Mardi 23 avril 2013

- Présidence de Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente -

Election des sénateurs - Examen du rapport d'information

La délégation procède à l'examen du rapport d'information de Mme Laurence Cohen, rapporteure, sur les dispositions du projet de loi relatif à l'élection des sénateurs n° 377 (2012-2013), dont la délégation a été saisie par la commission des Lois.

Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente. - Nous écoutons le rapport que va nous présenter notre rapporteure, Laurence Cohen, sur les dispositions du projet de loi relatif à l'élection des sénateurs, dont nous avons été saisis par la commission des Lois. Notre rapporteure présentera demain devant celle-ci les recommandations que nous aurons adoptées.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Le projet de loi relatif à l'élection des sénatrices et des sénateurs dont la commission des Lois nous a saisis comporte deux séries de dispositions qui poursuivent chacune un objectif distinct. D'une part, elle augmente le nombre des délégués supplémentaires représentant les communes les plus peuplées de façon à permettre une meilleure représentation des communes urbaines. De l'autre, elle étend aux départements élisant trois sénateurs le scrutin proportionnel de façon à renforcer la parité au sein du Sénat.

Je me réjouis que la commission des lois nous ait saisis de ce texte, car la parité est au coeur de nos préoccupations. Elle nous intéresse ici d'autant plus qu'il s'agit du mode de scrutin de notre propre assemblée.

J'axerai donc mon propos exclusivement sur la problématique de l'égal accès des femmes et des hommes au mandat sénatorial, laissant à la commission des Lois, comme il se doit, l'exclusivité des considérations relatives au rééquilibrage démographique de la représentativité du Sénat. Mon approche m'amènera donc, évidemment, à traiter de l'abaissement du seuil pour le scrutin proportionnel. Mais je ne me désintéresserai pas pour autant de la composition du collège sénatorial, car je ne pense pas que l'on puisse se satisfaire de l'absence totale de considérations paritaires dans les modalités de sa désignation.

Je commencerai par un bref survol historique de l'évolution du nombre de sénatrices car il me paraît éclairant.

Le Sénat est longtemps resté une assemblée essentiellement masculine : entre 1959 et 1989, c'est-à-dire pendant les quarante premières années de la Vème République, le nombre de femmes élues dans notre assemblée a oscillé entre quatre et dix, ce qui représentait entre 1,5 et 3 % de son effectif global.

Sous l'influence du mouvement général de la société, ce nombre a certes progressé au cours des dix années suivantes, mais timidement : à la veille du renouvellement de 2001, on ne comptait encore que 20 sénatrices pour un total de 321 sièges, soit une proportion de 6,5 %.

C'est avec l'entrée en vigueur de la loi du 6 juin 2000 et les obligations paritaires qu'elle a imposées que les choses ont véritablement changé. En une dizaine d'années, le nombre des sénatrices a été, très exactement, multiplié par quatre puisqu'à la veille du renouvellement de 2011 on comptait 80 sénatrices, soit 23,3 % des 343 sièges que comportait alors le Sénat. Cette dynamique ne s'est malheureusement pas poursuivie, et nous savons que le Sénat ne comptait plus, à l'issue des élections de 2011, que 77 sénatrices, soit 22 % des 348 sièges.

Ce constat appelle plusieurs remarques.

La première est que seuls les mécanismes paritaires introduits par la loi du 6 juin 2000 dans différents modes de scrutin ont permis aux femmes d'accéder enfin dans des proportions satisfaisantes à certains mandats électoraux, à certains et non à tous, les différents leviers juridiques utilisés s'étant à l'expérience révélés d'une efficacité très inégale.

Il faut rappeler que cette loi n'a été rendue possible que grâce à la révision constitutionnelle de 1999 qui a introduit dans la Constitution la fameuse disposition : « la loi favorise l'égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et aux fonctions électives ». Avant cette révision, les tentatives pour instaurer des mécanismes garantissant un meilleur équilibre femmes-hommes dans l'accès aux responsabilités électives s'étaient régulièrement heurtées à la censure du Conseil constitutionnel.

Cette révision, un peu timide, puisqu'elle ne parlait que de « favoriser » et non de « garantir » l'égal accès, a permis de faire sauter ce verrou juridique. Elle a également imposé aux partis politiques une responsabilité en ce domaine en précisant, à l'article 4 de la Constitution, qu'ils doivent contribuer à la mise en oeuvre de ce principe dans les conditions déterminées par la loi. Ce sont des points que j'aurai l'occasion d'aborder à nouveau dans les recommandations que je vous proposerai dans un instant.

Pour en revenir à la loi du 6 juin 2000, celle-ci a mis en place les deux principaux mécanismes sur lesquels repose aujourd'hui encore la promotion de la parité en politique : elle oblige les partis à présenter des listes composées sur une base paritaire dans les élections au scrutin de liste proportionnel ; elle prévoit une retenue financière sur la dotation publique des partis qui ne présentent pas une proportion égale, ou presque, de candidats des deux sexes aux élections législatives.

Ce second mécanisme s'est révélé, vous le savez, plutôt décevant, de nombreux partis préférant, aujourd'hui encore, supporter ce « manque à gagner » plutôt que de promouvoir des candidatures féminines. Quant à la disposition de la loi du 31 janvier 2007 qui imposait, lors des élections cantonales, au candidat et à son remplaçant d'être de sexe différent, elle n'a eu que des effets plutôt limités. Le scrutin majoritaire est donc resté un mode de scrutin très défavorable à la parité.

En revanche, grâce aux obligations paritaires imposées dans la composition des listes, le scrutin proportionnel a permis à la parité de devenir une réalité effective dans les élections auxquelles il s'applique :

- les élections régionales : 48 % de femmes élues en 2010 ;

- les élections municipales dans les communes de plus de 3 500 habitants : 48,5 % de femmes élues en 2008 ;

- les élections européennes : 44,4 % de femmes au sein de la représentation française en 2009.

Ces résultats sont parlants !

Cette remarque générale sur les vertus du scrutin proportionnel au regard de l'objectif de parité se décline d'une façon particulière pour les élections sénatoriales, puisque celles-ci se déroulent suivant le mode de scrutin mixte que nous connaissons bien :

- scrutin majoritaire à deux tours dans les départements comportant un nombre réduit de sièges à pourvoir, conformément à l'article L. 294 du code électoral ;

- scrutin de liste et représentation proportionnelle dans les départements comportant un nombre plus important de sièges, conformément à l'article L. 295.

L'article 3 de la loi du 6 juin 2000 a introduit des obligations paritaires dans les départements à la proportionnelle en précisant que « sur chaque liste, l'écart entre le nombre des candidats de chaque sexe ne peut être supérieur à un » et que « chaque liste est composée alternativement d'un candidat de chaque sexe ».

Quant à la ligne de partage entre le scrutin majoritaire et le scrutin proportionnel, elle a été modifiée à plusieurs reprises : jusqu'en 2000, le scrutin proportionnel s'appliquait dans les départements comportant au moins cinq sièges de sénateurs ; la loi du 10 juillet 2000 a ramené ce seuil aux départements comptant au moins trois sièges et la loi du 30 juillet 2003 l'a relevé à quatre sièges au moins.

Quoiqu'il en soit, ces obligations paritaires ont permis, comme je vous le disais tout à l'heure, un quadruplement en dix ans du nombre de sénatrices.

Le Sénat étant alors renouvelable par tiers tous les trois ans, cette progression s'est effectuée en trois étapes correspondant à la première application des dispositions de la loi du 6 juin 2000 à chacune des trois séries ainsi renouvelées.

L'analyse des résultats des trois élections sénatoriales de 2001, 2002 et 2008 montre que la forte progression du nombre de sénatrices est principalement le fait des départements où l'élection se déroule au scrutin proportionnel.

Si l'on consolide les résultats de ces élections qui correspondent à elles trois à un renouvellement complet du Sénat effectué sous obligation paritaire, on obtient 10 sénatrices élues au scrutin majoritaire et 61 sénatrices élues au scrutin proportionnel. Autrement dit, le scrutin proportionnel a fait entrer six fois plus de femmes au Sénat, alors que le nombre de sièges pourvus par l'un et l'autre mode de scrutin est actuellement très proche.

Les élections sénatoriales de 2011, qui portaient pour la première fois sur un renouvellement de moitié du Sénat, ont à la fois confirmé et infirmé ces évolutions. Elles ont confirmé le rôle déterminant du scrutin proportionnel : sur les 49 sénatrices élues en 2011, 39 l'ont été au scrutin proportionnel et 10 seulement au scrutin majoritaire. Mais dans le même temps, la progression du nombre de sénatrices a marqué un palier, voire un léger tassement : le Sénat, qui comptait 80 sénatrices à la veille de son renouvellement, n'en comportait plus que 77 au lendemain de l'élection, et ce alors que son effectif global était passé de 343 à 348 sièges.

Cette stagnation du nombre de femmes élues au Sénat montre que les bénéfices des mécanismes paritaires de la loi du 6 juillet 2000 ont été pleinement engrangés à l'occasion de leur première application lors des élections de 2001, 2004 et 2008, mais qu'ils sont maintenant épuisés.

Un nouvel élan est donc aujourd'hui nécessaire pour reprendre le chemin d'une parité effective. Le projet de loi que nous examinons aujourd'hui peut-il y contribuer ?

Certes en prévoyant que dans les départements comportant trois sièges, les élections se dérouleront dorénavant au scrutin proportionnel, par nature plus favorable à la parité, ce projet devrait avoir un effet positif sur le nombre des sénatrices.

Peut-on en attendre une reprise significative de l'augmentation du nombre de femmes élues au Sénat ?

Ce n'est pas le point de vue des personnes que j'ai entendues en audition, qu'elles aient des responsabilités au sein d'associations militant pour la parité ou au sein de partis politiques représentés au Sénat. Toutes jugent positif l'abaissement du seuil mais trouvent la loi trop timide.

Même si le changement de mode de scrutin concerne un nombre significatif de sièges (75), deux phénomènes devraient en limiter fortement la portée pratique : le fait que les têtes de listes sont presque toujours l'apanage des hommes ; la fréquence des listes dissidentes constituées pour contourner la parité.

Certes ces phénomènes ne sont pas propres aux départements comportant trois sièges, mais ils auront dans ceux-ci des effets déterminants. Avec des têtes de listes masculines, les femmes ne pourront se faire élire que si l'une des listes parvient à obtenir deux des trois sièges disputés. Cette hypothèse sera d'autant moins fréquente que l'on continuera d'assister à une floraison de listes dissidentes.

Toutefois, même si ses effets pratiques devaient, au moins dans un premier temps, se révéler modestes, je vous proposerai d'approuver, par une recommandation, cet abaissement du seuil pour le scrutin proportionnel, car en élargissant le champ d'application des obligations paritaires, il envoie par lui-même un signal positif.

