Jeudi 5 décembre 2013

- Présidence de Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente -

Violences à l'égard des femmes dans les territoires en conflit - Table ronde des historiens et de l'anthropologue

La délégation auditionne tout d'abord, dans le cadre d'une table ronde, Mme Véronique Nahoum-Grappe, ingénieure de recherche en anthropologie à l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS) et au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), Mme Raphaëlle Branche, historienne, maîtresse de conférences au Centre d'histoire sociale du XXème siècle de l'Université de Paris-1-Panthéon-Sorbonne, et M. Fabrice Virigili, historien, directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS).

Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente. - Nous poursuivons notre cycle d'auditions sur les violences faites aux femmes dans les territoires en conflit. Notre première table ronde, le 21 novembre 2013, a réuni des responsables d'organisations non gouvernementales (ONG) et d'associations, des journalistes et des experts, pour un état des lieux. Nous avons également entendu le ministère de la Défense sur la mise en oeuvre par la France de la résolution 1325 du Conseil de sécurité des Nations-Unies. Aujourd'hui je suis heureuse d'accueillir Mme Véronique Nahoum-Grappe, dont les recherches - notamment dans le cadre de l'École des hautes études en sciences sociales et à l'Institut interdisciplinaire d'anthropologie du contemporain - ont concerné des thèmes aussi divers que la cruauté, l'ivresse et la femme. Elle a été conduite également à s'interroger sur les violences commises à l'encontre des civils au cours de la guerre en ex-Yougoslavie.

Nous recevons aussi deux historiens qui ont écrit ensemble un livre remarquable, intitulé « Viols en temps de guerre » : Mme Raphaëlle Branche, maîtresse de conférences au Centre d'histoire sociale du XXème siècle de Paris I, spécialiste des violences en situation coloniale et de la torture pendant la guerre d'Algérie, et M. Fabrice Virgili, directeur de recherche au laboratoire Identités, relations internationales et civilisations de l'Europe (IRICE), qui regroupe Paris I, Paris IV et le CNRS. M. Virgili est l'auteur de nombreuses publications sur les violences en temps de guerre.

Notre cycle d'auditions a commencé à une date proche de la Journée internationale pour l'élimination de la violence à l'égard des femmes, le 25 novembre. Notre synthèse de ces réunions sera rendue publique deux jours avant le 20ème anniversaire de la déclaration de l'Organisation des nations-Unies (ONU) sur l'élimination de la violence à l'égard des femmes, adoptée par l'Assemblée générale de l'ONU le 20 décembre 1993 : ce n'est pas un hasard non plus.

La délégation aux droits des femmes du Sénat a souhaité apporter un éclairage particulier, cette année, sur les violences dont sont victimes les femmes dans les pays en guerre. Une résolution récente du Conseil de sécurité de l'ONU, la résolution 2106 du 24 juin 2013, appelle à « lutter contre les idées fausses selon lesquelles ces violences sexuelles [seraient] un phénomène culturel » ou « une conséquence inévitable de la guerre ». Pourtant, les violences subies par les femmes du fait des conflits armés paraissent tellement récurrentes de nos jours que la barbarie semble une sorte de fatalité. Nous avons besoin du point de vue des anthropologues et des historiens pour nous éclairer.

Mme Véronique Nahoum-Grappe, ingénieure de recherche en anthropologie à l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS) et au Centre national de la recherche scientifique (CNRS). - Je vous remercie de me donner l'occasion de présenter le point de vue de l'anthropologie. Celle-ci procède par comparaisons, et tente de définir le sens de certaines pratiques en les replaçant dans leur contexte.

Alors qu'à la fin du XXème siècle et au début du XXIème, les violences faites aux femmes sont largement dénoncées et que le Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie (TPIY) a inscrit les violences sexuelles systématiques dont les femmes ont été victimes pendant le conflit dans la liste des crimes contre l'humanité, ces violences semblent se multiplier à l'occasion de chaque conflit et devenir de plus en plus visibles. Moindre honte à les dénoncer, du côté des victimes ? Moindre honte à les exhiber, du côté des bourreaux ? Ces violences sont-elles aujourd'hui plus nombreuses ou plus visibles ? Ce que l'on constate, c'est que ces violences sont condamnées et qu'elles explosent.

En août 1992, j'ai eu accès, dans un camp de réfugiés, à un dossier psychiatrique concernant des femmes témoins de viols et de massacres. Je me souviens que le comité de rédaction de la revue « Esprit » a accueilli avec un éclat de rire incrédule l'article de Roy Gutman, dans « Newsday », paru le 2 août 1992, qui formulait l'hypothèse de viols de guerre systématiques en ex-Yougoslavie. Cette attitude sceptique est terrible pour les victimes.

Je suis satisfaite du vote de la résolution 1325 de l'ONU. Les viols en temps de guerre ont certes toujours existé. Mais la tentation est grande de nier leur spécificité, donc de les banaliser. Depuis 1993, il n'est pourtant plus possible de nier l'existence de ces pratiques. Comme anthropologue, je cherche ce qu'il y a de nouveau, de classique, ce que chaque génération a oublié. L'incrédulité est l'autre face du déni.

