud ou quelque autre État.

L'objectif commun est de lutter contre la fraude fiscale et le blanchiment et de contribuer, ce faisant, à améliorer le recouvrement des recettes fiscales et à réduire les déficits publics.

Telle est, par conséquent, la deuxième objection des ONG : il existe des conventions mais, franchement, nous ne sommes pas certains que cela change grand-chose en matière d'échange effectif d'informations.

Troisièmement, les ONG - c'est également la position de la nôtre, Transparency International -, ont regretté l'étiolement, pour ne pas dire l'évanouissement, des listes d'États et de territoires non coopératifs ou insuffisamment coopératifs, puisque, vous le savez, sur la liste de l'OCDE, il n'y a pratiquement plus personne ou presque, à part le Guatemala et Nauru.

Cette liste s'est réduite comme peau de chagrin. Or nous considérons pour notre part que le fait d'établir une liste et de la rendre publique est un moyen d'action extrêmement puissant, à vrai dire le plus puissant de tous, comme le montre la sensibilité des autorités helvétiques et des banques suisses dès lors qu'on désigne leur pays parmi les États non coopératifs ou insuffisamment coopératifs.

C'est pourquoi, pour notre part, nous souhaitons que la liste des États non coopératifs soit mise à jour régulièrement, à partir des examens de l'OCDE et du Forum mondial, et qu'elle demeure aussi longtemps que son existence sera justifiée.

Enfin, nous rappelons que le G20 a annoncé son intention de sanctionner des États, des territoires et, évidemment, des sociétés et des personnes. Toute une grille de sanctions a été définie voilà déjà dix ans par l'OCDE. On sait de manière assez précise, grâce à une carte-mode d'emploi, ce que l'on pourrait faire à l'encontre de ceux qui ne jouent pas le jeu de la coopération : les sanctions fiscales ou non fiscales.

Voilà la position des principales ONG qui établissent un bilan relativement sévère ou négatif sur ce qui a été fait depuis 2008.

Pour terminer, je voudrais vous dire un mot de la position de Transparency International, et surtout des propositions que nous faisons, parce qu'il ne suffit pas d'affirmer des objectifs ou des positions de principe ; ce qui est essentiel, c'est ce que l'on fait pour atteindre les objectifs que l'on se fixe.

Pour notre part, nous avons une position plus nuancée que celle d'Oxfam, du CCFD et de Tax Justice Network. Nous considérons que la dynamique internationale qui a été initiée en 2008 sous l'égide de l'OCDE et du Forum mondial n'est pas négligeable.

D'abord, pour ceux qui s'intéressent à cette matière austère, je rappellerai que les rapports du Forum mondial comprennent dorénavant un état des lieux relativement précis et complet des législations et des pratiques de quasiment tous les pays du monde. On sait à peu près comment se fait, ou ne se fait pas, la lutte contre la fraude aux Bahamas ou à Bahreïn. Tout cela figure maintenant dans des documents officiels de référence de l'OCDE et du Forum mondial.

Ensuite, a été mis en place, dans une certaine limite, le processus d'évaluation des différents pays par leurs pairs. À ce propos, il y a du freinage, car certains pays sont plus réticents que d'autres. Pourquoi ne pas le dire, le plus réticent de tous est la Chine, qui n'aime pas l'idée que des pays étrangers évaluent sa politique, et a fortiori, que l'on demande leur avis à des acteurs de la société civile, à des ONG, des experts, des entreprises. La Chine a un peu une position de principe sur ces questions. Elle n'est pas un modèle en termes de transparence et d'action coopérative. Il reste que le Forum mondial avance, trimestre après trimestre, dans son examen. Dont acte.

Tout cela est positif. La dynamique qui s'est mise en place devrait se renforcer dans les années à venir. Mais ayant dit cela, nous relevons que l'essentiel du travail reste à faire. Sur quels points ?

En premier lieu, il existe des tentatives, principalement de la part de la Suisse, mais aussi de quelques autres pays, pour faire barrage à ce mouvement vers plus de transparence, de coopération, d'échange d'informations, et en clair, pour défendre le secret bancaire. C'est le sens de la proposition qui a été formulée par la Suisse l'an dernier, dite « Rubik » : si vous renoncez à nous demander des informations, nous sommes prêts, nous, banques suisses, autorités suisses, à prélever un impôt forfaitaire sur les comptes de vos résidents qui ont des avoirs, des comptes en Suisse, et à reverser à chacun de vos pays le produit de cette taxation forfaitaire.

Deux pays ont accepté d'entrer dans cette logique et ont signé une convention, non ratifiée pour l'instant : le Royaume-Uni et l'Allemagne.

En Allemagne, on sait que le Bundestag et le Bundesrat ne ratifieront pas le projet de convention Suisse-Allemagne pour des raisons de principe. Ils y sont totalement opposés, notamment dans la Chambre Haute. Quant au Royaume-Uni, on ne sait pas encore très bien sa position : en contrepartie d'un chèque que le Trésor britannique recevrait chaque année - de quel montant et pour quelle durée ? - de la part des autorités suisses, est-il prêt à jeter par-dessus bord le principe de l'échange d'informations et de la levée du secret bancaire ? On ne sait pas encore. Ce n'est pas décidé. En tout cas, c'est vraiment une priorité que de faire barrage à ce retour en force du secret bancaire.

Je le répète, la recherche de crimes et de délits doit primer sur le secret bancaire. C'est un principe fondamental de tout État de droit ; c'est aussi simple que cela.

Comment faire ? Deux méthodes nous paraissent adaptées pour parvenir à ce résultat.

La première, c'est la méthode dite de l'Union européenne, explicitée dans la directive européenne sur la fiscalité de l'épargne de 2005.

L'Union européenne - moins trois pays qui n'avaient pas adhéré, le Luxembourg, l'Autriche et, à l'époque, la Belgique ; celle-ci a, depuis, donné son accord -, a prévu l'échange automatique d'informations à des fins de lutte contre la fraude fiscale entre ses membres. C'est très simple.

Prenons l'exemple de la Belgique. Considérons des non-résidents belges, mais résidents d'autres pays européens, qui détiennent des comptes ou des avoirs ou des biens immobiliers ou autres en Belgique ; l'administration fiscale belge, les banques belges, les notaires belges ont évidemment une connaissance précise de ces avoirs, de ces comptes. Ils les déclarent, et la Belgique informe de manière automatique, sans qu'on ne lui demande rien, l'administration française, l'administration allemande, l'administration britannique, des comptes et avoirs détenus par des résidents de ces pays en Belgique. C'est le système dit de l'échange automatique d'informations, qui nous paraît le meilleur de tous. C'est la coopération pleine et loyale entre partenaires de bonne foi.

Le deuxième système, plus détourné mais plus brutal, plus violent dans son application, est le système américain défini par la loi américaine, dit FATCA. Dans le cas des États-Unis, c'est très simple sur le plan des principes, étant entendu que les États-Unis appliquent ce principe avec beaucoup de rigueur à l'encontre des particuliers, des investisseurs, des épargnants américains qui ont des comptes et des avoirs à l'étranger, mais l'appliquent très peu ou pas du tout à l'encontre des entreprises.

Donc, dans le système américain, c'est très simple. Dès lors que l'administration fiscale américaine, en l'occurrence l'International Revenue Service, a des doutes ou des soupçons sur le fait que M. Smith ou Mme Pearl détient des comptes au Luxembourg, en Suisse, aux Bahamas ou ailleurs, elle interroge le pays et, si elle a l'information, la banque où ces comptes sont détenus. La banque étrangère se voit présenter l'alternative suivante : soit vous jouez le jeu et vous donnez la liste complète des citoyens américains qui détiennent des avoirs, des comptes chez vous, soit, dans le cas contraire, vous vous rendez coupable d'un délit vis-à-vis de la justice américaine, et moi, État américain, j'ai le pouvoir souverain de vous autoriser ou non à travailler sur le territoire des États-Unis. Autrement dit : vous êtes Union Bank of Switzerland, vous faites 40 % de vos revenus aux États-Unis, ou bien vous me communiquez la liste de tous vos clients américains, ou bien je vous interdis d'opérations aux États-Unis. Là, je peux vous dire que ça marche ! (Sourires.) UBS, évidemment, a mis les pouces et a fourni les informations qui lui étaient demandées, compte tenu de la gravité de l'enjeu.

Les banquiers suisses, qui sont gens avisés mais parfois un peu lents à réagir, au bout de deux ans, se sont dit que cette menace valait à l'encontre d'une banque internationale comme UBS ou le Crédit suisse, qui opèrent aux États-Unis, mais que, en revanche, les petites banques locales suisses, elles, ne risquaient rien car elles n'ont pas d'activité aux États-Unis. Aussi, deux ans après, les grandes banques suisses ont commencé, non pas de manière systématique- je ne voudrais pas laisser croire que tout le monde fraude en Suisse, même si cela se fait - à conseiller à des clients de transférer leur compte sur de petites banques, pour être hors d'atteinte de l'administration américaine. Quelle a été la réaction de l'administration américaine ? « Puisque vous utilisez la monnaie des États-Unis dans vos opérations, je peux vous interdire de travailler en dollar américain. C'est mon droit souverain de le faire. » Je peux vous dire que les banquiers suisses sont restés les bras ballants.

Donc, deux méthodes fonctionnent.

La première me semble meilleure parce qu'elle repose sur la coopération, la bonne foi, la bonne volonté : c'est la méthode européenne. Les administrations fiscales échangent les informations de manière automatique et répondent loyalement et complètement aux investigations des magistrats de pays partenaires qui mènent des enquêtes.

La seconde, la méthode américaine, que je viens d'indiquer, est évidemment plus facile pour un grand pays comme les États-Unis.

Avant d'achever mon propos, je voudrais juste évoquer brièvement deux points très importants.

Il faut casser les boîtes noires. Pour nous, Transparence International France, c'est le problème principal. Les boîtes noires, ce sont les structures juridiques du type trust, fiducie, fondation, Anstalt, qui permettent à des personnes ou à des sociétés de se dissimuler à l'abri d'une structure intermédiaire, de telle sorte que l'on ne sait plus qui est propriétaire, bénéficiaire ultime. On sait simplement qu'un trust existe au Luxembourg, aux Bahamas...

Comment faire pour ouvrir les boîtes noires ?

Nous avons mis une proposition sur la table dès 2008. À l'époque, on nous a dit que notre système était bien compliqué. Dans le monde entier, pour toutes les sociétés, il existe un registre du commerce : leurs dirigeants et leurs actionnaires sont connus. Nous proposons, de la même façon, de créer un registre des trusts et fiducies. Dans tous les pays, on enregistrerait les trusts, avec les noms de leurs gestionnaires et de leurs propriétaires. À partir de là, on pourrait échanger des informations.

C'est, mesdames, messieurs les sénateurs, le dispositif que vous venez d'adopter pour la France avec l'article 14 de la loi de finances rectificative pour 2011, qui institue l'obligation pour les trustees, les gestionnaires de trust, qu'ils soient en France ou à l'étranger, de déclarer l'existence du trust au fisc français, dès lors qu'un des protagonistes est français ou résident français ou bien que l'un des biens détenus est en France. Autrement dit, la France vient d'adopter le registre des trusts, et nous nous en félicitons. Nous appelons évidemment à une extension de ce mécanisme à tous les pays, européens et hors d'Europe.

Je terminerai en évoquant une question qu'on n'a pas commencé à traiter, ni en France, ni en Europe, ni aux États-Unis, celle l'usage, parfois extensif, voire abusif, que les multinationales font de l'instrument dit du « prix de transfert », c'est-à-dire le prix auquel elles facturent des prestations ou services entre sociétés du même groupe. Elles fixent un prix de convenance de manière à « loger » l'essentiel de leurs revenus dans des pays où il n'existe qu'une fiscalité très basse, voire pas de fiscalité du tout. C'est un phénomène important, même s'il n'est pas systématique.

Tout le monde a été frappé - au point que ce sujet est maintenant au coeur de la campagne électorale - lorsque l'INSEE a annoncé qu'en 2010 les sociétés du CAC 40 avaient acquitté, à l'échelle mondiale, un impôt au taux effectif de 8 %, alors que les PME avaient été, elles, effectivement imposées à 28 %.

Le phénomène est encore plus massif aux États-Unis, où le gouvernement Bush a multiplié les facilités de ce type au bénéfice, notamment, des grandes sociétés du secteur de l'énergie.

Comment y faire face ? Nous avons une deuxième proposition : demander aux multinationales, aux grandes banques, aux grands acteurs de la finance de déclarer, pays par pays, leur activité, leurs revenus et les impôts qu'ils acquittent dans chacun des pays où ils travaillent. Il y a des multinationales, des grandes banques respectables qui sont présentes dans 50, 80, 120, 150 paradis fiscaux. On aimerait simplement savoir pourquoi et connaître les avantages elles peuvent en retirer. C'est un devoir de transparence. Ce sujet figure aussi à l'agenda du G20.

M. Philippe Dominati, président. - La parole est à M. le rapporteur.

M. Éric Bocquet, rapporteur de la commission d'enquête sur l'évasion des capitaux et des actifs hors de France et ses incidences fiscales. - Pour permettre à chacun de nos collègues de s'exprimer, je me limiterai à quatre séries de questions.

Monsieur Lebègue, pouvez-vous nous donner votre définition de l'évasion fiscale ? Cette définition est-elle unanimement partagée par les ONG ? Dans le cas contraire, quels sont les éléments qui distinguent les avis des uns et des autres sur ce sujet ?

Par ailleurs, vous avez pointé et confirmé le fait que la pratique de l'évasion fiscale entraîne des manques à gagner en termes de recettes fiscales pour les États concernés. Sur un plan plus général, il semblerait que ce phénomène ait des conséquences sur les pays en voie de développement, les pays du Sud. J'ai, me semble-t-il, entendu parler de 350 milliards de dollars. Pourriez-vous nous confirmer ce chiffre et nous dire dans quelle mesure l'évasion fiscale a un impact sur les pays en voie de développement ?

Cette pratique met également en cause la stabilité financière. Je pense ici au rôle assigné à la Banque centrale européenne par les traités, notamment celui de veiller à la stabilité de l'euro. N'y a-t-il pas un lien entre la déstabilisation financière actuelle et ces pratiques ?

Selon vous, quels sont les plus mauvais élèves en matière d'évasion fiscale ? Quelles en sont les raisons ? J'ai en tête la liste que l'OCDE a publiée et qui tend à se vider, au profit d'une évaluation réalisée par le groupe des pairs au sein du Forum mondial, que vous avez évoqué.

Enfin, j'aimerais que vous nous parliez du cas de Glencore.

Voilà quelques semaines est passé, sur France 5, un documentaire sur la Zambie. François d'Aubert en a parlé la semaine dernière, lors de son audition, sans apporter de détail. Je crois qu'il s'agit là d'un bel exemple de pratiques frauduleuses à partir d'une multinationale.

Ce sujet m'intéresse un peu plus dans la mesure où les pratiques de cette multinationale ont eu, en 2003, des impacts sur l'usine Metaleurop située à Noyelles-Godault, dans ma région du Nord-Pas-de-Calais, avec la suppression de 800 emplois. Des manipulations comptables et fiscales ont eu lieu.

Aussi aimerais-je que vous nous parliez de cette situation, d'autant que j'ai cru lire dans un article récent que la Banque européenne d'investissement avait consenti un prêt de 48 millions à Glencore. Est-ce normal, est-ce acceptable ?

M. Philippe Dominati, président. - La parole est à M. Daniel Lebègue.

M. Daniel Lebègue. - La fraude fiscale, c'est le fait pour une personne physique ou morale qui doit payer l'impôt sur le revenu, sur le patrimoine, sur les plus-values, de ne pas l'acquitter. C'est une définition universelle.

Certes, les Suisses avaient introduit une subtilité, mais ils étaient les seuls, et ils y ont renoncé. Selon eux, la fraude implique que l'on s'exonère du paiement de l'impôt de manière volontaire, délibérée, alors que l'on peut plaider la bonne foi pour ce qui concerne l'évasion fiscale : une personne a un compte chez UBS mais, franchement, elle ne le savait pas, elle l'avait oublié, et, d'ailleurs, elle l'a hérité de son grand-père.

Du point de vue de la loi suisse, ce fait n'était pas condamnable. C'est terminé, la Suisse s'est rangée à la position universelle, celle des Nations unies : tout citoyen ou toute personne morale redevable de l'impôt se doit de s'acquitter du paiement de celui-ci.

Il existe évidemment une autre acception de l'évasion fiscale : une personne physique ou morale qui devrait naturellement payer l'impôt choisit son domicile avec pour objectif principal, voire exclusif, de ne pas payer l'impôt. C'est notamment ce que l'on appelle « l'exil fiscal ». Une personne décide de s'installer de manière plus ou moins effective, plus ou moins réelle, en Suisse ou ailleurs - bien souvent, il s'agit de la Suisse ou de la Belgique -, tout en conservant sa nationalité française. Comme elle ne souhaite pas payer l'impôt en France, elle se place en situation d'être considérée, en vertu de la loi et des conventions existantes, comme un citoyen français résidant dans un autre pays. Je ne citerai pas de nom, mais tout le monde en a en tête.

La question que l'on peut se poser, c'est celle de savoir si M. X, célèbre chanteur qui vient de faire son retour sur scène pour la douzième fois, réside réellement dans le canton de Zoug en Suisse. Je ne sais pas, mesdames, messieurs les sénateurs, si vous connaissez ce canton, mais je puis vous dire, pour y être passé, que l'idée d'y rester plus de deux jours me rend fou. (Sourires.) Y réside-t-il vraiment 180 jours par an ? Et que diable peut-il y faire ? C'est là une forme d'évasion fiscale ou de fuite devant l'impôt.

Le troisième concept est l'optimisation fiscale.

Il s'agit d'un mécanisme légal qui vise à utiliser au mieux les possibilités qu'offrent la réglementation et les conseils avisés de fiscalistes. Où est la frontière entre l'optimisation fiscale et la fraude fiscale ? C'est un art très particulier.

En effet, l'administration fiscale peut considérer que vous êtes allé trop loin, que vous avez franchi la ligne rouge ou jaune dans votre recherche d'optimisation, qui consiste à réduire la charge de l'impôt pour une entreprise en particulier. Dans ce cas, l'administration fiscale pourra engager la procédure de l'abus de droit fiscal, considérant que l'utilisation que vous faites de la législation ou de la jurisprudence est excessive, abusive, et vous pouvez alors subir un redressement fiscal.

Telles sont les définitions retenues.

J'ai parlé des pertes de recettes pour les pays riches, en Europe, en Amérique du Nord, mais vous avez évidemment raison de le souligner, monsieur le rapporteur, l'impact est plus lourd encore pour les pays en développement.