Je me suis interrogée sur l'opportunité d'aller plus loin et de recommander d'abaisser à deux sièges le seuil de la proportionnelle. Il me semble qu'auparavant, nous avons besoin de données plus précises. Aussi, je vous proposerai, par une recommandation, de demander la réalisation d'une étude d'impact sur les effets qu'aurait une telle mesure sur la parité et le respect de la pluralité politique.

Cette proposition répond au souci de certains représentants des partis politiques auditionnés qui y voyaient le risque d'un renforcement du bipartisme et donc une menace pour la diversité politique.

J'ai également cherché les moyens de consolider cette réforme et, si possible, d'en accentuer les effets. Tel est l'objet des recommandations que je vais maintenant vous soumettre.

Avec la réforme qui nous est proposée, ce sont quelques 93 sièges qui continueront d'être pourvus au scrutin majoritaire dans les départements ainsi que dans les collectivités d'Outre-Mer élisant un ou deux sénateurs ou sénatrices. Devons-nous nous résigner à ce que ceux-ci soient dispensés de toute obligation paritaire ? Je ne le pense pas. Aussi vous proposerai-je, par une recommandation, de prévoir que dans les départements où l'élection se déroule au scrutin majoritaire, le candidat et son remplaçant doivent être de sexe différent, même si nous savons d'expérience que cette règle n'a que des effets limités. Entre 2008 et 2011, cinq de nos collègues élus au scrutin majoritaire ont cédé leur siège à leur remplaçant : quatre hommes et une femme. Dans un contexte comparable, une telle règle permettrait à l'avenir de faire entrer au Sénat quatre femmes pour un homme seulement.

Je crois ensuite que nous devons nous efforcer de stabiliser la ligne de partage entre scrutin majoritaire et scrutin proportionnel, pour éviter un retour en arrière comparable à celui effectué par la loi de 2003.

Il me semble qu'un renforcement de la valeur juridique des dispositions constitutionnelles relatives à l'égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et aux fonctions électives serait de nature à contribuer à cette stabilisation. Pour cette raison, je pense que nous devrions recommander qu'à l'occasion d'une prochaine réforme constitutionnelle, le verbe « garantir » soit substitué au verbe « favoriser » dans la fameuse formule relative à l'égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux. Cet égal accès ne serait ainsi plus considéré, comme c'est le cas aujourd'hui, comme un « objectif constitutionnel » de second rang, si vous me permettez l'expression, mais comme un principe constitutionnel que le Conseil constitutionnel devrait traiter sur un pied d'égalité avec les autres règles et principes de valeur constitutionnelle, quand il cherche leur conciliation.

La recommandation suivante est de portée symbolique. Il me paraît regrettable qu'un projet de loi qui a pour objectif revendiqué de favoriser l'accès des femmes au mandat sénatorial n'évoque dans son titre que « l'élection des sénateurs ». Je vous recommanderai donc de le compléter pour y ajouter la mention des « sénatrices ». La mesure est symbolique mais, justement, nous mesurons bien l'importance des enjeux symboliques qui s'attachent à la féminisation des noms de métiers et des fonctions.

Mes deux recommandations suivantes ont trait à la composition du collège sénatorial.

Dans le souci d'améliorer la représentativité de ce collège, le projet de loi prévoit d'augmenter le nombre de délégués supplémentaires représentant les communes de plus de 30 000 habitants. L'étude d'impact avoue naïvement : « l'augmentation du nombre de délégués supplémentaires n'a pas d'effet sur la parité. En effet, l'obligation de parité ne s'impose pas dans la désignation des délégués supplémentaires ».

Il me semble que c'est un état de choses dont on doit d'autant moins se satisfaire qu'un nombre appréciable des délégués composant le collège sénatorial et de leurs suppléants est élu au scrutin de liste, un mode de scrutin qui se prête tout particulièrement aux obligations paritaires.

Il me paraît évident que la composition par sexe du collège sénatorial n'est pas une question indifférente. Une composition paritaire ne suffirait évidemment pas à garantir par elle-même l'élection d'un plus grand nombre de candidates. Mais je ne doute pas qu'elle pourrait avoir, par exemple, un effet dissuasif sur le dépôt de ces listes dissidentes un peu trop ostensiblement conçues pour contourner la parité.

J'ai demandé au ministère de l'Intérieur s'il disposait de données sexuées sur la composition du collège sénatorial dans son ensemble et pour chacune des catégories de délégués qui le composent. Il m'a été répondu que les données étaient sans doute disponibles dans les préfectures, mais qu'il faudrait du temps pour les réunir et les agréger. C'est édifiant ! Je vous propose de formuler une recommandation pour que ces données nous soient effectivement fournies et qu'elles soient, à l'avenir, systématiquement établies à l'issue de chaque élection sénatoriale.

Faute de données précises, nous en sommes réduits aux conjectures sur la composition par sexe du collège électoral.

La question ne se pose pas pour les délégués issus des conseils régionaux qui sont déjà paritaires et ceux des conseils départementaux qui sont appelés à le devenir avec les binômes paritaires. L'attention se reporte sur les délégués des conseils municipaux qui représentent au demeurant 95 % de leur effectif. Leur nombre varie en fonction de la taille des communes qui sont elles-mêmes réparties en trois catégories.

Dans les communes de moins de 9 000 habitants, les conseillers municipaux élisent en leur sein un nombre de délégués qui varie en fonction de l'effectif du conseil mais qui est toujours impair. Or les nombres impairs ne sont, par nature, pas favorables à la parité, puisque leur caractéristique est précisément de ne se pouvoir diviser par deux ! Si les données que doit nous fournir le ministère de l'intérieur devaient faire apparaitre un trop grand déséquilibre entre les femmes et les hommes dans les 40 000 délégués élus dans ces communes, se poserait alors la question d'une modification de l'article L. 284 du code électoral pour substituer des chiffres pairs aux chiffres impairs.

Dans les communes de 9 000 à 30 000 habitants, tous les conseillers municipaux sont membres de droit et, comme on l'a vu, ceux-ci ont atteint la parité ; celle-ci doit donc se retrouver dans les 16 000 délégués qui en sont issus.

Dans les communes de plus de 30 000 habitants, les conseils municipaux élisent, en sus des délégués de droit, des délégués supplémentaires à raison, actuellement, de un pour 1 000 habitants au-dessus de 30 000 habitants, tranche que le projet de loi propose de ramener à 800. Ces délégués supplémentaires sont élus au scrutin de liste, par application des dispositions de l'article L. 289 du code électoral, sans que celui-ci prévoie d'obligation paritaire dans la composition de ces listes. Avec le projet de loi, le nombre de ces délégués supplémentaires devrait passer de 12 569 à 15 744. Il est anormal que ces délégués, qui représentent une proportion significative du collège sénatorial, soient élus sans aucune garantie de parité. Je vous proposerai donc par une recommandation d'y remédier.

Ma dernière recommandation portera sur les partis politiques.

La révision constitutionnelle les a investis, vous vous en souvenez, d'une responsabilité particulière en matière d'égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et aux fonctions électives. L'article 4 de la Constitution dispose en effet que « les partis et groupements politiques contribuent à la mise en oeuvre de ce principe dans les conditions déterminées par la loi ».

Les obligations paritaires imposant une stricte alternance entre les candidats des deux sexes ne peuvent, à elles seules, garantir une parité véritable, particulièrement dans les départements comportant un petit nombre de sièges. Aussi est-il nécessaire que les partis politiques veillent, à l'occasion de chacun des scrutins sénatoriaux, à une stricte parité au sein de la série renouvelée dans la désignation des têtes de listes se réclamant de leur appartenance politique.

Je crois indispensable de rappeler les partis politiques à la responsabilité que leur confie la Constitution en ce domaine, même si nous savons que la bonne volonté dont ils font preuve dans la poursuite de cet objectif est très inégale.

C'est pourquoi je crois que nous devons réfléchir aux moyens qui nous permettraient de ne pas en rester au stade des incantations et je souhaite vous faire part de deux pistes de réflexion qui ont été évoquées au cours des auditions que j'ai réalisées la semaine dernière.

Première piste : les pénalités financières. La commission Jospin, vous vous en souvenez, a proposé de renforcer le dispositif des retenues imposées sur leur dotation publique aux partis qui ne respectent pas la parité des candidatures aux élections législatives. Il me paraîtrait intéressant, à l'occasion de cette réforme, d'examiner suivant quelles modalités ces pénalités financières pourraient être étendues aux élections sénatoriales :

- en fonction des candidatures dans les départements élus au scrutin majoritaire, sur le modèle du dispositif actuellement en vigueur pour l'Assemblée nationale ;

- en fonction des têtes de listes dans les départements élus à la proportionnelle, ce qui serait, j'en conviens, quelque chose de nouveau.

Les personnes que j'ai auditionnées ont également envisagé une perspective plus radicale : celle qui consisterait à refuser d'enregistrer les listes de candidats présentées par un même parti qui ne satisferaient pas à l'obligation de présenter un nombre égal de têtes de listes de l'un et l'autre sexe. Cette sanction serait évidemment très lourde et s'attirerait sans doute des objections juridiques, notamment au regard du principe de liberté des candidatures. Certes, l'on peut se réclamer du précédent des élections régionales où les listes de candidats ne peuvent être enregistrées que si elles satisfont aux obligations de parité dans leur composition. Mais passer du refus d'enregistrer une liste au niveau régional au refus d'enregistrer l'ensemble des listes au niveau national constitue, il est vrai, un changement d'échelle.

Plusieurs personnes auditionnées ont dénoncé les faibles progrès de la parité dus, selon elles, au mode de scrutin (exigence forte de proportionnelle à toutes les élections), au cumul des mandats et au manque de renouvellement.

A juste titre, il a été question du statut de l'élu-e, l'une des nombreuses propositions retenues lors des États généraux de la démocratie territoriale, en octobre 2012, sous l'impulsion de Jean-Pierre Bel, président du Sénat. Ce statut de l'élu-e dépasse le cadre des élections sénatoriales mais est une revendication consensuelle qui permettrait aux femmes comme aux hommes d'exercer leurs mandats électifs dans de meilleures conditions.

Je terminerai mon propos en constatant que c'est la loi qui a fait progresser la parité, même timidement, même insuffisamment, et qu'elle est plus difficile à contourner avec la proportionnelle.

Qui dit parité dit partage des pouvoirs et je souhaite laisser la conclusion à Réjane Sénac : « Questionner le pouvoir, c'est aussi questionner toutes les autres inégalités ».

Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente. - Merci pour ce rapport très intéressant : il a le mérite d'établir clairement un certain nombre de constats et, surtout, il met en perspective des éléments dont nous avons, toutes et tous, connaissance, mais qui prennent ainsi leur véritable portée.

La conclusion qui s'en dégage, c'est qu'il a été nécessaire d'adopter des mesures législatives contraignantes, assorties de sanctions, pour faire progresser la parité politique. Il montre aussi l'omniprésence de stéréotypes sexués que nous devons continuer à dénoncer.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Au cours des auditions que j'ai conduites, j'ai été particulièrement frappée par la réponse que nous a apportée le ministère de l'Intérieur lorsque nous lui avons demandé s'il disposait de données sexuées sur la composition du collège sénatorial : il ne savait pas s'il disposait de données en ce domaine et nous a confirmé, l'après-midi même, que celles-ci n'étaient pas disponibles dans l'immédiat. C'est pourquoi je propose, par une recommandation, de recueillir ce type d'information et je compte sur le soutien que pourra nous apporter la ministre des Droits des femmes, porte-parole du Gouvernement.

Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente. - Je m'interroge sur la portée pratique de la recommandation n° 8 qui demande aux partis politiques de respecter un équilibre entre les sexes dans la répartition de leurs têtes de listes, à l'occasion de chacun des renouvellements sénatoriaux.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Il est vrai que cet encouragement gagnerait beaucoup à être assorti de sanctions. Dans mon rapport, je fais état de deux pistes de réflexion qui m'ont été proposées. L'une d'entre elles va jusqu'à envisager le refus d'enregistrer les listes d'un parti dès lors que celles-ci ne respecteraient pas la parité dans le choix de leur tête de liste. C'est une mesure que l'on ne peut évidemment recommander en l'état, mais qui mérite d'être travaillée.

La délégation adopte ensuite le rapport d'information de Mme Laurence Cohen ainsi que ses huit recommandations.

Jeudi 25 avril 2013

- Présidence de Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente -

Femmes dans le secteur de la culture - Table ronde

La délégation auditionne, dans le cadre d'une table ronde ouverte à l'ensemble des sénateurs, à la presse et au public, Mme Hortense Archambault, co-directrice du Festival d'Avignon, Mme Laurence Equilbey, cheffe d'orchestre, directrice musicale d'Accentus et d'Insula Orchestra, Mme Myriam Marzouki, metteure en scène, directrice artistique de la Compagnie du Dernier Soir et membre du Collectif H/F Ile-de-France, ainsi que Mme Caroline Sonrier, directrice de l'Opéra de Lille.

Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente. - Dans le cadre de nos travaux sur « la place des femmes dans le secteur de la culture », nous avons le plaisir d'accueillir aujourd'hui quatre femmes qui assument chacune, dans le secteur artistique du spectacle vivant, d'importantes responsabilités : Mme Hortense Archambault, co-directrice du Festival d'Avignon, Mme Laurence Equilbey, cheffe d'orchestre, directrice musicale d'Accentus et d'Insula Orchestra, Mme Myriam Marzouki, metteure en scène, directrice artistique de la Compagnie du Dernier Soir et membre du Collectif H/F Ile-de-France, ainsi que Mme Caroline Sonrier, directrice de l'Opéra de Lille. Mesdames, je vous remercie d'avoir répondu à notre invitation et de nous consacrer cette matinée, malgré des agendas que nous savons chargés.

Nous le savons bien, la représentation déséquilibrée des femmes dans le secteur culturel est particulièrement flagrante dans le secteur du spectacle vivant. La prise de conscience de ces inégalités, qui a émergé avec la publication des deux rapports de Reine Prat, en 2006 puis en 2009, n'a pourtant pas suscité de réaction suffisante pour amorcer un rééquilibrage en faveur des femmes.

La plaquette publiée en 2012 par la SACD, demandant « Où sont les femmes ? », a rappelé les chiffres que Reine Prat avait déjà signalés dans ses deux rapports précités : 82 % des postes dirigeants de l'administration culturelle sont occupés par des hommes ; 96 % des maisons d'opéras sont dirigées par des hommes ; 91 % des centres dramatiques nationaux, 67 % des théâtres nationaux et 70 % des centres dramatiques nationaux sont dirigés par des hommes.

Or, cette faible représentation a des conséquences pour l'emploi, notamment celui des auteures, des metteures en scène et des cheffes d'orchestre, comme nous le rappelait Claire Gibault, le 4 avril dernier.

En effet, 85 % des textes joués sont écrits par des hommes, 75 % des spectacles sont mis en scène par des hommes, 95 % des concerts sont dirigés par des hommes, enfin 87 % des techniciens sont des hommes.

Toutes, en tant que directrices d'établissements de création et de diffusion du spectacle vivant, en tant que metteure en scène ou cheffe d'orchestre, vous êtes confrontées à cette réalité.

Cette audition, que nous avons souhaitée publique et ouverte à la presse, doit nous permettre d'en analyser les causes, les effets et les solutions concrètes à envisager.

Pour orienter nos débats, je vous proposerai de structurer vos interventions autour de trois thèmes que nos précédentes auditions ont permis d'identifier comme des chantiers de travail.

En premier lieu, nous nous intéresserons au contenu des représentations, en particulier aux stéréotypes de genre.

En quoi les scènes représentées sur nos plateaux véhiculent-elles ces stéréotypes ? A cet égard, on entend parfois dire que le répertoire contemporain serait moins déséquilibré que le répertoire classique. Pouvez-vous nous donner votre sentiment sur ce point ?

Par ailleurs, Muriel Couton, que nous avons entendue en mars, insistait sur l'importance de rendre systématique un enseignement obligatoire sur le sujet dans les écoles de formation. Qu'en pensez-vous ?

Le second point que je vous propose d'aborder est la question de la visibilité créatrice des femmes.

Pourquoi y a-t-il si peu de femmes auteures ou metteures en scène ? Pour certains, c'est une question de talent, pour d'autres, une question de budget. Le lancement des « saisons de l'égalité » a été une tentative de réponse, mais avec quel succès ? Nous sommes très intéressés de connaître votre point de vue sur cette question.

A cet égard, on nous a suggéré que les « laboratoires de création » pour les femmes, sorte d'incubateurs de création féminine, pourraient être une réaction à l'invisibilité des créatrices : qu'en pensez-vous ?

Pour finir, nous aborderons les rapports de pouvoir.

Le milieu artistique, prompt à dénoncer les abus de pouvoir, n'en est-il pas lui-même la caricature ?

C'est à ce stade de notre réflexion que nous aborderons les questions délicates : des procédures de nomination des directeurs, de conventionnement des compagnies, de sélection des oeuvres...

A cet égard, depuis quelque temps, le ministère impose des « shorts lists » paritaires : mais est-ce suffisant ?

Afin de pouvoir envisager un temps d'échange avec la salle, je vous propose de consacrer environ 30 minutes à chacune de ces trois questions et de commencer vos interventions respectives par une rapide présentation de vos parcours. Je cède la parole à Mme Hortense Archambaud, co-directrice du Festival d'Avignon.

Mme Hortense Archambault, co-directrice du Festival d'Avignon.- Merci. Je vais donc aborder le premier thème : les contenus des représentations et les stéréotypes. Je codirige, avec un homme, le festival d'Avignon depuis dix ans, qui a donc à sa tête, pour le représenter, ensemble ou séparés, un directeur et une directrice. Cette situation est équilibrée, en tout cas dans la représentation que nous pouvons donner du festival. J'ai auparavant travaillé au sein de l'équipe du festival, et au Parc de La Villette, comme productrice.

Vincent Baudriller et moi-même travaillions déjà dans l'équipe du festival d'Avignon quand nous avons été nommés pour le diriger. Nous avons écrit un projet pour être désignés en 2002 et prendre la direction du festival en 2004.

Sur la question des contenus des représentations, vous disiez, à juste titre me semble-t-il, que la date à laquelle les textes ont été écrits, avait une grande importance. Les textes de théâtre s'inscrivent dans l'époque à laquelle ils sont écrits. Je crois que la représentation des femmes dans le théâtre contemporain est beaucoup moins stéréotypée que dans le théâtre classique. Le premier permet de réinterroger davantage la question de la représentation de chaque individu dans son contexte social ou genré. Cette réflexion n'est toutefois qu'une impression, je n'ai pas étudié plus avant cette problématique. On parle actuellement beaucoup de la pièce « Iphis et Iante », adaptée au XVIème  siècle par Isaac de Benserade d'après Ovide et aujourd'hui mise en scène par Jean-Pierre Vincent. Cette pièce raconte le mariage célébré et consommé de deux jeunes femmes. Il est vrai que de tout temps, des pièces ont donné à voir une représentation de la femme différente de celle véhiculée par les stéréotypes ; mais la reprise aujourd'hui de cette pièce d'une grande actualité montre surtout que le théâtre est très influencé par l'époque à laquelle il est écrit et, en l'occurrence, joué.

Cependant, si la remise au goût du jour des pièces anciennes est intéressante selon un angle politique, les pièces contemporaines sont beaucoup plus pertinentes quant aux questions du genre et de la représentation sociale des êtres.

La danse, qui est un autre art du spectacle vivant, est également intéressante : beaucoup de dirigeants et chorégraphes sont des femmes. Dans les chorégraphies féminines comme masculines, la représentation des corps de la femme et de l'homme est souvent moins stéréotypée que dans le théâtre, à tel point qu'il est parfois difficile de déceler si le chorégraphe est un homme ou une femme.

Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente. - Mais précisément, le fait même qu'il y ait plus de femmes dans le monde de la danse n'est-il pas le prolongement d'un autre stéréotype ?

Mme Hortense Archambault. - Je ne crois pas. Le monde de la danse contemporaine a connu une révolution esthétique dans les années 1980 en France, qui a permis à des femmes d'y occuper des postes importants, notamment de directeurs de centres chorégraphiques nationaux. Se pose aujourd'hui la question de la transmission avec l'arrivée de la nouvelle génération : qui prendra la relève ? C'est à travers la danse contemporaine que les femmes ont pu développer leur propre langage et s'emparer des plateaux !

Mme Myriam Marzouki, metteure en scène, directrice artistique de la Compagnie du Dernier Soir et membre du Collectif H/F Ile-de-France. - Je dirige une compagnie de théâtre et suis metteure en scène. Mon rapport à la question de la place des femmes dans le spectacle vivant est clairement lié au déclencheur que vous avez évoqué, Madame la Présidente : les deux rapports de Reine Prat de 2006 et 2009. Ils ont eu une importance cruciale : désormais, la situation est devenue visible. Auparavant, la réalité très défavorable aux femmes n'existait pas car elle n'avait pas été décrite par des mots.

Pour ma part, je n'ai jamais été victime de machisme ; je fais cependant partie des statistiques dénoncées par Reine Prat. Je dois donc me projeter dans ces données. En tant qu'artiste et femme, j'ai statistiquement moins de chances qu'un homme d'avoir accès aux moyens de production auxquels ils peuvent prétendre et de diriger telle structure importante. Que faire ? Plutôt que compter sur mon talent pour « passer entre les gouttes », j'ai choisi de considérer que la sociologie disait la vérité. Les déterminismes sociaux sont tellement forts que pour faire évoluer la situation, il faut le faire collectivement et politiquement. J'ai donc adhéré à l'association Collectif H/F, qui mène un combat collectif et démocratique, et surtout pas corporatiste ni communautariste : les femmes ne sont pas une communauté ! Il s'agit de combattre une inégalité, en l'occurrence une injustice. On est passé en quelques années à une époque nouvelle, où les changements se font par des actes. La situation est devenue lisible, donc honteuse, gênante. Alors une contre-offensive se met en place, comme en témoigne un article d'Olivier Bellamy paru dans le « Huffington Post », pour qui les mesures de la ministre de la culture, comme les « short-lists » paritaires, participent d'une nouvelle « doxa » politiquement correcte : en période de crise et de manque de moyens budgétaires, on chercherait des palliatifs en évoquant cette misérable question de l'égalité homme-femme... Je crois que c'est précisément parce que les choses commencent à évoluer que se fait jour cette contre-offensive. Le seul moyen de ne pas tomber dans ce piège est de s'en remettre aux chiffres : l'inégalité est scandaleuse ! Invoquer le politiquement correct est inacceptable.

