Mercredi 25 avril 2012

- Présidence de M. Simon Sutour, président -

Subsidiarité - Droit d'action collective - Communication de M. Simon Sutour et proposition de résolution portant avis motivé

M. Simon Sutour, président. - La Commission européenne a présenté le 21 mars 2012 deux textes très attendus par les partenaires sociaux européens : la proposition de directive du Parlement européen et du Conseil relative à l'exécution de la directive 96/71/CE concernant le détachement de travailleurs effectué dans le cadre d'une prestation de services, et la proposition de règlement du Conseil relatif à l'exercice du droit de mener des actions collectives dans le contexte de la liberté d'établissement et de la libre prestation des services. Ces deux textes doivent répondre aux inquiétudes suscitées par les arrêts Viking, Laval et Rüffert de la Cour de justice de l'Union européenne, arrêts qui ont interprété de manière très restrictive la directive 96/71/CE sur le détachement des travailleurs et semblé subordonner le droit à l'action collective des travailleurs au respect des grandes libertés économiques. La Confédération européenne des syndicats a immédiatement dénoncé un risque immense de « dumping social » et de limitation de la capacité des travailleurs européens à défendre leurs droits sociaux fondamentaux.

Le Sénat s'est saisi à deux reprises de ce dossier essentiel pour l'Europe sociale et sa conciliation avec la construction du marché unique. A l'automne 2009, notre collègue Richard Yung et le groupe socialiste du Sénat ont été les auteurs d'une première proposition de résolution européenne, qui demandait la révision de la directive relative au détachement des travailleurs et l'introduction d'une clause sociale dans les traités garantissant la primauté du droit à l'action collective sur les libertés économiques, mais qui ne fut pas adoptée en séance publique. Son rapporteur, notre ancien collègue Denis Badré, voulut reprendre le sujet au début de l'année 2011, à la suite de la publication du rapport de Mario Monti sur la relance du marché unique en mai 2010, et de l'annonce par le commissaire européen Michel Barnier, dans l'Acte pour le marché unique, d'une action prioritaire afin de veiller au respect du droit de mener des actions collectives et à la bonne application des règles sur le détachement des travailleurs. C'est ainsi que notre commission a adopté en avril 2011, dans un esprit de consensus, une proposition de résolution qui est ensuite devenue résolution du Sénat. En substance, nous demandions deux choses : l'adoption rapide d'un texte, en complément de la directive sur le détachement des travailleurs, afin d'éviter qu'elle ne fût détournée ou inappliquée ; l'adoption d'une clause inspirée directement de la clause dite Monti, affirmant le droit de mener des actions collectives, y compris dans un contexte de détachement des travailleurs.

Pour mémoire, la clause dite Monti - du nom du commissaire européen en charge de ce texte à l'époque, et dont on connaît la carrière ultérieure - a été insérée dans le règlement du Conseil du 7 décembre 1998 relatif au fonctionnement du marché intérieur en ce qui concerne la libre circulation des marchandises entre les États membres. Elle dispose que le règlement « ne peut être interprété comme affectant d'une quelconque manière l'exercice des droits fondamentaux, tels qu'ils sont reconnus dans les États, y compris le droit ou la liberté de faire grève. Ces droits peuvent également comporter le droit ou la liberté d'entreprendre d'autres actions relevant des systèmes spécifiques de relations du travail propres à chaque État membre ». Cette clause protectrice, bien que d'interprétation délicate, a fait florès, et elle a été reprise dans d'autres textes. Elle est citée comme modèle par les partenaires sociaux qui réclament l'introduction d'une clause du même type, soit au niveau des traités, soit dans un texte de droit dérivé de portée générale.

C'est dans ce contexte que la Commission européenne a présenté ses deux propositions le 21 mars. Le groupe de travail « subsidiarité » de notre commission, qui s'est réuni le 4 avril, s'est interrogé sur la conformité au principe de subsidiarité de la proposition de règlement - la proposition de directive ne soulevant, quant à elle, pas de difficultés. La proposition de règlement ne comporte que cinq articles. Son article 2 dispose que « l'exercice de la liberté d'établissement et de la libre prestation des services énoncées par le traité respecte le droit fondamental de mener des actions collectives, y compris le droit ou la liberté de faire grève, et, inversement, l'exercice du droit fondamental de mener des actions collectives, y compris le droit ou la liberté de faire grève, respecte ces libertés économiques ». Le paragraphe 4 de l'article 3 dessine le raisonnement que les juridictions nationales doivent suivre lorsque, dans un cas concret, l'exercice d'un droit fondamental restreint une liberté économique : elles devraient « déterminer si et dans quelle mesure une telle action collective, en vertu des règles nationales et du droit conventionnel applicable à cette action, ne va pas au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre le ou les objectifs poursuivis, sans préjudice du rôle et des compétences de la Cour de justice ». En somme, cet article invite les juridictions nationales à soumettre le droit à mener des actions collectives à un contrôle de proportionnalité. Il reprend très exactement le raisonnement suivi par la Cour dans ses arrêts Viking et Laval.

