Mercredi 29 janvier 2014

- Présidence de M. Jean-Jacques Hyest, président -

Audition de Mmes Martine Orange, Mathilde Mathieu et M. Jérôme Hourdeaux, journalistes à Médiapart

M. Jean-Jacques Hyest, président. - Cette audition est ouverte au public et à la presse et fera l'objet d'un compte rendu publié. Notre mission, constituée à l'initiative du groupe écologiste, examine les progrès réalisés et les difficultés rencontrées dans l'accès aux documents administratifs et aux données publiques, dont Médiapart est un utilisateur important dans le cadre de ses enquêtes. Quelles sont vos appréciations, expériences, attentes et suggestions à cet égard ?

Mme Mathilde Mathieu, journaliste à Médiapart. - Je suis les coulisses et le financement de la vie politique, le train de vie des élus. Mon expérience concerne la commission des comptes de campagnes, avec laquelle nous sommes en contentieux devant le tribunal administratif, au sujet des comptes de Nicolas Sarkozy et de Jean-Marie Le Pen en 2007. Nous avons décidé, à Médiapart, d'analyser systématiquement le détail des comptes (factures, notes de frais, etc.) de tous les candidats à l'élection présidentielle. Confrontée à nos demandes, la commission a dû recruter du personnel, créer une jurisprudence, qui a évolué en fonction des incohérences que nous avons relevées. Nous avons également demandé à avoir accès aux documents relatifs à la phase d'instruction de la commission, essentiellement des échanges de courriers entre celle-ci et les trésoriers de campagne. La commission ayant refusé notre demande de communication, estimant qu'il ne s'agit pas de documents administratifs, nous nous sommes adressés à la Cada, qui a donné un avis favorable dans le délai d'un mois. La commission a néanmoins maintenu son refus. Nous avons donc saisi le tribunal administratif, lequel doit statuer ce vendredi 31 janvier. Au cas où il ferait droit à notre demande, je ne doute pas que la commission interjettera appel. À part de grands médias nationaux, qui peut payer des frais d'avocats et suivre une procédure longue pour contester les décisions de refus de communication de documents administratifs ? Un site local indépendant comme Montpellier journal n'en a pas les moyens et doit donc s'en tenir aux avis de la Cada qui, une fois sur deux, ne sont pas suivis par l'administration !

M. Jean-Jacques Hyest, président. - Il est plus difficile de les faire respecter par une autorité administrative indépendante, comme la commission des comptes de campagne, que par une administration. Je ne suis pas sûr que la proportion que vous citez soit exacte...

Mme Mathilde Mathieu. - Il faut tenir compte des non-réponses. Après la campagne présidentielle de 2012, la commission a rejeté le compte de campagne de Nicolas Sarkozy. Pour informer les citoyens, nous avons demandé communication de sa décision, bien avant que le Conseil constitutionnel se prononce. Elle ne s'est exécutée qu'après. Là aussi, la Cada avait rendu un avis favorable à Médiapart. Nous estimons que la commission des comptes de campagnes a abusé de son pouvoir en prétendant que ces informations pourraient être mal interprétées et influencer la décision du Conseil constitutionnel. Nous pensons que le droit d'informer les citoyens doit prévaloir.

M. Jean-Jacques Hyest, président. - C'est comme si un tribunal de grande instance refusait de publier sa décision au motif qu'elle pourrait influencer la cour d'appel...

Mme Mathilde Mathieu. - En effet. Une autre expérience concerne la lisibilité des données publiées en matière d'environnement. Celles qui relatent les émissions de CO2 des entreprises françaises sont toutes publiques, mais elles sont publiées usine par usine. Non agrégées, elles en deviennent illisibles. Un polytechnicien a passé des semaines à Médiapart pour élaborer un logiciel permettant de les consolider, entreprise par entreprise, afin que nous puissions établir une liste de celles qui polluent le plus. Il semble anormal que ce travail ne soit pas simplifié, comme si l'administration souhaitait que ces données soient le moins lisibles possible.

M. Jean-Jacques Hyest, président. - Il serait effectivement intéressant de disposer de données regroupées par bassin, la vallée de la Seine par exemple, où sont concentrées des industries pétrolières et pétrochimiques.

Mme Martine Orange, journaliste à Médiapart. - Je m'intéresse aux données statistiques et de prévisions dans le domaine économique et financier. Or nous constatons que la fiabilité des chiffres publiés baisse de manière spectaculaire. Les méthodologies changent, les séries statistiques sont rompues, de telle sorte qu'il devient difficile d'obtenir des séries cohérentes, comparables sur longue période. Même pour des données classiques, concernant le chômage, l'emploi, l'activité économique, les chiffres ont perdu en fiabilité. Des séries brutes sont présentées, d'où il faut extraire les chiffres pertinents.

Sur le médicament, domaine où Médiapart a beaucoup enquêté, avec le scandale du Médiator, l'agence de santé publie des chiffres depuis 2010. Nous n'avons rien avant cette date, ce qui empêche par exemple de reconstituer l'évolution des prix des médicaments.

Bercy est une administration à part. L'élaboration d'un budget suppose des précisions, des évaluations. Obtenir une note de la direction de la prévision tient maintenant du scoop ! Il est très difficile d'accéder aux évaluations du ministère du budget ou du ministère de l'économie et des finances, qui devraient normalement faire partie du débat public, parce qu'elles fondent des décisions aussi importantes que des hausses d'impôts, par exemple.

Parfois, le ministre annonce qu'il commande un rapport sur telle ou telle question, ainsi Pierre Moscovici, en décembre 2012, sur les PPP (partenariats public-privé), dont la Cour des comptes venait de souligner les dérives. Un an après, j'ai demandé ce qu'il en était et l'on m'a répondu que cela ne me regardait pas. C'est dommage : il serait intéressant de connaître ce que Bercy reprend des analyses de la Cour des comptes.

Le secret fiscal, compréhensible pour les particuliers, l'est moins pour les entreprises. Ainsi, en 2010 ou 2011, la commission des finances de l'Assemblée nationale a demandé au conseil des prélèvements obligatoires un rapport sur des niches fiscales bénéficiant aux entreprises, dont le bénéfice mondial consolidé, qui a été supprimé depuis. À l'époque huit à dix entreprises seulement en bénéficiaient. Impossible de savoir lesquelles, en vertu du secret fiscal, pour une niche de 600 millions d'euros, alors même que les entreprises sont tenues de divulguer des informations fiscales dans leur rapport annuel et plus encore sur le site de la SEC (Securities Exchange Commission) aux États-Unis. C'est ainsi que j'appris que Total et Vivendi en bénéficiaient. Pourquoi invoquer le secret fiscal, qui n'existe pas pour les entreprises ? Ainsi Renault, dont l'État est actionnaire, se félicite-t-elle dans son rapport annuel que son taux de fiscalité soit de 8 % seulement. Il serait intéressant de comprendre comment elle arrive à ce taux. On ne saisit même pas la Cada, quand le secret fiscal est invoqué, puisque l'on sait que l'avis sera négatif.