Une fois ce diagnostic posé, deux actions sont possibles s'agissant des contenus des représentations :

- soutenir de toutes les manières possibles la programmation de textes contemporains, écrits par des hommes ou des femmes. Je ne crois pas en effet qu'on puisse faire dire ce qu'on veut à un texte qui a été écrit à une autre époque et dans un contexte social différent. Laissez-moi citer l'exemple de l'auteure Leslie Kaplan, qui a travaillé avec la « compagnie des Lucioles » pour un spectacle intitulé « Duetto » : elle a écrit un texte mettant en scène deux femmes, mais ces femmes ne sont pas déterminées par leur lien systématique avec un homme, contrairement au théâtre classique, dans lequel les personnages féminins sont épouses, filles, mères ou servantes... leur rapport au monde est toujours médiatisé par leur lien avec un homme. Il ne s'agit pas de promouvoir une écriture féminine, mais de représenter des femmes dans leur rapport avec le travail, la politique, l'agriculture, la métaphysique ;

- sensibiliser (à l'instar du projet du ministère de l'Education nationale relatif aux écoles primaires expérimentales) tous les élèves des conservatoires à une critique littéraire qui leur permettrait d'analyser les textes sous cet angle ; ainsi qu'à la théorie du genre ; enfin, leur donner des éléments de sociologie de leur futur milieu professionnel : les garçons et les filles doivent connaître les données sociologiques du milieu artistique dans lequel ils se projettent.

Mme Laurence Équilbey, cheffe d'orchestre, directrice musicale d'Accentus et d'Insula Orchestra. - Je suis cheffe d'orchestre et m'occupe de deux compagnies : Accentus et Insula. Je suis également en relation régulière avec plusieurs opéras, comme celui de Rouen, et des orchestres. En 2011, j'avais initié une réflexion avec des stagiaires qui travaillaient avec moi, dont l'un écrivait son mémoire sur la place des femmes dans le spectacle vivant. Je n'aurais jamais imaginé que les statistiques obtenues seraient aussi désastreuses concernant les métiers relevant de l'artistique, où la situation est encore pire que dans l'administratif. Alors même que j'étais déjà engagée dans la cause des femmes, les chiffres m'ont incroyablement choquée. Je me suis donc engagée dans cette cause. On a l'impression que les femmes artistes se sont évaporées dans la nature, alors qu'elles sont nombreuses et talentueuses. J'ai soutenu la SACD, le laboratoire de l'égalité et le mouvement H/F qui ont initié l'année dernière une brochure de « women pride ».

J'en viens à la question des stéréotypes. En théâtre, la bonne réponse, comme l'a dit Hortense Archambault, est de programmer des textes contemporains pour éviter d'avoir à adapter des textes anciens porteurs de stéréotypes. En musique, la situation est différente. On peut parfois « tricher » légèrement. J'ai par exemple dirigé « La Création », une oeuvre sublime de Haydn, dont le récitatif final comporte des phrases qui nous paraissent gênantes aujourd'hui. J'ai donc imperceptiblement modifié le discours d'Eve s'adressant à Adam en remplaçant par exemple « pour toi  j'ai été créée» par « avec toi j'ai été créée ».

Le maquillage de quelques phrases du texte me permet donc de ne pas véhiculer des stéréotypes. De même, je travaille actuellement un Singspiel de Schubert, « les Conjurés » au texte savoureux (des épouses de chevaliers font la grève du sexe) mais à la chute impossible à dire aujourd'hui : j'ai légèrement transformé un mot de la fin pour universaliser l'oeuvre.

Je prête toujours une grande attention aux textes du répertoire lyrique et narratif notamment. Pour certains livrets, la cause est perdue d'avance, comme dans « le Vaisseau Fantôme » de Wagner : une femme attend un homme qu'elle ne connaît pas et dont elle tombe immédiatement amoureuse ! L'opéra est truffé de ce genre de stéréotypes. Je crois que sans aller jusqu'à produire des ouvrages féministes, il faut au moins équilibrer davantage les relations entre les personnages. Comme dans le théâtre classique, les personnages de femmes dans l'opéra sont souvent des épouses, donc n'existent que par leur lien avec un homme.

Mme Caroline Sonrier, directrice de l'Opéra de Lille. - J'ai été nommée directrice de l'Opéra de Lille en 2001. Je suis la seule femme directrice d'opéra en France. Je n'ai jamais rencontré d'obstacles dans mon parcours qui seraient liés au fait que je sois une femme. Quand j'ai découvert les chiffres des rapports de Reine Prat, j'ai donc dû analyser la situation, davantage vis-à-vis de mon équipe, très féminine, que de moi-même. Je travaille avec un orchestre en résidence à l'opéra de Lille dirigée par une femme, Emmanuelle Haïm ; avec un certain nombre de chanteuses ; et avec des permanents. Dans mon équipe, les postes à responsabilité sont tenus par des femmes.

S'agissant des stéréotypes, je ne partage pas entièrement le constat qui a été fait sur la place de la femme dans le répertoire classique. Je crois que certains textes anciens montrent des personnages de femmes magnifiques - d'ailleurs interprétés par de grandes tragédiennes qui sont elles-mêmes extraordinaires - qui cherchent à exister et luttent contre la pression qui leur est imposée. Ce ne sont en aucun cas des personnages caricaturaux qui seraient cantonnés à exprimer la souffrance de la femme.

De même, je ne suis pas sûre que la place des femmes dans l'opéra contemporain soit la plus intéressante... on tombe dans d'autres types de caricatures, me semble-t-il. Au contraire, la place des femmes dans l'opéra classique est belle et valorisante.

Dans la danse, il y a un mouvement magnifique, d'ailleurs porté par des chorégraphes femmes, mais on rencontre aussi de nombreux stéréotypes, même dans la danse contemporaine, auxquels je m'oppose. Dans le rapport de la danse avec le public, tout ne devrait pas être revendiqué dans la création artistique.

Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente. - Je retiens de vos propos une exigence transversale : la nécessité de distinguer ce qui relève de l'urgence, du travail de plus longue haleine de déconstruction des stéréotypes dès l'enfance. La question de la formation et de l'école se pose. Je vous propose de donner la parole à la salle.

Mme Marie-Christine Blandin, présidente de la commission de la Culture. - J'ai eu beaucoup de plaisir à entendre Myriam Marzouki parler d'une vraie lutte sociale et démocratique, mais je regrette que celle-ci ne soit pas également portée par les femmes et les hommes, puisque, comme je le faisais remarquer à ma voisine, notre réunion était exclusivement composée de femmes, avant l'arrivée de notre collègue Roland Courteau.

Mme Maryvonne Blondin. - Vos propos confirment bien l'existence de cette réalité inégalitaire qu'ont révélée les rapports de Reine Prat.

Nos invitées semblent être parvenues à « passer entre les gouttes », à échapper à cette réalité sociale. C'est bien qu'il y ait des réussites comme les vôtres, mais cela ne doit pas nous faire perdre de vue la réalité décrite par Reine Prat, et je juge tout à fait positif votre engagement et les actions que vous menez, notamment au sein du Collectif H/F. Celui-ci a commencé en Ile-de-France et se diffuse maintenant sur le reste du territoire.

Dans mon département, le Finistère, la région Bretagne a initié un débat sur la place des femmes dans le secteur de la culture dont a émergé l'idée de mettre en place un Collectif H/F Bretagne pour porter cet effort de sensibilisation. Il y a le « poids des maux et le choc des taux » quand on observe la place des femmes dans la culture.

Il faut s'attacher aussi à ce qui se passe dans les écoles de formation : les effectifs sont à peu près équilibrés entre les filles et les garçons, mais c'est après la sortie que les choses changent. Que deviennent ces étudiantes, à qui donne-t-on sa chance ? Cela soulève beaucoup de questions : va-t-on continuer de l'expliquer par le fait que la création serait, par nature, masculine ?

Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente. - Cela nous conduit déjà à notre thème suivant : comment êtes-vous « passées entre les gouttes » ?

Mme Michelle Meunier. - Sénatrice de Loire-Atlantique, je suis membre de commission des Affaires sociales ainsi que de la délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes.

Vos différentes interventions m'ont beaucoup intéressée. J'ai cependant été un peu surprise de vous entendre dire que vous n'aviez pas eu à souffrir du sexisme ambiant, car je sais d'expérience que, dans le domaine politique comme dans les autres secteurs de la vie sociale, les inégalités sont très présentes, même si elles ne s'expriment pas nécessairement d'une façon brutale, mais plutôt de façon sournoise. On trouve toujours moyen de vous faire comprendre qu'à compétence égale, c'est la candidature masculine qui sera retenue.

Je ne suis pas sûre d'avoir compris ce que Caroline Sonrier voulait dire lorsqu'elle disait que si les textes, les spectacles et même les chorégraphies comportaient moins de stéréotypes, il y avait quand même des représentations d'une certaine image des femmes que vous ne souhaitez pas relayer. Pourriez-vous nous expliciter ce que vous vouliez dire ?

Mme Caroline Sonrier. - Je pensais à certains spectacles chorégraphiques contemporains qui donnent encore une représentation caricaturale de la femme, femme objet ou poupée, qui me choque. Je voulais seulement dire que des progrès restent encore à accomplir dans ce domaine.

Mme Gisèle Printz. - Pour une femme de ma génération, c'est un grand bonheur de constater que des femmes sont enfin reconnues au plus haut niveau dans les domaines artistiques, comme cheffe d'orchestre, directrice de festival ou de théâtre, alors que les femmes ont été si longtemps cantonnées à des tâches familiales ou domestiques.

Je salue cette formidable avancée et souhaite qu'elle se poursuive.

Mme Catherine Génisson. - Je suis sénatrice du Pas-de-Calais et vice-présidente en charge de la culture au sein du conseil régional Nord-Pas-de-Calais, où l'égalité femmes/hommes dans la culture est une priorité. Nous avons d'ailleurs un collectif H/F porté par ma collègue, vice-présidente du conseil régional chargée de l'égalité professionnelle.

Cela nous a conduits, dans nos recommandations, à préconiser le respect de la parité dans la composition du vivier de candidatures masculines et féminines pour le renouvellement aux postes de responsabilités artistiques et culturelles. Cela devrait concerner, cette année, les nominations aux postes de direction de deux centres nationaux dramatiques et du Centre national chorégraphique. Dans ce dernier, nous avons retenu quatre candidatures dont une candidature féminine (le vivier ne permettait pas d'en trouver davantage) encore celle-ci s'est-elle désistée de son propre mouvement.