À vrai dire, on fait masse : il y a non seulement la perte de recettes fiscales, mais aussi la fuite de capitaux, et il n'y a plus d'argent ni d'épargne disponible pour financer les dépenses publiques, les investissements, etc. Ces sorties de capitaux correspondent en partie à la fraude fiscale ou à l'évasion fiscale, mais aussi à d'autres phénomènes que Transparence International piste, à savoir le blanchiment, l'argent issu d'activités criminelles et la corruption.

Comme chacun le sait, un responsable, un dirigeant corrompu a généralement pour premier réflexe d'essayer de mettre son argent à l'abri dans un autre pays.

En matière de chiffres, je m'exprimerai avec prudence, car la fourchette est extrêmement large.

Vous avez raison, monsieur le rapporteur, le chiffre est de 350 milliards de dollars pour la fourchette basse et de 1 500 milliards de dollars pour la fourchette haute, si l'on englobe tous les phénomènes de fuite que j'ai cités, à savoir le blanchiment, la corruption, la fraude fiscale. Ce montant n'est pas officiel, mais il apparaît dans un rapport de la Banque mondiale de 2008 ou de 2009. Il s'agit de sommes absolument considérables.

S'y ajoute cet argent qui, par définition, cherche l'obscurité et sert évidemment de matière première à ce que l'on appelle la finance de l'ombre, le shadow banking, les marchés non régulés ou mal régulés, les marchés de produits dérivés, les hedge funds, une partie du capital-investissement et du capital-risque, bref toute cette partie de la finance qui échappe encore en grande partie à toute régulation et, surtout, à la transparence. On a beaucoup de mal à suivre les volumes échangés sur les marchés dérivés, en tout cas sur les marchés non régulés de produits dérivés.

Ce facteur est de nature à contribuer à la volatilité et à l'instabilité des marchés de capitaux.

Vous m'avez également demandé quels étaient les mauvais élèves. On peut faire deux réponses.

Le mauvais élève caractéristique, c'est celui qui choisit de ne pas être coopératif parce qu'il pense qu'il va en tirer un avantage. On les appelle les free riders, c'est-à-dire...

M. Éric Bocquet, rapporteur. - Les électrons libres !

M. Daniel Lebègue. - Oui, les électrons libres.

Un État décide de ne pas participer à la coopération internationale, car il estime qu'il va attirer des capitaux sur son territoire en offrant la protection du secret bancaire, en ne mettant en place ni régulation ni fiscalité, ou le moins possible, et ce délibérément.

Là aussi, je vais m'exprimer avec prudence. Quelques États ont la tentation de jouer ce jeu-là ; je pense au Panama, au Guatemala, à Bahreïn. Voilà des pays qui, pour l'instant, ne se sont pas montrés très ouverts ni très réceptifs à la coopération internationale, estimant qu'ils peuvent peut-être tirer un bénéfice pour eux-mêmes, pour leur économie, pour leurs banques, du fait que ce sont les grands centres offshore, les grands paradis fiscaux qui sont attaqués.

À vrai dire, même si l'attitude de ces pays est plus discrète et contournée, je pense que le risque principal vient plutôt d'États plus importants, voire de grandes places financières, qui continuent non pas à tolérer le blanchiment, la partie criminelle des opérations, mais à manifester un peu de complaisance à l'endroit de l'évasion fiscale. À cet égard, on peut citer, en Europe, la Suisse, le Luxembourg, et même la place financière de Londres avec d'anciens territoires de la Couronne britannique. Il suffit de marcher dans les rues de Londres et de regarder les plaques professionnelles des conseillers spécialisés en matière de placements financiers et de fiscalité qui garantissent la plus totale confidentialité. C'est une réalité de la place financière de Londres, et cela constitue un vrai danger pour la coopération internationale.

Enfin, concernant Glencore, là encore, je m'exprimerai avec prudence.

Même si ce groupe ne communique pas, il n'a jamais réfuté les critiques ni les attaques dont il a fait l'objet ; on peut donc dire certaines choses sans prendre trop de risques.

Le fondateur et ancien président de Glencore a été condamné par contumace - il a été gracié, mais j'ai le droit de dire qu'il a été condamné - à 220 années de prison par la justice américaine pour fraude fiscale, contournement d'embargo, violation des règles imposées par les Nations unies en matière de flux financiers, gel d'avoirs. Certes, il n'est plus président du groupe depuis quelques mois, mais il en a été l'âme.

Ce groupe est mis en cause sur tout le registre : publication de faux bilans et d'informations financières inexactes, fraude fiscale, non-respect du droit du travail dans les pays où il opère dans le secteur des mines, notamment des mines de cuivre, non-respect de l'environnement, et c'est un euphémisme tant la dégradation des forêts et des rivières en Zambie dans ce que l'on appelle la vallée du cuivre atteint - il suffit de regarder les photos - des proportions terrifiantes, vraiment terrifiantes.

Franchement, je me félicite de ce que la place financière de Paris, qui avait été sollicitée, n'ait pas accepté que la société Glencore soit cotée sur le marché Euronext. Malheureusement, elle a été cotée à la bourse de Londres : elle a le droit de vendre ses actions partout en Europe. À titre personnel - je ne risque pas d'être poursuivi en diffamation -, je déconseille à tout épargnant français d'acheter des titres Glencore.

M. Philippe Dominati, président. - La parole est à Mme Corinne Bouchoux.

Mme Corinne Bouchoux. - Monsieur Lebègue, l'ancienne enseignante en économie que je suis tient tout d'abord à vous remercier pour la clarté de votre propos. On a presque l'impression que tout cela est clair, lumineux, et on s'étonne de ne pas avoir pris conscience plus tôt de l'ampleur du problème.

Ma question peut sembler porter sur un point minime de ce dossier. Vous avez bien distingué les flux, les stocks, différents types d'actifs financiers et de fraude. Mais je voudrais revenir sur un pays sur lequel j'ai réalisé quelques études, à savoir la Suisse, pour poser une question très politiquement incorrecte.

Chacun le sait, il y a en Suisse un très grand nombre de coffres - je ne prendrai pas le risque d'avancer un chiffre - où sommeillent encore des oeuvres d'art, pour partie des oeuvres spoliées, pour partie des oeuvres au passé que l'on qualifiera pudiquement de « flou ».

Chaque fois que l'on interroge la Suisse sur un certain nombre de sujets fiscaux, reste dans l'ombre, on le sait très bien, la question de ces coffres. Il y a un rapport de force très compliqué entre l'Europe et les États-Unis, un pays dont les trois quarts des musées, je le rappelle, ont été constitués après 1945. On entre donc là dans une négociation culturelle diplomatique avec, d'un côté, l'évasion fiscale et, de l'autre, des oeuvres d'art et, d'une manière générale, le marché artistique.

Vous semble-t-il complètement incongru, ou saugrenu, d'essayer de rapprocher quelque peu ces deux problématiques afin d'examiner les liens qui les unissent ?

Je terminerai mon intervention en citant un cas concret que vous connaissez aussi bien que moi : la question des trusts de Wildenstein.

Avec les quatre mots clés : Suisse, trust, Wildenstein, oeuvres d'art cachées, vous avez là une partie du problème. Or pourquoi n'en parle-t-on jamais ? Notre collègue Yann Gaillard, dans un excellent rapport, a évoqué cette question il y a quelques années, mais il n'a pas pu la creuser complètement. Avez-vous un avis en la matière ?

M. Philippe Dominati, président. - La parole est à M. Daniel Lebègue.

M. Daniel Lebègue. - Sur ce point, mon expertise est limitée même si, lorsque j'étais directeur général de la Caisse des dépôts et consignations, cet établissement financier a été le premier - et j'en suis fier - à dévoiler l'ampleur de la confiscation des biens juifs pendant la guerre, notamment des avoirs qui ont été gérés par la caisse durant cette période et qu'elle a, cela va de soi, entièrement restitués. Elle est même allée au-delà, en versant, sous des formes diverses, des indemnisations à la Fondation pour la mémoire de la Shoah en particulier.

Les banques suisses, sous la pression internationale, ne sont plus dans la situation dans laquelle elles se trouvaient il y a dix ou quinze ans. Elles ont été amenées à donner des informations, à restituer les avoirs qui étaient, comme vous l'avez dit, dans leurs coffres depuis soixante ans. Ont-elles tout restitué ? Je n'en sais rien, je ne suis pas policier, mais il y a doute sur ce point, vous avez raison.

Le système peut se reconstituer dans des circonstances moins tragiques, moins dramatiques, au travers des trusts tout simplement ; ce sont des fortunes qui trouvent refuge en Suisse !

J'ai de l'estime pour les financiers suisses, car ils ont inventé, avec les Lombards et les Lyonnais, ce dont je suis très fier, la finance moderne à la fin du Moyen Âge. Ces financiers connaissent leur métier. Ils pensent que le secret bancaire est un attribut indispensable du succès de leur place financière. À mon avis, ce sont les anciens banquiers qui parlent.

Pour ma part, je pense qu'ils ont complètement tort. Même si elle procédait à un nettoyage, la Suisse resterait, compte tenu tout simplement de son savoir-faire, une place financière très attractive, non seulement pour les Suisses, mais également pour les investisseurs du monde entier.

Quoi qu'il en soit, permettez-moi de citer un chiffre sur ce sujet qui nous tient à coeur chez Transparence International, et qui a été avancé par l'Association européenne de la gestion d'actifs, une source professionnelle sérieuse.

En Europe, les avoirs détenus à l'étranger par des personnes fortunées d'Afrique et du Moyen-Orient - il y en a même en Afrique et il y en a beaucoup au Moyen-Orient (sourires.) ; je parle de cette zone parce que nous avons beaucoup travaillé l'an dernier sur les pays arabes - s'élèvent à 1 500 milliards de dollars. Les professionnels du métier estiment que 15 % de ces avoirs ont été constitués de manière illicite, ce qui représente 225 milliards de dollars. Je peux vous envoyer le document si vous le souhaitez.

Ces avoirs privés ont été acquis ou constitués dans des conditions illicites par des investisseurs, des personnes privées de cette région du monde : 40 % de ces avoirs sont placés en Suisse, le reste à Londres et au Luxembourg. Ces trois places financières regroupent 85 % à 90 % du total des avoirs considérés.

Je cite ce chiffre pour montrer qu'il y a tout de même un tropisme particulier pour ceux qui souhaitent dissimuler des avoirs ou des biens qu'ils ont mal acquis, comme nous disons. Et il est vrai que c'est encore la Suisse qui semble être le lieu de prédilection pour dissimuler, mais aussi pour recycler. C'est une réalité.

M. Philippe Dominati, président. - La parole est à M. Jacques Chiron.

M. Jacques Chiron. - Monsieur Lebègue, vous avez parlé de la fraude fiscale, de l'évasion fiscale, des crimes et délits et, à l'instant, des biens mal acquis. Ne pensez-vous pas que l'on pourrait être porteur de l'idée de créer une cour internationale, comme il en existe dans d'autres secteurs ?

On le sait, aujourd'hui, les grands pays ont l'équivalent de la Cour des comptes. On pourrait très bien imaginer un tribunal international dont les membres seraient désignés par pays et qui aurait à se prononcer sur la politique fiscale et sur ces biens mal acquis.

Souvent, les gouvernements bougent à partir du moment où des institutions pouvant être considérées comme hors de toute critique évoquent publiquement une question. D'ailleurs, depuis que l'on parle de ces fraudes en Europe, mais pas seulement, on voit que la population commence à réagir dans certains pays. Ce fut le cas en Suisse et en Belgique, où certains commencent à dire qu'ils paient des impôts alors que d'autres n'en paient pas. Il me semble qu'une telle autorité serait peut-être de nature à faire évoluer beaucoup plus rapidement la situation.

M. Philippe Dominati, président. - La parole est à M. Michel Bécot.

M. Michel Bécot. - Permettez-moi d'aller un peu plus loin encore. Tout le monde pense à certains pays émergents dans lesquels les dirigeants ont amassé des fortunes en laissant le peuple affamé. N'y a-t-il pas là une véritable réflexion à mener ?

M. Philippe Dominati, président. - La parole est à M. Daniel Lebègue.

M. Daniel Lebègue. - Je comprends l'idée que vous avancez ; elle est ambitieuse et généreuse, mais on en est très loin.

L'idée que l'impôt, la gestion du budget et l'administration de la justice restent des attributs inaliénables de la souveraineté nationale est extrêmement forte, y compris en Europe. Les conditions ne sont malheureusement pas réunies pour aller dans la direction que vous indiquez.

Les magistrats avaient demandé de manière plus ponctuelle et, d'une certaine manière, plus modeste un vrai mandat d'arrêt international et européen, qui leur permettrait de mener leurs investigations dans tous les pays dans les mêmes conditions. M. Van Ruymbeke a une ou deux fois essayé d'obtenir des informations auprès de la justice britannique ; deux ans après, il n'a toujours pas obtenu de réponse. L'existence d'un mandat d'arrêt européen et international permettrait d'accélérer le cours de la justice.

Un magistrat avait même évoqué, dans le cadre de l'appel de Genève, me semble-t-il, la création d'un procureur européen auprès de la Cour de justice de l'Union européenne.

Toutefois, il ne faut pas penser que ce n'est qu'à ce prix que l'on pourra progresser. Si la coopération entre les États fonctionnait réellement au niveau européen et au niveau international, on pourrait tout à fait atteindre les objectifs qui sont les nôtres.

Par exemple, concernant les détournements qui ont pu être opérés par les dirigeants ou d'anciens dirigeants corrompus en Tunisie ou en Égypte, toutes les procédures existent, dans les traités internationaux, pour geler, séquestrer et restituer au pays d'origine les avoirs détournés. On a signé une convention des Nations unies contre la corruption, dont l'article 57 organise la restitution. Juridiquement, la France est tout à fait en mesure de rendre l'argent détourné par M. et Mme Ben Ali et leur famille à la Tunisie. Simplement, les procédures sont lentes, lourdes, compliquées ; il faudrait effectivement prévoir des modes opératoires plus simples.

Mais, pour conclure, je tiens à dire que nous allons gagner cette bataille. Dans le monde entier, les États et les gouvernements ont pour objectif, parfois pour premier objectif, de réduire les déficits et les dettes publics. Or cela n'est pas possible si on laisse ouverte la porte de la fraude et de l'évasion fiscales au niveau international. Comment demander aux citoyens, dont les uns sont aisés, mais les autres pas du tout, de faire des efforts, quels qu'ils soient, si l'on ne traite pas ce problème ?

Je connais bien Mario Monti, un homme éminemment respectable, dont l'approche est libérale. Je ne sais pas si vous avez noté quel a été son premier acte lorsqu'il a été nommé président du Conseil italien. Il a envoyé la veille de Noël à Cortina d'Ampezzo, la principale station de sports d'hiver dans laquelle se rendent notamment les Italiens les plus fortunés, la brigade fiscale et la brigade douanière. Deux cents agents de la force publique sont venus repérer les propriétés immobilières et les voitures de luxe et ont rendu visite à un certain nombre de banques. C'était la condition pour mener son action au niveau national : il allait demander des efforts considérables au peuple italien. Personne ne pourra rester, me semble-t-il, à l'écart de cette démarche.

M. Philippe Dominati, président. - La parole est à M. Richard Yung.

M. Richard Yung. - Je formulerai une observation et je poserai une question.

On parle de pays du monde entier, mais, au fond, ceux où l'évasion fiscale est la plus forte sont proches de nous : le Luxembourg, la Belgique et les différentes colonies britanniques camouflées sous le manteau de Sa Très Gracieuse Majesté.

Il est frappant de constater qu'il ne semble pas y avoir de volonté, ni de progrès au niveau de l'Union européenne. Pourtant, c'est d'abord elle qui pourrait agir dans ce domaine. Les îles Caïmans, les îles Vierges... Certes, mais c'est à nos portes que cela se passe ! Or nous ne faisons pas grand-chose, voire rien, victimes d'une forme d'amnésie.

Ma question porte sur l'exil fiscal. Avec mon collègue Louis Duvernois, je représente les Français établis hors de France. Nous sommes contents d'être au coeur de la campagne électorale... (Sourires). Il ne se passe pas un seul jour sans qu'une proposition soit faite.

Bien sûr, nous ne sommes pas favorables au fait que des personnes transfèrent leur fortune à l'étranger dans le but, comme vous l'avez dit, d'échapper à l'impôt. C'est moralement condamnable. Mais nous représentons 2,5 millions de personnes qui, pour l'essentiel, travaillent à l'étranger, gagnent leur vie à l'étranger et payent leurs impôts à l'étranger, souvent dans le cadre des 150 conventions fiscales existantes.

Hormis le système américain, qui est, comme vous l'avez indiqué, très brutal - il semble difficile de le mettre en place en France -, quelles seraient les autres solutions ? On n'en voit pas.

Soit on est dans le cadre des conventions fiscales internationales, que l'on a laborieusement négociées au cours des vingt dernières années, et il semble peu raisonnable de dénoncer 150 conventions fiscales. Soit on invente un dispositif à l'image du dispositif américain, sachant, vous l'avez souligné, qu'il vise les personnes physiques et non pas les entreprises.

M. Daniel Lebègue. - Je ne suis pas un spécialiste de cette question...

M. Philippe Dominati, président. - Avant que vous ne répondiez, permettez-moi de donner tout de suite la parole à M. le rapporteur, car nous avons vingt minutes de retard.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - Je poserai une question très courte. Il semblerait que le Bahreïn ait mis en place le régime fiscal des trusts. Cela a-t-il conduit à plus de transparence ?

M. Daniel Lebègue. - Je ne suis pas au courant. À notre connaissance, le Bahreïn n'était pas un territoire exemplaire. Les chefs d'État et de gouvernement du G20 ont même envoyé une lettre à l'Émir pour lui demander d'être plus coopératif. Si le Bahreïn a décidé de mettre en place, à l'instar de la France, un registre des trusts, je m'en féliciterai. Ce serait une bonne nouvelle, car ce petit centre financier a, semble-t-il, accueilli pas mal de fonds provenant d'anciens dirigeants du monde arabe.

Sur la question de l'exil fiscal, je ne suis pas un expert. Je m'en voudrais de contester ou de remettre en cause le consensus miraculeux qui semble se forger entre Jérôme Cahuzac, Nicolas Sarkozy, Jean-Luc Mélenchon et François Hollande. Moi, je ne fais pas la loi fiscale.

Si l'on réussit à envisager un dispositif, on sera face à deux difficultés, qui ne sont peut-être pas insolubles.