Tout rescrit fiscal accordé à une entreprise ou à un particulier fait jurisprudence. Or je vous mets au défi de trouver sur le site de Bercy l'endroit où les rescrits sont confinés. Seulement la moitié d'entre eux sont publiés et la plupart sont illisibles. Le jour où le groupe Lagardère a vendu toutes ses participations dans EADS, il a bénéficié d'un rescrit, l'exemptant de l'impôt sur les plus-values. Je n'ai jamais pu obtenir ce rescrit, portant sur 800 à 900 millions d'euros. Là encore, le secret fiscal pose problème.

M. Jérôme Hourdeaux, journaliste à Médiapart. - Mon expérience concerne internet et les marchés publics. Je n'ai saisi qu'une fois la Cada, hier, afin d'obtenir communication du contrat dit « open bar » liant le ministère de la défense à Microsoft, conclu en 2009 pour l'équipement d'une partie du parc informatique du ministère. Ce contrat a donné lieu à polémique sur la souveraineté nationale, l'indépendance numérique. Dès 2009, la presse a révélé les négociations entre Microsoft et le ministère de la défense ; l'April (Association pour la promotion et la défense du logiciel libre) a saisi la Cada pour demander une copie du contrat. Elle l'obtint rapidement... toutes les parties intéressantes du document étant noircies. Il a fallu quatre ans de combat des associations et des journalistes pour obtenir le document, qui a fuité par des sources extérieures à la Cada. Rien ne relevait du secret défense dans ce contrat. Mais comment fut-il signé ? Il y eut des notes internes, très défavorables, un rapport d'experts, très critique, la commission consultative des marchés publics (CCMP) a donné un avis favorable mais très critique. Ces documents n'ont finalement été publiés qu'en octobre 2013, soit quatre ans après la signature du contrat, au moment de son renouvellement. Je m'y suis intéressé en septembre 2013, à l'occasion de ce renouvellement. J'ai demandé communication du contrat à la Dicod (Délégation à l'information et à la communication de la défense), qui a refusé de me répondre, avant de m'informer la veille de la publication de mon article qu'elle ne me le communiquerait pas et que la CCMP était saisie du renouvellement du contrat. Cela au bout d'un mois. Pour saisir la Cada, il faut identifier les documents et les services émetteurs, chose complexe en l'occurrence, car depuis, la CCMP a été supprimée. J'ai appris après moult courriels, appels téléphoniques et relances que le document est en possession du service interne de documentation et d'informatique et que je dois m'adresser au ministère de la défense, lequel en a publié une version noircie. Bref, on est reparti pour quatre ans ! Le rythme magazine de Médiapart permet de consacrer de longs mois à de telles enquêtes, ce qui est exclu lorsque l'on travaille, comme je le fis au Nouvel Observateur, pour des sites où prime l'actualité quotidienne.

M. Jean-Jacques Hyest, président. - Il existe des notes internes, préparatoires, qui n'ont pas vocation à être publiées.

Mme Martine Orange. - Bien sûr, mais il en va différemment quand une annonce est faite, quand le ministre déclare qu'il fera le point sur le sujet, quand un contrat est signé... Voyez l'émotion suscitée par le contrat Ecomouv', qui n'est pas publié au nom du secret industriel et commercial, alors qu'il engage l'Etat pour onze ans et demi.

M. Jean-Jacques Hyest, président. - Certains marchés de la défense relèvent du secret défense...

M. Jérôme Hourdeaux. - En l'espèce, ce n'est pas le cas. Le secret commercial a été invoqué, alors que rien, à ma connaissance, ne le justifie. C'est l'aspect polémique du dossier qui a gêné le ministère de la défense, une note se référant à la polémique médiatique.

Mme Mathilde Mathieu. - Sur le secret défense, nous avons constaté un jeu de dupes : un juge qui veut déclassifier des documents en fait la demande au ministre, lequel transmet à la commission consultative du secret de la défense nationale, dont il suit l'avis ou pas. In fine, c'est lui qui décide, ce que nous estimons, à Médiapart, contraire à la séparation des pouvoirs. Il faudrait faire bouger les lignes sur ce sujet.

M. Jean-Jacques Hyest, président. - Nous ne l'avions pas envisagé a priori. C'est un sujet en soi. Le ministre suit généralement l'avis de la commission.

Mme Mathilde Mathieu. - Mais c'est l'administration qui décide ce qu'elle transmet ou pas à la commission.

M. Jean-Jacques Hyest, président. - C'est un peu schématique... Quid des données publiques ? Il existe des ruptures, en matière de sécurité, par exemple lorsque la gendarmerie change de logiciel. Vous avez évoqué le domaine de l'emploi...

Mme Martine Orange. - Les données sont devenues quasiment illisibles...

M. Jean-Jacques Hyest, président. - Cela n'a-t-il pas toujours été le cas ?

Mme Martine Orange. - Le degré de complexité, de non-fiabilité atteint est considérable. On ne fait pas de bonne politique sans chiffres fiables.

Mme Corinne Bouchoux, rapporteure. - Comment comparez-vous la situation de la France par rapport à celle d'autres pays ? Avez-vous des suggestions utiles du point de vue démocratique ?

M. Jérôme Hourdeaux. - Outre le Freedom of Information Act aux États-Unis, dans le système européen, les procédures du type Cada sont réservées au règlement des conflits, la communication est la règle et a lieu en amont. Du côté européen, le site AsktheEU.org regroupe les demandes adressées aux institutions européennes et les réponses sont publiées pour éviter la multiplication des demandes identiques. La Cada est conçue comme une institution destinée à nous aider en cas de conflit avec les administrations.

Mme Mathilde Mathieu. - La question essentielle est la suivante : que pouvez-vous proposer pour que l'administration suive les avis de la Cada ? Le recours au tribunal administratif n'est pas jouable pour la plupart des journalistes...