La sélection des candidats au théâtre du Nord s'est effectuée sur une base paritaire et nous en ferons autant pour la Comédie de Béthune.

Au-delà de ces préconisations qui me paraissent indispensables pour rattraper le retard, je souhaiterais recueillir votre avis, en tant qu'artiste ou directrices d'importantes structures culturelles, sur la façon dont on peut articuler la sélection des projets artistiques et la volonté de promouvoir des candidatures féminines ?

La sélection des candidats pour le poste au théâtre du Nord s'est effectuée sur la base d'un échantillon paritaire de deux candidats de chaque sexe. Les membres du jury, y compris les membres féminins, y ont vu la marque d'une position de principe sans laquelle la composition de l'échantillon aurait abouti à une autre répartition entre les candidats des deux sexes.

En matière d'art et de culture, prime la valeur de l'artiste ou de la personnalité qui dirigera la structure culturelle.

Je vais sans doute être provocatrice mais le vivier des candidates féminines est-il aujourd'hui suffisant ? Comment être objectif lors de la sélection des candidats ?

Vous-mêmes, vous nous l'avez dit, avez été choisies non pas en raison de votre sexe mais de vos compétences.

Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente. - Tout ceci nous amène à aborder la question des viviers de talents et de ce que l'on peut exiger des institutions culturelles pour favoriser leur émergence. L'autre question, et on la retrouve dans bien d'autres secteurs professionnels, c'est celle de l'articulation de la vie familiale et personnelle avec l'exercice de professions très prenantes : c'est crucial si on veut permettre à la créativité des femmes de s'imposer.

Mme Corinne Bouchoux. - Que pensez-vous d'une disposition en vigueur dans certains « länder » allemands selon laquelle dès lors qu'un poste de responsabilité est occupé par une femme, on ne peut ensuite la remplacer par un homme ?

Je souhaiterais que vous nous expliquiez l'attitude que vous adoptez avec les médias : n'est-il pas difficile de dire à la fois que vous n'avez pas ou peu souffert de sexisme, que vous êtes arrivées à une situation d'excellence et, en même temps, dénoncer les discriminations dont sont victimes les femmes, sans pour autant tomber dans le travers de la victimisation.

Dès lors, quelles sont vos préconisations pour développer une synergie utile entre les media, eux-mêmes fortement imprégnés par les stéréotypes sexués, et le monde de la création artistique afin d'oeuvrer pour la cause des femmes ?

Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - La présence de quatre femmes exceptionnelles à la tribune me ravit et j'estime que vos parcours doivent être présentés en exemple.

La France étant ouverte sur le monde, comment appréhendez-vous ce qui se passe à l'étranger ainsi que les relations existant entre des institutions culturelles françaises et étrangères, je pense notamment à un projet commun entre le festival d'Édimbourg et celui d'Avignon.

Existe-t-il notamment des réseaux transnationaux de femmes dans le secteur de la culture ?

Les dispositions prises par certains pays pour promouvoir les femmes ont-elles eu un effet d'entraînement chez nous ou bien est-ce la France qui est davantage moteur en ce domaine ?

Mme Djurra Lacroix. - Je suis très concernée par les thématiques abordées aujourd'hui et mon parcours en témoigne : chanteuse engagée dans la cause des femmes, auteure, compositeure et interprète, j'ai créé un groupe féministe d'origine berbère.

Réalisatrice de longs et des courts métrages cinématographiques, j'ai aussi écrit des livres - « Le voile du silence » et « La saison des narcisses - qui décrivent mon parcours de femme, de chanteuse, de réalisatrice et qui évoquent aussi les violences que j'ai subies dans des milieux empreints d'une tradition qui accepte mal que les femmes puissent chanter et les met au banc de la société.

Malgré cela, j'ai toujours été une femme de combat. Je voudrais évoquer la souffrance des jeunes des quartiers et le rôle joué par les femmes, les mamans, qui sont des facteurs de paix sociale. Je voudrais témoigner que, dans ce contexte, la culture est un puissant facteur de changement qui fait émerger l'estime de soi et des talents jusque-là cachés. J'ai pour cela initié un opéra, « l'opéra des cités ».

M. Roland Courteau. - La cause des femmes et l'égalité entre les sexes sont des sujets dont je me préoccupe depuis le début de mon mandat de sénateur ; certes, j'ai vu les choses évoluer, mais très lentement.

Aussi, je salue l'initiative de la ministre des droits des femmes, porte-parole du Gouvernement, Najat Vallaud-Belkacem, qui, en instituant un Haut Conseil pour l'égalité entre les femmes et les hommes, vise à agir dans les différents domaines, car cette question est transversale.

Comment avez-vous, Mesdames, évité les embûches qui se dressent devant les femmes au cours de leur carrière ?

Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente. - Je propose d'aborder la question des institutions culturelles et les voies pour faire évoluer la place des femmes en leur sein.

Faut-il donner des consignes aux jurys ou remanier leur composition ? Il faut aussi évoquer l'attribution des subventions qui a été abordée au cours de précédentes auditions.

Mme Myriam Marzouki. - Afin de dissiper tout malentendu, je voudrais préciser ce qu'il convient d'entendre quand j'ai indiqué que je n'ai pas souffert de machisme au cours de mon parcours professionnel. La question ne se pose pas au plan psychologique, mais au plan des structures : je suis victime d'une inégalité au sens statistique car les chiffres sont sans appel et font clairement apparaître que les subventions attribuées aux femmes, les budgets et les possibilités d'accéder à des postes de responsabilités, sont moindres. Ces deux aspects ne sont pas contradictoires : on peut à la fois avoir été victime d'une inégalité qui se révèle dans la statistique et avoir eu un parcours professionnel sans avoir subi, individuellement, de comportements machistes et de propos insultants méprisants ou paternalistes.

Il s'agit de mécanismes de structure qui produisent de fait une inégalité, même si les individus hommes et femmes ne sont pas sexistes ou machistes.

Le diagnostic ne relève pas d'intentions nuisibles ou de comportements problématiques et c'est aussi pourquoi ils sont d'autant plus difficiles à faire disparaître chez les responsables d'institutions culturelles, directeurs de lieu ou experts des directions régionales des affaires culturelles (DRAC) qui, en toute bonne foi, s'offusqueront qu'on leur reproche un comportement machiste dans leurs rapports avec une structure pilotée par une femme.

Sur la question posée par Mme Génisson qui s'interrogeait sur le fait que le choix du jury eut été différent sans des « short-lists » paritaires, je pense qu'il n'y a pas de réelle objectivité dans le choix d'un candidat, les raisons sous-jacentes, plus ou moins avouables, étant multiples, où entrent en jeu le réseau, la cooptation, les stratégies de communication, la rhétorique, le talent ; il est très difficile de faire la part des choses.

Aussi, je ne suis pas certaine qu'imposer, de façon rigide, une « short-list » strictement paritaire soit nécessairement une bonne chose. Reine Prat, elle-même, préconisait qu'il n'y ait pas moins de 30 % de personnes d'un des deux sexes dans un jury. Cette règle serait peut-être préférable.

Mme Hortense Archambault. - Avec la notion de « vivier », il me semble que nous abordons là la vraie question. Le talent n'est pas genré. Nous voyons aujourd'hui émerger des femmes de talent. Nous sommes donc dans un processus qui avance, même si l'on peut estimer qu'il avance trop lentement. Le combat s'est donc déplacé. Il s'agit moins, aujourd'hui, de faire reconnaître le talent des femmes que de leur permettre l'accès, notamment aux grands plateaux de théâtre, ce qui suppose qu'elles aient aussi les moyens de produire des spectacles de cette ampleur.

En effet, une nouvelle génération de metteures en scène arrive, qu'il faut accompagner. Mais elles arrivent dans un contexte budgétaire dégradé. Les budgets de production des spectacles sont, aujourd'hui, de plus en plus difficiles à bâtir. Nous le constatons même au Festival d'Avignon. Or, force est de constater que les femmes ont certainement encore plus de difficultés que les hommes à boucler leur budget. Derrière cette réalité objective, on trouve des ressorts souvent complexes et qu'il n'est pas simple d'analyser.

Par ailleurs, alors qu'à l'heure actuelle une réflexion est lancée qui devrait déboucher sur une véritable révolution dans le paysage des institutions théâtrales, dont on sous-estime souvent le caractère conservateur, il me semble - et ceci est un point de vue tout à fait personnel - qu'on oublie de porter la réflexion sur les institutions elles-mêmes.

Si on veut laisser de la place pour les femmes à la direction des institutions, il faut revoir les projets et élargir les cahiers des charges. Or, nous sommes aujourd'hui face à cette situation paradoxale : les institutions se voient imposer des cahiers des charges de plus en plus précis qui définissent mieux les missions des établissements, ce qui a certes des avantages, mais en contrepartie, cela réduit la diversité des projets et des gens qui sont capables de les mener.

Regardez les directeurs de théâtres et de centres dramatiques nationaux : vous verrez une homogénéité en termes d'âge, de sexe et, surtout, d'esthétiques défendues.

Cependant, ne brûlons pas les étapes. Avant de réfléchir aux places que les femmes peuvent occuper, il me semble essentiel de développer le vivier des talents.

Or, le fait qu'on donne, en France, si peu de place aux aventures collectives, qu'elles soient d'auteur-e-s, de metteur-e-s en scène ou de direction, est un premier facteur de blocage.

Je suis bien placée pour le savoir, ayant eu toutes les difficultés à imposer au ministère de la Culture la co-direction du Festival d'Avignon, que j'assume depuis bientôt dix ans avec Vincent Baudriller. Mais ceci impose d'adapter les projets, de laisser des portes ouvertes et de ne pas figer toutes les situations.

Apparemment, sur ce point, les choses évoluent puisqu'une co-candidature artistique a été retenue dans la « short-list » du Théâtre du Nord, qui peut être une aventure passionnante.

Par ailleurs, une véritable réflexion doit être menée sur les moyens d'accompagner ces femmes dans la réalisation de leurs projets. Sur ce point, rien ne se fera sans action volontariste. Comment privilégier les femmes dans l'attribution des subventions, dans le choix des centres dramatiques nationaux d'associer un artiste dont ils soutiennent la production ? Peut-être même pourrait-on leur dédier des lieux qui seraient des « incubateurs » de création ?

Quelle que soit la voie choisie, il faut trouver les moyens de rendre ce vivier foisonnant et fort, sans quoi les femmes continueront à avoir du talent sans avoir les moyens de l'exprimer.

A cet égard, la contrainte de l'établissement de « short-lists » paritaires est un accélérateur de changement. Mais si elle ne s'accompagne pas d'une véritable réflexion sur les projets des institutions, elle restera un palliatif à l'insuffisante préparation des artistes femmes à laquelle on aurait dû remédier depuis longtemps.