Il ne faut pas nier la spécificité du viol de guerre au prétexte qu'il a toujours existé. Relisons Sophocle, l'enlèvement des Sabines, « L'Iliade » et « L'Odyssée », « Salammbô » de Flaubert : notre culture établit un lien entre conquête et viol. Quand Saint Augustin décrit la prise de Rome, il montre les barbares violant, massacrant et pillant. C'est un « topos » culturel : les hommes sont massacrés, les femmes sont enlevées, violées pour produire « l'enfant de l'ennemi », selon la formule de l'historien Antoine Audoin-Rouzeau. Ainsi, dans « Ajax » de Sophocle, Tecmesse est l'illustration de la femme violée, piégée à cause de son enfant. Dans une culture où la filiation est transmise par les hommes, il importe de détruire aussi la filiation de l'ennemi. Le viol permet justement d'exterminer la communauté qui se définit par la filiation de père en fils.

Les atrocités liées à la guerre ne sont pas systématiques et ne constituent pas une fatalité historique. Néanmoins comme anthropologue, élève de Françoise Héritier, je m'interroge sur ce « topos » culturel, qui repose sur un lien entre triomphe, fête et sexualité. On l'observe aussi, du reste, en temps de paix, lors des événements sportifs. Comme l'illustrent les viols des femmes de Berlin en 1945 par les soldats soviétiques, la victoire donne un droit de possession absolu, y compris sur les femmes. « Tout est à moi » pense, sans culpabilité, le soldat vainqueur. L'ivresse du vol accompagne alors le viol. Ce lien entre conquête, pillage et viol est présent aussi dans la bande dessinée, par exemple dans la série « Thorgal », ou au cinéma. Il constitue un stéréotype culturel outré : or, un stéréotype (ni vrai ni faux, d'ailleurs) empêche de penser.

Au Rwanda, comme au Congo, dans l'ex-Yougoslavie, au Japon avec les « femmes de réconfort », partout la même logique se reproduit. « Pourquoi ne nous tuent-ils pas ? » demandaient les femmes du Kosovo. Le viol s'inscrit dans la catégorie des crimes de souillure (crachat, barbouillage avec des matières fécales, etc.) qui visent à salir la victime, à lui faire porter la honte, la culpabilité du bourreau. Dans une société où l'honneur de la famille dépend de la virginité des filles, où la filiation repose sur la transmission entre le père et son fils, le viol est la souillure suprême : les familles sont salies et la filiation légitime compromise. Les anthropologues constatent d'ailleurs que l'enfant du viol est toujours imaginé comme un fils. Sa conception a été tellement marquée par la violence qu'il doit ressembler au bourreau, qu'il ne peut qu'hériter des caractéristiques du père. Les bourreaux rappellent souvent aux femmes qu'elles mettront au monde un enfant qui les détestera car son origine sera différente, et les mères refusent parfois l'enfant car il est perçu comme celui du bourreau.

Le viol de guerre s'épanouit après la conquête. Il est différent du viol systématique qui est également une « arme de guerre » - le terme a été employé par Roy Gutman en 1991 ou 1992. Des miliciens s'emparent d'un village, rassemblent la population, égorgent les hommes et violent les femmes. Il faut, à cet égard, réfléchir à la notion de « second couteau ». Traditionnellement, cette expression désigne ceux qui, obéissant aux ordres, tirent sur des civils ; un ordre de violer n'est pourtant pas de même nature. J'ai d'abord accueilli avec prudence l'idée de systématisme car le viol, comme le vol, sont interdits pas les codes militaires. Mais les données corroborent cette thèse, comme le dossier Bassiouni de 1994 l'a montré. L'armée de conquête, confrontée à des problèmes de gestion des flux de population, a réquisitionné des lieux d'enfermement, où les viols étaient systématiques. Des médecins ont été appelés dans ces camps pour vérifier que les femmes ne portaient pas de stérilets, pour s'assurer qu'elles pouvaient être enceintes. Le conflit de l'ex-Yougoslavie a donné lieu à tous les types de viols : viols de pulsion, viols de guerre, viols organisés avec une structure logistique. Ces faits concernent aussi les enfants et les hommes - mais eux se sont tus.

La situation était différente au Congo, en 1996 : absence d'État, population armée au lendemain de l'opération Turquoise, qui a eu des effets pervers. Les miliciens Hutus ont vécu de pillages. La pratique des viols était liée à une économie de guerre. En ex-Yougoslavie, le conflit était marqué par la volonté d'anéantir la communauté de l'ennemi et de nettoyer le territoire, de le purifier. Des églises en Croatie, des mosquées en Bosnie, ont été rasées, la langue interdite, les racines historiques effacées, arrachées. Forcer les femmes à porter l'enfant de l'ennemi, l'avenir du pays, s'inscrivait dans cette logique.

Plusieurs conditions rendent possibles ces viols. Tout d'abord un sentiment d'impunité, à tous les niveaux, dû à la dissymétrie du rapport de force. Ensuite, une culture du guerrier, indissociable d'un culte de la mort et de la performance sexuelle. La chaîne de commandement porte aussi une responsabilité, les décideurs locaux bien sûr mais également le haut commandement. Les génocides au Rwanda ou en ex-Yougoslavie ont été masqués au niveau international par l'assimilation faite, historiquement, entre génocide et génocide nazi. Si des massacres et des crimes ne ressemblent pas à ceux de 1939-1945, ils n'entrent pas dans cette catégorie. Slobodan Milosevic sut parfaitement en user pour endormir l'opinion mondiale. Le terme de génocide n'a pas été employé à l'ONU, qui est restée inactive pendant deux ans face aux agissements serbes. C'est là une victoire posthume d'Hitler.