M. Jean-Jacques Hyest, président. - D'autant que vous vivez au rythme de l'actualité...

Mme Martine Orange. - J'appelle de mes voeux un changement de culture de la part de Bercy.

M. Jean-Jacques Hyest, président. - Le savoir, c'est le pouvoir...

M. Jérôme Hourdeaux. - Souvent, on nous répond : « je n'ai pas à vous le dire... ». La logique qui prévaut, à rebours de l'esprit de la loi de 1978, consiste à considérer tout document non publié comme inaccessible.

M. Jean-Jacques Hyest, président. - De la part de tous les services ?

M. Jérôme Hourdeaux. - Certains services de presse sont plus efficaces que d'autres...

Mme Martine Orange. - Cela dépend des sujets. Il est parfois plus difficile d'obtenir des informations des collectivités locales que de l'État...

M. Jean-Jacques Hyest, président. - Sur l'urbanisme ?

Mme Martine Orange. - Par exemple, sur certains appels d'offres ou décisions du conseil municipal...

M. Jean-Jacques Hyest, président. - Elles sont publiques !

Mme Mathilde Mathieu. - Le problème est toujours le même : que faire face à un refus illégal ? Saisir la Cada...Et que faire si l'administration ne suit pas son avis ?

M. Jérôme Hourdeaux. - Sur le contrat qui fait l'objet de mon enquête, la Disic (Direction interministérielle des systèmes d'information et à la communication) a refusé de me communiquer deux avis qu'elle a rendus concernant les ministères de la santé et des affaires sociales, au motif que ses avis ne sont pas publics. Qui en décide ? Je vais faire une demande écrite...

M. Jean-Jacques Hyest, président. - Les réunions des conseils municipaux sont publiques...

Mme Mathilde Mathieu. - Il peut y avoir des travaux préparatoires...

Mme Hélène Lipietz. - L'information des conseillers municipaux eux-mêmes n'est pas toujours au point, puisqu'ils sont parfois obligés de saisir eux-mêmes la Cada... Et ils ne savent que ce que le maire veut bien leur dire !

M. Jean-Jacques Hyest, président. - Même pour l'achat d'une tondeuse à gazon, je passe devant le conseil municipal.

Merci des renseignements que vous nous avez fournis.

Audition de M. Rémi Noyon, journaliste à Rue89

M. Rémi Noyon, journaliste à Rue89. - Je m'intéresse aux données publiques et à leur utilisation. Rue89 a été créée en 2007, comme pure player, employant aujourd'hui une trentaine de personnes, dont 19 sont titulaires de la carte de presse. Cet environnement numérique nous amène naturellement à pratiquer la visualisation de données issues de diverses sources. Ce sont des journalistes qui travaillent ces données et non pas des développeurs. Il importe donc pour nous que ces données soient « propres », lisibles par une machine, sans discontinuité et présentées de façon aisément compréhensibles. Ayant déterminé un angle, nous collectons des données, dans l'idéal déjà disponibles sur data.gouv.fr, afin d'y sélectionner celles que nous publierons. Ce site mis en place par Etalab en 2011 réunit les données de diverses administrations et collectivités. Depuis sa refonte l'an dernier, il est devenu une véritable plateforme collaborative. De nouvelles séries sont arrivées, qui étaient payantes auparavant. Avec l'open data, on passe d'une logique de demande à une logique d'offre. Il m'arrive de croiser des données publiées sur le site pour faire émerger de nouvelles idées.

Auparavant, les données accessibles paraissaient volontairement tronçonnées, comme pour en gonfler le volume. Un effort de clarification, de simplification, de regroupement des données a été heureusement accompli. Les résultats des élections municipales de 2008 sont encore ventilés par le ministère de l'intérieur entre communes de plus de 3500 habitants et communes de moins de 3500 habitants, ces dernières étant encore subdivisées en deux groupes. Il serait utile de regrouper l'ensemble.

A l'inverse, il y a sur le site des interfaces très bien faites, à développer, comme la base de données macroéconomiques de l'Insee ou la base de données d'économie de la santé de l'Irdes (Institut de recherche et documentation en économie de la santé), qui nous permettent de cocher les données qui nous intéressent pour les analyser par thèmes ou zones géographiques.

Le format des données importe particulièrement aux non-informaticiens que nous sommes. Sur la réserve parlementaire, un professeur de mathématiques du Lot-et-Garonne,
M. Hervé Lebreton, a obtenu du tribunal administratif, après avoir dans un premier temps saisi la Cada, que le ministère de l'intérieur lui communique les données. Lui fut transmis un fichier au format pdf de 1038 pages qu'il a dû, avec son association « Regards citoyens », ressaisir manuellement pour le trier par commune, par parlementaire, etc, afin de transmettre un fichier tableur au format csv aux journalistes. Sur le site data.gouv.fr, les fichiers des réserves parlementaires 2011 et 2012 sont encore au format pdf. Nous avons dû rajouter à la main l'appartenance aux groupes politiques, aux circonscriptions des Parlementaires, afin de traiter les données géographiquement. Il existe beaucoup d'exemples semblables.

Les données relatives aux cadeaux faits aux médecins par les fabricants de médicaments sont publiques mais elles sont inexploitables : il s'agit de fichiers pdf qu'il faut ouvrir un par un et qu'il est donc difficile de compiler.

Les nomenclatures de fichiers posent aussi des problèmes. Ainsi, le fichier des accidents corporels sur la route, mis à jour tous les deux ans par le ministère de l'intérieur, figure sur data.gouv.fr mais les intitulés des colonnes sont abscons, et nécessitent de consulter une nomenclature : 0 pour un vélo, 1 pour une voiture... Il semble aisé de rendre ce fichier plus lisible, quoique cela supposerait de former tous les policiers qui y saisissent les données. Autre exemple : le ministère de l'intérieur n'a pas mis en ligne le découpage des circonscriptions. Or, pour faire des cartes lors des élections, nous avons besoin d'un fonds de carte qui ne soit pas une image mais un support interactif. Heureusement, des initiatives comme OpenStreetMap ont constitué un tel support.

Certaines bases de données devraient être immédiatement disponibles en ligne : je pense aux résultats des élections, aux données économiques essentielles... Les données publiées sur les élections sont peu commodes à exploiter : il y a une ligne par commune, ce qui rend difficile d'extraire, par exemple, les résultats d'une liste donnée dans un département. Un meilleur dialogue avec les services concernés devrait résoudre ce problème, en leur faisant mieux comprendre nos besoins. Le ministère de la culture est celui qui publie le moins de données. Certes, il communique les chiffres de la fréquentation des musées et des centres culturels. Mais il ne nous informe guère sur le patrimoine des musées. Or, il serait intéressant de disposer, par exemple, de toutes les métadonnées sur chaque tableau. Il n'est que de suivre l'exemple donné par le mobilier national.