N'oublions pas qu'il faut des années pour construire un langage artistique, puisqu'un artiste peut, budgétairement notamment, envisager une création par an ou tous les deux ans.

Mme Laurence Equilbey. - J'entends dire que les choses avancent très ou trop lentement. Mais d'autres observateurs parlent d'une régression. Aussi, la mise en place d'un Observatoire, notamment au sein de ministère de la Culture et de la Communication, qui fournit des chiffres objectifs est, à mon sens, une avancée essentielle.

A ce sujet, la lettre adressée par Aurélie Filippetti aux directeurs d'établissements culturels a déjà ébranlé certains bastions.

La saison 2013-2014 étant bouclée, nous verrons si elle favorise une ouverture à la mixité dans les saisons programmées en 2014-2015.

J'entendais récemment la philosophe Geneviève Fraisse, sur France Culture, dire que la mise en scène était un acte politique, que la production avait un rapport direct avec la jouissance et que les hommes avaient du mal à laisser les femmes venir sur ce terrain-là.

J'en profite pour revenir sur l'idée suivant laquelle nous serions passées « entre les gouttes ». Mon expérience d'artiste m'oblige à dire que, pour ouvrir les portes et se faire une place, une femme doit souvent combattre, avoir plus d'ambition, plus de détermination, plus d'autorité, non seulement pour aller chercher les moyens de production, mais aussi pour s'imposer face aux autres artistes qu'elle est amenée à diriger.

En tant que cheffe d'orchestre, je suis plutôt confrontée à des réactions de machisme ordinaire - venant autant des femmes musiciennes que des hommes, d'ailleurs - et au conservatisme du public. J'en veux pour preuve l'accueil qu'a reçu le Collectif « la Barbe », intervenant à l'Opéra de Paris ou à la Salle Pleyel, pour dénoncer l'absence de mixité : huées par le public et par les journalistes, elles ont eu droit à des réactions qui venaient aussi des femmes présentes dans le public !

S'agissant des mesures volontaristes, je suis heureuse d'avoir entendu Sylvie Pierre-Brossolette reprendre, dans un récent comité interministériel, une expression que j'avais moi-même utilisée, visant à demander une « juste proportion » entre les hommes et les femmes dans les médias.

Une recommandation européenne de 2009 va dans ce sens, qui demande un tiers de femmes dans toutes les branches du secteur culturel. Je pense que nous pourrions appliquer cette exigence au spectacle vivant, car on sent bien que la situation actuelle dans la programmation artistique n'est plus en résonnance avec la société.

Je crois que nous évoluons, dans ce secteur, dans un système fatigué et replié sur lui-même. J'ai bien peur que nous soyons proches de l'implosion si les choses n'évoluent pas.

Je terminerai en citant Aurélie Filippetti qui a récemment rappelé que « la liberté de programmer n'induit pas la liberté de ne pas programmer les femmes ».

Mme Caroline Sonrier. - Je souhaite d'abord revenir à votre question : « Comment en êtes-vous arrivée là ? ». Si, moi-même, je ne peux témoigner de difficultés spécifiques dues au fait que je suis une femme, en revanche, je rencontre ces problématiques quotidiennement dans la gestion et le recrutement de mon équipe.

Il se trouve qu'en arrivant à l'Opéra de Lille, en 2001, j'ai eu pour mission la constitution d'une nouvelle équipe.

Le souci de la mixité a toujours été au coeur de mes préoccupations, y compris dans la constitution des équipes techniques, car j'estime qu'une femme artiste se trouve dans un meilleur environnement si les personnes qui l'accompagnent sur le plateau ne sont pas toutes des hommes.

La question de la conciliation de la vie personnelle et professionnelle se pose aussi d'une façon particulière pour une femme : je sais que je ne serais pas arrivée à ce niveau de responsabilités si j'avais eu des enfants. J'ai dû consacrer tout mon temps à mon métier, en particulier dans la période de 30 à 45 ans, ce qui n'a pas pour moi constitué un sacrifice car j'avais vraiment envie de m'engager totalement. Pour moi, comme pour toutes les personnes qui ont, autour de moi le même niveau de responsabilité, il est clair que nous ne serions pas arrivées là si nous n'avions passé l'essentiel de nos soirées et de nos week-end dans des spectacles.

J'ai été de nouveau confrontée à cette question récemment puisque plusieurs femmes de mon équipe assumant des responsabilités de cadres à l'Opéra ont eu des enfants. Je vois bien les difficultés qu'elles ont à quitter leur travail pour prendre un congé de maternité ou un congé parental. Ce sont des débats personnels terribles pour elles. Comment élever un enfant sans perdre le lien avec leurs responsabilités et la complexité des problématiques qu'elles ont à gérer à l'Opéra ?

Nous avons donc mis en place un système de communication par Internet qui leur a permis de rester en lien constant avec l'Opéra et de pouvoir gérer les choses à distance. Ceci implique aussi que la personne qui remplace coopère avec la salariée en congé de maternité, ce qui ne va pas non plus sans poser de problèmes, notamment humains.

Cette organisation a été pour moi une prise de conscience des difficultés que rencontrent ces femmes déchirées entre leurs responsabilités de mère et leurs responsabilités professionnelles.

A cet égard, je n'arrive pas à recruter une femme dans le trio de direction que nous formons avec le directeur administratif et financier, le directeur technique et de production et le secrétaire général. Les contraintes familiales des candidates à ces postes ont toujours été incompatibles avec l'engagement requis.

A cet égard, je vois bien les difficultés que rencontre Emmanuelle Haïm, cheffe d'orchestre de la « maison » et mère d'une petite fille qu'elle élève seule : accompagner une production lyrique nécessite d'être pendant deux mois en dehors de chez elle. C'est un déchirement permanent que de devoir élever souvent sa fille « à distance » ou par « nounou » interposée.

Les chanteuses d'opéra, qui travaillent sur un marché international sont amenées à mener des vies incroyables et à se déplacer souvent avec « nounous » et petits enfants ! C'est un point auquel il faut aussi réfléchir dans les institutions culturelles.

La proposition de mettre en avant des « duos » aux postes de direction a retenu toute mon attention. C'est d'ailleurs ce qui se passe dans les maisons d'Opéra à l'étranger : on a un intendant et un directeur artistique, ce qui permet d'avoir une équipe mixte homme/femme.

L'exemple de Natalie Dessay est emblématique : je ne sais la part qu'a prise le fait d'avoir un enfant dans son choix d'intégrer une « troupe » permanente en Allemagne à un moment de sa carrière.

Les mêmes considérations ont conduit Sophie Karthaüser à travailler aussi régulièrement que possible avec le théâtre de La Monnaie à Bruxelles, dans sa ville.

En France, faute de troupe artistique permanente, certaines artistes tentent de s'associer avec des structures permanentes, comme l'Opéra que je dirige, et sont même prêtes à accepter de « petits » rôles pour rester près de chez elles et de leur famille. A chaque fois, elles font donc un arbitrage difficile.

En revanche, le peu de place faite aux femmes « compositrices » ne peut s'expliquer par des contraintes de mobilité : souvent cantonnées à un répertoire « pédagogique », les compositrices subissent plutôt les obstacles que nous avons décrits précédemment.

Mme Hortense Archambault. - Cette question de conciliation entre vie professionnelle et familiale est en effet toujours présente. Je n'ai, moi-même, pas eu d'enfant et je pense que je n'aurais pas pu avoir le même parcours s'il en avait été autrement.

Au sein du Festival d'Avignon, nous appliquons une politique volontariste : 30 % de femmes au sein des équipes techniques, traditionnellement très masculinisées, et 30 % d'hommes au sein des équipes artistiques, traditionnellement plus féminisées. Quant à l'équipe administrative, elle est strictement paritaire.

Mme May Bouhada, présidente de l'Association H/F Ile-de-France. - Je voudrais d'abord vous rappeler que les questions qui nous préoccupent aujourd'hui ne sont apparues que très récemment. Notre militance reste donc fragile. Il y a encore quatre ans, on nous riait au nez quand on abordait ces questions. Aujourd'hui, on prend le sujet au sérieux et les institutions s'en sont emparées puisque la ministre de la Culture et de la Communication donne des directives pour faire évoluer les cahiers des charges et les appels à projets. Notez que les réactions hostiles ne manquent pas !

Aujourd'hui, nous parlons de « spectacle vivant », dont l'économie reste très spécifique, caractérisé par des techniques que l'on peut qualifier d'artisanales, pour des publics réduits et une certaine prétention à l'élitisme.

Nous souhaitons donc que les problématiques des « saisons égalité » s'élargissent au grand public et, pour cela, investissent les médias et, en particulier, la télévision. Aujourd'hui, les « saisons égalité » restent cantonnées à des lieux d'expérimentation et des « laboratoires ». Il faut alerter l'opinion publique.

A cet égard, je suis étonnée que le Collectif « la Barbe » ait été sifflé à l'Opéra alors qu'il a été applaudi au théâtre de l'Odéon.

Pour en revenir aux questions de conciliation entre vie privée et professionnelle, j'estime que la question de la maternité ne doit pas rester taboue. Toutes, artistes sortant du Conservatoire, avons été confrontées à cette question : que faire, sinon décrocher, au moment de l'arrivée de l'enfant ?

Mais je crois que les mentalités évoluent sur cette question puisque, même dans les grandes entreprises, des réflexions sont engagées pour faire évoluer les méthodes de management, au profit des femmes, mais aussi des hommes ! Car il ne faut pas oublier que le « présentéisme » est aussi une violence faite aux hommes et que les débats qui nous occupent actuellement feront avancer la situation des collectifs, hommes et femmes confondus.

Mme Corine Merle. - Je m'occupe d'un festival qui s'appelle le festival féminin itinérant. Je rencontre de nombreux partenaires économiques pour trouver des financements, et hier, j'étais au « networking », où j'ai rencontré plein de femmes qui travaillent dans les entreprises. Vous-mêmes êtes à la tête d'entreprises culturelles. Elles se posent beaucoup de questions, et s'organisent en réseau dans les entreprises. C'est très prégnant. Plusieurs points m'ont interpellée. Le principal est le suivant : il est important de ne pas exclure les hommes. Au contraire, il faut les interroger, leur signaler qu'ils sont aussi victimes de cette violence. Il n'est pas normal que les hommes soient exclus de la vie familiale. Actuellement, un projet passionnant de tutorat est en cours de réalisation. Les hommes deviennent tuteur de femmes et de jeunes hommes. Ce sont eux qui tentent d'ouvrir les portes que nous souhaitons pousser, qui travaillent à nos côtés.

Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente. - C'est un constat que l'on peut partager. A chaque fois que l'on a abordé la question de la place de femmes, quel que soit le sujet, la nécessité de travailler de concert avec les hommes est apparue.