Il faut bien distinguer l'exilé fiscal, celui qui fait un choix de domicile pour échapper à l'impôt, sans aucune autre raison personnelle, ni familiale ni professionnelle, de nos expatriés. Ne touchons pas à la fiscalité des Français, insuffisamment nombreux, qui acceptent de s'expatrier pour diffuser dans le monde leur savoir-faire ou porter la dynamique commerciale de nos entreprises.

Par ailleurs, se pose le problème que vous évoquez. La proposition de François Hollande de cibler les trois pays voisins est-elle de nature à traiter 80 % des problèmes ? Je ne suis pas assez expert en la matière pour vous répondre.

Toutefois, il faut maintenir la pression sur les Suisses. Sur ce dossier, comme sur tous les autres que j'ai évoqués, c'est la clé de beaucoup de problèmes. C'est un peuple raisonnable et sage, qui fera, à un moment, je le pense, le choix de la coopération.

M. Richard Yung. - Vous avez cité le canton de Zoug, mais je vous recommande le quartier d'Oerlikon, qui est bien mieux encore pour y passer des vacances...

M. Philippe Dominati, président. - Le rapporteur veut nous emmener à l'étranger...

M. Richard Yung. - C'est une destination à pointer !

M. Philippe Dominati. - Je vous remercie, monsieur Lebègue.

Audition de MM. Laurent Gathier, Secrétaire général, et Vincent Drezet, Secrétaire national, du syndicat SNUI-SUD Trésor Solidaires

La commission procède ensuite à l'audition de MM. Laurent Gathier, Secrétaire général, et Vincent Drezet, Secrétaire national, du syndicat SNUI-SUD Trésor Solidaires.

M. Philippe Dominati, président de la commission d'enquête sur l'évasion des capitaux et des actifs hors de France et ses incidences fiscales. - Mes chers collègues, nous accueillons M. Laurent Gathier et M. Vincent Drezet, respectivement secrétaire général et secrétaire national du syndicat SNUI-SUD Trésor Solidaires.

Je vous rappelle, messieurs, que, conformément aux termes de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, votre audition doit se tenir sous serment et que tout faux témoignage est passible des peines prévues aux articles 434-13 à 434-15 du code pénal.

En conséquence, je vais vous demander de prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité.

Veuillez lever la main droite et dire : « Je le jure. »

(M. Laurent Gathier et M. Vincent Drezet prêtent serment successivement).

M. Philippe Dominati, président. - Messieurs, je vous propose de commencer l'audition par un exposé liminaire, puis, de répondre aux questions de notre rapporteur, M. Éric Bocquet, et des membres de la commission.

M. Laurent Gathier, secrétaire général du syndicat SNUI-SUD Trésor Solidaires. - Mesdames, messieurs, permettez-moi de vous préciser que Vincent Drezet, actuellement porte-parole de notre organisation et spécialiste des questions fiscales et de la lutte contre la fraude, a vocation à me succéder à la tête du syndicat dans un mois. Ce sont trois bonnes raisons pour abréger mon intervention au profit de la sienne.

Je voulais vous dire à quel point nous sommes heureux que cette commission ait été créée et d'y être entendus. Pour ce qui nous concerne, c'est plus qu'une formule, et ce à un double titre. D'abord, au titre de son contenu. En effet, nous pensions, depuis des années, qu'une commission parlementaire devait être créée. C'est le Sénat qui s'est engagé le premier dans cette voie, et nous en sommes heureux. Ensuite, en notre qualité d'organisation syndicale, nous nous réjouissons de la création de cette commission. À la Direction générale des finances publiques, nous sommes la première organisation syndicale : notre taux de représentativité est très élevé. C'est pour nous un véritable honneur, mieux un devoir de venir apporter notre éclairage à votre commission.

J'ajoute que, voilà une dizaine d'années, la première fois que je suis venu au Sénat - déjà en compagnie de Vincent -, c'était non pour être auditionné par une commission, mais pour répondre au souhait d'un groupe de nous rencontrer. À cette occasion, les parlementaires m'avaient interrogé pour me demander si, en ma qualité de syndicaliste et de professionnel exerçant à Bercy, je disposais de chiffres supplémentaires non seulement sur la fraude, mais également sur les éléments fiscaux. Assez démuni en chiffres, je me suis retourné vers les parlementaires pour leur dire que, en tant que citoyen, il me semblait - naïvement ! - que les parlementaires pouvaient avoir d'autres moyens d'investigation. Depuis, j'ai appris, dans le cadre de mes activités tant professionnelles que syndicales, qu'il était assez compliqué, même pour les parlementaires, d'obtenir des informations auprès de la maison à laquelle j'appartiens.

Notre syndicat est engagé de très longue date dans l'analyse de notre métier et dans le débat citoyen, plus particulièrement sur la question de la fraude. En ce sens, nous avons tenté d'obtenir que, pour développer le débat, soient constitués davantage de lieux comme celui-ci et de nouveaux outils.

C'est la question importante à nos yeux. Depuis les années quatre-vingt-dix, nous demandons la création d'un observatoire des délocalisations fiscales. Ce dernier serait dédié tant aux particuliers et aux ménages qu'aux entreprises et aux professionnels. Le Parlement, la Cour des comptes et la Direction générale des finances publiques nous paraissent avoir vocation à être rapidement initiateurs et animateurs d'un tel observatoire.

Je m'en tiendrai là pour ma part et vous invite à entendre mon camarade Vincent Drezet sur l'étude que, à défaut d'observatoire, nous avons, pour notre part, modestement tenté de lancer.

M. Vincent Drezet, secrétaire national du syndicat SNUI-SUD Trésor Solidaires. - Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames, messieurs, je commencerai mon propos en évoquant l'étude que nous avons faite fin octobre 2010 sur les expatriations fiscales. Je poursuivrai en essayant de dresser un rapide tableau du contrôle fiscal, notamment du contrôle des expatriations fiscales. Sous le vocable « expatriations fiscales », il est vrai que nous nous sommes beaucoup centrés sur les particuliers. Pour autant, je n'oublierai pas les entreprises. En effet, l'évasion des capitaux ne concerne évidemment pas que les particuliers.

Nous avons voulu, dans un premier temps, revenir sur la question des particuliers pour la simple raison que, de tout temps, ce sujet a généré beaucoup d'idées reçues, avec des estimations plus ou moins fantaisistes avancées ici ou là.

Nous avons voulu y voir plus clair pour aller au-delà des idées reçues et prendre la mesure des difficultés auxquelles nous nous heurtons au cours du contrôle fiscal, d'abord pour détecter la fraude et, surtout, pour la prouver.

Nous nous sommes intéressés au sujet avec le regard du professionnel, en nous substituant en quelque sorte pour partie à cet observatoire des délocalisations fiscales qui n'existe pas. Nous voulions essayer de voir ce qui se passe au juste.

Nous avons recensé l'ensemble des chiffres faisant autorité qui peuvent circuler au sujet des particuliers. C'est ainsi que nous avons spontanément collecté ce que le rapporteur général de la commission des finances du Sénat disait, notamment sur l'ISF. Nous avons relevé ce que contenait le rapport du Conseil des prélèvements obligatoires consacré à la fiscalité du patrimoine. En fait, nous avons tout simplement établi un état des lieux général en essayant de mettre en regard cette question des expatriations fiscales avec la fiscalité du patrimoine et les personnes potentiellement concernées par une expatriation fiscale.

C'est sur ce premier point que je voudrais insister. L'impact sur l'économie de la fiscalité du patrimoine et des expatriations fiscales a donné lieu à un certain nombre de polémiques dans lesquelles je n'entrerai pas. Tout récemment encore, ce sujet a repris un caractère d'actualité.

Nous nous sommes employés à prendre connaissance des données existantes, qui sont peu nombreuses. En tout cas, on dispose d'une faible quantité de données connues, publiques. Sous le vocable de « données publiques », je vise celles qui demandent quelque effort pour les trouver - dans les rapports parlementaires, notamment. Quoi qu'il en soit, il en existe très peu, ce qui ouvre une première interrogation.

En effet, la Direction générale des finances publiques recense chaque année - et c'est heureux !  - les contribuables, ne serait-ce que pour leur envoyer les avis d'imposition. Elle collecte l'impôt et elle reçoit les déclarations. Elle sait assez précisément - sans dire que c'est à l'unité près - quels sont en volume, voire en profil, les contribuables qui s'en vont à l'étranger. Elle le sait pour l'ISF, elle le sait pour l'impôt sur le revenu, elle le sait pour l'ensemble des impôts. Or c'est une donnée que nous n'avons pas. Nous ne connaissons pas le nombre global des expatriés. On avance le chiffre de deux millions, mais c'est une première donnée qui nous manque.

Il nous manque également une étude qualitative sur le profil et les motivations de ceux qui s'expatrient. Une mission d'information du Sénat s'est penchée sur le sujet au début des années 2000. Il y a, de temps en temps, ici ou là, des cabinets privés qui font une étude, mais on voit bien que les pouvoirs publics n'ont mis ni outils ni études sur la table.

Ensuite, nous avons constaté que, sur la question de l'ISF, on ne disposait que de statistiques. C'est sur elles que nous avons basé nos travaux. Nous nous sommes aperçus que, depuis qu'il est établi une mesure du nombre de redevables de l'ISF - c'est-à-dire, de mémoire, depuis 1997 - on constate, rapporté à ce nombre, une très grande stabilité du nombre de personnes qui s'expatrient. Ce chiffre est constant : sur le nombre total de redevables de l'ISF, ils sont entre 0,10 % et 0,15 % à partir à l'étranger. Évidemment, en valeur absolue, le chiffre augmente. Mais, toujours en valeur absolue, le nombre de redevables de l'ISF a beaucoup augmenté. Il était proche de 600 000 avant la réforme. Le premier enseignement factuel fait donc apparaître une certaine stabilité.

Ensuite, un autre enseignement factuel souligne que les chiffres relatifs aux retours d'expatriés sont stables, voire en légère augmentation, sans doute du fait de la crise. Contrairement aux départs, les retours ne sont pas mesurés annuellement. Sur ceux qui le sont, le taux varie entre 25 % et 39 %, en fait aux alentours de 30 %.

Nous avons creusé pour savoir quelles sont ces personnes et évaluer ce que leur départ peut représenter en termes de pertes budgétaires, mais aussi en termes de pertes de richesses et de bases imposables. En effet, l'impact pour l'économie française peut, au fond, être double : la perte de recettes budgétaires et la perte en bases imposables.

Après étude de ces données, il est apparu que la perte en recettes budgétaires est également assez mineure puisqu'elle représente environ 18 millions d'euros sur un rendement de 4 milliards d'euros d'ISF. Cette somme est donc relativement peu élevée.

De même, quand on regarde la composition du patrimoine imposable à l'ISF des contribuables types, on s'aperçoit que, lorsqu'il y a une expatriation, le patrimoine immobilier, par construction - si j'ose dire ! - reste en France. La tâche à laquelle il faut s'atteler consiste à apprécier l'impact de l'expatriation sur les investissements et sur les capitaux, car l'impact de l'expatriation sur l'économie française peut éventuellement être limité à l'investissement. Dans le profil des contribuables - même si c'est dur à déterminer, on le sait avec certitude - les personnes assujetties à l'ISF en France le paient sur l'ensemble de leur patrimoine mondial, donc sur des actifs financiers qui sont parfois placés à l'étranger, parfois placés en France. Lorsqu'ils s'expatrient, ces contribuables continuent à investir en France. La précision est intéressante parce qu'elle marginalise l'impact potentiel des expatriations fiscales sur l'économie française et, par suite, sur la fiscalité française.

Pour le mesurer, nous avons examiné la structure de l'ISF. Elle comporte une niche fiscale, l'exonération pour les non-résidents sur les actifs financiers placés en France. Ils sont 7 000 non-résidents à en bénéficier ; sans doute des Français expatriés, mais, là encore, il est très difficile de le savoir. Potentiellement, il y a aussi des étrangers riches qui ont investi en France. Quoi qu'il en soit, 7 000 personnes, c'est beaucoup plus que le nombre d'expatriés fiscaux tels qu'ils sont mesurés depuis 1997.

Donc, à défaut d'autres outils, d'autres statistiques, d'autres données, nous nous sommes concentrés sur l'ISF. Et il est apparu, chiffres à l'appui, que les expatriations des personnes assujetties à l'ISF n'avaient pas nécessairement un impact si important que cela sur l'économie française.

Nous avons conscience que cette étude est partielle, car elle ne concerne que les personnes assujetties à l'ISF et elle ne concerne que les départs. Nous n'avons pas les mêmes profils sur les retours, faute de savoir exactement quelles sont les personnes qui reviennent. À en croire certains témoignages, le retour trouve parfois sa raison dans une crise. C'est le cas des traders de la City. On pourrait également citer des personnes qui ont tenté leur chance dans des paradis fiscaux un peu plus exotiques, comme Dubaï. Certaines expériences font apparaître que, confrontés à la maladie ou à la naissance de leurs enfants, des expatriés ont préféré revenir en France pour y bénéficier de la protection sociale, de l'action publique et des services publics.

Enfin, il est un autre élément qui n'est pas mesuré et dont nous ignorons totalement l'ampleur : je veux parler des impatriés, des personnes qui viennent habiter en France. On le sait, il y a beaucoup d'Anglais - et pas seulement des pauvres ! - qui viennent s'installer en France, notamment dans le Sud- Ouest, mais nous n'en connaissons ni le volume ni le profil. Nous ignorons si, parmi eux, certains paient ou non l'ISF. Au-delà de la question de l'ISF, nous ne connaissons pas leur profil, nous ne savons pas s'ils investissent.

L'enseignement de cette étude, c'est qu'en réalité il est assez dur de dresser un impact des expatriations fiscales, y compris des impatriations. Nous avons voulu résumer ce qu'il y avait sur le sujet. Malheureusement, l'outil qui éclairerait le débat dans un sens ou dans l'autre reste à construire. Nous avons voulu mettre cela sur la place publique, notamment pour appeler à poursuivre ce travail.

De toute façon, au-delà du débat actuel, la question des expatriations fiscales perdurera. En effet, dans une économie ouverte, nous serons nécessairement amenés à mesurer, à avoir des études d'impact sur les choix fiscaux, sur les expatriations et les impatriations. Nous sommes de ceux qui pensent - en l'assumant complètement - que, dans l'attractivité de la France, il n'y a pas que la fiscalité : il y a aussi les facteurs publics, et ceux-ci rendent la France particulièrement attractive.

J'en ai fini avec les particuliers et j'en arrive aux entreprises. Sur ce sujet, nous disposons d'un petit peu moins de données. À l'évidence, la fuite des capitaux, l'évasion fiscale représentent, pour les entreprises, un volume budgétaire sensiblement plus important que celui des particuliers. L'OCDE et la Commission européenne estiment, à grands traits, que la moitié du commerce mondial, ce sont des prix de transfert. Certes, tous ne relèvent pas de la fraude, tous ne sont pas de l'évasion fiscale, mais, en leur sein, il est particulièrement difficile de déterminer la richesse qui s'en va illégalement.

Nous avons produit une petite étude sur le crédit impôt recherche. Nous avons également travaillé sur la question des paradis fiscaux pour montrer que nous sommes particulièrement mal outillés en matière de contrôle et, tout simplement, en termes d'évaluation de l'évasion fiscale potentielle. Si l'on fait une extrapolation du contrôle fiscal, sur une masse de fraude fiscale que nous estimons, pour notre part, entre 40 milliards et 50 milliards d'euros - nous avons peur, au vu des dernières affaires, d'être en dessous de la réalité ! - nous en sommes réduits à évaluer la fraude fiscale internationale des particuliers et des entreprises à un chiffre situé entre 15 milliards et 20 milliards d'euros, ce qui représente une somme importante.

Si nous disons avoir peur d'être en dessous de la réalité, c'est que, il faut le savoir, une poignée des seuls prix de transfert représente déjà entre 1 milliard et 2 milliards d'euros de redressements par an, ce qui est considérable. Cela veut dire que, par extension, les plus grandes entreprises, celles qui sont de dimension internationale - on en recense quand même 15 000  dans le portefeuille de la Direction des grandes entreprises, c'est-à-dire les plus grandes firmes, à la fois les têtes de pont et leurs filiales - sont susceptibles d'agir dans le champ de la mondialisation. Et on le sait, c'est une zone à risques sur les prix de transferts, sur la sous-capitalisation, sur des montages fiscaux.

Je cite au passage un exemple parce qu'il nous tient à coeur. Sur la question du crédit impôt recherche, le fait d'exploiter des redevances et tout ce qui est droit à la propriété industrielle et intellectuelle dans des paradis fiscaux est suspect à nos yeux. Nous n'arrivons pas toujours à le prouver mais, on le sait, ce sont des masses d'argent considérables qui échappent au fisc français et, par conséquent, à l'économie française.

Cela m'amène à la question du contrôle fiscal et à ses résultats face à cette situation.

Disons-le d'emblée, s'agissant des expatriés fiscaux, la fraude, c'est la fausse expatriation. Certes, pour les particuliers, il y a d'autres formes de fraude - notamment, les comptes non déclarés à l'étranger, qui font partie de l'évasion et de la fraude fiscales. Quant aux entreprises, notamment sous l'angle de la question des prix de transfert, les difficultés que nous avons sont multiples.

On manque d'accès à l'information. Il s'ensuit une mauvaise programmation du contrôle fiscal, une mauvaise sélection des dossiers et, par conséquent, un contrôle fiscal insuffisamment efficace. Nous ne dirions pas, nous, qu'il n'est pas efficace. Efficace, il l'est, mais sans doute ne l'est-il pas suffisamment au regard de la fraude et de son évolution. Cette fraude devient plus rapide, plus internationale, plus complexe, tout simplement parce qu'il est de plus en plus facile d'ouvrir des comptes à l'étranger et d'y créer des structures. Même s'il y a une obligation de les déclarer, le fait d'ouvrir un compte ou une société dans un paradis fiscal, c'est-à-dire dans un pays qui offre le secret bancaire, nous le rend invisible et nous place donc dans l'impossibilité de le détecter. C'est une évidence, aujourd'hui communément admise sur la place publique.

Notre premier enjeu, c'est donc l'accès à l'information. Il se fait notamment par les échanges d'informations dans le cadre des conventions fiscales. Il n'existe malheureusement pas un système d'échange automatique d'informations, mais, à nos yeux, il devrait exister, au moins au sein de l'Union européenne. Dans cet espace, la contrepartie de la liberté de circulation des capitaux et des personnes devrait être que les autorités publiques s'échangent spontanément les ouvertures de comptes ici et les créations de sociétés là. Par son effet dissuasif sur la fraude au sein de l'Union européenne, cette mesure stabiliserait une bonne part des budgets publics.