Pour résumer, il faudrait que les différentes collectivités territoriales s'appliquent à diffuser les données dans un format ouvert et lisible par des machines, en respectant le référentiel général d'interopérabilité. Saisir la CADA suppose de connaître le document exact auquel on souhaite avoir accès, ce qui n'est pas toujours le cas. Les données économiques les plus importantes devraient être spécialement accessibles en ligne. Il faudrait aussi - mais cela dépasse peut-être le cadre de votre mission - que dans les cas où la loi contraint les entreprises à publier des données, comme c'est le cas pour la pratique des cadeaux faits aux médecins, cette publication soit faite sous une forme lisible.

Mme Corinne Bouchoux, rapporteure. - Merci pour ce panorama. Que savez-vous de la nouvelle formation des jeunes journalistes ? Je crois que les plus anciens utilisent les documents administratifs auxquels ils peuvent avoir accès plutôt comme illustration de leurs enquêtes, quand les plus jeunes ont une méthode différente : ils se plongent d'emblée dans les données pour y chercher un sujet à traiter.

M. Rémi Noyon. - Oui. Par exemple, un journaliste a collecté les données du ministère de la jeunesse et des sports sur le nombre d'inscrits, dans chaque commune, pour chaque sport, afin de dessiner une carte de France des sports les plus pratiqués. Ce type d'idée vient lorsque l'on découvre quelles données sont disponibles. La formation fait une part de plus en plus grande au numérique, avec des cours d'utilisation des données dispensés par des développeurs. Mais si l'utilisation élémentaire de ce type d'outils s'acquiert vite, leur maîtrise approfondie réclame une formation beaucoup plus longue que les deux ans que nous passons en école. Certains apprennent ensuite par la pratique. Quant à la démarche intellectuelle, elle peut partir des données quand celles-ci sont disponibles, ou y conduire, selon le type de sujet.

M. Jean-Jacques Hyest, président. - Vous avez évoqué le traitement par le ministère de l'intérieur des données relatives aux élections. Il évoluera.

M. Rémi Noyon. - Les données sur les élections de 2001 et de 2008 ne sont pas structurées pour une utilisation efficace. Un journaliste travaillant à La Croix, Laurent de Boissieu, a créé un site intitulé France Politique, qui expose ces données. Les journalistes s'y réfèrent désormais plus volontiers qu'au site du ministère de l'intérieur !

Mme Hélène Lipietz. - J'essayais, en vous écoutant, de rechercher des données sur mon ordinateur. Je constate que certains sites sont difficilement lisibles ! Ainsi, le site data.gouv.fr propose la liste des monuments protégés. Mais comment y accéder ? Mystère !

M. Rémi Noyon. - Il y a plusieurs formats de fichiers sur ce site : les fichiers en .doc ou .pdf ne sont pas des tableurs. Les fichiers de tableurs peuvent être en deux formats : en .xls ou en .csv, ce qui est préférable car c'est un format compatible avec les logiciels libres. Certaines données sont parfois présentées sous différents formats, ce qui reflète un bel effort de simplification. J'imagine que dans le cas de la réserve parlementaire, le ministère de l'intérieur a fait preuve de mauvaise volonté...

M. Jean-Jacques Hyest, président. - Mais non !

Mme Corinne Bouchoux, rapporteure. - Les journalistes que nous avons auditionnés à l'instant nous ont expliqué qu'ils suivaient la stratégie, coûteuse, du recours à la Cada et aux tribunaux administratifs. Rue89 a fait un autre choix. Est-ce pour des raisons financières ? Ou s'agit-il d'un parti pris méthodologique, qui consiste à privilégier le témoignage oral et les investigations ?

M. Rémi Noyon. - Rue89 est un site participatif qui fait une large place aux témoignages de ses lecteurs. Une demande à la Cada met du temps à aboutir. Le rythme des médias, surtout sur internet, est incompatible avec de tels délais. Par exemple, sur l'utilisation de la réserve parlementaire en 2011 et 2012, les informations sont arrivées à un moment où l'intérêt pour la question s'était refroidi.

Mme Corinne Bouchoux, rapporteure. - Comment vous prémunissez-vous contre les erreurs matérielles lorsque vous utilisez des fichiers volumineux ? J'ai entendu parler d'un cas où un décalage d'une ligne avait entièrement faussé un travail sur des données pourtant exactes. Avez-vous une procédure de vérification ?

M. Rémi Noyon. - Plusieurs cas de figure sont possibles. Par exemple, avec le géo-référencement, un logiciel peut vous induire en erreur lorsque le nom d'une ville est mal orthographié : Bourges sans « s », « Mans » pour « Le Mans »... Ainsi, lors d'une enquête sur la pauvreté dans les cent plus grandes villes de France, je me suis aperçu que le nom de certaines villes, comme Saint-Denis, pouvait poser problème au logiciel, qui hésite entre l'Ile-de-France ou La Réunion ! Data.gouv.fr permet de signaler des erreurs. La meilleure parade est de disposer de données référencées avec le plus de précision possible, par exemple avec les codes de l'INSEE. Certains ajouts inutiles dans la désignation des départements perturbent, à l'inverse, les recherches. Lorsque nous publions une carte, nous y ajoutons toujours un onglet grâce auquel les lecteurs peuvent nous signaler d'éventuelles erreurs.

M. Jean-Jacques Hyest, président. - Il faut que le Gouvernement harmonise ces fichiers. Si les fichiers ne sont pas homogènes, comment faire des comparaisons ?

M. Rémi Noyon. - Si vous voulez croiser deux fichiers ville par ville, et que l'un a des données pour « Le Mans » et l'autre pour « Mans », la machine n'y arrivera pas !

M. Jean-Jacques Hyest, président. - Je suis maire d'une commune qui s'appelle La Madeleine-sur-Loing, et est tantôt référencée à « Madeleine », tantôt à « La Madeleine », sans qu'on sache pourquoi.

Mme Corinne Bouchoux, rapporteure. - Est-il vrai que les informations sur les DOM manquent souvent dans les bases de données ?