Le premier problème posé par ce texte, eu égard au principe de subsidiarité, tient à la base juridique retenue. La Commission européenne fonde sa proposition sur l'article 352 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE), aussi appelé « clause de flexibilité », selon lequel « si une action de l'Union paraît nécessaire, dans le cadre des politiques définies par les traités, pour atteindre l'un des objectifs visés par les traités, sans que ceux-ci n'aient prévu les pouvoirs d'action requis à cet effet, le Conseil, statuant à l'unanimité sur proposition de la Commission et après approbation du Parlement européen, adopte les dispositions appropriées. » Cette clause, de moins en moins utilisée compte tenu de l'extension des compétences de l'Union, a été encadrée par le traité de Lisbonne. En premier lieu, l'article 352 dispose que la Commission, dans le cadre de la procédure de contrôle du principe de subsidiarité, « attire l'attention des parlements nationaux sur les propositions fondées sur cet article ». Or, en l'espèce, la Commission s'est contentée d'écrire au bas de la lettre de transmission du texte à notre assemblée : « Veuillez noter que l'article 352 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE) est la base juridique du projet d'acte législatif annexé à la présente ». Un peu plus de solennité siérait, car il s'agit d'aller au-delà des compétences strictes de l'Union, et le recours à cet article demeure très exceptionnel.

En outre, l'article 352 dispose depuis Lisbonne que les mesures fondées sur cet article « ne peuvent pas comporter d'harmonisation des dispositions législatives et réglementaires des États membres dans les cas où les traités excluent une telle harmonisation ». Or, l'article 153, paragraphe 5, du TFUE exclut catégoriquement que le droit de grève et le droit d'association des domaines puisse faire l'objet d'une action de l'Union, a fortiori d'une harmonisation. Certes, comme le relève la Commission européenne, la Cour de justice estime que le droit de grève n'est pas complètement exclu du champ d'application du droit de l'Union, puisqu'il convient de concilier le droit à mener des actions collectives avec les libertés économiques reconnues par les traités ; les arrêts Viking et Laval illustrent cette interprétation. Il n'en demeure pas moins que le traité de Lisbonne a exclu catégoriquement le recours à l'article 352 pour harmoniser des domaines dont il est dit expressément qu'ils ne peuvent faire l'objet d'une harmonisation. Le raisonnement suivi par la Commission priverait d'effet cette clause restrictive. Car quels domaines peuvent être considérés comme totalement hermétiques au droit européen ?

Enfin, l'équilibre de la proposition pose problème. Je viens de le dire, le TFUE interdit que les droits de grève et d'association fassent l'objet d'une action de l'Union, a fortiori d'une harmonisation. Or les articles 2 et 3 de la proposition de règlement encadrent le droit de mener des actions collectives, y compris le droit de grève. Que dit l'article 2 ? Une chose et son contraire. Les libertés d'établissement et de prestation de services doivent respecter le droit fondamental de mener des actions collectives, et celui-ci doit aussi respecter ces libertés. Ce passage semble contredire l'objectif politique affiché du texte - rassurer les partenaires sociaux - surtout si on le relit à la lumière de l'article 3, qui invite les juridictions nationales à suivre le raisonnement de la Cour de justice dans ses arrêts Viking et Laval.

Au regard du principe de subsidiarité, notre commission estime qu'en subordonnant pour partie le droit de grève aux libertés économiques, la proposition de règlement va au-delà des compétences reconnues à l'Union. Les seules mesures de droit dérivé envisageables dans ce domaine sont celles assimilables à la clause « Monti », qui préserve le droit à mener des actions collectives des effets collatéraux de la législation communautaire.

Tels sont les motifs de la proposition de résolution que je vous soumets aujourd'hui, en remplacement de M. Richard Yung, empêché. D'autres parlements de l'Union européenne devraient nous imiter : j'étais hier à la réunion de la Conférence des organes parlementaires spécialisés dans les affaires de l'Union (Cosac) à Copenhague, et l'on m'a informé que la commission des affaires européennes du Parlement danois devait ce matin même voter un avis motivé. Si un tiers des parlements nationaux font de même dans un délai de huit semaines, la Commission européenne devra revoir son texte ; sinon, nous désignerons un rapporteur pour l'examiner au fond.

M. Bernard Piras. - Ne faudrait-il pas alerter nos collègues des autres Etats membres ?

M. Simon Sutour, président. - Sitôt la proposition de résolution adoptée, j'écrirai aux présidents des autres commissions des affaires européennes pour attirer leur attention sur ce texte, qui est une petite bombe. Le travail accompli par notre groupe de travail « subsidiarité » montre ici toute son utilité.

M. Alain Richard. - Que dit la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne ?

M. Simon Sutour, président. - Elle consacre à la fois le droit de grève et les libertés économiques. Toute la difficulté est de les concilier.