À défaut, nous en sommes réduits à développer l'analyse-risque et à essayer, ensuite, d'utiliser les conventions fiscales internationales. Mais, il faut le dire, compte tenu de notre mode de management et des effectifs dont nous disposons, l'assistance administrative internationale est assez peu développée. Sur 50 000 opérations de contrôle fiscal externe, la proportion d'affaires qui font apparaître un redressement de fiscalité internationale se situe entre 9 % et 10 %. On pourrait trouver le chiffre significatif mais il serait bien moindre si on enlevait la TVA intracommunautaire, impôt certes très « fraudé », mais qui ne fait pas nécessairement appel à tous les mécanismes de fraude internationale.

Pour utiliser les conventions fiscales internationales, on passe par l'assistance administrative, laquelle représente environ 2 % des 50 000 opérations de contrôle fiscal externe. Cela veut dire que l'administration n'a pas les moyens suffisants pour développer la recherche et la lutte contre la fraude internationale. Certes, des directions nationales, comme la Direction nationale des enquêtes fiscales, la Direction des vérifications nationales et internationales et la Direction nationale de vérification des situations fiscales, s'emploient à développer ce combat. On fait au mieux avec ce qu'on a, mais on n'a pas assez ! Le retour des services est unanime là-dessus !

Si l'on ne peut pas, d'abord, avoir le temps de faire de la recherche sur les dossiers - notamment les dossiers les plus complexes -, si l'on ne peut pas, ensuite, utiliser les conventions fiscales, alors, on ne pourra pas combattre la fraude de manière satisfaisante ! C'est un constat que nous dressons de longue date. Nous l'avons dressé en 2008 dans notre rapport sur la lutte contre la fraude fiscale. La Cour des comptes vient de le confirmer récemment dans son dernier rapport public sur la couverture du tissu fiscal. Il montre que l'organisation du travail est déficiente. Nous y ajoutons, parce que c'est central, les emplois qui, dans le contrôle fiscal, sont des emplois à haute valeur ajoutée. Ils ne sont pas assez nombreux et assez bien structurés pour combattre ce phénomène.

Comment peut-on faire ? Il y a évidemment la question des emplois. Nous avons coutume de dire que les emplois sont, dans notre administration, socialement justes et budgétairement rentables. Nous avons fait un petit calcul pour illustrer cela : un agent opérant dans la sphère du contrôle fiscal « produit » 1,3 million d'euros de redressement fiscal en deux ans. Autrement dit, en deux ans, il a payé toute sa carrière, retraite comprise ! L'exemple est intéressant dans le débat actuel. Il montre surtout que, même si, ensuite, on ne collecte pas tout, parce qu'il y a parfois une insolvabilité organisée, la détection de la fraude et son combat constituent un enjeu important. Il faut concentrer les efforts sur cette question.

Au titre des propositions, nous pensons qu'il importe de développer l'expertise. À l'évidence, nous sommes en concurrence non seulement avec les autres pays, mais également avec des conseillers privés, lesquels conseillent parfois en toute légalité, mais qui, de temps en temps, franchissent la ligne jaune. Il nous semble que l'on pourrait renforcer l'expertise au sein de la Direction générale des finances publiques en créant une structure centrale qui irriguerait les services et permettrait d'apporter le soutien technique qui fait défaut.

Nous sommes critiques à l'égard des orientations de la Direction générale des finances publiques, notamment sur le contrôle fiscal. Elles produisent des effets pervers. Ainsi, le tissu fiscal n'est pas couvert de manière harmonieuse, pas seulement faute de moyens, mais aussi parce qu'on n'a pas mis l'accent sur telle ou telle catégorie de population. Là aussi, il y a matière à progrès.

Enfin, sans prétendre proposer la solution miracle, je citerai la coopération envisageable avec d'autres administrations comme les douanes - et pas simplement la police pour la délinquance de banlieue -, ce qui appelle probablement un débat à l'échelle européenne.

Faute de tout cela, nous avons du mal à détecter les prix de transfert, la sous-capitalisation. Nous avons du mal à détecter des comptes bancaires ouverts à l'étranger, des fausses expatriations. Pourtant, les quelques exemples dont nous disposons sur ce type de fraude montrent son importance. Les fausses expatriations font l'objet d'environ 200 redressements par an, ce qui représente plusieurs dizaines de millions d'euros - de mémoire, aux alentours de 50 millions d'euros pour 2010 sur 193 redressements. Cela représente 2,5 millions d'euros par dossier. Autant dire que nous sommes sur un tissu fiscal particulier et souvent solvable.

Cela montre que nous sommes sur une fraude importante, injuste, coûteuse, qu'il est important de combattre dans la situation actuelle des finances publiques. Cela veut dire que, sans mettre des radars fiscaux derrière chaque expatrié - nous en sommes loin ! -, il y a peut-être une orientation particulière à définir sur cette question.

Dans le champ des propositions et des constats, je voulais avancer ces quelques éléments chiffrés pour montrer que notre sentiment en matière de contrôle fiscal est celui d'un décrochage progressif entre, d'une part, notre manière de travailler, les redressements que nous opérons et, d'autre part, l'évolution de la réalité de la fraude.

J'illustrerai mon propos par un exemple. Depuis de nombreuses années, le premier redressement fiscal en France porte sur la TVA déduite par anticipation, c'est-à-dire un pur effet de trésorerie. Je ne dis pas qu'il ne faut pas redresser. Ce que je veux souligner, c'est que ce redressement n'est pas forcément très « payant ». Simplement, c'est le premier chef de redressement. Parmi les redressements qui, pris isolément, sont d'une manière générale les plus « payants », on retrouve la fraude fiscale internationale, notamment les prix de transfert.

On le voit, un décalage existe : on fait peu de prix de transfert, peu d'expatriation, mais, chaque fois, pour le dire sommairement, cela « paie » ! Et, d'un autre côté, l'immense majorité du volume du contrôle fiscal est axée autour d'une fraude relativement ordinaire dont nous ne disons pas qu'il ne faut pas la combattre mais sur laquelle on voit qu'il y a une réorientation à programmer d'urgence.

Dans les services, nous avons le sentiment - ce n'est pas une simple question d'effectifs et je ne m'exprime pas en tant que syndicat qui veut avoir plus de moyens - qu'aujourd'hui on tourne dans le vide sur le même tissu fiscal. Si l'on ne raccroche pas le wagon, il risque de filer sans nous !

J'en ai terminé avec mon exposé liminaire et suis prêt à répondre aux questions.

M. Philippe Dominati, président. - La parole est à M. le rapporteur.

M. Éric Bocquet, rapporteur de la commission d'enquête sur l'évasion des capitaux et des actifs hors de France et ses incidences fiscales. - Je vous remercie, messieurs, pour ces informations. Je ne sais pas si vous l'avez fait exprès et si vous maîtrisez parfaitement l'actualité, mais il se trouve que l'on nous parle aujourd'hui dans la presse des 193 « vrais-faux exilés fiscaux ». On avait déjà entendu parler d'évadés et d'exilés fiscaux ; voilà que l'on découvre désormais les faux expatriés... Il y a donc de la fraude dans l'évasion !

Il est évident que, lorsqu'il s'agit de frauder, l'imagination ne manque pas...

Au cours de vos exposés, vous avez évoqué vos moyens et décrit votre métier, ainsi que les conditions d'exercice du contrôle.

La semaine dernière, nous avons demandé à Mme Marie-Christine Lepetit, directeur de la législation fiscale à la Direction générale des finances publiques, si la RGPP avait eu un impact sur le volume des contrôles effectués par vos services. Elle nous a répondu que tel n'était pas le cas, les services fiscaux ayant été épargnés par la RGPP. Quel est votre point de vue à cet égard ?

Vous avez ensuite évoqué l'éventuelle mise en place d'un observatoire des délocalisations. Il s'agit là d'une expression nouvelle, que je n'avais encore jamais entendue. Pourriez-vous préciser en quoi consisteraient ses missions et quel serait son rôle ?

J'ai également lu dans vos publications que vous avanciez l'idée d'un serpent fiscal européen. Cela nous ramène à une autre époque ! Pourriez-vous expliciter ce dispositif ? Quels seraient ses modes opératoires et son utilité ? Des expériences de ce type ont-elles été menées, ou bien cette proposition est-elle tout à fait neuve ?

Par ailleurs, avez-vous été témoins d'intrusions ou de « conditionnements » visant à atténuer la rigueur des contrôles que vous effectuez, s'agissant aussi bien des entreprises que des particuliers ? L'article de presse que je citais évoque tout de même des contrôles assez pointus, qui vont assez loin : des vérifications portant sur les lignes téléphoniques, les comptes bancaires, le lieu de scolarisation des enfants. Tout cela nécessite en effet des moyens.

Ensuite, l'une des recommandations du rapport Bassères sur l'affaire Woerth-Bettencourt, qui a tant défrayé la chronique, vise à supprimer la tradition qui veut que soit logée au sein du cabinet du ministre du budget une équipe dédiée au traitement des situations fiscales individuelles. Pourriez-vous décrire le rôle de cette équipe, et ses éventuelles interférences avec l'administration fiscale ordinaire ?

Pour ce qui concerne l'évaluation de la fraude fiscale, nous disposons de chiffres très différents. Certains parlent de 42 milliards à 51 milliards d'euros. Le Conseil des prélèvements obligatoires évoque, pour sa part, un chiffre situé entre 30 milliards et 40 milliards d'euros. Vous expliquez cet écart d'appréciation par la non-prise en compte, par le CPO, de l'évasion fiscale internationale. Est-ce la véritable explication ? La lecture des travaux du CPO fait-elle vraiment ressortir cette différence ?

Dans le même ordre d'idée, que pensez-vous du chiffrage de 15 milliards à 20 milliards d'euros correspondant à l'évaluation de la fraude fiscale internationale ? D'où provient l'estimation des avoirs placés en Suisse par les résidents français, qui avoisinerait 90 milliards d'euros ?

Vous relevez le faible nombre de dossiers relatifs au dispositif anti-abus. Pouvez-vous nous préciser à quoi correspondent les chiffres que vous avancez ?

Enfin, à quoi attribuez-vous l'augmentation très nette, ces dernières années, des déclarations de comptes à l'étranger ? Estimées à 30 000 en 2007, elles s'élevaient à 75 000 en 2010. Quelles suites donner à de telles pratiques ?

M. Vincent Drezet. - Je vais m'efforcer d'apporter les réponses les plus complètes possible à toutes vos questions.

Sur la question des moyens et des effectifs, il faut lever une ambiguïté. Depuis plusieurs années, et notamment depuis l'accélération des suppressions d'emplois liées à la RGPP, nous avons perdu de nombreux emplois : 25 000 depuis 2002 sur les champs d'activité de la Direction générale des finances publiques, résultat de la fusion, en 2008, de la Direction générale des impôts et de la Direction générale de la comptabilité publique et du Trésor ; puis, 14 000 emplois depuis 2007, date à laquelle a été mis en place le non-remplacement de deux départs à la retraite sur trois.

La DGFiP et Bercy déclarent que les effectifs, c'est-à-dire les moyens humains, du contrôle fiscal sont sanctuarisés. C'est à la fois vrai et faux.

C'est vrai en ce que le nombre de vérificateurs n'a pas bougé ; mais ceux-ci ne font pas que du contrôle fiscal. Il y a 5 000 vérificateurs en France, un ratio assez faible par rapport à celui des autres administrations fiscales européennes, comme l'ont noté les missions comparatives de l'OCDE et le rapport Strainchamps de 2001.

Même si le nombre de vérificateurs a peu bougé, en réalité, le nombre d'agents affectés au contrôle fiscal en général, au-delà du contrôle dit « externe », c'est-à-dire sur place, a baissé.

Il a diminué dans les services qui gèrent l'impôt et effectuent le « premier contrôle », c'est-à-dire la relance et, de temps en temps, de la taxation d'office, notamment pour les entreprises.

Il a également diminué dans les pôles de contrôle et d'expertise qui font à la fois de la programmation du contrôle fiscal et du contrôle sur pièces.

Le contrôle sur pièces, on l'oublie trop souvent, rapporte plus de 5 milliards d'euros en redressement, sur un total de 12 milliards d'euros en termes de droits. Il faut y ajouter 3 milliards d'euros de pénalités. Le contrôle fiscal externe, quant à lui, rapporte presque 8 milliards d'euros. C'est dire si le contrôle sur pièces est important ! Or c'est dans la sphère du contrôle sur pièces et de la programmation du contrôle fiscal que les effectifs ont diminué.

On peut donc afficher, comme le fait la DGFiP, un nombre de vérificateurs stable, mais cela ne signifie en aucun cas que le nombre d'agents travaillant dans la sphère du contrôle fiscal l'est. En effet, les effectifs dédiés au contrôle sur pièces et à la programmation ont diminué. Ils ont même baissé à tel point qu'il a fallu augmenter de nouveau les objectifs des agents chargés du contrôle fiscal externe : nous étions environ à douze milliards d'euros en 2003-2004, voire en 2005 dans certains services, et nous sommes actuellement plutôt à quatorze.

Qui plus est, les effectifs ont baissé dans les services chargés de la programmation, qui est pour nous l'élément central du dispositif, car elle permet de détecter les anomalies et d'envoyer, ensuite, un dossier en contrôle fiscal. Si le nombre d'agents chargés de la détection des anomalies diminue, le contrôle fiscal ne peut pas être de bonne qualité.

Nous assistons à un transfert. Les vérificateurs qui faisaient peu de programmation, parce qu'ils effectuaient surtout du contrôle fiscal sur place, font aujourd'hui de « l'auto-programmation » pour combler les insuffisances des services touchés par les suppressions d'emplois. Ce transfert, réalisé dans des conditions d'urgence, nuit à la qualité.

Ainsi, les effectifs du contrôle fiscal ont donc bien baissé, même si ceux des vérificateurs ont été relativement préservés ; mais pour combien de temps ?

Qui plus est, nous avons connu plusieurs restructurations. Ainsi, dans certains départements ou résidences de l'administration fiscale, plusieurs services, chargés de la programmation et du contrôle sur pièces, ont été regroupés pour absorber les suppressions d'emplois. Ces restructurations, ajoutées à ces suppressions d'emplois, ont nui à la qualité du travail et la quantité des dossiers traités.

J'en viens à la question sur l'observatoire des délocalisations fiscales.

Nous estimons, en tant qu'acteurs de notre administration, que la DGFiP, et notamment le centre des impôts des non-résidents, dispose de données dont elle pourrait faire bénéficier un tel observatoire, qui ne saurait être laissé sous la seule main de Bercy.

Il nous semblait spontanément que la Cour des comptes et le Parlement devaient être associés à ce projet, qui permettrait de dresser un état des lieux chiffrés. Nous ne nous sommes pas aventurés à spéculer sur les expatriations fiscales des contribuables non redevables de l'ISF, car il n'existe aucune donnée en la matière. Il serait donc assez intéressant de mesurer statistiquement, mais aussi qualitativement, les profils des personnes qui s'expatrient, de celles qui reviennent et des étrangers qui s'installent en France, en bref les flux entrants et sortants.

La DGFiP peut être un outil pour y parvenir, ainsi qu'un observatoire qui, par nature, est un lieu ouvert.

Ernst and Young-KPMG a déjà mené des études sur cette question, ainsi que le Sénat au début des années 2000. Nous pourrions prévoir, dans le cadre de cet observatoire, des points d'étape réguliers, sous forme de missions, ce qui permettrait d'éviter de voir circuler des évaluations plus ou moins fantaisistes qui, si elles ne sont pas fausses, sont basées sur des éléments peu fiables, par exemple sur les capitaux qui s'en vont. Cet outil serait intéressant pour le débat public et ferait autorité.

Le serpent fiscal européen est une proposition que nous portons de longue date. Il s'agit non pas, loin s'en faut, de construire un boa constrictor fiscal (sourires), mais plutôt de réduire les écarts entre fiscalités. Nous défendons en effet la thèse selon laquelle l'Union européenne et le marché unique se sont construits de manière déséquilibrée, puisque l'on s'est privé d'un attribut de souveraineté : la politique monétaire. Une forme de souveraineté fiscale a été laissée aux États, mais celle-ci est en réalité fortement impactée par le jeu de la concurrence fiscale et par quelques décisions communautaires concernant la TVA ou l'égalité de traitement des résidents de l'Union européenne, par exemple.

Il nous semblait naturel que l'Union européenne se dote d'outils communs, ce qui appelle un débat plus large, philosophique et politique. Les chantiers que nous identifions sont les suivants : la TVA intracommunautaire est actuellement largement « fraudée », comme l'a récemment indiqué la Cour des comptes ; l'impôt sur les sociétés ; les revenus de l'épargne ; la lutte contre la fraude. Il s'agit là de chantiers prioritaires, auxquels il conviendra peut-être d'ajouter, par extension, la réflexion sur d'autres impôts.

Pour ce qui concerne la TVA, il existe, à la fois, nous l'avons dit, des règles communes et un système « fraudogène », qui devait être temporaire, mais qui perdure.

S'agissant de l'impôt sur les sociétés, nous nous sommes basés en grande partie sur les travaux de la Commission européenne relatifs à l'assiette commune consolidée pour l'impôt sur les sociétés, la fameuse ACCIS. Ces travaux montrent qu'une telle harmonisation, qui donne une base commune et neutralise les prix de transfert au sein de l'Union européenne, est techniquement possible. Elle peut donc permettre de consolider les budgets publics. Si ce n'est pas la solution miracle, c'est en tout cas un outil envisageable.

Pour éviter que le jeu de la concurrence fiscale, qui se fait aujourd'hui sur les assiettes, ne se déplace vers les taux, nous préconisons un taux plancher, qui pourrait d'ailleurs prendre la forme d'un impôt sur les sociétés européen ou, tout simplement, d'un engagement des États à ne pas baisser leur taux par rapport au niveau actuel. En poussant le raisonnement plus loin, nous pourrions calculer ce taux plancher en fonction d'un taux implicite d'imposition des bénéfices des sociétés sur l'excédent brut d'exploitation.

J'en viens aux revenus de l'épargne. Nous étions partisans de la révision de la directive sur l'imposition des revenus de l'épargne, car nous nous étions aperçus, en lisant plusieurs communications, que ce texte rapportait peu, tout simplement parce qu'il était contourné.

Puisque cette directive ne visait que les particuliers et les revenus d'obligations, en tout cas les placements à revenu fixe, les personnes qui voulaient y échapper, soit ont acheté des actions, car les dividendes ne rentraient pas dans le champ d'application, soit ont constitué des sociétés.