Mme Raphaëlle Branche, historienne, maîtresse de conférences au Centre d'histoire sociale du XXème siècle de l'Université de Paris-1-Panthéon-Sorbonne. - Avec Fabrice Virgili, nous avons coordonné un ouvrage collectif d'historiens sur les viols en temps de guerre. C'est une question ancienne certes, mais un champ de réflexion neuf pour les historiens. Les viols de guerre semblent invisibles : les témoignages sont rares, elliptiques, et l'euphémisme est la règle - on parle d'attentats à la pudeur, de femmes forcées, des derniers outrages, quand les mots ne cèdent pas la place, dans les comptes rendus, à des points de suspension... Parfois les victimes se taisent car elles se sentent coupables d'avoir survécu lorsque leurs proches ont été tués. Cette absence de mots redouble les effets de cette violence intime, qui ne laisse pas de traces extérieures, à la différence des mutilations ou des meurtres. Pour cette raison même, les historiens ont des difficultés à établir les chiffrages qui permettraient de déterminer s'il s'agit de pratiques isolées ou collectives. Or, si les viols ne sont pas comptabilisés pendant le conflit, il devient quasi impossible de le faire après la guerre : pas de charniers, pas de registres...

Selon les imaginaires sociaux, les victimes, mais aussi les bourreaux ont plus ou moins de difficulté à s'exprimer : tantôt les bourreaux estimeront licites de se vanter, tantôt ils jugeront préférables de se taire. La visibilité dépend aussi de l'environnement dans lequel ces viols ont été commis : encouragement ou interdiction par le commandement.

Les historiens cherchent à trouver les éléments qui expliquent les viols en temps de guerre. En effet la pratique des viols en temps de guerre est ancienne, mais elle n'est pas un invariant, elle ne fait pas partie des lois de la guerre. Les viols de guerre ne sont pas une fatalité. Si les viols ont des liens avec la domination masculine ou la structuration patriarcale des sociétés, ils ne sont la conséquence d'aucune donnée biologique, d'aucun déterminisme définissant les hommes comme des violeurs potentiels par nature. Certes l'armée n'est pas une institution démocratique, mais ses chefs ne peuvent forcer les soldats à commettre des violences sexuelles. Les études montrent que la place des viols varie selon les conflits. Il faut analyser tous les paramètres.

L'histoire permet de mettre en lumière certaines combinaisons. Je vous présenterai l'articulation entre les viols et la guerre ; Fabrice Virgili présentera l'articulation entre la violence sexuelle et les valeurs de la société.

Il faut d'abord évaluer la place du viol dans le répertoire des violences sexuelles en temps de guerre. D'autres violences sexuelles existent : la dénudation forcée, les mutilations sexuelles, les tontes, les coups et blessures sur les organes sexuels... Le viol n'est pas une pratique isolée : les organes génitaux sont des cibles privilégiées. Ainsi en Algérie les tortures consistaient d'abord en une mise à nu ; et les électrodes étaient posées le plus souvent sur les organes génitaux. La dimension sexuelle de la torture est manifeste.

Le viol en temps de guerre ne se limite pas seulement à la prise de force du corps de l'agressé, il l'avilit, l'abaisse à un rang inférieur, affirme sa faiblesse et le triomphe de l'assaillant. Il ne consiste pas, comme en temps de paix, en un rapport inter-individuel ; cette forme de violence, réelle ou imaginaire, vise une communauté. Ainsi les troupes franquistes qui remontaient vers le nord au début de la guerre d'Espagne étaient précédées de rumeurs terrifiantes sur le sort réservé aux femmes républicaines.

Il faut aussi examiner le degré d'autonomie des violeurs. Par exemple, Julie Le Gac a montré que le corps expéditionnaire français, lors de la Deuxième Guerre mondiale, a reçu, lors du débarquement en Italie après la chute de Monte Cassino, carte blanche pour se comporter comme il voulait - il s'est livré au viol massif des femmes italiennes ; en revanche après le débarquement en Provence, il a reçu l'ordre de se montrer exemplaires à l'égard des femmes françaises, il a obéi ; passé le Rhin, il eut à nouveau carte blanche. Les pratiques d'une troupe dépendent des ordres du commandement. De même, l'armée américaine à la fin de la Deuxième Guerre mondiale a durement condamné les soldats coupables de viols en Angleterre, moins en France et peu en Allemagne. L'attitude de la hiérarchie était différente selon qu'il visait des alliés ou des ennemis. Parfois les soldats violent sur ordre, parfois avec le consentement tacite de leur hiérarchie.