M. Alain Richard. - Il est extrêmement difficile d'élaborer un droit européen en la matière, car la législation de certains Etats membres autorise le lock out.

M. Simon Sutour, président. - Harmoniser les droits nationaux est toujours complexe, et le domaine est ici particulièrement sensible. En vertu de l'article 28 de la Charte, « les travailleurs et les employeurs, ou leurs organisations respectives, ont, conformément au droit communautaire et aux législations et pratiques nationales, le droit de négocier et de conclure des conventions collectives aux niveaux appropriés et de recourir, en cas de conflits d'intérêts, à des actions collectives pour la défense de leurs intérêts, y compris la grève. » Depuis que l'article 6 du Traité sur l'Union européenne fait référence à la Charte, celle-ci appartient au droit primaire de l'Union : je vous renvoie aux conclusions de l'avocat général Trstenjak dans l'affaire C-271/08 Commission/Allemagne, en 2008. Mais les arrêts Viking et Laval ont fait repartir le balancier dans l'autre sens.

La proposition de résolution portant avis motivé est adoptée à l'unanimité.

Mme Catherine Tasca. - Il serait utile de communiquer sur ce dossier.

M. Simon Sutour, président. - Excellente idée : nous publierons un communiqué de presse.

A l'issue du débat, la commission des affaires européennes adopte, à l'unanimité, la proposition de résolution portant avis motivé dans le texte suivant :


Proposition de résolution européenne portant avis motivé

La proposition de règlement du Conseil relatif à l'exercice du droit de mener des actions collectives dans le contexte de la liberté d'établissement et de la libre prestation des services (COM (2012) 130) a pour base juridique l'article 352 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE). L'article 2 dispose notamment que l'exercice du droit fondamental de mener des actions collectives, y compris le droit de grève ou la liberté de faire grève, respecte les libertés économiques. L'article 3, paragraphe 4, dispose que les juridictions nationales doivent déterminer si une action collective ne va pas au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre le ou les objectifs poursuivis.

Vu l'article 88-6 de la Constitution,

Le Sénat fait les observations suivantes :

- L'article 352, paragraphe 2, du TFUE dispose que la Commission, dans le cadre de la procédure de contrôle du principe de subsidiarité, attire l'attention des parlements nationaux lorsqu'elle fonde une proposition sur cet article. Or, le respect de cette obligation ne s'est traduit que par une simple mention de la base juridique dans la lettre de transmission de la proposition de règlement aux parlements nationaux. Compte tenu de la mention expresse de cette obligation dans les traités et du caractère exceptionnel du recours à cette base juridique, l'obligation d'attirer l'attention des parlements nationaux n'est pas satisfaite.

- L'article 352, paragraphe 3, du TFUE dispose que les mesures fondées sur cet article ne peuvent pas comporter d'harmonisation des dispositions législatives et réglementaires des États membres dans les cas où les traités excluent une telle harmonisation. Or, l'article 153, paragraphe 5, du TFUE exclut catégoriquement le droit de grève des domaines pouvant faire l'objet d'une action de l'Union, a fortiori d'une harmonisation. L'argument de la Commission européenne, selon lequel les arrêts de la Cour de justice de l'Union européenne démontrent que le fait que l'article 153 ne s'applique pas au droit de grève ne signifie pas que le droit de mener des actions collectives est exclu du champ d'application du droit de l'Union, n'est pas recevable. Il revient à priver d'effet utile cette clause limitative, quasiment aucun domaine ne pouvant être considéré comme hermétique au droit de l'Union européenne. Le recours à l'article 352 n'est donc pas suffisamment fondé.

- L'article 153, paragraphe 5, du TFUE exclut catégoriquement le droit de grève des domaines pouvant faire l'objet d'une action de l'Union. Les seules mesures de droit dérivé envisageables sont celles assimilables à la clause « Monti » qui préserve le droit à mener des actions collectives des effets directs et indirects de la législation communautaire. L'article 2 et le paragraphe 4 de l'article 3 de la proposition de règlement excèdent les compétences de l'Union en encadrant l'exercice du droit de grève.

- Pour être conforme au principe de subsidiarité, l'article 2 devrait être rédigé de la façon suivante : « L'exercice de la liberté d'établissement et de la libre prestation des services énoncées par le traité respecte le droit fondamental de mener des actions collectives, y compris le droit ou la liberté de faire grève. »

Le Sénat estime, en conséquence, que l'article 2 et l'article 3, paragraphe 4, de la proposition de règlement du Conseil relatif à l'exercice du droit de mener des actions collectives dans le contexte de la liberté d'établissement et de la libre prestation des services ne sont pas conformes, dans leur rédaction actuelle, à l'article 5 du traité sur l'Union européenne et au protocole n° 2 annexé à ce traité.

Nomination d'un rapporteur

M. Simon Sutour, président. - Il nous faut désigner un rapporteur sur la proposition de directive relative aux experts-comptables et cabinets d'audit.

M. Alain Richard est nommé rapporteur.