Mme Catherine Génisson. - Je souhaite rebondir sur ce qui a été dit. C'est vrai qu'il y a actuellement une remise en question d'un modèle typiquement français où l'exercice du pouvoir se fait lors de repas d'affaires, ou de réunions tard le soir, et c'est important. Je souhaite revenir sur l'organisation de nos grandes institutions : Hortense Archambault a souligné à quel point elles sont enfermées dans un carcan. La notion de label en France est une notion sacro-sainte. Notre ministre a envie de bousculer tout cela. Ce serait important que l'on puisse réfléchir au niveau de la délégation aux droits de femmes et à celui de la commission de la culture - j'en profite pour saluer la présence de notre présidente dans la salle - à des propositions en ce sens. Je crois qu'une ouverture est possible à partir du moment où une brèche dans le formatage de ces institutions et structures apparaît.

M. Alain Gournac. - Je suis très intéressé par tout ce que j'ai entendu. Je reviens sur ce qui a été dit en matière de maternité : quand vous avez mené un premier combat pour vous positionner dans le métier, que par la suite vous partez pour avoir votre enfant ou vous en occuper, et qu'ensuite vous devez, pour revenir et retrouver une place mener un deuxième combat, ça n'est pas facile ! En effet, on oublie ce que l'on a pu apprendre pendant l'exercice du métier. Autre point que je voulais mentionner : j'ai remarqué, au cours des 10 ans que j'ai passés dans le cinéma, que les femmes ne font pas de cadeaux aux femmes. Je me souviens du studio de la Fox, où une majorité de femmes ont refusé la décision de nommer une femme. Cela aussi, il faudrait le faire évoluer. Si ce sont seulement nous les hommes qui menons ce combat, on nous regardera bizarrement. Voici un autre exemple que je peux citer qui ne se situe pas dans le monde du spectacle. Quand j'ai souhaité que ce soit une femme qui me succède à la mairie, ce sont les autres femmes de l'équipe qui y ont été le plus opposées, sous prétexte d'un manque de disponibilité. Lorsque vous dites, que l'on avance, je trouve pour ma part que l'on avance très lentement, et même parfois dans certains domaines, on recule sur le positionnement de la femme.

Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente. - C'est sûr qu'il serait nécessaire de vraiment bousculer les choses.

Mme Bérénice Vincent. - Je suis présidente de l'association « Le deuxième regard » laquelle est spécialisée dans le cinéma. Nous nous sommes récemment rapprochées de l'association H/F qui intervient dans le même domaine. Je souhaiterais poser une question au sujet des rapports entre générations. J'ai été très surprise de constater le fossé qui existe entre, d'un côté les jeunes femmes de 25-35 ans et, de l'autre, les séniores dont certaines sont des militantes de longues dates, et entre les deux l'absence d'intérêt pour la question chez des femmes situées entre ces deux groupes d'âge. Même chez les jeunes, si certaines prennent conscience des difficultés posées par la maternité, il y a encore beaucoup d'illusions. J'ai l'impression qu'il y a beaucoup de ressenti envers les jeunes femmes ou envers les femmes plus âgées. Sentez-vous ces différences de génération ?

Mme Myriam Vaudet-Laisné. - Je suis déléguée régionale aux droits des femmes pour le Nord-Pas de Calais. Je viens de l'inspection du travail. Le réseau déconcentré des délégués aux droits des femmes est composé de 120 à 130 personnes dont 70 % d'entre elles sont contractuelles. J'ai adhéré au collectif Homme/Femme à titre personnel. Je suis très sensible à la place des femmes dans le domaine culturel. Notre délégation les soutient, tout en sachant que nous disposons de peu d'argent pour ce type de projet. Nous en avons plus à disposition pour l'égalité homme femme dans les entreprises. En Nord-Pas de Calais, le service déconcentré du ministère représente 2,7 équivalents temps plein. La tâche est immense. On a beau être combatives et combatif, car nous avons un homme qui est délégué, nous sommes cependant parfois atteints par le découragement face à l'ampleur du travail à faire et au peu de moyen dont nous disposons. Heureusement, dans le Nord-Pas-de-Calais, il y a une vraie dynamique en faveur de l'égalité avec des collectivités territoriales signataires de la charte européenne dans la vie locale : le conseil régional bien sûr, certaines villes, Lille Métropole. Nous travaillons ensemble de manière fluide et sympathique, il y a une vraie force. En outre un élan a été donné par le ministère et la volonté de Najat Vallaud-Belkacem de faire bouger les lignes. Cela a permis une sensibilisation de tous les ministres. Elle tend à faire passer notre société de l'égalité dans les textes à l'égalité dans les têtes et dans les faits. Pour moi, l'inégalité dans le domaine de la culture est l'une des plus criantes. C'est honteux. Dans certains théâtres, il n'y a aucune femme. C'est pourquoi, je trouve positif que le Sénat se mobilise sur ce sujet. De manière plus générale, la question de la parentalité, de la conciliation entre vie privée et vie professionnelle est vraiment complexe, car cela touche à tous les sujets, à l'intime, au choix de vie de chacun. C'est compliqué, mais nous arrivons progressivement à faire bouger les choses pour que l'on ne puisse plus entendre des réflexions du type « Tu es enceinte, mais as-tu pensé à ta carrière » ou encore « Madame, vu votre âge, vous n'avez pas encore d'enfant ? ». Exiger des titulaires de hauts postes de direction de travailler à 150 ou 200 %, est une violence pour les hommes et pour les femmes. Aujourd'hui il y a 14 % des femmes dans le corps préfectoral. La vie de préfet n'est pas quelque chose qui fait envie. Certaines situations de violence sont admises par les personnes qui travaillent, parce qu'elles y trouvent des compensations liées notamment à l'intérêt du travail. Mais une réflexion sociétale doit avoir lieu pour mettre fin à ces violences.

Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente. - Nous sommes confrontés au défi de la démocratisation. Le monde de la culture va se trouver en situation d'explosion : il vit aujourd'hui en décalage par rapport à la société. Il est nécessaire de questionner les systèmes de pouvoir. Nous allons revenir sur la question du conventionnement, sur l'attribution des subventions et la nomination des directeurs. Mais l'on ne peut pas déconnecter ces thèmes du contexte économique et politique. Nous risquons d'être confrontés, d'ici quelques jours, à une remise en cause de l'exception culturelle française. C'est grave ! Le combat des femmes dans le domaine culturel doit se politiser, dans le bon sens du terme. En effet, nous sommes en train de travailler sur les conditions de vie dans la société d'aujourd'hui et de demain. Nous préparons quelque chose d'important. Le combat sur lequel nous échangeons depuis ce matin s'inscrit dans cette perspective.

Mme Blandine Pélissier. - Je voudrais revenir sur les propos que tenaient Hortense Archambault et Bérénice Vincent sur la question des générations. L'une expliquait qu'il y avait un changement, une évolution normale, que les femmes arrivaient progressivement dans le milieu artistique. Il faut se méfier de ce genre de discours, car il y a toujours eu des femmes artistes, qui ont été ensuite effacées de l'histoire. En effet, l'histoire de l'art est écrite au masculin. C'est un fait dont il faut être conscient. En ce qui concerne les autrices - et je dis autrices car c'est un terme qui existait dans les registres de la Comédie française pour désigner les premières dramaturges, avant d'être supprimé du dictionnaire par Messieurs les Académiciens - je vous conseille les travaux d'Aurore Evain, que vous pourriez entendre en audition. Aurore Evain travaille sur les femmes autrices sous l'Ancien Régime. Il y en avait 100 sous l'Ancien régime, 350 au XIXème siècle et 1 500 au XXème. Ce qui fait un corpus de 2 000 autrices, dont on n'entend pratiquement jamais parler. C'est pareil pour les sciences. Je pense que pour les femmes metteuses en scène, c'est la même chose. Il y en a eu mais elles ont été effacées de l'histoire. On a tendance à dire « les femmes émergent dans le milieu de la culture ». Dans le cadre de la saison égalité, le collectif H/F a demandé aux 24 directeurs de théâtre qui se sont engagés avec H/F Ile-de-France d'écrire de petits textes pour dire ce qu'ils pensaient de cette initiative, et pourquoi ils se sont engagés dans cette action. Un directeur de théâtre a répondu que grâce aux trentenaires, il allait y avoir un changement, il allait enfin y avoir des metteuses en scène. Et bien non ! Les metteuses en scène existent depuis 10 ans, 20 ans. On s'attache toujours à l'émergence des jeunes femmes, jolies, mignonnes, fraîches. Mais une fois qu'elles sont devenues quadragénaires, on ne les soutient plus. On n'a pas donné aux quadragénaires d'hier les moyens de production dont elles avaient besoin. Elles n'ont pas eu de visibilité au niveau national et peuvent donc difficilement prétendre occuper la tête d'une grande institution.

Mme Laurence Equilbey. - Je souhaite revenir sur la féminisation des noms. L'Éducation nationale devrait demander d'urgence un rapport scientifique sur ce sujet. Le seul manuel qui existe date de 1999. Il a été réalisé par la Haute Autorité de la langue française, mais il commence à dater un peu. On sent bien que tout le monde tâtonne. Par exemple, dans le programme de notre réunion, on a mis deux « f » et un « e » à « cheffe ». Pourquoi pas. Dans ce rapport, il est indiqué que le suffixe « teur » ou « trice » n'est possible que si le substantif dérive d'un verbe. C'est possible avec acteur/actrice car il y a le verbe « acter ». En revanche pour « auteur », on privilégie la forme épicène, un ou une auteur avec ou non un « e » final, selon que vous êtes français ou québécois.

Mme Blandine Pélissier. - Sauf que le terme « auctrix » existait en latin.

Mme Laurence Equilbey. - Oui, mais cela fait partie des termes qui sont jugés désuets. Il en est de même avec doctoresse. C'est normal que les langues évoluent. Il est urgent de clarifier les choses. En ce qui concerne les femmes artistes que l'histoire a oubliées, je cherche régulièrement à défendre l'oeuvre d'une compositrice, Louise Farrenc. Mais, lorsque je propose de l'inscrire à un concert, le programmateur craint de ne pas remplir la salle. C'est très compliqué d'imposer ces choix personnels de valorisation d'auteurs féminins. Une dernière chose que je souhaite évoquer : je sais que les médias ont élaboré un guide des expertes. Je ne sais pas qui est à l'origine de cette idée. Tout en gardant à l'esprit les limites inhérentes à un guide, il conviendrait de réaliser un objet de valorisation des talents féminins pour que les programmateurs pensent à faire appel à elles. Parfois, tout simplement, ils ne sont pas au courant des talents existants. Aujourd'hui, il est relativement facile de faire des recherches. Un guide des femmes artistes serait judicieux.