Comme la plupart des observateurs fiscaux, nous avons dit dès 2005, et même avant, qu'il fallait élargir le champ de la directive. Il existe actuellement un projet de révision de ce texte. Nous ne savons pas exactement où il en est, mais il nous semble intéressant. S'agissant de l'évasion fiscale, un tel texte permettrait de stabiliser une partie des budgets publics, tout au moins au niveau de l'Union européenne.

Enfin, pour ce qui concerne la lutte contre la fraude, nous constatons, dans l'exercice de notre métier, que tous les systèmes d'échange d'informations, par exemple en matière de TVA intracommunautaire, fonctionnent mal et qu'ils sont parfois mal alimentés. Tout cela favorise la fraude.

Le système d'information qui existe aujourd'hui au niveau de l'Union européenne mériterait d'être mieux servi. Il est certain que ce serait plus facile si nous disposions d'une assiette harmonisée. Ainsi, on n'utilise pas suffisamment certaines formes de contrôle tel le contrôle multilatéral coordonné. Ce dernier permet, par exemple, à l'occasion d'un contrôle fiscal réalisé en France, de demander à nos collègues belges de se rendre dans une société liée à celle qui est contrôlée par l'administration fiscale française.

Ces outils existent ; il faut les utiliser davantage et les améliorer.

S'agissant de la rigueur des contrôles, il n'est pas tellement dans nos habitudes de communiquer les statistiques du contrôle fiscal, mais, dans la période actuelle, il nous semblait légitime de le faire. Il existe assez peu de données, tant en interne qu'en externe. Nous faisons partie de ceux qui estiment qu'il convient d'éclairer à ces deux niveaux, notamment le Parlement, sur le détail des résultats du contrôle fiscal.

Ces chiffres, que nous avons décidé de « sortir », nous paraissaient éclairants, et, par un heureux hasard, l'article est justement publié aujourd'hui même. En outre, nous avons beaucoup à dire sur la question des expatriations.

De tout temps, le contrôle fiscal a suscité de nombreuses idées reçues, ou fausses, notamment celles qui suggèrent l'existence d'interventions politiques. Nous ne disons pas que ces interventions n'ont jamais eu lieu. Simplement, nous n'en avons pas été témoins directement : si elles existent, elles ne remontent pas jusqu'à nous.

La meilleure des garanties contre ce genre de pratiques est l'information publique sur le taux de couverture du tissu fiscal, un taux qui doit être « mesuré ». Nous soutenions, quant à nous, l'idée d'un indice de couverture du tissu fiscal. Un tel indice permettrait de prendre en compte l'ensemble des particuliers et des entreprises - non pas nominativement -, en le subdivisant par niveaux de patrimoine, afin d'assurer une couverture harmonieuse du tissu fiscal.

Cette solution n'a pas été retenue en totalité ; elle aurait cependant été plus pertinente que celle qui a été choisie à l'époque par la Direction générale des impôts et qui consiste à classer les dossiers entre les « normaux », en deçà de tant de millions d'euros de patrimoine, et « à fort enjeu », au-delà de ce niveau.

Or, on le sait bien, les effets de seuil sont pervers. Ainsi, les dossiers en deçà de 3 millions d'euros étaient « normaux » et, au-delà, « à fort enjeu ». Une personne possédant un patrimoine de 2,9 millions d'euros n'était donc pas nécessairement contrôlée, tandis qu'une autre détenant 3,1 millions d'euros était traitée comme faisant partie des plus riches.

Il nous semble donc intéressant de subdiviser. On y vient d'ailleurs progressivement puisque, sous l'influence des affaires, la DGFiP est seulement, hélas, en train de s'adapter. L'indice de couverture du tissu fiscal aurait permis une meilleure transparence du contrôle.

Je le répète, nous n'avons pas été témoins directs d'interventions politiques, sinon, par le passé, avec beaucoup de recul ou de retard. Nous restons donc vigilants car, selon nous, le contrôle fiscal doit aller jusqu'à son terme, quelle que soit la personne concernée.

Sur le rapport Bassères et le lien entre le ministère du budget et l'administration fiscale, nous sommes un peu à fronts renversés.

Pour notre part, nous sommes attachés au principe républicain selon lequel le ministre est responsable de son administration. Dans la République française, c'est un principe auquel nous sommes attachés ? Nous ne sommes donc pas partisans d'une situation qui verrait un ministre signer un contrat avec un directeur général et le laisser agir seul. Il ne nous semble pas idiot, dans le principe, que le ministre soit informé de ce qui se passe dans son administration puisqu'il en est responsable. Reste à savoir jusqu'où l'on peut aller pour ne pas créer de zones d'opacité.

Ce que nous savons de la cellule qui a été, de fait, condamnée dans le rapport Bassères, c'est que, régulièrement, des élus ou d'autres personnes écrivaient au ministre, qui demandait alors un éclairage technique à cette cellule sur le dossier dont il était saisi. Il pouvait également arriver que le ministre soit saisi, dans le cadre du Comité des affaires fiscales, afin d'accorder certaines remises gracieuses. Dans ce cas, aussi, un éclairage technique lui était nécessaire.

Sur tous ces sujets, nous ne sommes pas choqués par le fait que le ministre, qui est responsable de son administration, soit éclairé, y compris s'il est pris à partie médiatiquement sur un dossier particulier. Même s'il ne peut pas lever le secret fiscal, il ne nous semble pas absurde qu'il sache ce que fait cette administration.

Le risque, nous ne l'ignorons pas, est que l'on dise ensuite que le ministre intervient dans certains dossiers. Il faut donc faire preuve de vigilance et de transparence, qui nous semblent plus satisfaisantes que la rupture et le décrochage de l'administration par rapport à son ministre.

Il faudra voir comment fonctionne le nouveau système, mais le principe qui vient d'être réaffirmé nous semble intéressant.

Nous ferons toujours partie de ceux qui demandent plus de transparence, afin d'éviter de potentielles interventions et d'éventuels procès d'intention.

Pour ce qui concerne l'évaluation de la fraude, nous avons tout simplement fait, à l'instar du Conseil des prélèvements obligatoires qui nous a auditionnés, une extrapolation des résultats du contrôle fiscal. Comment avons-nous procédé ? Nous avons découpé régime d'imposition par régime d'imposition pour l'impôt sur les sociétés et pour la TVA et nous avons découpé l'impôt sur le revenu par revenus catégoriels. Nous avons examiné les résultats du contrôle fiscal dans chacune de ces catégories, puis fait une extrapolation en modulant le tout, le propre de la programmation du contrôle fiscal étant de détecter les anomalies et de cibler les zones à risque.

Nous avons tenté de voir, sur la base d'échantillons représentatifs, ce que donnerait un contrôle de l'ensemble des contribuables, et ce que récupérerait alors l'État, en incluant à cette analyse à la fois les omissions involontaires et l'évasion fiscale internationale.

Il est vrai que le Conseil des prélèvements obligatoires a manifestement d'abord travaillé sur le contrôle fiscal externe, et n'a pas, comme il le reconnaît dans son rapport, intégré tous les éléments constitutifs de l'évasion fiscale internationale. Le contrôle sur pièces ayant été mis de côté, une certaine forme de fraude, et donc, en réalité, de manque à gagner pour l'État, n'a pas été prise en compte. À partir d'une même méthode, nous avons donc obtenu des fourchettes différentes.

En revanche, le résultat que nous avons obtenu, soit 2,5 % du PIB, correspond à peu près à celui de la Commission européenne.

Pour la fraude fiscale internationale, l'exercice était un peu plus difficile et la fourchette obtenue plus large, car nous disposons de trop peu de résultats.

En prenant en compte tel ou tel article, ainsi que les dispositifs anti-abus, effectivement peu nombreux, prévus aux articles 209 B et 238 A du code général des impôts, nous avons tenté de dire ce que pouvait représenter un tel montant par rapport au tissu fiscal représentatif. Le résultat, j'en conviens, peut être aussi bien de 10 milliards que de 100 milliards d'euros. Lorsque nous avançons des chiffres, nous le faisons donc avec beaucoup de prudence.

Pour notre part, nous n'avons pas estimé les avoirs fiscaux placés en Suisse.

Nous avons souvent entendu dire que 80 milliards à 90 milliards d'euros d'avoirs fiscaux étaient placés en Suisse, mais nous ne nous sommes pas basés sur ce chiffre pour estimer un quelconque manque à gagner. Il serait sans doute intéressant de constater qu'une grande partie de cette base n'a pas été déclarée à l'ISF, et que, sur un taux de rendement à 3 % ou 4 %, une bonne part n'a pas été déclarée non plus. Comme nous ne disposons pas de « clés » de lecture, nous nous abstenons d'exploiter cette donnée.

Le nombre de dispositifs anti-abus est effectivement peu élevé, mais assez stable. L'article 209 B du code général des impôts, relatif au transfert de bénéfices à l'étranger, en prévoit environ une dizaine. De la même manière, l'article 238 A en prévoit de vingt à vingt-sept. Cet article, relatif aux charges déductibles, autorise les transferts de bénéfices à l'étranger. Il n'y a qu'une poignée de fausses expatriations : on en comptait 201 en 2009 ; on en recense aujourd'hui 193. Ces résultats sont significatifs.

Nous regrettons que ce chiffre soit si faible, au regard de l'énergie et de l'investissement très importants, qu'il faut souligner, consacrés à ces recherches par les vérificateurs. Ils travaillent en effet seuls, ou en binôme, mais chacun avec des objectifs quantitatifs bien déterminés. Il y a donc matière, dans le domaine de la fraude fiscale internationale, à mettre en oeuvre une coopération, aujourd'hui beaucoup trop faible.

Enfin, la hausse des déclarations de comptes à l'étranger est directement liée à la série des régularisations qui ont lieu, certaines dans le cadre de la cellule de régularisation. On peut aussi espérer qu'à l'avenir, mais ce sera soumis au contrôle fiscal, les contribuables concernés rempliront le formulaire n° 3916 sur les déclarations de comptes à l'étranger.

Cette efficacité est subordonnée à plusieurs facteurs. Lorsque le ministre du budget avait développé sa stratégie et décidé de mettre en place une cellule de régularisation, en interne, nous avions dit « Chiche ! », sans porter de jugement de valeur. Nous avions étudié la question afin de savoir s'il ne s'agissait pas d'une amnistie déguisée, et conclu que tel n'était pas le cas, même si une telle mesure était effectivement dérogatoire. Nous étions certes quelque peu gênés et n'avons pas soutenu cette initiative, mais, dans le même temps, nous nous disions : si cette cellule permettait un renforcement du contrôle fiscal, après tout, pourquoi pas ?

Le bilan que nous dressons est le suivant.

Des moyens juridiques ont été mis en place, parmi lesquels figurent certains de ceux que nous avions réclamés, comme la fameuse Brigade nationale de répression de la délinquance fiscale, la BNRDF.

Cependant, faute qu'on soit allé au bout du dispositif, nous ne sommes pas, aujourd'hui, dans une stratégie d'actualisation de ces moyens juridiques. Je pense, par exemple, à la liste noire nationale, qui devrait permettre de faire le bilan des conventions fiscales, c'est-à-dire à la fois du nombre de demandes et du nombre de retours.

Malheureusement, faute de données et d'une transparence suffisante, nous ne sommes pas capables de dire exactement ce qu'il en est. Nos collègues de la Direction nationale des enquêtes fiscales, de la Direction des vérifications nationales et internationales et de la Direction nationale de vérification des situations fiscales ont surtout dû travailler plus et plus rapidement, sans que se produise de rotation de long terme, ce que nous regrettons.

M. Louis Duvernois. - Je voudrais vous poser deux questions de portée générale.

Vous avez évoqué à plusieurs reprises la nécessité, de votre point de vue, de créer un observatoire des délocalisations fiscales.

Nous vivons à l'ère de la mondialisation, qui entraîne non seulement le développement économique ou les délocalisations, mais aussi la mobilité internationale.

Je prendrai un exemple. Les communautés françaises expatriées à l'étranger augmentent d'année en année de 5 % sur une population d'un peu plus de 2 millions, ce qui est un chiffre considérable. L'inquiétude monte au sein de ces communautés, car des amalgames sont régulièrement faits dans la presse, qui ne maîtrise pas toujours - c'est le moins que l'on puisse dire ! - ces questions de haute technicité que vous venez d'évoquer.

Dans leur immense majorité, ces populations s'expatrient de façon totalement volontaire. Je ne dispose pas de statistiques précises, mais je dirai que peut-être 1 % de ces nouveaux expatriés sont des évadés fiscaux. Et la proportion est peut-être moindre. Sur une population de cette importance, un chiffre aussi faible doit nous conduire à nous interroger.

Nous avons signé 134 conventions fiscales, avec autant de pays. Ces 134 pays seront bientôt 135, avec Andorre. Ces textes ont pour but de légaliser la présence de nos compatriotes à l'étranger, mais aussi de les protéger en vertu de la règle excluant la double imposition. La France est naturellement signataire de bonne foi de ces conventions fiscales.

Lorsque l'on vous écoute, on entend les expressions suivantes : « faute d'outils pour contrôler ou assurer un suivi » ; « manque d'informations » ; « difficultés d'accès à l'information »... Ce ne sont pas mes termes, ce sont les vôtres ! Vous avez dit également que l'outil restait à construire.

Compte tenu de vos remarques et de l'analyse que vous faites de la situation, doit-on considérer que tous les services et unités administratives que vous avez cités ne travaillent pas nécessairement en synergie, et qu'il en va également ainsi à l'intérieur d'un service lui-même très centralisé, au sein du ministère de l'économie et des finances, et qui est, me semble-t-il - mais peut-être mon interprétation est-elle abusive -, assez jaloux de ses prérogatives ?

Vous avez dit en effet, et cela m'a paru important, qu'il n'appartenait pas uniquement à Bercy de gérer l'observatoire des délocalisations fiscales, mais qu'il convenait aussi, dans la République qui nous gouverne, que la Cour des comptes et le Parlement le contrôlent. La création d'un tel observatoire représenterait-elle une réelle avancée ?

J'en viens à ma deuxième question.

Souvent, en France, lorsqu'on est à court d'idées, on copie les Américains. J'ai vécu longtemps aux États-Unis et je pourrais vous citer de multiples exemples en ce domaine. Ainsi s'est-on mis en tête d'imiter l'exit tax, mais « à la française ».

En effet, comme l'a rappelé précédemment l'un de mes collègues, l'exit tax appliquée stricto sensu, c'est-à-dire à l'américaine, ne correspond pas à la culture nationale française. On pourrait importer un système aussi contraignant pour les particuliers, et non, cela a été dit, pour les entreprises, qui sont soumises à un autre système d'imposition.

J'entends ici ou là, et ce sujet a également été abordé au sein de cette commission d'enquête, notamment face à d'autres intervenants, que la question de la nationalité n'apparaît pas dans le droit fiscal français puisque l'imposition a toujours lieu là où sont perçus les revenus ; je parle sous votre contrôle !

En introduisant la clause ou l'élément appréciatif nouveau de la nationalité, ne risque-t-on pas de modifier sensiblement l'esprit et les conditions d'application de la fiscalité sur notre territoire ?

En effet, comme je l'expliquais, nombre de nos concitoyens s'expatrient volontairement, pour des raisons tout à fait légitimes, essentiellement économiques ou de réorganisation de leur projet professionnel. Ils sont alors soumis à la règle de l'absence de double imposition, au terme des conventions fiscales signées avec les pays dans lesquels ils s'installent.

Si jamais on introduit cette idée de la nationalité dans notre droit fiscal, n'aura-t-elle pas, à l'avenir, des conséquences ou des incidences que l'on peut imaginer dommageables, à terme, pour l'économie de notre pays ?

M. Vincent Drezet. - Nous ressassons que les expatriations sont, en général, très rarement liées à des raisons fiscales.

Vous avez évoqué le contexte de mobilité. Les expatriés que nous avons rencontrés, y compris les expatriés fiscaux véritablement sortis de France « pour payer moins d'impôts », ont en effet toujours une motivation personnelle et professionnelle pour partir. Il est donc vrai qu'il ne faut pas jeter l'anathème sur les expatriés. En tout cas, la mobilité lorsqu'elle est choisie et non subie, est même plutôt, selon notre organisation syndicale, une richesse en tant que telle.

S'il faut veiller à éviter les amalgames, nous ciblons, quant à nous, surtout les expatriés « fiscaux », ou supposés tels. Comme nous le disons dans notre rapport et nos diverses publications, nous ne faisons pas partie de ceux qui pensent que tous les redevables français de l'ISF qui quittent notre pays sont nécessairement des évadés ou des expatriés fiscaux. Il s'agit simplement, pour nous, d'un tissu fiscal particulier. Et comme les données qui y ont trait sont les seules données dont nous disposons, nous considérons qu'il est intéressant de s'y plonger.

Le présent débat porte sur les incidences fiscales et les expatriations. Dès lors que nous ressentons un grand manque d'évaluation qualitative, et pas simplement dans le débat public, nous essayons d'apporter notre petite pierre à l'édifice de cette question des expatriés fiscaux.

Si nous déplorons le manque d'outils, c'est parce que nous axons essentiellement notre réflexion sur le contrôle fiscal.

Nous ne nous situons pas dans la logique du « tout-sécuritaire fiscal ». Nous voulons simplement nous doter d'un outil permettant de détecter les expatriations fiscales, y compris légales, afin de pouvoir les analyser : c'est le premier objectif de l'outil.

Son deuxième objectif est l'identification des formes de fraude susceptibles de se développer, en vue d'en informer les pouvoirs publics.

Nous ne faisons pas de corporatisme. Il ne s'agit pas de dire : « Tout à Bercy, et si possible à la DGFiP ! » Simplement, le point de départ est là parce que, statistiquement, c'est là que ça se passe.

Nous ajoutons qu'il faut assurer la publicité de ces données, dans un objectif de transparence. Tout ne peut donc pas rester à Bercy, sauf à faire perdurer le système actuel, dont nous ne sommes pas satisfaits.

Il faut donc que les données sortent de Bercy, puis soient pilotées et contrôlées. Sans avoir l'organigramme en tête, nous nous sommes dits, spontanément, que la représentation nationale ainsi que le corps de contrôle public de l'État ne pouvaient pas ne pas être associés à ce dispositif. Il est bien évident que « Bercy » au sens large dispose des outils, notamment des outils statistiques.

Nous ne sommes probablement pas sur la même ligne que Bercy sur cette question ; ce ne sera ni la première ni la dernière fois !

Mettre sur la table un certain nombre d'éléments dont dispose Bercy serait d'ores et déjà, pour nous, une avancée.

La question des « délocalisations fiscales » - on avait, dans un premier temps, employé ce terme-là - a beaucoup porté, il y a quelques années, sur les prix de transfert, car des affaires célèbres s'étaient produites avec la Suisse.