Quelle est la spécificité contemporaine ? Un fait marquant est le rôle de l'image. Certaines violences sexuelles obéissent à des mises en scène : souvenons-nous des clichés dans la prison d'Abou Ghraib en Irak ou des viols commis et photographiés par les soldats de la Wehrmacht sur le front de l'Est. L'utilisation de l'appareil photo renforce la violence subie car l'image duplique à l'infini l'avilissement de la victime. Les camps constituent une autre nouveauté du XXème siècle, ils ont été inventés à l'époque de la guerre des Boers. Ils sont un lieu privilégié de viols collectifs et répétés sur des populations captives. Les milieux de détention sont propices également aux violences sexuelles sur les hommes. Dans les camps de réfugiés, destinés à protéger de la guerre les personnes qui s'y trouvent, la logique de guerre se perpétue. Le comportement des forces d'interposition a parfois été mis en cause. La responsabilité des armées de protection est en jeu.

Dernier élément, le viol est de plus en plus visible dans le droit international. Le viol en temps de guerre est depuis longtemps interdit. Tuer devient légitime en temps de guerre, violer, non. Il ne fait jamais l'objet de justifications publiques. Enfin les juridictions internationales y sont aujourd'hui plus sensibles, notamment le TPI. Mais ce sentiment d'une plus grande attention au viol peut être trompeur : les institutions pénales ne jugent que les individus, non les chaînes de commandement, et les victimes ne reçoivent pas de compensation.

M. Fabrice Virgili, historien, directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS). - Le viol en temps de guerre est une agression qui atteint à la fois la société et la famille. Mais pour les victimes, c'est la double peine : la violence initiale est prolongée par le rejet de la société, comme si la victime était coupable d'avoir survécu. Nous constatons qu'il y a une porosité avec le temps de paix : agir contre les violences sexuelles en temps de guerre, c'est aussi une manière d'agir contre les violences sexuelles en temps de paix.

A Nankin, un monument rappelle les viols dont ont été victimes les femmes lors du sac perpétré par l'armée japonaise. Nos sociétés ne doivent plus taire ces violences dérangeantes, souvent masquées. Soit les femmes ont été tuées, et leur mort efface le viol dans les mémoires ; soit elles ont survécu et le viol n'est pas considéré comme digne d'être évoqué. A Oradour-sur-Glane, symbole de la barbarie nazie, des violences sexuelles ont été commises mais elles ne sont jamais mentionnées, comme si cette évocation pouvait salir la mémoire des femmes qui ont péri brûlées dans l'église. Le viol salit les victimes, non les bourreaux.

Au niveau international, le G 8 a voté une résolution en avril 2013 : cependant, elle n'a jamais fait en France l'objet de la moindre publicité. Une traduction en français est disponible sur le site du G 8, mais elle est inaccessible à celui qui ne la cherche pas. De même les associations de défense des victimes et de mémoire, telles celles qui se consacrent au Japon à la mémoire des « femmes de réconfort », ont peu d'écho en France. Je voulais insister sur ce point.

Enfin, la formation dans l'armée française me paraît une exigence essentielle. Depuis des temps anciens, la culture des armées est faite de virilité et de puissance. Les viols de soldates, les harcèlements dont a fait état l'armée américaine ne sont pas dus à sa féminisation, mais au maintien de cette culture virile. Sur les théâtres d'opérations, la France doit aussi gérer cette vulnérabilité des femmes par rapport aux hommes de leurs groupes. C'est que cette culture de la virilité est partagée par les combattants, les troupes d'interposition, les civils réfugiés...

Un travail reste à mener pour mieux connaître ces situations qui ne sont ni un mythe, ni une fatalité.

Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente. - La semaine dernière, un représentant de l'État-major des Armées nous disait combien l'armée était sensibilisée à ces questions.

Dans ce que vous dites, j'entends qu'une femme qui subit un viol dans les conditions d'un conflit armé souffre plus, psychologiquement, qu'une femme violée dans d'autres conditions, car s'ajoute à sa souffrance physique et morale le poids de la déchéance sociale.

Mme Michelle Meunier. - Deux mots me frappent, silence et invisibilité. Le silence est le sceau de la honte et de la culpabilité qui pèsent sur la victime. L'invisibilité caractérise la blessure portée à l'intégrité de la personne. Une question me reste : la stratégie de guerre ou la tactique qui laisse carte blanche aux militaires est-elle mythe ou réalité ?

Mme Françoise Laborde. - Légitimité, propriété, souillure, non culpabilité : le lexique est fort pour qualifier le viol. S'ajoute la construction de stéréotypes portés par la bande dessinée, le cinéma et d'autres media. Que faire pour les déconstruire ? Il y a une vraie responsabilité du politique et un rôle à jouer vis-à-vis de l'impunité.

Mme Claudine Lepage. - L'exemple des femmes de Berlin, en 1945, est frappant. Pendant des dizaines d'années, il y a eu un silence complet sur cette affaire : il s'agissait, croyait-on, de cas isolés. C'est très tardivement, dans les années 1990, qu'a été publié le Journal d'une des victimes...

Mme Véronique Nahoum-Grappe, ingénieure de recherche en anthropologie à l'EHESS et au CNRS. - Et encore, anonymement !

Mme Claudine Lepage. - ... qui nous a fait connaître le phénomène des viols massifs de femmes, de fillettes par les soldats de l'Armée rouge. Le récit est elliptique, sans description de scènes violentes. La banalisation du viol dans la vie de ces femmes est d'autant plus effrayante. A tel point que certaines préféraient « choisir leur violeur ». Au retour de leurs maris, elles ont préféré taire une réalité insupportable à entendre.