M. Jean-Jacques Hyest, président. - Sur les COM, aussi...

M. Rémi Noyon. - Souvent, les fichiers indiquent qu'ils ne traitent que la France métropolitaine. Parfois, des fichiers séparés les complètent pour l'outre-mer. Certains fichiers comportent aussi les données sur les DOM. Nous sommes vigilants, bien sûr.

Mme Corinne Bouchoux, rapporteure. - Si vous avez des propositions à formuler, n'hésitez pas à nous les adresser.

M. Jean-Jacques Hyest, président. - Merci.

Audition de MM. Paul Moreira et Edouard Perrin, journalistes à Premières lignes

M. Jean-Jacques Hyest, président. - Nous recevons M. Edouard Perrin, journaliste à Premières lignes, qui produit Cash investigation, grand reporter dont les reportages ont été diffusés, entre autres, dans Complément d'enquête et Envoyé spécial, ainsi que M. Paul Moreira, également grand reporter et journaliste d'investigation. Messieurs, votre métier vous conduisant à solliciter régulièrement les administrations publiques pour obtenir des informations, vous êtes des témoins et des acteurs de l'accès aux documents administratifs et aux données publiques. Je vous propose donc de nous faire partager votre expérience en la matière, en France comme aux Etats-Unis où vous avez passé une partie de votre carrière avec le Freedom of information Act. Vous nous indiquerez également quelles seraient les améliorations susceptibles d'être apportées à la situation actuelle.

M. Paul Moreira, journaliste. - En 2004, avec une quinzaine de journalistes, nous avions lancé une pétition intitulée « Liberté d'informer, pour un accès plus libre à l'information » - qui a recueilli plus de 6 000 signatures - pour l'adoption d'un Freedom of information Act à la française. Nous avons organisé un colloque sur le sujet à l'Assemblée nationale, avec notamment des personnalités comme Corinne Lepage, François Loncle, Harlem Désir, William Bourdon et rédigé une proposition de loi qui, entre autres choses, prévoit qu'en cas de refus de communiquer, l'administration devra apporter la preuve concrète que le document tombe sous le coup d'une exemption prévue par la loi.

Notre combat, comme citoyens autant que journalistes, vient de ce que nous avons vu le droit d'information dans d'autres grandes démocraties, en particulier aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne et en Suède : l'accès aux informations administratives y est très fluide, les administrations publient en très grand nombre les procès-verbaux de leurs réunions internes, il y est naturel de se faire communiquer des pièces d'un dossier d'instruction et, en Suède, jusqu'à la note de frais d'un ministre - par exemple l'addition du restaurant où il a déjeuné la semaine précédente. Pourquoi est-ce possible en Grande-Bretagne, en Suède, et pas en France ? Les législations de ces pays ne sont pas toujours très anciennes : la Grande-Bretagne a rénové ses règles en 2004 - et la démocratie ne s'est pas effondrée du fait de la plus grande transparence administrative. Nous avons rencontré une forte opposition, y compris parmi les journalistes - je pense en particulier à Laurent Joffrin, qui s'inquiète d'une « dictature de la transparence », une expression que je ne comprends pas bien s'agissant d'actes publics et non pas privés, la protection de la vie privée étant bien sûr un droit fondamental dans nos sociétés, y compris pour les personnalités publiques.

M. Jean-Jacques Hyest, président. - Mais il y a aussi le secret de l'instruction, qu'en faites-vous ?

M. Paul Moreira. - Existe-t-il seulement dans notre système actuel ? Chacun sait que non : les fuites sont organisées, ce qui revient à manipuler le secret de l'instruction, toujours au profit d'une partie. Le système américain est plus clair : le procureur rend publiques des pièces et répond aux questions.

M. Jean-Jacques Hyest, président. - Ce qui n'empêche pas, du reste, des manipulations...

M. Paul Moreira. - Certainement, comme dans toute organisation humaine, il ne faut pas être naïf. Cependant, la transparence me paraît plus équilibrée que la fausse opacité...

Pendant la guerre du Golfe, le gouvernement américain imposait un blocus sur toute information relative aux soldats américains blessés ou tués, jusqu'à ce qu'une photo soit publiée, représentant une cinquantaine de cercueils enveloppés du drapeau américain. D'où venait cette photo ? De l'armée, et c'était un universitaire américain qui en avait obtenu la publicité à l'issue d'une bataille juridique, en fondant sa demande sur le Freedom of information Act - avec des délais d'instruction très rapides, c'est aussi une différence d'avec la situation française où des droits peuvent être reconnus, mais avec des conditions de réalisation qui leur enlèvent quasiment toute effectivité.

Notre but, avec cette pétition, c'était donc d'abord de montrer les bienfaits de la liberté d'informer, pour la démocratie elle-même, et d'identifier les points de blocage en France. C'est l'historien Antoine Prost, membre de la Commission d'accès aux documents administratifs (Cada), qui me semble avoir donné une explication de ces blocages, lors du colloque du vingt-cinquième anniversaire de la Cada. A propos des demandes de communication de pièces administratives, il indique que « l'avis est généralement négatif quand les dossiers demandés mettent en cause des tiers encore vivants. Le cas n'est pas rare pour les dossiers relatifs à l'Occupation ou à la guerre d'Algérie : permettre d'identifier l'auteur d'une dénonciation qui a envoyé quelqu'un en camp de concentration, ou le chef d'un commando qui a commis plusieurs assassinats n'est pas envisageable si le demandeur est la victime ou l'un de ses descendants, sauf si l'on peut anonymiser toutes les indications relatives aux tiers en sorte qu'ils ne puissent être identifiés, ce qui retire à la communication beaucoup de son intérêt ». C'est énoncer là le mécanisme d'occultation à l'oeuvre au sein même de la Cada : le document n'est pas communicable dès que le nom d'un fonctionnaire vivant y apparaît, ou si le fonctionnaire a des descendants. Avec une telle approche, on comprend comment fonctionne le refoulement historique de l'Occupation ou de la guerre d'Algérie.