Doter les pouvoirs publics d'un outil n'a pas pour objectif de contrôler tout le monde ou de faire peur, mais d'évaluer le phénomène pour en proposer une nouvelle lecture qualitative. S'il y a une avancée à faire, c'est bien là.

Dans le débat démocratique, il y a, sur la question de l'ISF, les « pro », les « anti », et ceux qui disent, comme nous, qu'il faudrait mettre en place une autre forme d'imposition du patrimoine. Si nous avions un outil supplémentaire pour faire les études d'impact, nous pourrions l'intégrer dans le débat public, sans pour autant qu'il nous contraigne. Ce serait une avancée assez importante.

Pour ce qui concerne le principe de nationalité, nous avons dit dernièrement, en commentant les récentes propositions, que deux principes philosophiques totalement différents étaient en cause, même si le jeu des conventions fiscales en atténue les différences.

Le propre des conventions fiscales est d'éviter les doubles impositions, avant même de lutter contre la fraude. En réalité, par le biais de ces conventions, la double imposition est limitée, et non annulée. Par exemple, dans le système américain, on a le choix de déduire, soit de ses revenus ceux qui sont perçus à l'étranger - même si la déduction est plafonnée -, soit de son impôt américain, sous forme de crédit d'impôt, les impôts payés à l'étranger sur des revenus de source étrangère. Ces ressemblances sont intéressantes à analyser.

Des différences subsistent cependant. Passer d'un système à l'autre représenterait un véritable changement culturel et poserait un problème juridique compliqué, car cela impliquerait, par souci de cohérence, de revisiter l'ensemble des conventions fiscales ; sinon, ces règles seront nécessairement contournées. Par ailleurs, nous risquerions de nous heurter à la jurisprudence européenne.

Il nous semble également, sans avoir expertisé le dispositif, que cela irait à l'encontre de la réalité économique, dans la mesure où la fiscalité est fondée sur le principe suivant : l'imposition a lieu dans le pays où sont perçus les revenus. Nous sommes donc extrêmement réservés sur cette question. Elle présente cependant l'intérêt, selon nous, de mettre au coeur du débat non seulement la question de la mobilité, mais aussi celle des départs pour raisons fiscales.

Si nous ne nous dotons pas d'outil permettant d'éclairer le débat public, mais aussi de mieux contrôler et d'éviter que ceux qui s'expatrient, comme les 193 vrais-faux expatriés fiscaux, ne le fassent réellement, nous ne pourrons pas aller au bout du compte. Nous apportons cet éclairage technique, tout en sachant pertinemment qu'une telle réforme représenterait un changement philosophique très important. Or les changements brutaux s'accommodent mal des évolutions historiques, qui s'inscrivent dans la durée.

M. Philippe Dominati, président. - Les chiffres donnés par M. Duvernois, soit 4 000 expatriés pour raisons fiscales, soit environ 1 % du total des expatriés français, vous semblent exacts ?

M. Vincent Drezet. - Tout à fait. Là encore, je m'en tiens aux outils : 300 à 800 expatriés fiscaux redevables de l'ISF représentent à l'évidence, sur plusieurs années, un effectif de quelques milliers, pas des centaines de milliers.

Même si l'on admet que des contribuables non redevables de l'ISF se sont aussi expatriés pour des raisons fiscales - je ne parle pas des faux expatriés fiscaux ! -, cela représente une part marginale.

Pour cette raison, nous avons souvent déploré la dramatisation de ces questions, alors même que nous observions une mobilité tout à fait classique au sein d'une économie ouverte, mobilité qu'il ne s'agissait pas d'empêcher.

Nous pensions aussi que, à cause de quelques milliers de personnes qui n'allaient pas modifier la structure de la fiscalité française, il eût été dommage de ne pas se doter d'outils publics, notamment ceux de la lutte contre la fraude. Malheureusement, le nombre des faux expatriés fiscaux français ne se limite pas à 200.

M. Jacques Chiron. - On parle beaucoup du prélèvement de l'impôt à la source. Qu'en pensez-vous ?

Ce prélèvement de l'impôt à la source, qui concernerait surtout les salariés, ne permettrait-il pas d'orienter une partie des effectifs de l'administration fiscale, d'une manière plus efficace, vers ce que vous appelez du « productif fiscal » ?

Par ailleurs, le e-commerce ne suscite-t-il pas une fraude à la TVA que nous ne sommes même pas susceptibles d'évaluer ? Un travail est-il fait sur ce sujet ? Pourrait-on imaginer des systèmes, qui ne s'appelleraient pas forcément « TVA », permettant de prélever directement « sur le tuyau », c'est-à-dire sur ce qui permet le e-commerce ?

M. Vincent Drezet. - Je commencerai par la deuxième question, et je serai bref.

La question du e-commerce défraie la chronique et la DNEF travaille sur cette question depuis quelques années. Il est certain que l'on pourrait, en modifiant la législation, imposer directement cette activité. Cela supposerait toutefois, par construction, une réforme profonde de la TVA, car il serait difficile de ne cibler qu'une seule forme de commerce, fût-il électronique. L'enjeu est là !

Les domiciliations de ceux qui commercent avec la France, notamment à partir de paradis fiscaux, ainsi que l'accompagnement des structures, comme la présence de commissionnaires - qui sont, en réalité, ce que l'on appelle fiscalement des « établissements stables » -, ont des conséquences en termes d'impôt sur les sociétés et de TVA.

Des progrès ont été accomplis dans la détection de cette fraude, mais de façon empirique : on a compris ce qui se passait une fois la fraude réalisée. C'est d'ailleurs pourquoi nous proposons une structuration de l'expertise fiscale.

Je vous donnerai un exemple assez éclairant : la Direction nationale des enquêtes fiscales rédigeait, de longue date, des guides et des fiches techniques dont la qualité était très appréciée de nos collègues. Faute d'orientations, mais aussi de moyens, ces fiches techniques et ces guides n'ont plus été établis, même si ces agents continuaient à faire leur métier, l'expertise.

On s'est alors aperçu qu'au sein de plusieurs directions spécialisées dans le contrôle fiscal, il y avait de vrais experts de la fiscalité patrimoniale - qui représente également un véritable enjeu ! - et de la fiscalité internationale. Or toutes ces compétences ne sont pas coordonnées ! Cela signifie, concrètement, que le vérificateur n'ayant pas la chance de travailler avec des experts, même s'il collabore avec des personnes qui connaissent leur travail, ne peut bénéficier d'un soutien technique. Mieux vaudrait anticiper l'évolution de la fraude.

Nous nous sommes notamment fondés sur ce qui s'est produit dans le commerce électronique pour annoncer les mutations économiques à venir. D'ores et déjà, en matière de gestion patrimoniale, de telles mutations ont eu lieu, suivies d'évolutions juridiques.

Force est de constater qu'il existe de nouvelles formes de fraude dans le secteur de l'e-commerce.

Nous ne faisons pas partie des « fanatiques » de la retenue à la source, et non pas, contrairement à ce que l'on peut croire, pour de simples raisons de défense de nos effectifs.

Mettre en place une retenue à la source, dans les conditions actuelles, serait particulièrement complexe. Même le Conseil des prélèvements obligatoires le dit. Ce système suppose en effet d'être imposé en année n sur ses revenus de l'année n.

Au-delà de la question de l'année « blanche » ou de l'année de double imposition, si l'on veut que la retenue à la source corresponde à ce que souhaite le contribuable, c'est-à-dire l'ajustement de son taux de retenue à l'évolution de ses revenus, il faut pouvoir ajuster ce taux à chaque réduction d'impôt, à chaque exonération, à chaque nouvel enfant, divorce ou mariage. Or plusieurs millions de changements de situations se produisent par an ! Nos services seraient submergés de sollicitations visant à ajuster le taux de retenue, qu'il faudrait communiquer à l'employeur. Compte tenu du système fiscal actuel, la contrainte serait très forte, à la fois pour le contribuable, pour nos services et pour l'employeur.

Cela étant dit, nous n'avons pas de tabous sur la redistribution de gains de productivité vers les services à haute valeur ajoutée, qu'il s'agisse de l'expertise, de la programmation, du contrôle fiscal et, dans un autre domaine, du conseil aux collectivités locales.

Nous aimerions pouvoir parler de redistribution des gains de productivité. Si nous travaillions à effectifs constants et si nous faisions un bilan de tout ce qui a changé dans nos métiers, qui sont nombreux, nous pourrions mener ce débat au-delà de la question de la retenue à la source.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - Pour boucler la boucle, je souhaite revenir sur l'article que je citais initialement relatif aux vrais-faux exilés fiscaux. Pouvez-vous nous dire comment ce dispositif s'organise concrètement ? Dans votre secteur, quels services sont impliqués ? Comment se passe leur collaboration avec les services belges, cités dans l'article ? Ne pourrait-on, à l'avenir, généraliser ce type de collaboration ?

M. Vincent Drezet. - Globalement, que ce soit avec la Belgique, l'Allemagne ou la plupart des pays, la collaboration se passe plutôt bien. Les conventions fiscales ne posent pas de problème, même si le délai de réponse est souvent long.

Les services impliqués sont ceux chargés du contrôle fiscal externe : les brigades départementales, impliquées seulement à la marge ; les DIRCOFI, directions spécialisées chargées du contrôle fiscal, qui sont nos directions de structure interrégionale ; nos directions nationales, et notamment la DNVSF, la Direction nationale des vérifications de situations fiscales, qui réalise les fameux ESFP, ces examens de la situation fiscale personnelle, et contrôle, dans ce cadre, environ 1 000 comptes bancaires de particuliers. L'activité se concentre donc plutôt sur les deux derniers niveaux, qui s'occupent des fausses domiciliations.

Il faut ensuite, encore une fois, du temps pour traiter les dossiers, à la lumière des risques inhérents à ce tissu fiscal « à risque ». Parfois, on n'observe ni discordance, ni anomalie, ni problème. En revanche, lorsqu'on en rencontre, il faut se plonger dans le contrôle fiscal. Ce premier niveau est déterminant.

Le contrôle fiscal implique de réunir les éléments de fait, qui sont parfois évidents. De temps en temps, ils sont plus complexes ; on ne peut donc prouver toutes les domiciliations fiscales. La difficulté est de réunir ces éléments de fait qui nous permettront de requalifier les dossiers.

Souvent, quand on pense aux critères de domiciliation, on cite les fameux six mois de résidence en France. Or ce critère n'est pas le seul. Il faut aussi prendre en compte, entre autres, le centre des intérêts personnels, économiques. Il faut donc passer en revue le nombre d'activités où apparaît le nom du contribuable vérifié et, éventuellement, par le biais du droit de communication, tenter d'obtenir auprès d'autres autorités ou entreprises publiques des informations sur sa situation personnelle. Le contrôle est donc assez approfondi. Tout cela ne s'improvise pas ! Un contrôle sur pièces peut donner lieu à quelques recoupements, mais seulement une fois le contrôle lancé.

Il faut aussi observer que, s'agissant des 193 expatriés fiscaux, ce type de contrôle rentre dans la sphère des fameux ESFP.

On faisait 5 000 ESFP voilà cinq ans ; on en réalise moins de 4 000 aujourd'hui, car cette procédure est jugée inquisitoire. Or c'est la seule procédure de contrôle fiscal externe des particuliers dont nous disposons. Certes douloureuse pour le contribuable, elle est également très longue et complexe pour le vérificateur, mais représente parfois le seul moyen d'identifier les fausses expatriations et les différentes fraudes des particuliers.

Ensuite, ce sont des éléments de fait, et il y a parfois du contentieux sur ces questions-là. Il faut simplement prouver la réalité des choses. Rien ne se décrète en la matière : nous devons apporter la preuve de ce que nous avançons.

M. Philippe Dominati, président. - Je vous remercie, messieurs, de cet exposé très complet.

Audition de MM. Jacques Cossart, secrétaire général du conseil scientifique, Thomas Coutrot, coprésident, et Gérard Gourguechon, vice-président du conseil scientifique, de l'Association pour la taxation des transactions financières et pour l'action citoyenne (ATTAC)

La commission procède enfin à l'audition de MM. Jacques Cossart, secrétaire général du conseil scientifique de l'Association pour la taxation des transactions financières et pour l'action citoyenne (ATTAC), Thomas Coutrot, coprésident d'ATTAC et Gérard Gourguechon, vice-président du conseil scientifique d'ATTAC.

M. Philippe Dominati, président de la commission d'enquête sur l'évasion des capitaux et des actifs hors de France et ses incidences fiscales. - Mes chers collègues, nous accueillons MM. Jacques Cossart, Thomas Coutrot et Gérard Gourguechon, respectivement secrétaire général du conseil scientifique, coprésident et vice-président du conseil scientifique d'ATTAC, l'Association pour la taxation des transactions financières et pour l'action citoyenne.

Je vous rappelle, messieurs, que, conformément aux termes de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, votre audition doit se tenir sous serment et que tout faux témoignage est passible des peines prévues aux articles 434-13 à 434-15 du code pénal.

En conséquence, je vais vous demander de prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité.

Veuillez lever la main droite et dire : « Je le jure. »

(MM. Jacques Cossart, Thomas Coutrot et Gérard Gourguechon prêtent serment successivement.)

M. Philippe Dominati, président. - Je vous propose de commencer l'audition par un exposé liminaire d'une trentaine de minutes, avant de passer aux questions de notre rapporteur et des membres de la commission.

Monsieur Coutrot, vous avez la parole.

M. Thomas Coutrot, coprésident d'ATTAC. - Monsieur le président, je vous remercie de nous avoir invités à cette audition. Je rappelle, car certains d'entre vous ne le savent peut-être pas, qu'ATTAC est une association créée en 1998, dont le but était, à l'époque, de promouvoir l'idée d'une taxation des transactions financières, c'est-à-dire en fait la taxe Tobin. Nous partions du constat que la libéralisation des marchés financiers avait abouti à une succession de crises de plus en plus graves, comme la crise asiatique de 1997 et la crise russe, qui menaçaient l'équilibre social au niveau mondial. L'idée était de réintroduire des mécanismes de stabilisation et de contrôle des marchés financiers et de s'opposer à la libéralisation entamée au début des années quatre-vingt, laquelle a conduit à la très grande instabilité financière perceptible dans les années quatre-vingt-dix.

Depuis lors, chacun a pu le constater, cette instabilité n'a fait que s'aggraver, jusqu'à aboutir à la situation catastrophique actuelle de l'économie européenne, sur laquelle il n'est pas utile de s'étendre.

Depuis sa création, ATTAC a étendu son champ d'intervention bien au-delà de la taxation des transactions financières. Cette question a d'ailleurs eu le sort que vous connaissez : elle est devenue une idée quasiment consensuelle dans la société française et européenne, à l'exception du Royaume-Uni, qui continue à faire de la résistance. Nous avons poussé plus loin notre analyse ainsi que notre critique du libéralisme financier et de la libéralisation des marchés, nous intéressant en particulier aux questions de fiscalité, de gouvernance d'entreprise et de croissance économique. Aujourd'hui, nous commençons même à nous interroger sur la démocratie.

A l'origine, ATTAC avait été fondée pour essayer d'aider les citoyens à récupérer un pouvoir sur leur vie, pouvoir que les marchés financiers avaient largement confisqué. Aujourd'hui, cette question est, bien évidemment, plus d'actualité que jamais.

Nous ne pouvons que vous féliciter d'avoir créé cette commission d'enquête sur un sujet aussi important que l'évasion des capitaux. C'est une très bonne nouvelle que le Sénat s'intéresse à cette question, et ce pour deux raisons.

Tout d'abord, les déficits publics - un problème majeur pour les pays européens - résultent en grande partie d'une politique organisée au cours des décennies qui viennent de s'écouler, politique de création de niches fiscales, d'exonérations fiscales et de réductions d'impôt pesant sur les entreprises et les contribuables aisés, mais aussi, il faut bien le reconnaître, d'un manque de volonté politique pour combattre les mécanismes d'évasion fiscale, lesquels ne sont pas tous forcément organisés. En tout cas, les niches fiscales, c'est de l'évasion fiscale organisée, mais organisée par les pouvoirs publics. Avant de demander des efforts aux contribuables, il faut pouvoir dire que l'on a sérieusement combattu l'évasion fiscale.

Ensuite, il est manifeste qu'il faut envisager aujourd'hui une réforme fiscale. On pourrait même parler de « contre-contre-réforme » fiscale, puisqu'il y a une contre-réforme fiscale depuis vingt ans. Maintenant, il importe de redonner un caractère progressiste à notre système fiscal et d'instaurer, comme un certain nombre de forces politiques françaises et nous-mêmes le proposons, un revenu maximum.

Ce revenu maximum doit témoigner du fait que la société française et plus largement la société européenne n'acceptent plus l'enrichissement illimité d'une minorité de personnes au détriment de l'ensemble de la société.

Instaurer des politiques de redistribution fiscale, y compris des politiques relativement audacieuses, comme celle qui vise à instaurer un revenu maximum, pose bien évidemment la question, majeure, de l'évasion fiscale. Il ne sert à rien d'instaurer une réforme fiscale progressiste si elle provoque immédiatement une fuite massive des capitaux et un affaissement de la base fiscale. Je le répète, il n'est pas utile d'en discuter si l'on ne débat pas, en même temps, de mécanismes de lutte sérieuse contre l'évasion des capitaux.

Nous avons donc deux motifs de nous réjouir de cette discussion aujourd'hui.

Notre constat, c'est que, avec le traité de Maastricht, la zone euro a été construite non seulement sur la libre circulation des capitaux à l'intérieur de la zone euro, ce qui pouvait, dans une certaine mesure, se concevoir et se justifier, mais surtout sur la liberté de circulation intégrale entre la zone euro et l'extérieur. Cela s'est traduit par une intégration de la zone euro dans les marchés financiers internationaux, une liberté totale de circulation et la suppression complète de tout mécanisme de contrôle des changes.

La suppression du contrôle des changes n'était pas nécessaire pour créer l'euro, mais elle a été conçue pour imposer aux pays de la zone euro la discipline des marchés financiers internationaux et faire participer l'euro à l'intégration du marché international des changes, qui est aujourd'hui l'un des plus grands marchés de spéculation financière du monde, voire le plus important de ces marchés.

Ces choix politiques de libéralisation des mouvements de capitaux à l'intérieur de la zone euro et surtout avec l'extérieur de la zone euro sont, selon nous, à la racine des phénomènes d'évasion fiscale. Il faudra reconsidérer profondément la manière dont l'euro a été conçu si l'on veut véritablement venir à bout de l'évasion fiscale en Europe.