Mme Gisèle Printz. - Je suis sidérée que le viol des femmes en temps de guerre puisse être un tabou ! Quelles punitions sont prévues pour les soldats qui violent ? Il faudrait en parler plus ! En Afrique, lorsque les victimes protestent, on leur propose parfois d'épouser leur agresseur !

Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente. - La punition des soldats violeurs pose un problème de droit selon les responsables militaires.

M. Fabrice Virgili, historien, directeur de recherche au CNRS. - Le silence qui entoure un viol est fluctuant : parfois pesant, parfois moins. Les femmes de Berlin ont eu des moments de parole, à la période même des agressions. Le sort commun qu'elles avaient subi les faisait parler entre elles. Le retour de leurs maris instaura le silence : les femmes n'avaient plus envie de parler. Le journal de l'une d'elles que vous évoquez passa inaperçu à sa première publication dans les années 1950, puis connut le succès dans les années 1990 : la société prête une oreille plus ou moins attentive selon la sensibilité de l'époque.

Certaines sociétés en guerre, faisant du viol le signe de la barbarie de l'ennemi, construisent un discours autour de ces crimes - à commencer par La Marseillaise ! La propagande tranche sur le silence des victimes.

Concernant les sanctions, le code militaire renvoie au code pénal. S'il y a plainte et poursuite, le prévenu est jugé pour viol. Reste le problème de la preuve. S'ajoute le soupçon inévitable qui pèse sur les femmes survivant à leur viol en temps de guerre : pourquoi ne sont-elles pas mortes ? Dans les rapports de gendarmerie sur les viols commis par la Wehrmacht en France figure des phrases étonnantes telles que : « Oui, j'ai ressenti une certaine jouissance lors du second viol ». Or la réponse était orientée par les questions posées. Elle entraînait souvent une enquête de bonne moralité sur la victime, devenue l'objet de tous les soupçons.

Mme Raphaëlle Branche, historienne, maîtresse de conférences au Centre d'histoire sociale du XXème siècle de l'Université de Paris-1-Panthéon-Sorbonne. - Un militaire évolue toujours avec un petit groupe autour de lui, le groupe primaire, essentiel dans les opérations de guerre. Ce groupe joue un rôle lors des viols, la pression qu'il exerce est un élément essentiel. Le viol est commis par un homme avec d'autres hommes autour. C'est un viol que l'on peut qualifier de collectif à cause de la complicité du groupe. C'est à l'intérieur du groupe que se construisent l'impunité ou les interdits. Chaque groupe a sa culture propre. Le groupe est aussi important que la structure de commandement.

Lorsqu'il y a sanction, les peines peuvent être exécutées à huis-clos si la victime le demande. L'intérêt de la victime n'est pas toujours celui de la société. Alice Kaplan, dans « L'interprète », traite des exécutions publiques pratiquées par l'armée américaine, en Normandie, devant leurs victimes, leurs familles, leurs villages.

Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente. - Connaît-on des cas où l'on a puni une armée ou une chaîne de commandement plutôt que des individus ?

M. Fabrice Virgili, historien, directeur de recherche au CNRS. - Le général japonais Iwane Matsui, responsable du sac de Nankin, a été condamné pour les viols commis par ses troupes, lors du procès de Tokyo.

Mme Véronique Nahoum-Grappe, ingénieure de recherche en anthropologie à l'EHESS et au CNRS. - La solitude et la souffrance des victimes de viol sont aussi graves en temps de paix qu'en temps de guerre.

Le silence qui entoure les viols est d'autant plus flagrant que, depuis une vingtaine d'années, un changement s'est produit dans les séries télévisées et les livres : le méchant est désormais un criminel violeur qui apparaît d'entrée de jeu. Ce n'était pas le cas dans Maigret, Chandler ou Peter Cheyney. Il y a une surreprésentation de la violence sexuelle.

Quatre plaintes de femmes tutsies ont été déposées contre l'armée française et suivent leur cours. L'avocate de ces femmes m'a dit quel était leur isolement et leur dénuement. Il faut les aider !

Enfin, pour définir le viol, il faut revenir au terme de torture. Toute torture est un viol, tout viol est une torture. Le viol est également un crime continu : le violeur laisse la vie sauve à la victime, mais son acte continue de produire de la souffrance : risque de grossesse, honte, contamination par le sida. Par un effet pervers, cette douleur peut augmenter avec le temps, comme en Afrique, dans la région des Grands lacs, où les bourreaux bénéficient de la trithérapie - ce qui, d'ailleurs, est à l'honneur de l'ONU - alors que les victimes sont chassées de leurs villages.

Mme Raphaëlle Branche, historienne, maîtresse de conférences au Centre d'histoire sociale du XXème siècle de l'Université de Paris-1-Panthéon-Sorbonne. - En temps de guerre, les femmes sont violées parce qu'elles appartiennent à un groupe. En temps de paix, elles sont isolées. Au Bangladesh, il est arrivé que des femmes violées soient célébrées comme héroïnes de la nation : une forme d'apaisement est tirée de ce discours collectif et public. Il n'existe rien de tel pour les femmes violées en temps de paix.