En 1997, deux archivistes de la Ville de Paris, Brigitte Lainé et Philippe Grand, avaient transmis une liste des Algériens jetés à la Seine le 17 octobre 1961 à l'association « Au nom de la mémoire », présidée par David Assouline qui la rend aussitôt publique : cette liste dénombrait des dizaines de morts, alors que selon la version officielle, celle du préfet de police au moment des faits, Maurice Papon, il n'y avait eu que deux Algériens morts le 17 octobre 1961. A l'automne 1997, Maurice Papon comparait devant la cour d'assises de la Gironde pour crimes contre l'humanité pendant la Seconde Guerre mondiale ; le 17 octobre 1961 est évoqué, des voix s'élèvent dans l'opinion pour demander un accès aux archives. Le Premier ministre, Lionel Jospin, et sa ministre de la Culture, Catherine Trautmann, vont dans le sens de l'ouverture et c'est en se réclamant d'eux que Philippe Grand et Brigitte Lainé, contre l'avis de leur hiérarchie, communiquent la liste qu'ils ont trouvée dans les archives de la Ville de Paris. L'affaire fait grand bruit, la liste est un véritable scoop... mais les deux archivistes sont sévèrement sanctionnés, littéralement mis au placard dans leur activité.

En 2007, l'association européenne Access Info, écrit une lettre au Conseil de l'Europe en s'alarmant du caractère restrictif de la Convention européenne sur l'accès aux documents administratifs. Dans Le Nouvel Observateur du 24 octobre 2007, Michel Rocard explique pourquoi il signe cette lettre : « parce que je crois à la transparence, (...) et je crois qu'une restriction de ce droit comporte des dangers ».

Depuis 2007, notre campagne est quelque peu suspendue et notre site, dormant. J'ai réalisé cependant à l'époque un documentaire pédagogique pour présenter, sous forme de saynètes, des situations précises d'accès aux documents administratifs en France et en Suède : le contraste est flagrant et parle de lui-même. En France, la relation entre les citoyens et l'Etat reste marquée par l'évidence de l'opacité.

M. Jean-Jacques Hyest, président. - L'institution de la Cada, cependant, a constitué une révolution, n'est-ce pas votre sentiment ? Et ne pensez-vous pas que la transparence passe après la protection des données personnelles ?

M. Paul Moreira. - Nous parlons de documents administratifs, pas de données personnelles.

M. Jean-Jacques Hyest, président. - Mais les documents administratifs comportent parfois des données personnelles.

M. Paul Moreira. - Oui, par exemple la liste des Algériens morts le 17 octobre 1961 comporte le nom des policiers qui les ont repêchés, mais cela ne paraît pas un motif suffisant pour interdire sa publication - or la Cada donne un avis négatif dès qu'apparaît le nom d'un fonctionnaire et que sa révélation peut le mettre dans l'embarras... Comparez avec la situation américaine où, par exemple, ont été déclassifiées les minutes des échanges entre le président Nixon et le secrétaire d'Etat Kissinger dans les années 1970, où le président reconnaît qu'il y a bien un génocide au Timor-Oriental - un tiers de la population y a été massacré - mais que cela ne compromet pas le soutien américain à l'Indonésie... Aux Etats-Unis, on peut obtenir un tel document pourtant très compromettant pour l'ancien président puisqu'il fait apparaître qu'il a cautionné un génocide.

M. Jean-Jacques Hyest, président. - Effectivement, les documents de l'opération Turquoise, au Rwanda, sont autrement plus difficiles à obtenir...

M. Paul Moreira. - C'est certain, la déclassification n'est que de surface... Aux Etats-Unis, il y a des restrictions, liées à la sûreté de l'Etat en particulier, mais les décisions de l'administration sont contestables en justice et c'est un juge qui tranche, pas l'administration elle-même...

M. Edouard Perrin, journaliste. - J'ai commencé ma carrière de journaliste aux Etats-Unis, entre 1997 et 2001 et j'avoue avoir subi plus qu'un choc culturel en rentrant en France. Outre-Atlantique, l'accès aux archives est un véritable service : la National Security Archive, c'est-à-dire les archives de la sécurité nationale, à l'université George Washington, met par exemple à disposition du public toutes les archives déclassifiées concernant la sécurité nationale, l'équipe y est très compétente et très active - une avocate a ainsi pu obtenir, grâce à ce service, que des documents relatifs à Guantanamo soient progressivement révélés et les passages caviardés fortement réduits.

Aux Etats-Unis, la communication des documents est un droit et c'est à l'administration de prouver qu'ils sont classifiés - tandis qu'en France, malgré la loi de 1978, l'administration cherche toujours à savoir pourquoi vous demandez un document et ne vous le communique que dans les cas qu'elle juge acceptables, le tout dans des délais qui sont peu compatibles avec ceux de l'enquête journalistique.

Pour Complément d'enquête, par exemple, j'avais cherché à obtenir l'analyse financière produite par le concessionnaire de l'autoroute A65 qui fait partie du dossier et qui, en principe, est communicable. Il s'agissait du segment Pau-Langon, chantier remporté par Eiffage, des associations s'y opposaient, une étude du ministère de l'équipement montrait que le trafic risquait d'être faible, insuffisant pour assurer la rentabilité. Le ministère de l'environnement m'a d'abord répondu que cette analyse financière était publique, puisqu'elle était sur site web de la société concessionnaire ; vérification faite, le document rendu public n'était qu'une synthèse très courte ; la Cada m'a fait la même réponse, se contentant de la synthèse sur le site ; un huissier a constaté que l'analyse financière n'était pas accessible mais seulement une synthèse ; j'ai persisté, appelant toutes les semaines le ministère et le concessionnaire pour réclamer l'analyse financière. Je ne l'ai jamais obtenue et, surtout, anecdote significative, mon interlocutrice au ministère m'a un jour littéralement ri au nez, en m'affirmant que jamais on ne me la communiquerait. J'ai un peu l'esprit de suite et j'ai suivi le dossier - bien au-delà du reportage, qui a dû se contenter de la synthèse... - et vous savez probablement comme moi ce qu'il en est : la situation de l'A65 est alarmante, faute de trafic suffisant, le déficit s'élève à 35 millions d'euros en octobre 2013, au point que l'Etat risque de devoir recapitaliser... aux frais du contribuable.

J'ai pris cet exemple pour bien souligner que l'accès à l'information n'est pas une marotte de journaliste, c'est un véritable outil de contrôle des deniers publics. Le dossier d'intention de l'A65 disposait que le concessionnaire devait rendre publique l'analyse financière, il n'en a rien été et c'est le contribuable qui en fait les frais.

M. Jean-Jacques Hyest, président. - C'est étonnant, si le concessionnaire s'est engagé à communiquer et que l'analyse financière existe, c'est une obligation !

M. Edouard Perrin. - Oui, mais les choses ne se passent pas comme ça dans les faits. Pourquoi ? Parce que l'opacité fait partie de la culture administrative française et parce que les journalistes ont intégré ce fait, ils s'y sont adaptés et passent par d'autres voies que la demande officielle.