Mme Myriam Marzouki. - Je souhaite revenir sur l'importance de redéfinir les gouvernances, sur le rôle des grandes institutions et sur la maternité. J'ai moi-même deux jeunes enfants et ce n'est pas tous les jours facile. Le quotidien nécessite une organisation absolue, il n'y a aucune marge pour l'imprévu. C'est peu de sommeil, beaucoup de travail, et sans doute un regard social qui n'est pas simple, fait d'un mélange d'admiration et d'une certaine forme de reproche. Ma mère, qui pourtant me soutient, me fait parfois remarquer que ma fille serait mieux avec moi plutôt que de passer encore son mercredi au centre de loisirs. Il ne faut pas se laisser arrêter par ce type de discours. Dès lors, je suis favorable à un collectif à la tête d'un établissement. Cela permettrait une meilleure répartition des questions domestiques. Nous ne sommes pas tous obligés de nous lancer dans la course de celui qui éteint la lumière le plus tard. Or, on est encore dans cette logique : c'est à celui qui répondra à ces mails à deux heures du matin, qui travaille le plus. Il y a des modalités de travail, d'équilibre à trouver entre vie privée et vie professionnelle. Je suis fascinée de voir que lorsque l'interlocuteur est un homme, l'on ne se pose jamais à la question de savoir s'il s'occupe des enfants où à quelle heure il rentre le soir. Moi, je tiens à dire que j'ai deux enfants et que, par conséquent, je ne peux pas prendre de rendez-vous à certaines heures, même si je suis disponible avant ou après. Le prochain spectacle que j'organise est au festival d'Avignon. Or, nous avons l'une de nos comédiennes qui a accouché il y a un mois et nous répétons la semaine prochaine. Nous avons trouvé un arrangement : elle rentrera chez elle entre midi et deux heures, et pourra amener son enfant avec elle pour l'allaiter. Nous allons intégrer ce bébé. Je n'allais pas lui dire qu'il fallait choisir entre le bébé et jouer au festival d'Avignon ! Ce n'est pas la législation qui peut déterminer comment ces cas particuliers vont être réglés. Il y a deux faces obscures au génie : la famille et l'argent. On ne veut parler que de talent, de forme, d'aspiration. Mais dans la réalité, c'est beaucoup plus pratico-pratique. Quel est le montant du financement dont nous disposons ? Combien de temps avons-nous ? Combien de semaines de répétition puis-je financer ? Il faut dire les choses. De même, nous devons dire aux jeunes filles de 18 ou 20 ans qui sont dans les écoles et conservatoires, que si elles ont pour l'instant l'impression que les choses se passent comme pour leurs camarades, dans dix ans, cela changera quand elles voudront avoir un enfant. Elles doivent se poser dès maintenant la question de savoir comment elles vont faire. Car au même moment, tous les gynécologues de France et de Navarre vous disent que c'est de la folie de vouloir un enfant après 40 ans, qu'à cet âge cela n'est plus possible. Ce sont des sujets liés. Il n'est pas question de légiférer, mais il est question de le dire aux premières et aux premiers intéressés : ce ne doit pas être un tabou, mais ce n'est pas non plus dénué de toute importance. Les conditions invisibles sous-jacentes à la création, au talent artistique, sont fondamentales.

Mme Hortense Archambault. - Peut-être n'ai-je pas été assez claire. Il y a toujours eu des metteuses en scène. Mais si on ne s'intéresse pas aux moyens de productions et des plateaux dont elles disposent, dans trente ans nous aurons le même débat. Par exemple, en peinture, nous découvrons des peintres femmes qui étaient aux côtés de leurs maris également peintres, et tout à coup, elles sont mises à l'honneur dans des expositions. Le problème du théâtre, c'est que cela se passe maintenant. Certes l'écriture reste, mais la chorégraphie, c'est maintenant, ou cela ne sera jamais. C'est pour ces sujets qu'il faut réfléchir à des incubateurs, de nouveaux projets, qui accompagneraient les femmes, notamment celles qui risquent d'interrompre leurs carrières pour avoir des enfants. Il faudrait quelques projets, faire des préconisations pour mettre en place des lieux institutionnels qui leur soient dédiés pendant dix ans, pour permettre à ces femmes du spectacle vivant de grandir et d'être accompagnées un peu plus que les hommes. Certes aujourd'hui il y a une volonté politique. Cela passe par les jurys qui doivent être désormais constitués de manière paritaire. Mais il s'agit également de nommer plus de femmes et donc de trouver des candidates et de les appuyer. Les femmes qui seront nommées dans les prochains mois et les prochaines années doivent être assurées de tout l'appui politique nécessaire à la réalisation de leurs projets. Il faut plus de femmes à la tête d'institutions culturelles pour montrer que cela est possible. Tout comme on réfléchit à la composition des jurys, il est également nécessaire de rouvrir des projets atypiques. A mon avis, la constitution de « collectifs » est un axe qu'il faut aborder. En outre, il me parait important de consacrer un ou deux lieux, pendant une durée limitée à aider les femmes à s'installer dans la vie artistique. Bien sûr, tout cela s'inscrit dans un contexte économique où il y a moins d'argent. Je vais me retrouver sur le marché du travail dans quelques mois et je sais que certains directeurs de théâtre se disent déjà que je vais prendre une place à laquelle ils peuvent aussi prétendre. Et c'est vrai. Nous souhaitons avancer en matière de parité, laquelle est nécessaire pour consolider la démocratie, et en même temps, les moyens dévolus à la culture sont en baisse. Je peux vous l'assurer, il y aura beaucoup de tensions. Si la France souhaite avoir une ambition en matière culturelle, la porter, alors un soutien politique est essentiel. Pour revenir sur l'idée d'incubateurs et de lieux dédiés pour permettre à des femmes artistes de s'installer dans le paysage artistique, je citerai l'exemple de la danse « hip hop ». Cette danse a été portée par des structures culturelles qui ont permis à des danseurs « hip hop » d'écrire et de se produire sur des grands plateaux. Il y a eu un acte volontaire fort. Et maintenant, il y a deux centres nationaux de chorégraphie qui sont dirigés par des danseurs « hip hop ». Mais cela nécessite un accompagnement dans la durée.

Mme Laurence Equilbey. - Je souhaite poser à une question à tout le monde. Comment concrètement fait-on pour que les programmations soient plus équilibrées dans la représentation entre hommes et femmes ? Quel est le bon moyen ? Cette lettre a fait un peu bouger les choses. Mais avez-vous des idées ?

Mme Nicole Pot, inspectrice générale des affaires culturelles, haut fonctionnaire à l'égalité des droits au ministère de la Culture et de la Communication. - Je suis chargée du suivi de ce dossier auprès du cabinet d'Aurélie Filippetti. La question de Laurence Equilbey appelle des tentatives de réponse. Il me semble que les pouvoirs publics sont impliqués de manière très vive, que ce soit pour l'État ou pour les collectivités territoriales. Mais, seuls, ils ne sont pas en mesure de faire évoluer la situation. Il y a un poids millénaire qui explique la situation dans laquelle se trouvent les femmes en France, en Europe et dans le monde. Les pouvoirs publics ont un rôle à jouer, mais ce ne sont pas les seuls. Pour en venir au rôle des pouvoirs publics, on a cité à plusieurs reprises dans la matinée la circulaire de la ministre adressée aux préfets pour que les jurys soient paritaires. C'est un signal fort. Par ailleurs, une lettre personnelle a été adressée par la ministre, fin février, début mars, à 270 directeurs d'institutions culturelles pour leur demander de prendre un certain nombre de mesures en faveur du développement de la parité. Au ministère, nous suivons ce dossier, nous allons relancer les dirigeants qui ont reçu ce courrier pour savoir quelle suite ils y donnent et comment ils s'organisent. Je pense également à la politique de conventionnement. En effet, comme il a été souligné à plusieurs reprises, les moyens financiers sont déterminants. L'idée actuellement à l'étude consiste à faire figurer des clauses de promotion de l'égalité dans tous les cahiers des charges et les contrats d'objectifs et de moyens de toutes les institutions conventionnées. Je sais que cela se fait déjà dans certaines régions. Plusieurs d'entre elles nous ont d'ailleurs contactées. Une autre piste a été évoquée : celle de la présence des femmes dans les médias pour permettre une évolution de l'image de la femme. Nous allons introduire dans les contrats d'objectifs et de moyens avec les chaînes publiques tant de radio que de télévision des mesures fortement incitatives pour augmenter le nombre d'expertes, mais aussi changer le discours tenus sur les femmes. Enfin, tout ne peut dépendre des pouvoirs publics et du seul ministère de la culture. Je pense que l'éducation a un rôle majeur à jouer, et ceci dès la crèche.

Mme Bérénice Vincent. - Je dois avouer que je suis un peu désespérée. Nous avons rencontré des personnels qui encadrent la création dans les écoles de cinéma. Or, lorsque l'on entend le discours tenu par certaines femmes qui sont dans cette école, c'est atterrant. Elles ne sont pas du tout dans cette problématique, elles ne s'en soucient pas. En pratique, l'enseignement transmis ne va pas faire bouger les choses. Il faudrait qu'il y ait des personnes qui soient vraiment concernées par la question et ceci dès le début de la formation. Je pense que c'est extrêmement difficile à mettre en place.

Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente. - Lors des discussions du projet de loi « Peillon » sur la refondation de l'école, ce sont des propositions que nous relaierons dans l'hémicycle lorsque la formation des enseignants viendra en discussion. Malheureusement, beaucoup de ces dispositions relèvent du domaine réglementaire. Mais rien ne nous interdit de pousser les idées.

Mme Marie-Christine Blandin. - Il n'est pas normal que nous ayons eu besoin d'une loi sur la parité pour qu'il y ait des femmes en politique. Il n'est pas normal que les conventions doivent être contraignantes pour qu'il y ait des femmes artistes. Et pourtant c'est indispensable ! Quand l'Union européenne finance des projets de formation professionnelle ou sur d'autres sujets, elle exige des clauses de parité. Le préfet du Nord-Pas de Calais avait commencé par négliger de répondre à ces exigences. Après avoir perdu pour cette raison cinq années de suite des subventions destinées à la région, et donc après qu'il a fallu restituer l'argent de la subvention versée puis perdue, les fonctionnaires sont soudain devenus beaucoup plus attentifs. De même, les conventionnements seront certes un peu rigides, mais cela permettra de faire avancer les choses.

Mme Laurence Equilbey. - Concrètement, est-ce que vous pensez que l'Opéra de Paris va subir des remontrances, ce qui aurait dû être le cas depuis longtemps car il y a moins de 4 % de femmes à des postes sensibles ? Va-t-on lui retirer des subventions ?

Mme Marie-Christine Blandin. - Il sera procédé à un rappel de budget. Après, bien évidemment, il y a des négociations. Généralement, la peur du boulet qui vous a frôlé suffit à engendrer des comportements nettement plus vertueux.

Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente. - Nous allons beaucoup nous servir de ce qui a été dit ce matin et tenter de le traduire en recommandations dans notre rapport. Il y a besoin de dire les choses, de montrer que les gens se mobilisent sur la question, qu'ils sont porteurs d'exigence. L'ensemble des idées, des recommandations nous seront utiles lors de l'examen des différents projets de loi, afin de faire avancer l'égalité homme-femme. Je pense par exemple à la loi sur la refondation de l'école, à celle sur l'enseignement supérieur et la recherche, à la question des intermittents, à la prochaine conférence sociale qui doit débuter dans quelques semaines sur les retraites. Je remercie très chaleureusement nos invitées d'être venues.