Violences à l'égard des femmes dans les territoires en conflit - Audition de Mme Yamina Benguigui, ministre déléguée auprès du ministre des Affaires étrangères, chargée de la Francophonie

Puis la délégation auditionne Mme Yamina Benguigui, ministre déléguée auprès du ministre des Affaires étrangères, chargée de la Francophonie.

Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente. - Deux dates symboliques ouvrent et ferment notre cycle d'auditions sur les violences faites aux femmes dans les zones de conflit : la Journée internationale pour l'élimination de la violence à l'égard des femmes, le 25 novembre, et le vingtième anniversaire de la déclaration de l'ONU du 20 décembre 1993 sur l'élimination de la violence à l'égard des femmes.

Madame la Ministre, nous connaissons votre sensibilité particulière au sujet qui nous occupe et il nous a semblé important d'entendre votre point de vue d'observatrice de terrain.

Mme Yamina Benguigui, ministre déléguée à la Francophonie. - Le thème des violences faites aux femmes est au coeur de l'action que je mène depuis le début de la mandature. En juillet 2012, je me suis rendue en République démocratique du Congo (RDC) pour préparer le sommet des chefs d'État et de gouvernement de la Francophonie, à Kinshasa. Un groupe de femmes venues de l'est du pays m'a interpellée sur un drame qui avait eu lieu au Nord Kivu, celui des viols massifs planifiés et perpétrés par des groupes rebelles armés, n'épargnant ni les bébés de quelques mois, ni les femmes de plus de soixante-dix ans. Ces escadrons de violeurs porteurs du sida étaient payés pour le propager en toute impunité. Le viol massif commandité est un phénomène structurel en République démocratique du Congo, qui a été amplifié par des conflits vieux de quinze ans.

L'objectif des commanditaires est triple et devient lisible lorsque l'on superpose trois cartes, celle des groupes ethniques, celle des ressources minières et agricoles et celle de la densité des populations présentes dans les espaces concernés. Le premier objectif est la dépossession des zones minières et des autres ressources agricoles et forestières au profit des groupes combattants venus d'Ouganda, du Rwanda et du Burundi. Le second objectif est la destruction des communautés des deux provinces du Kivu. Le dernier objectif est le déplacement des communautés ethniques au profit d'autres communautés, préparant ainsi la reconfiguration démographique et politique de zones entières.

Le viol de guerre est un acte de barbarie. La profanation des vagins est une arme de destruction massive des femmes et des filles. Dans toutes les guerres oubliées de la planète, des vagins sont massacrés. En propageant le sida, les viols à grande échelle génèrent une contamination dévastatrice, nouvelle arme de guerre biologique. Le viol devient un instrument de génocide. Il est une technique rustique d'extermination à moindre coût et de nettoyage ethnique. Les petites filles sont transformées en poupées de sang. Les nouveaux seigneurs de la guerre deviennent des monstres pédophiles. Les viols de guerre sont une arme redoutable pour l'extermination des femmes, violées et tuées dans le silence.

Ce jour-là, dans le plus grand pays francophone, des femmes congolaises faisaient devant moi, en français, le récit des violences qu'elles avaient subies dans leur chair. L'indignation et la colère que j'ai senti monter en moi ont porté la question du droit des femmes francophones au coeur de mon action politique dans ce tout nouveau ministère de la Francophonie.

Tout s'est enchaîné très vite : dans la nuit, 300 viols avaient eu lieu, encore, au Nord-Kivu. J'appelle MM. Fabius et Hollande pour que la France demande une réunion du Conseil de sécurité de l'ONU consacrée à la situation à l'est de la RDC. Le jeudi 2 août 2012, le Conseil lance un avertissement aux rebelles du M-23, leur demande de cesser leur avancée vers Goma et condamne les pays qui les soutiennent. Le mercredi 26 septembre 2012, dans mon discours lors de la réunion de haut niveau sur la RDC à l'Assemblée générale des Nations-Unies à New-York, je demande un élargissement du mandat de la MONUSCO pour protéger les civils. Le président Kagamé, furieux, s'est levé et a jeté sa chaise à mes pieds. L'aurait-il fait si j'avais été un homme ? Dès mon arrivée à Kinshasa, le 5 juillet 2012, j'avais reçu des menaces de mort, ma famille également. Le ministre de l'Intérieur les a jugées suffisamment sérieuses pour me donner une escorte, ce qui est une première pour un ministre délégué ! Malgré le geste du président Kagamé, j'ai continué.

J'ai proposé au président Hollande de mettre la question des droits des femmes au coeur de la relance de la francophonie en organisant le premier Forum mondial des femmes francophones : le 13 octobre 2012, à Kinshasa, à la clôture du Sommet de la francophonie, le président de la République en annonça la tenue pour le 20 mars 2013. Le 15 octobre 2012, je me suis rendue à Goma pour apporter une aide humanitaire de la France au Programme alimentaire mondial et à l'hôpital « Heal Africa », où nous avons pu faire vacciner quelque 1 200 bébés atteints du VIH. Je suis allée au camp de Kanyarushinia, qui regroupe environ 70 000 femmes et enfants déplacés, à cinq kilomètres de la ligne de front. Toutes les femmes de ce camp avaient été violées. Elles survivaient, avec les enfants, dans des conditions sanitaires intolérables. Elles avaient échoué là, bannies de leur famille parce que figures du déshonneur : à la destruction physique s'ajoute la stigmatisation sociale. Les conséquences sont irréversibles : séquelles psychologiques et psychiatriques, contamination par le VIH, et naissance de milliers d'enfants nés de ces viols. Un mois après, le mardi 20 novembre 2012, les rebelles du M-23 sont entrés dans Goma et ce camp a été entièrement vidé. Nous ignorons ce que sont devenues ces femmes.