Autre exemple de Complément d'enquête. Il y a quelques années, des fauteuils vendus par Conforama, fabriqués en Chine, avaient causé des brûlures ; l'affaire était devenue européenne, parce qu'en Grande-Bretagne, grâce à la class action, des consommateurs s'étaient retournés rapidement contre le vendeur, qui avait rappelé tous les fauteuils concernés ; or, en France, l'alerte européenne a été bloquée par la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), qui est restée dans la légalité en ne faisant rien - mais, en off, un responsable de cette direction a reconnu qu'on ne ferait rien chez nous, pour ne pas déranger les entreprises françaises.

Le secret des affaires est un sérieux obstacle à l'information, systématiquement avancé dès qu'une entreprise est en jeu. Voyez les partenariats public-privé (PPP), par exemple celui passé avec Ecomouv pour l'écotaxe : les premières auditions de la commission d'enquête sénatoriale n'apportent strictement rien de nouveau - parce qu'à chaque fois, les partenaires se réfugient derrière le secret des affaires, qui est contractuellement établi. En particulier, toutes les informations financières figurent dans les annexes et dans les contrats d'assurance, sont inaccessibles au public jusqu'à la fin du contrat, donc pas avant 30 ou 40 ans... La puissance publique est engagée pour des décennies, mais le citoyen ne peut pas savoir à quel niveau, ni connaître les clauses particulières en cas de défaut ou de rupture, c'est très inquiétant...

Le Conseil d'Etat, dans un arrêt d'avril dernier qui est passé inaperçu, a confirmé cette évolution inquiétante en imposant le respect de « la vie privée des entreprises », en se fondant sur le fait que la loi de 1978, qui mentionne la vie privée, vise aussi les personnes morales, et pas seulement celles des personnes physiques. Qu'est-ce que cela signifie, la vie privée des entreprises ? Est-ce que ce sera désormais le paravent pour dissimuler tous les actes des entreprises ? Ce n'est pas raisonnable, nous avons besoin de dispositifs qui garantissent l'information, sans que celle-ci tourne systématiquement au psychodrame... On nous oppose le risque d'une « dictature de la transparence » ; ce que je vois plutôt, c'est une tyrannie de l'opacité...

M. Jean-Jacques Hyest, président. - Nous en prenons acte...

Mme Corinne Bouchoux. - Il est vrai que ce concept de vie privée des entreprises surprend et inquiète. Ne faudrait-il pas essayer la voie judiciaire pour faire constater l'entrave à l'accès à l'information, un peu sur le modèle de la voie de fait ? Ensuite, les difficultés incessantes que vous font les administrations françaises n'ont-elles pas un caractère décourageant ?

M. Edouard Perrin. - Effectivement, il faut de la persévérance et de la patience pour arriver à quelque chose. Lors du scandale britannique sur les indemnités parlementaires, j'ai commencé à enquêter pour Complément d'enquête sur le système français ; mais j'ai buté d'emblée sur le forfait : l'indemnité étant forfaitaire, il n'y pas de notes de frais ; on ne sait rien et on ne saura rien de son usage... En Grande-Bretagne, du reste, le scandale est parti de ce que les parlementaires ont tenté de s'exonérer de la loi qu'ils venaient de voter ; les parlementaires ont commencé par refuser de communiquer leurs notes de frais, puis par accepter de les transmettre à condition qu'elles soient anonymisées ; et c'est parce qu'ils trouvaient ce comportement scandaleux que deux soldats qui procédaient à cet exercice, ont recopié les informations pour les livrer ensuite à la presse...

M. Paul Moreira. - Je crois que nous sommes à un tournant. Une période est révolue : celle où l'administration pouvait conserver au secret des informations qui étaient sur papier. Aujourd'hui, à l'ère numérique, les informations circulent et il se trouvera toujours des « voleurs de feu », comme Edward Snowden, qui informeront leurs concitoyens parce qu'ils ne supporteront pas le mensonge. La rétention administrative va continuer, mais je crois que le nombre de lanceurs d'alerte augmentera - il y a 350 000 employés à la National Security Agency, comment imaginer qu'aucun ne se rebelle face au mensonge ? Le courage est contagieux... Mieux vaut donc garantir la transparence, tout en la régulant.

Quant au concept de vie privée des entreprises, il s'inspire du statut américain de l'entreprise américaine, par exemple, peut porter plainte pour diffamation, comme une personne physique.

M. Jean-Jacques Hyest, président. - Pour que le recours au juge judiciaire soit possible en matière d'accès aux documents administratifs, il faudrait que le législateur lui donne compétence en la matière, c'est un préalable nécessaire. On sait aussi que si le juge judiciaire est le gardien des libertés publiques, le juge administratif, et d'abord le Conseil d'Etat, joue un rôle important en la matière...

Je suis circonspect sur la notion de vie privée des entreprises : quelle est son étendue ?

M. Paul Moreira. - Une entreprise a-t-elle une vie privée ? Ce n'est pas une personne !

M. Jean-Jacques Hyest, président. - C'est une personne morale ! Elle peut avoir des secrets, certainement, en particulier commerciaux, et il est naturel de les protéger. Mais les relations entre les entreprises et les pouvoirs publics sont d'une autre nature. Les marchés publics sont censés être transparents, nous avons voté suffisamment de textes sur le sujet pour assurer cette transparence. Le public n'a pas à entrer dans le conseil de surveillance d'une société, mais il a le droit de connaître les conditions dans lesquelles l'Etat accorde une concession à une entreprise : les textes sont précis, les entreprises candidates doivent produire des dossiers substantiels et l'analyse financière doit y figurer.

M. Edouard Perrin. - Sous couvert de secret commercial, le contrat d'un PPP renvoie en annexe à la structure financière même de l'opération, avec obligation - sévèrement sanctionnée - du secret jusqu'à la fin du contrat.

Mme Corinne Bouchoux. - D'après ce que j'en ai lu, le Conseil d'Etat, avec le concept de vie privée des entreprises, était motivé par la protection des entreprises françaises, que ce serait quasiment une mesure de patriotisme économique...

M. Jean-Jacques Hyest, président. - Messieurs, merci pour votre témoignage.

Audition de M. Pierre Falga, journaliste à l'Express

M. Jean-Jacques Hyest, président. - Nous auditionnons M. Pierre Falga, journaliste chargé des enquêtes statistiques à l'Express, qui établit régulièrement des classements à partir de données socio-économiques, par exemple le palmarès des lycées, des hôpitaux, ou encore la comparaison de l'attractivité des territoires. Vous utilisez de très nombreuses données publiques, quelle est votre analyse de leur accessibilité ?