La crise de la zone euro atteint aujourd'hui un tel degré de gravité qu'il n'est plus utopique de songer, si l'on veut que l'euro survive, à refonder, dans les années qui viennent, les traités qui l'ont établi, en particulier sur la question de la liberté de circulation et de la suppression du contrôle des changes avec l'extérieur.

M. Philippe Dominati, président. - La parole est à M. Gérard Gourguechon.

M. Gérard Gourguechon, vice-président du conseil scientifique d'ATTAC. - Nous nous réjouissons de la mise en place de votre commission d'enquête.

Comme nous, vous n'allez pas vous étonner du fait que l'évasion fiscale, notamment en matière de capitaux et d'actifs placés hors de France, ait atteint un tel niveau aujourd'hui. Pour ATTAC, c'est en partie le résultat de décisions prises aux niveaux franco-français, européen et mondial, avec la course entre les territoires pour attirer les capitaux les plus mobiles résultant d'une liberté totale donnée à ces capitaux de circuler sur la planète sans limites ni contrôles.

Aujourd'hui, en France, en Allemagne et dans nombre de pays, les budgets doivent permettre le maintien des services publics, d'une défense, d'une armée et d'un État de droit ; ils restent donc encore assez importants. Ces États sont forcément en concurrence avec des territoires, notamment offshore. Nous estimons que l'environnement mis en place favorise la course à l'attractivité des territoires pour attirer des capitaux.

Nous tenons tout d'abord à relativiser le phénomène de fuite des capitaux et des bases fiscales. Vous le savez aussi bien que nous, la France reste tout de même un territoire attractif pour les capitaux : elle se situe à la dixième place au niveau mondial en termes d'investissements directs étrangers. En ce qui concerne les personnes physiques, une étude du Crédit Suisse, qui date de deux ou trois ans, montre que la France est le troisième pays en termes de nombre de millionnaires en dollars, après les États-Unis et le Japon, et avant l'Allemagne, la Grande-Bretagne, l'Italie ou l'Espagne.

Le territoire français reste donc encore attractif pour les capitaux des multinationales, des investisseurs et des fonds financiers et également, quoi qu'on en dise, pour les grosses fortunes personnelles.

Reste que l'expatriation fiscale, devenue un sujet de la campagne présidentielle depuis quelques jours, est un phénomène qu'il faut juguler. Il est difficile d'en mesurer l'ampleur, car il n'y a pas de données précises dans ce domaine. Même si l'on se permettait de vouloir taxer les exilés fiscaux, il serait malaisé de faire la différence entre déménagement normal et exil fiscal. Mythe ou réalité, la vérité est probablement entre les deux.

En tout état de cause, les personnes physiques qui s'installent en Belgique, en Suisse ou ailleurs, causent certes des pertes budgétaires importantes pour le budget français, mais ces dernières sont certainement nettement moins considérables que les pertes résultant des opérations des multinationales, notamment au travers du prix de transfert vers leurs filiales - c'est d'ailleurs la caractéristique d'une multinationale ! -, lesquelles se situent souvent dans des paradis fiscaux.

Je ne m'étendrai pas sur le prix de transfert, mais je rappelle qu'il permet de minorer l'imposition d'une société dans les pays à fiscalité moyenne ou forte, en déplaçant les profits ou les matières imposables dans les territoires ou les juridictions à fiscalité réduite.

En tout cas, il faut limiter le phénomène d'évasion fiscale. C'est tout l'intérêt de votre commission. Il faut savoir que, pour les investisseurs comme pour les personnes physiques, le niveau d'imposition n'est pas le seul critère d'installation ; sinon, la France ne serait pas le troisième territoire pour le nombre de millionnaires en dollars ou le dixième en matière d'investissements étrangers directs.

Je voudrais revenir quelques instants sur les méthodes et les stratégies utilisées par les multinationales et par les grosses fortunes pour réduire leurs impôts. Pour ce faire, les multinationales développent leurs filiales et utilisent la technique des prix de transfert. Les administrations fiscales rencontrent ensuite des difficultés énormes, lorsqu'elles les contrôlent, pour prouver que tel prix est anormal.

Sous couvert d'optimisation fiscale, il est fait recours aux paradis fiscaux, qui prolifèrent depuis une vingtaine d'années. Malgré les discours et les déclarations entendus depuis le G20 de Londres en avril 2009, ils restent une réalité, sur laquelle nous reviendrons tout à l'heure, notamment avec les normes de l'OCDE et ses listes officielles de paradis fiscaux.

Les particuliers, quant à eux, utilisent des montages juridiques et la délocalisation fiscale. La plupart des pays, sauf deux, dont les États-Unis, utilisent la résidence comme critère de taxation des personnes physiques.

Dans votre questionnaire, vous nous avez interrogés sur les incidences fiscales.

Première incidence : des capitaux, des revenus, des profits d'activités échappent plus ou moins à l'impôt sur le territoire national, car des dispositions nationales, européennes ou internationales le permettent.

Ce sont les facteurs les plus mobiles qui peuvent utiliser ces facilités théoriquement offertes à tous, mais utilisées, de fait, par une minorité, que ce soit en France, en Europe ou dans le monde : il s'agit des capitaux importants, des multinationales, des grosses fortunes et des gros revenus. Les multinationales du CAC 40 payent environ, semble-t-il, 8 % d'impôt sur les sociétés, alors que le taux officiel est de 33 %, et ce grâce aux niches fiscales, mais surtout aux prix de transfert. La perte pour le budget de l'État est énorme. La part de production des multinationales dans le PIB national étant de plus en plus importante, cela conduit à assécher très fortement le budget de l'État.

À l'opposé, les salariés, les retraités, les artisans, les PME et la majorité de la population qui vit sur le territoire national ne peuvent avoir recours à ces facilités offertes par la législation à une minorité.

Seconde incidence fiscale : à l'intérieur du territoire français, les taux d'imposition sont réduits pour les capitaux et les revenus que je viens d'évoquer. On nous tient le discours selon lequel le territoire français doit rester attractif pour ces capitaux et individus, ce qui implique de baisser le taux d'imposition. Ainsi, le taux de l'impôt sur les sociétés en France, qui était de 50 % en 1985-1986, a commencé à baisser lors de la première cohabitation Mitterrand-Chirac, puis, après diverses alternances, a fini par atteindre 33 %, au motif, vrai ou organisé, de la nécessité d'assurer l'attractivité de notre territoire pour les capitaux, plus précisément pour les sièges de sociétés.

Cette situation augmente encore le manque à percevoir pour le budget de l'État. En contrepartie, les gouvernements de France, d'Allemagne et de la plupart des pays ont tenu des discours qui, sous des habillages variés, avaient pour but de justifier l'augmentation d'autres impôts frappant les facteurs les moins mobiles, pour tenter de compenser, tout du moins en partie, cette perte budgétaire. En l'occurrence, il s'agit d'augmenter les impôts frappant la consommation pour compenser la baisse de l'impôt sur les sociétés et de l'impôt sur le revenu. Le même discours a conduit à baisser le taux d'imposition des très hauts revenus : de 65 % du temps de Valéry Giscard d'Estaing, le taux de la plus haute tranche est maintenant de 41 %.

On se retrouve donc avec des impositions réduites et d'autres majorées, notamment la TVA, qui entraîne l'accroissement de l'injustice fiscale. L'augmentation de la TVA est soit qualifiée de « sociale », soit justifiée par la rigueur, l'austérité et la nécessité de rembourser la dette.

De plus, cette situation fragilise les budgets publics, ce qui conduit à une réduction du champ d'intervention du collectif, que ce soit l'État, les communes ou les régions, et donc de la puissance publique à tous les niveaux : moins de services publics, moins de solidarité dans le pays, moins d'investissements publics, rendus plus difficiles, avec les conséquences en cascade que cela peut entraîner sur le développement économique du pays...

Je pense aussi à la réduction des aides publiques aux secteurs, zones ou populations en difficulté, aides qui peuvent parfois être un élément dynamique dans le développement économique et la croissance.

Voilà quelles sont les conséquences d'un système fiscal et législatif qui facilite le « déplacement » des capitaux et qui, vu d'ici, équivaut à une « fuite » des capitaux.

Des mesures doivent être prises, y compris au niveau franco-français, pour rendre plus difficile le recours aux paradis fiscaux pour les multinationales. D'autres intervenants ont déjà dû vous le dire.

Prenons l'exemple du reporting pays par pays. La France pourrait déjà demander aux multinationales, aux entreprises françaises, dans un premier temps celles pour lesquelles les marchés publics sont ouverts, de publier, lorsqu'elles ont des filiales à l'étranger, la liste de ces filiales, les capitaux investis dans les différents pays, les masses salariales dans chacun des pays où elles ont des filiales et les profits réalisés. Ce serait un élément de contrôle.

On pourrait ainsi vérifier si des filiales installées en Suisse correspondent à des activités réellement implantées là-bas. Si, par exemple, Renault a des filiales en Suisse et que l'entreprise y emploie également des salariés, cela signifie que l'entreprise a bien dans ce pays une activité réelle, sur laquelle on ne peut rien trouver à redire. Si, en revanche, elle y réalise un important chiffre d'affaires alors que sa masse salariale est très réduite, c'est que, manifestement, l'objectif fiscal prime l'objectif de la production et du commerce.

Le reporting pays par pays nous paraît donc être un élément important. Il s'agit de renverser la charge de la preuve. Si les multinationales n'ont rien à se reprocher, alors, qu'elles soient plus transparentes ! L'objectif de transparence est souvent avancé lorsqu'on évoque la gestion des entreprises ; il faudrait lui donner un aspect concret.

Il faut aussi rendre l'échange d'informations automatique. Pour l'OCDE et le G20, un pays, un territoire, une juridiction qui signe des accords avec douze pays ou territoires disparaît de la liste des paradis fiscaux. De cette façon, les listes noires et grises s'évaporent très rapidement. En l'espace de deux ans, il n'est plus resté que deux ou trois territoires. La même chose s'était passée en 1998-2000.

Ainsi, à la veille de la crise financière et bancaire de 2007-2008, il n'y avait plus officiellement que trois territoires sur la planète qui étaient des paradis fiscaux : le Liechtenstein, Monaco et Andorre. Et on est reparti dans la même gymnastique !

Nous ne sommes pas les seuls à dire que cette gymnastique a, en réalité, permis de blanchir des paradis fiscaux, plutôt que les rendre transparents. Signer des conventions bilatérales avec douze pays sur 200, cela veut aussi dire que, pour les 188 autres, le territoire reste encore un paradis fiscal. Et, pour autant, il disparaît de la liste des paradis fiscaux. Cela nous paraît tout à fait insuffisant.

La France a aujourd'hui sa propre liste des paradis fiscaux, mais les normes qu'elle retient nous paraissent nettement insuffisantes : au lieu de trois ou quatre paradis fiscaux, je crois que, avec ces mêmes normes, nous en avons listé dix ou douze. Cela étant, pour ATTAC et d'autres, il resterait sur la planète une soixantaine de territoires qui peuvent être qualifiés de paradis fiscaux.

Il faut aussi rendre plus difficile pour les particuliers le recours à l'attractivité des territoires, c'est-à-dire le fait de profiter de la concurrence fiscale dans un but d'optimisation. Aux termes de l'article 4 B du code général des impôts - et la plupart des pays ont des dispositions équivalentes -, si l'on réside plus de 183 jours en France, on est considéré comme résident, et donc en principe soumis à l'impôt sur le revenu en France. Évidemment, il revient aux administrations fiscales de prouver que le contribuable vit plus de 183 jours dans le pays, par des techniques administratives qui ne sont pas toujours faciles à mettre en oeuvre.

Nous pouvons nous référer à ce que la France a fait en 1963, quand Monaco est devenu un territoire étranger fictif pour les résidents français. Un résident français qui habite à Monaco est considéré, sur le plan fiscal, comme résidant en France.

La réflexion devrait être ouverte pour renégocier les conventions signées avec la Belgique, la Suisse et le Luxembourg, qui sont des pays aussi proches que Monaco, afin que les ressortissants français qui résident dans ces pays soient considérés, à l'instar de ceux vivant à Monaco, comme relevant du code général des impôts français.

A ATTAC, nous débattons aussi de la possibilité de considérer à terme l'Union européenne comme un seul et même territoire sur le plan fiscal. Nous devrons en discuter au niveau européen, mais pourquoi ne pas y songer dès lors que les capitaux circulent librement dans l'Union européenne et qu'il en va pratiquement de même pour les personnes ? Certes, cela ne se fera pas du jour au lendemain, mais nous devrions nous orienter vers cette piste. Cela nécessitera la mise en place progressive d'une harmonisation fiscale par le biais d'un serpent fiscal.

D'ores et déjà, avec des administrations fiscales restant nationales, on pourrait faire en sorte que, à terme, la concurrence entre systèmes fiscaux de pays à économies différentes soit atténuée par un système d'imposition applicable aux résidents de l'Union européenne en fonction de leur nationalité.

Il faut aussi circonscrire l'activité des paradis fiscaux, une tâche difficile à réaliser au seul niveau franco-français. Il faudrait obtenir que chaque paradis fiscal, et donc chaque pays, établisse un registre des trusts, avec les noms des donneurs d'ordre. En France, nous avons le FICOBA, le fichier national des comptes bancaires et assimilés, qu'il faudrait élargir, sur le modèle de ce qui a été fait aux États-Unis.

Aujourd'hui, toutes les banques qui sont installées sur le territoire national français, c'est-à-dire les banques françaises, bien entendu, mais aussi les banques étrangères, sont tenues de déclarer l'ouverture de tout compte en France auprès du FICOBA, qui centralise ces informations. On pourrait prévoir que toutes les banques installées en France déclarent également au FICOBA l'ouverture de comptes par les ressortissants français dans leurs filiales à l'étranger. C'est le système qu'appliquent les États-Unis.

Pour terminer, je souhaite insister, comme ont dû le faire nos prédécesseurs à cette table, les représentants du syndicat des impôts, sur l'importance des moyens juridiques et humains donnés aux administrations financières, fiscales et douanières, à la police ainsi qu'aux magistrats spécialisés dans la criminalité financière, pour exercer pleinement leur rôle. En matière de contrôle fiscal, notamment des multinationales, nous avons besoin d'hommes et de femmes pour faire et appliquer une législation, qui est aujourd'hui, au demeurant, nettement insuffisante.

M. Philippe Dominati, président. - La parole est à M. Jacques Cossart.

M. Jacques Cossart, secrétaire général du conseil scientifique d'ATTAC. - Je voudrais revenir sur deux points qui ont été abordés par mes collègues et qui sont, à mes yeux, particulièrement importants.

Nous avons connu et nous connaissons en France des réformes fiscales ; j'espère que nous en connaîtrons encore d'autres, mais de véritables cette fois-ci ! Mais nous ne ferons pas de réforme fiscale qui aille dans le bon sens sans nous attaquer aux prix de transfert.

Gérard Gourguechon vient d'aborder cette question. Selon nos calculs, depuis dix ans, 800 milliards d'euros sont passés dans les prix de transfert ! Tous ne relèvent pas de pratiques répréhensibles, mais on estime que 50 % de ce montant, soit 400 milliards d'euros, sont sur la sellette et ont entraîné des conséquences dommageables.

Une question tout aussi fondamentale, rappelée à l'instant par Gérard Gourguechon, est celle de la coopération fiscale. Il est inutile de vouloir mettre en place quoi que ce soit à l'intérieur de l'Union européenne, voire sur la planète - pourquoi n'irions-nous pas devant l'ONU pour réclamer une évolution en ce sens ? -, sans coopération fiscale. Il est évident que, si je suis installé dans un pays et qu'on me propose ailleurs un avantage fiscal, je vais bien entendu en profiter, sauf si je suis particulièrement vertueux. Mais je vous recommande, messieurs les sénateurs, de ne pas trop croire au caractère vertueux des individus...

M. Philippe Dominati, président. -La parole est à M. le rapporteur.

M. Éric Bocquet, rapporteur de la commission d'enquête sur l'évasion des capitaux et des actifs hors de France et ses incidences fiscales. - Des initiatives parlementaires ont été lancées il y a quelque temps ; je pense surtout à celles envisagées au Parlement européen, et il me semble que vous les avez soutenues. Pourriez-vous préciser lesquelles vous ont particulièrement intéressés du point de vue du combat contre l'évasion fiscale ?

La publication des comptes des grands groupes pays par pays a été évoquée ; nous avons eu l'occasion d'aborder cette question avec d'autres intervenants, et certaines semblaient perplexes quant à l'efficacité de ce dispositif. Pensez-vous qu'il s'agit de la bonne solution ? Si oui, quelles sont les modalités de mise en oeuvre de cette publication qui pourrait effectivement, à mes yeux, être un outil ?

Quels sont, d'après votre expérience et vos investigations de terrain, les paradis fiscaux ou les montages qui sont aujourd'hui les plus efficaces et les plus prisés ? Avez-vous des indices de l'accroissement de l'activité de paradis fiscaux correspondants à des pays en développement ou émergents ?

Vous avez parlé de coopération fiscale, qui semble être, effectivement, un outil intéressant. Elle suppose une harmonisation fiscale au sein des pays concernés. Cette harmonisation vous paraît-elle perfectible ? Quelles seraient les étapes à franchir pour la mise en oeuvre d'une harmonisation permettant de « casser » la concurrence, l'une des causes de cette course à l'échalote effrénée entre les territoires à fiscalité dite « privilégiée » ?

J'ai lu dans certaines de vos publications que vous établissiez un lien entre évasion fiscale et crise financière. Pourriez-vous nous apporter des précisions sur ce point ?

En quoi le rétablissement du contrôle des changes vous paraît-il efficace, alors que les vecteurs de l'évasion fiscale semblent plutôt y être, de manière générale, insensibles ?

M. Gérard Gourguechon. - À ATTAC, nous n'avons pas débattu collectivement de la question de la coopération et de l'harmonisation fiscales. Selon moi, il peut y avoir coopération entre administrations fiscales sans qu'il y ait, pour autant, de rapprochements forts en termes de législation fiscale.

L'administration fiscale française coopère avec l'administration fiscale allemande ou polonaise, même si le système fiscal français est différent de ceux de ces pays. La collaboration entre les polices et les systèmes judiciaires peut se faire sans que chacun ait, pour autant, la même législation. Par exemple, nous coopérons avec les États-Unis, bien que, contrairement à nous, ils appliquent encore la peine de mort.