La plupart ont été violées plusieurs fois, la peur est permanente, même sous la protection de la MONUSCO. J'ai rencontré des femmes qui avaient été violées dix-sept fois. J'ai vu une famille où toutes les femmes avaient été violées : la grand-mère, la mère de quarante ans, qui en est décédée, la fille de dix-huit ans, dont l'appareil génital a ensuite été fracassé et, sur son épaule, la fillette de 18 mois dont le bassin est entièrement détruit car elle a été violée par onze hommes - elle-même est née d'un viol.

Le mercredi 28 novembre 2012, la résolution 2078 est adoptée : les Nations-Unies condamnent le M-23 et exigent l'arrêt immédiat des violences. Dès le début du mois de décembre 2012, j'ai multiplié les entretiens avec M. Ladsous, secrétaire général adjoint des Nations-Unies chargé des opérations de maintien de la paix, et Mme Zerrougui, représentante spéciale du secrétaire général des Nations-Unies pour les enfants dans les conflits armés. Le 25 décembre 2012, Mme Trierweiler publie avec moi-même, et avec M. Chirac, M. Muhammad Ali et M. Kofi Annan, une tribune dans le journal « Le Monde » pour alerter l'opinion publique sur cette tragédie : « Au Kivu, on viole et on massacre dans le silence ».

Le 20 mars 2013, le premier Forum mondial des femmes francophones fut consacré aux violences faites aux femmes, notamment en RDC. Il réunit à Paris, en partenariat avec l'Organisation internationale de la francophonie (OIF), l'ONU-femmes et l'Unesco, plus de 700 participantes venues des 77 pays de l'espace francophone : militantes, enseignantes, artistes, intellectuelles, chefs d'entreprises se succédèrent à la tribune pour témoigner devant ministres, parlementaires, représentants de la société civile, ainsi que le secrétaire général de la Francophonie, M. Abdou Diouf, Mme Irina Bokova, M. Fabius et Mme Bachelet. La parole ainsi libérée a révélé l'urgence d'un statut des femmes francophones, car dans l'espace francophone - Mali, République Centrafricaine (RCA=, Égypte, Tunisie... - les conflits visent systématiquement les femmes. Les participantes ont appelé le président de la République, qui les a reçues à l'Élysée, à créer immédiatement un réseau des femmes francophones.

Le 28 mars 2013, le Conseil de sécurité de l'ONU a élargi le mandat de la MONUSCO, l'a prorogé et a doté la mission d'une brigade d'intervention plus offensive pour combattre les rebelles du M-23. En avril 2013, j'ai alerté le président Macky Sall - le prochain sommet des chefs d'État aura lieu à Dakar en 2014 - sur la nécessité de traiter au plus haut niveau des droits des femmes francophones. Je lui ai proposé d'en faire un axe majeur de ce sommet.

Le 7 juillet 2013, je suis retournée à Goma avec Mme Trierweiler. Je suis allée à l'hôpital de Panzi, au Kivu, pour m'entretenir avec le docteur Mukwege et apporter deux tonnes de médicaments. J'ai signé une convention de financement de 200 000 euros au profit de la fondation de l'hôpital Panzi. Du 22 au 28 septembre 2013, en marge de l'Assemblée générale des Nations-Unies, j'ai réuni un groupe d'experts afin d'inscrire le droit des femmes à l'agenda de la francophonie. J'ai posé les bases d'une deuxième édition du Forum des femmes francophones. Le 11 octobre 2013, le site internet « Terriennes » de TV5 Monde fut dédié à ce forum. Le 25 octobre 2013, le réseau des femmes francophones fut lancé par le secrétaire général de l'OIF, M. Abdou Diouf.

Le 8 novembre 2013, à la conférence ministérielle de la francophonie, le Sénégal a annoncé que le sommet de Dakar aurait pour thème : « Femmes et jeunes : vecteurs de paix, acteurs de développement ». Ce sera la première fois qu'un sommet de chefs d'État sera consacré aux femmes. Fidèle à ma méthode, de toujours demander un peu plus que ce qu'on m'accorde, j'ai suggéré ce jour-là qu'une déclaration solennelle et spécifique sur les droits des femmes soit élaborée et annexée aux conclusions de ce sommet.

La semaine dernière, j'étais à Kinshasa pour préparer avec la RDC la deuxième édition du Forum mondial des femmes francophones, qui réunira plus de 1 000 femmes francophones les 3 et 4 mars 2014 autour du thème « Les femmes, actrices du développement ». Les conclusions de ce sommet nourriront le sommet de novembre 2014.

J'ai eu à coeur d'inscrire dans l'action de mon ministère la défense des valeurs d'humanité et de solidarité francophones, le respect du droit des femmes francophones et la lutte contre les violences dont elles sont victimes. Il y a deux jours, des miliciens anti-balaka en Centrafrique ont attaqué un campement de Peuls à 90 kilomètres au nord de Bangui. Parmi les victimes, il y a de nombreuses femmes et de nombreux enfants.

Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente. - Merci pour ces propos très forts, qui confirment et complètent l'idée que nous nous faisons des viols sur les territoires de conflits, même s'il reste impossible de se rendre compte de l'horreur qu'ils représentent sans aller sur le terrain. Vous avez eu le courage de le faire. J'imagine votre émotion face à cette barbarie. La Francophonie nous offre des voies d'intervention, tant mieux. Nous souhaitons contribuer à la révélation et à la résolution des problèmes contre lesquels vous vous battez.

Mme Michelle Meunier. - Il est difficile de trouver les mots après votre intervention. La situation est terrifiante. Je salue votre courage politique et personnel. Votre ténacité portera ses fruits. Le problème du silence et de l'impunité a été évoqué par les historiens et l'anthropologue que nous avons auditionnés tout à l'heure. En revanche, nous avons jusqu'ici peu parlé des aspects sanitaires qui sont dramatiques et qui comportent notamment la propagation du VIH et des maladies sexuellement transmissibles.

Mme Yamina Benguigui, ministre déléguée à la Francophonie. - J'ai été frappée, dans le camp où je me suis rendue deux fois, par le nombre de naissances. Le drame, c'est que plusieurs générations d'une même famille puissent être constituées d'enfants du viol : toute la famille est détruite. Les enfants du viol deviennent souvent enfants-soldats et perpétuent la violence. Les structures de réflexion et de traitement de ces pathologies manquent, or ces femmes ont besoin de parler. Le VIH est partout ; or la pénurie de médicaments, de vaccins, est générale.

Rejetées par leurs familles, ces femmes et ces enfants constituent une véritable société parallèle : un immense radeau de la Méduse.

Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente. - Cette idée de société parallèle me paraît nouvelle et forte.

Mme Gisèle Printz. - Ces faits se déroulent sur un autre continent. On se dit « c'est l'Afrique » mais ces phénomènes peuvent surgir chez nous aussi, en temps de guerre. Quel avenir pour les enfants du viol ? Exclues du groupe, les femmes sont démunies de tout pour élever leur enfant...

Mme Claudine Lepage. - Merci pour votre engagement. La difficulté de parler de ces horreurs est une partie du problème, comme je l'ai constaté au Burundi et surtout au Rwanda. J'ai vu au Burundi des centres de formation où les jeunes qui ont vécu ces drames et n'ont plus de famille pouvaient apprendre un métier et se donner un avenir. Il y aura un travail semblable à faire au Congo, lorsque les atrocités finiront par cesser, pour les enfants dont nous parlons, et peut-être aussi pour leurs enfants.

Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente. - Les résolutions de l'ONU identifient les problèmes, mais leur accumulation n'est-elle pas un aveu d'impuissance ? La Francophonie nous donne une responsabilité et légitime des actions concrètes de notre part. Sur le plan sanitaire, que faire ? Deux tonnes de médicaments, c'est à la fois beaucoup et peu.

Mme Yamina Benguigui, ministre déléguée à la Francophonie. - Les enfants nés des viols sont, pour la plupart, séropositifs. Ils deviennent enfants-soldats, enfants des rues, ou enfants-sorciers. À Kinshasa, j'ai déployé la créativité nécessaire pour trouver des fonds permettant à une association d'héberger des enfants et de les soustraire aux conflits religieux qui, là comme en Centrafrique, menacent leur vie. Il est indispensable de reconnaître les victimes, à défaut de pouvoir les indemniser, afin qu'elles puissent se reconstruire.

J'ai interpellé l'ONU pour demander à la MONUSCO d'élargir sa protection. Je me suis adressée au ministre français des Affaires étrangères. Chaque fois, la réponse est d'abord négative. Mais ce n'est qu'un point de départ, qu'il faut s'efforcer de surmonter pour aboutir à un « oui ». Il faut pousser les murs : mon équipe et moi nous y employons. Aujourd'hui, des bataillons de la MONUSCO protègent la population civile. Pour le reste, ce sont des pays que j'interpelle, grâce aux liens de la francophonie : les textes fondateurs de l'OIF défendent les droits de l'homme. Les pays où le gouvernement a été renversé par la force sont suspendus de l'OIF. Or ils appartiennent à 80 % à la francophonie. Le champ des possibles est donc vaste. Je souhaite inscrire dans les textes fondateurs de l'OIF que si un pays ne protège pas ses populations civiles, notamment ses femmes, il sera exclu de l'espace géopolitique, économique et linguistique que nous représentons. En 2050, il y aura 800 millions de locuteurs du français, dont 80 % en Afrique. Représentante personnelle du président de la République dans l'OIF, je puis interpeller les chefs d'États et conduire des actions concrètes. J'ai besoin de vous pour réfléchir à l'avenir. Nous ne pouvons pas combattre au côté des Africains pour la démocratie sans mettre la question des femmes au centre des projets d'avenir.

Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente. - Merci de pousser les murs comme vous le faites. Je vais proposer à la commission de la culture, compétente sur la francophonie, de vous entendre car votre action doit être mieux connue. Nous nous y emploierons afin de mobiliser le plus largement possible sur le problème des violences et du viol dans les espaces de conflit. Vous êtes la preuve que l'engagement des femmes en politique est utile !