On peut donc faire de la coopération fiscale sans avoir forcément une harmonisation fiscale. Cette dernière est, bien entendu, un plus. Au sein de l'Union européenne, notamment, il faut, à terme, un rapprochement des fiscalités. C'est d'ailleurs déjà le cas aujourd'hui, mais elle est organisée par les marchés puisque chaque territoire veut être attractif pour les capitaux. Ainsi, depuis vingt ou trente ans, on assiste, de fait, à une certaine harmonisation, avec, partout, baisse des taux de l'impôt sur les sociétés et augmentation des taux de TVA pour augmenter l'attractivité des territoires, mais cela se fait sous la pression des marchés financiers. Le pilote de l'avion, c'est moins le politique et la démocratie que les capitaux.

En 1963, le Président de la République déclarait que la politique de la France ne se faisait pas « à la corbeille ». Aujourd'hui, on le voit bien, les choses sont très différentes, nombre de réformes ayant été mises en oeuvre dans le but de sauvegarder notre triple A, que nous avons néanmoins fini par perdre. Comme le disait Thomas Coutrot, il s'agit d'un revirement important, qui explique notre détermination à lutter contre la finance pour rétablir la démocratie politique.

La coopération fiscale et l'harmonisation fiscale ne sont donc pas forcément liées. L'harmonisation fiscale est une étape que doit atteindre l'Union européenne. Il y a quelques années, lorsqu'il fallait choisir entre approfondissement et élargissement, c'est ce dernier qui a été retenu : ont été intégrés dans l'Union européenne des pays dont les économies étaient fort différentes de celles des six pays d'origine, le Benelux, l'Italie, l'Allemagne et la France. Cela a, bien entendu, attisé la concurrence fiscale, sociale et environnementale au sein même de l'Union européenne.

Nous ne parviendrons pas à l'harmonisation fiscale du jour au lendemain. A l'image du serpent monétaire, il faudrait un serpent fiscal européen, pour que, à terme, diminue l'écart entre les différentes impositions et qu'on arrive à des fiscalités voisines, notamment pour les impôts les plus importants, comme celui sur les sociétés. Ce rapprochement est moins important s'agissant des impôts sur la consommation, dont l'assiette n'est pas délocalisable.

J'en viens à votre question sur les paradis fiscaux. Nous ne sommes pas vraiment en mesure, et je ne sais d'ailleurs pas si quelqu'un l'est, de vous dire quels sont les paradis fiscaux qui se développent le plus. ATTAC fait partie d'un réseau que vous connaissez certainement, la Plateforme paradis fiscaux et judiciaires (avec le CCFD, le Secours catholique, Transparence International, etc), et participe également, au niveau international, à Tax Justice Network. Certains de nos camarades de ces réseaux sont plus pointus que nous sur ces questions, et ATTAC reprend souvent leurs études sur le classement, la dangerosité et les méfaits des paradis fiscaux.

Lorsque sont parues les listes des paradis fiscaux en avril 2009, Jersey et certains autres paradis fiscaux qui sont en liaison première avec la City n'y figuraient pas. De même, le Delaware n'y était pas, ainsi que des paradis fiscaux à la disposition du capitalisme chinois. Des esprits malveillants, mais également des banquiers et des journalistes économiques suisses - à l'époque, on « tapait » beaucoup sur leur pays ! -, n'ont pas manqué de dire que cette liste de paradis fiscaux était quelque peu « géopolitique », sous l'influence de la City, de Wall Street et de la Chine.

En fait, il s'agissait de répartir autrement la finance offshore, pour que les paradis fiscaux de l'Europe continentale prennent moins de parts de marché de la finance offshore. Voilà ce qu'ont pu dire et disent encore des banquiers et des journaux suisses.

Sur la réalité de l'activité des paradis fiscaux, nous faisons confiance aux études relativement ciblées de Tax Justice Network.

Je terminerai en évoquant le lien entre l'évasion fiscale et la crise financière. Des capitaux importants sont placés dans des paradis fiscaux et, aujourd'hui, tout réseau bancaire qui veut une place à l'international est « obligé » d'avoir des filiales installées dans les territoires offshore. Sinon, dans la concurrence internationale pour attirer des capitaux, il sera battu.

De nombreux capitaux transitent par les paradis fiscaux n'imposant que peu ou pas de contraintes fiscales, environnementales, sociales. Ces capitaux, qui sont, encore plus que d'autres, disposés à spéculer, participent fortement à l'instabilité financière : voilà le lien que nous faisons entre évasion fiscale et crise financière.

L'une des causes de la crise financière de 2007-2008 était la facilité de circulation, au niveau mondial, des capitaux, qui passaient très rapidement d'un pays à l'autre sans se stabiliser. L'évasion fiscale, c'est-à-dire le fait qu'une partie importante de la finance internationale soit délocalisée dans des territoires offshore, participe de cette instabilité.

M. Thomas Coutrot. - L'immobilier américain, avec la crise des subprimes, a été le point de départ de la crise financière, mais cela n'explique pas la violence et la propagation de cette crise. Au moment de la crise des subprimes, Patrick Artus estimait qu'elle n'emporterait pas de conséquences mondiales dans la mesure où les pertes annuelles des banques américaines dues à l'effondrement de ce segment de l'économie ne représentaient que 35 milliards de dollars.

Et pourtant, les conséquences furent majeures, et ce pour deux raisons : la titrisation, qui fait que les produits financiers toxiques sont disséminés dans les actifs de nombreux acteurs financiers, et les hedge funds, qui sont très majoritairement implantés dans des paradis fiscaux opaques et qui, par leur comportement spéculatif, contribuent de façon très forte à la propagation et à l'amplification des crises.

Ce n'est donc pas à cause des paradis fiscaux et de l'évasion fiscale que la crise a commencé, mais ils ont permis son amplification.

Sur les initiatives du Parlement européen, j'ai surtout suivi celles relatives à l'encadrement des hedge funds, les négociations sur ce point et la réglementation sur les produits dérivés. Tout ce qui peut permettre une plus grande transparence et une plus grande organisation des marchés financiers va évidemment dans le sens d'une politique fiscale plus sérieuse.

En elle-même, la transparence n'est pas une garantie de stabilité. Certains marchés peuvent être parfaitement transparents et, en même temps, explosifs, extrêmement instables parce qu'ils sont dans des logiques mimétiques de boom et de krach.

Ce qui pose véritablement problème aujourd'hui, c'est non pas seulement le manque de transparence des marchés financiers, mais leur liquidité excessive. Pour réduire considérablement cette liquidité, il faudrait mettre beaucoup plus de sable dans les rouages de la spéculation qu'il n'y en a actuellement.

M. Jacques Cossart. - Monsieur le rapporteur, vous avez posé la question des transnationales et des déclarations ; elle est très liée à celle des paradis fiscaux qui vient d'être évoquée. Selon un cabinet d'étude de Washington qui s'appelle le FMI (Sourires.), le « chiffre d'affaires » transitant par les paradis fiscaux représentait, en 2010, la bagatelle d'environ 2 500 milliards de dollars...

Ce montant recouvre des opérations criminelles tout à fait « traditionnelles », mais aussi, beaucoup plus largement, une activité économique normale. Toute grande banque française dispose d'au moins une cinquantaine de guichets dans plusieurs paradis fiscaux. Il est donc tout à fait normal que le législateur ait des exigences à l'égard de ces grandes transnationales.

Vous avez posé, monsieur le rapporteur, une question sur les déclarations : aujourd'hui, nous dit-on, tout serait impossible à cause de la mondialisation... C'est totalement faux !

Selon la CNUCED, il y a dans le monde de 70 000 à 75 000 transnationales. Savez-vous combien d'entre elles pèsent véritablement sur l'économie internationale ? Seulement 150, dont 100 non financières et 50 financières. Avec la puissance de feu dont disposent nos administrations, il leur est tout à fait possible de contrôler ces 150 transnationales ! En 2011, ces sociétés contrôlaient des avoirs équivalents à 130 % du PIB mondial, qui est de 60 000 milliards de dollars.

Si on laisse de côté les 70 000 « petites » transnationales que l'on s'occupe des 150 dont je viens de vous parler, nous contrôlerons 95 % des échanges mondiaux. Il faudra contraindre les transnationales à nous dire ce qu'elles font !

Nous avons en France une transnationale puissante : Total. Gérard Gourguechon faisait remarquer que le groupe Total avait consolidé environ 700 filiales. Seules 200 d'entre elles sont officiellement déclarées. Il s'agit d'éléments excessivement faciles à contrôler si l'on donne aux fonctionnaires des instructions et des moyens pour le faire.

Monsieur le rapporteur, je tiens à apaiser vos craintes : nous pouvons facilement nous attaquer à cela, car tout est parfaitement répertorié. Je peux d'ailleurs vous indiquer un moyen relativement facile, et je suis toujours très étonné que l'on n'y recoure pas. Nous disposons d'une instance internationale qui a connaissance, seconde après seconde, de l'ensemble des transferts financiers : la Banque des règlements internationaux, la BRI.

Ce n'est pas prévu dans son statut actuellement, mais, par l'intermédiaire de la Banque de France ou de la Banque centrale européenne, nous pourrions demander au conseil d'administration de la BRI de rendre compte auprès des gouvernements ou, si l'on préfère, des banques centrales de ce qui se passe au juste. Nous connaîtrons alors pertinemment l'ensemble des opérations.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - Je n'ai pas dit que je partageais le point de vue dont j'ai fait état. Il s'agissait d'une réaction exprimée par M. Saint-Amans.

M. Jacques Cossart. - C'était une provocation !

M. Louis Duvernois. - En vous écoutant avec attention, nous nous rendons compte que le problème que vous évoquez, qui est déjà relativement ancien puisque ATTAC, comme vous l'avez rappelé, a été créé en 1998, revêt un caractère d'actualité que l'on pourrait qualifier de prioritaire, dans le contexte de la crise économique et financière que nous vivons.

On pourrait considérer que les idées que vous défendez sont l'expression d'un objectif partagé. Sans être ironique ni porter un jugement sur votre activité, force est de reconnaître, et vous le dites d'ailleurs indirectement, que vous rencontrez des obstacles liés probablement, pour plusieurs raisons, à des intérêts financiers énormes - vous avez évoqué quelques multinationales ! -, portant sur des sommes considérables.

La crise actuelle devrait logiquement soulever l'intérêt, tout au moins chez nos gouvernants, et ce dans un esprit de démocratie. Or une bonne idée peut parfois s'avérer contraire aux objectifs poursuivis. Je prendrai l'exemple concret de la taxe carbone, sujet qui, j'en suis bien conscient, n'a aucun rapport avec celui de la taxation des transactions financières.

Cette taxe carbone a des incidences négatives sur la construction et la vente d'Airbus dans certains pays dont les marchés sont porteurs pour cette compagnie. La taxe carbone a donc des effets nuisibles pour cette compagnie, mais elle relève d'une idée qui peut se comprendre, après tout. Or non seulement elle n'est pas comprise, mais elle est combattue, sur une base strictement financière.

Sans faire un parallèle avec la taxation des transactions financières, j'observe qu'il s'agit tout de même, dans les deux cas, de taxer, dans un cas le carbone, dans l'autre les transactions financières internationales.

Ma question peut paraître simpliste : quelle appréciation portez-vous sur l'action que vous menez dans le contexte actuel ? Avez-vous le sentiment d'avancer ou bien de rencontrer, malgré l'intérêt de cette taxe, que j'ai souligné, les mêmes difficultés qu'à vos débuts, même si le contexte opérationnel est fort différent ?

M. Jacques Cossart. - Peut-être vous souvenez-vous, monsieur le sénateur, que M. Chirac, lorsqu'il était Président de la République, avait désigné en 2005 une commission, présidée par l'excellent inspecteur général des finances Jean-Pierre Landau et chargée de lui proposer des idées de nouvelles taxations internationales. Il se trouve que je représentais ATTAC parmi la dizaine d'économistes réunis au sein cette commission. J'étais d'ailleurs à peu près le seul de ma « configuration », mais j'y ai rencontré des personnes de très grande qualité.

Nous avions produit un rapport, transformé ensuite en rapport politique par le Président de la République, qui l'avait soumis en décembre 2005 à l'Assemblée générale des Nations unies. Il avait été adopté par 118 chefs d'État. Lorsqu'on expose clairement les questions, on peut donc, me semble-t-il, recueillir un assentiment. Pour répondre à votre question, cet épisode figure parmi les succès que nous avons pu rencontrer.

Nous disions dans ce rapport, et cela répond directement à la question que vous posiez sur la taxe carbone, que nous ne parviendrions pas à mettre en place une telle taxe sans nous organiser au niveau mondial, dans le cadre des Nations unies. Encore faut-il préciser que M. Chirac était parvenu à instaurer une taxe, certes modeste, sur les billets d'avion, ce qui montre bien qu'une fiscalité de type international n'est pas du tout impossible.

L'autre aspect que je voudrais souligner, et dont Thomas Coutrot pourrait parler mieux que moi, c'est la progression de nos idées, que nous observons dans l'ensemble du mouvement altermondialiste, dans l'ensemble des mouvements internationaux. En 1998, nous étions particulièrement isolés lorsque nous parlions de taxation internationale ; aujourd'hui, ces idées sont très répandues.

Pour autant, vous avez raison, monsieur le sénateur : des obstacles se dressent devant nous. C'est la raison pour laquelle nous sommes très heureux que le législateur français se penche sur cette question. En effet, vous avez le pouvoir, tandis que, nous, nous ne l'avons pas !

M. Thomas Coutrot. - On dit parfois que les idées d'ATTAC sont radicales, mais la réalité l'est bien plus !

Ce qui se passe aujourd'hui dans le monde, et en particulier en Europe, est d'une radicalité extrême. La Banque centrale européenne a mis un peu d'huile dans les rouages et calmé la crise financière européenne pour quelques semaines, voire quelques mois, mais les causes structurelles de la crise sont toujours là, et ce sont les mêmes que celles que nous dénonçons depuis plus de dix ans.

Au premier rang de ces causes figurent la libre circulation intégrale des capitaux entre la zone euro et le reste de la planète, et le dumping fiscal, autrement dit la concurrence fiscale, à l'intérieur de la zone euro. Ce sont deux des causes majeures de la crise financière et de la crise de la zone euro dans lesquelles nous continuons à nous enfoncer.

Malheureusement, la sortie de crise la plus probable est l'éclatement de la zone euro, qui entraînera le retour aux monnaies nationales, des guerres commerciales et des déchirements intra-européens, ainsi qu'une liquidation du peu de coopération fiscale qui s'est développée depuis plusieurs années.

Si nous voulons éviter cette issue, il faudra procéder à une révision profonde de la manière dont on conçoit la zone euro, la sphère financière, la fiscalité et, plus généralement, la gouvernance des entreprises.

Nos idées paraissent peut-être radicales, mais la taxe Tobin semblait également l'être voilà douze ans, et s'apparentait même à une utopie assez extrême ; or, aujourd'hui, c'est une idée banale, prise en charge par le mouvement syndical international, le mouvement écologiste, et le mouvement international de solidarité avec les pays du Sud. Le mouvement social mondial pour la taxation des transactions financières dépasse donc très largement le cadre d'ATTAC - tant mieux ! -, et les propositions dont nous sommes aujourd'hui porteurs sont amenées à connaître le même sort.

M. Gérard Gourguechon. - J'ajouterai un point. Jacques Cossart et Thomas Coutrot ont évoqué l'évolution de notre discours depuis 1998 sur la taxation des transactions financières.

Dans un autre domaine, les paradis fiscaux, nous étions également assez seuls dans la période 1998-2000.

Je prendrai un exemple concret. En 2005, ATTAC a soutenu les Objectifs du Millénaire pour le développement, avec d'autres : le CCFD, le Secours catholique, Transparency International, Survie, Sherpa, Agir ici, Oxfam France, entre autres, des associations qui n'ont pas forcément le même profil que nous, mais dont je considère que les représentants sont des camarades.

Avec les membres de ce réseau, au sein duquel je représente ATTAC, nous nous sommes penchés sur les paradis fiscaux, et notamment sur les problèmes plus particuliers des rapports Nord-Sud, de la Françafrique et de l'aide au développement. Selon nous, tant que des paradis fiscaux pomperont l'argent et les richesses des pays sous-développés, permettant, entre autres, le développement de la corruption, nous n'arriverons pas à sortir de ce trou sans fond.

Depuis 2005, la Plateforme paradis fiscaux et judiciaires, à laquelle ATTAC participe, s'emploie à démontrer que l'opposition aux paradis fiscaux est plutôt une idée qui progresse. Certes, les choses n'avancent pas vite : nous avons évoqué les étapes de 1998 et 2005, et nous sommes déjà en 2012...

Certains gouvernants ou membres de la classe politique utilisent nos mots. Or, en face de ces mots, il n'y a pas la chose : nous ne sommes pas dupes ! Néanmoins, nos concitoyens s'habituent à ce que ces mots soient prononcés ; reste à les remplir avec des réalités.

Au risque de paraître très prétentieux, je rappelle que 1789 fut précédé par le siècle des Lumières. Nous n'avons pas des siècles devant nous, mais nous avons tout de même quelques années encore...

M. Éric Bocquet, rapporteur. -Vous avez pointé, à juste titre selon moi, les dispositions du traité européen sur la libre circulation des capitaux. Faudrait-il, selon vous, en passer par une véritable renégociation de cet aspect du traité, ou du traité dans son ensemble, ou bien encore mettre en place une tout autre logique ? S'agirait-il seulement de l'amender ?

Quels outils permettraient de réguler ces flux financiers, dont tout le monde parle aujourd'hui ? Quant à la volonté, c'est une autre affaire...

M. Thomas Coutrot. - Pour l'instant, les réformes de la gouvernance européenne vont exactement dans le mauvais sens, car elles continuent à aggraver les vices fondamentaux du traité de Maastricht, que radicalise même le pacte budgétaire adopté par les chefs d'État, avec, entre autres, la réduction forcenée des déficits et les sanctions automatiques. On accélère pour aller plus vite dans le mur !

À un moment donné, il faudra s'apercevoir qu'on est dans le mur et qu'il faut reconstruire autre chose. La réflexion accumulée au sein des groupes de travail, des cercles militants et des mouvements associatifs comme ATTAC peut alors être utile.

Je crois vraiment que les questions fondamentales sont celles d'une coopération et d'une harmonisation budgétaires, d'un budget européen et d'une fiscalité européenne, et qu'il faut prévoir, à la fois, une taxation sur les transactions financières, une taxe carbone et une taxe sur les bénéfices des sociétés multinationales.

La question du contrôle des mouvements de capitaux entre la zone euro et l'extérieur devra figurer parmi les fondamentaux d'un nouveau traité, pour refonder une Europe solidaire qui soit une Europe du développement des droits et de la protection des populations, au lieu d'être le vecteur d'une mondialisation libérale qui est en train d'exploser sous nos yeux.

M. Philippe Dominati, président. - Messieurs, je vous remercie.