M. Pierre Falga, journaliste. - Pour être ancien dans le métier, je peux témoigner qu'un changement est intervenu ces dernières années : désormais, l'administration entend nos demandes, même si elle n'y répond pas toujours favorablement, loin s'en faut. Ensuite, travaillant avec tous les ministères producteurs de données statistiques - en particulier pour comparer l'attractivité des territoires -, je dirais que le principal facteur de qualité de l'information est, tout simplement, la participation de l'Insee à l'établissement des statistiques. L'Insee est le premier fournisseur de statistiques et un gage de qualité, même si les données ne sont pas toujours faciles à trouver sur son site. Je l'ai constaté en particulier pour l'établissement des données fiscales territorialisées : Bercy communiquait des données quasiment inutilisables et c'est seulement quand le travail a été confié à l'Insee, que la comparaison des « richesses fiscales » a pu être établie - avec le succès que l'on sait puisqu'elle est devenue un critère d'allocation des ressources de l'Etat.

Ce qui fâche, en revanche, c'est de voir le ministère de l'intérieur communiquer l'état 4001 de la délinquance... sous forme de fichier pdf. Les données de sécurité les plus fines territorialement sont publiées sur un pdf de 400 pages, par circonscriptions de sécurité publique et compagnies de gendarmerie départementale. Il faut donc reprendre toutes les données... Ensuite, curieusement, le ministère refuse de communiquer la carte du rattachement des communes aux compagnies de gendarmerie et aux circonscriptions de sécurité, ce qui est pourtant nécessaire pour comparer le taux d'atteinte aux biens et aux personnes par commune.

M. Jean-Jacques Hyest, président. - Cette carte est pourtant publique !

M. Pierre Falga. - En principe, elle l'est, mais en pratique, le ministère vous oppose régulièrement que des changements sont en cours, que la carte sera prochainement actualisée... C'est vrai surtout pour les gendarmes. Il m'a fallu intervenir auprès du cabinet du ministère de l'intérieur pour obtenir le tableau Excel des communes de France et de leur rattachement aux circonscriptions... le jour même ! Je n'ai pas saisi, ni même pensé à saisir la Cada, cela prend du temps et les délais de réponse dépassent largement ceux de nos enquêtes...

Autre exemple très parlant, le logement social, en particulier la proportion de logements sociaux par commune. Sous le précédent gouvernement, le directeur de cabinet, M. Lambert, m'avait refusé les statistiques complètes du logement social par commune : pour quelqu'un qui sert un gouvernement opposé à l'article 55 de la loi SRU, cela se conçoit, même s'il y a beaucoup à dire ; mais c'est ce même M. Lambert qui, redevenu haut fonctionnaire, continue de bloquer la communication de ces statistiques, alors que le Gouvernement a changé de côté ! La statistique est tout à fait disponible, dans un fichier spécifique en raison de la définition particulière retenue par la loi, puisqu'elle a été établie, justement pour contrôler l'application de l'article 55 de la loi SRU...

M. Jean-Jacques Hyest, président. - Les communes savent parfaitement quel est leur taux de logements sociaux, les chiffres sont publics...

M. Pierre Falga. - Peut-être, mais il faudrait alors enquêter auprès des 3 000 à 4 000 communes soumises à cette loi, c'est impossible en pratique...

Mêmes difficultés pour le cumul des mandats et l'indemnité des élus : les informations existent, disséminées dans les archives des assemblées délibérantes, mais l'absence de traitement de l'information empêche toute analyse. J'ai enquêté sur les indemnités des élus locaux : pour savoir leur montant, il faut se reporter au procès-verbal de la première réunion de l'assemblée délibérante, l'information ne figure nulle part ailleurs ! Cela empêche toute enquête nationale...

Mme Hélène Lipietz. - Les informations existent, mais elles sont touffues, comme si trop d'informations tuait l'information. Ne faudrait-il pas une approche normative de la question ?

M. Pierre Falga. - Oui, et paradoxalement, Internet n'arrange pas toujours les choses : dès lors qu'une information figure sur un site, même à une place improbable, l'institution estime avoir rempli son devoir d'information. Les intercommunalités - il y en a 2 560 - devraient avoir obligation d'indiquer clairement les noms de leurs élus, la composition de leur bureau, ainsi que les rémunérations de chacun, au lieu qu'on nous renvoie à la première réunion de l'assemblée délibérante...

M. Jean-Jacques Hyest, président. - Pour les offices HLM, le mandat est obligatoirement gratuit...

M. Pierre Falga. - C'est vrai, mais pas pour les sociétés d'économie mixte (SEM) d'aménagement... Mon enquête m'a montré une grande diversité de pratiques, mais aussi une très grande opacité de l'ensemble. Certains sites d'intercommunalités n'indiquent même pas le nom des conseillers communautaires ni la composition du bureau !

M. Jean-Jacques Hyest, président. - C'est vrai que le contrôle exercé par les préfectures se contente de vérifier la légalité de la délibération : il suffit que l'assemblée délibérante, lors de sa première réunion, ait indiqué le nom des élus, formé son bureau, et décidé des rémunérations... Il n'y a aucune obligation d'informer davantage, ni d'agréger ces informations qui ne sont pas centralisées. Pour le logement social, c'est autre chose, puisque la statistique existe par commune...

M. Pierre Falga. - Autre exemple : le nombre d'assujettis à l'ISF par commune. Les données figurant dans le tableau communiqué par Bercy est soumis à deux conditions cumulatives : y figurent seulement les communes de plus de 20 000 habitants qui comptent au moins 50 assujettis. Pour quelles raisons de tels seuils ? S'agit-il de préserver l'anonymat des assujettis ? Mais la Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil) tolère déjà la publication de statistiques bien plus fines, dans d'autres cas, au-delà de 20 individus. En fait, la combinaison de ces deux critères empêche tout travail sérieux à l'échelle nationale, car nombre de communes de moins de 20 000 habitants comptent plus que 50 assujettis à l'ISF... Bercy et l'Equipement emploient beaucoup de statisticiens mais sont les administrations qui mettent le plus de barrières.

Des difficultés, ensuite, tiennent à la complexité même des données. C'est le cas avec les chiffres du chômage, où les décalages de chiffres entre le ministère - la direction de l'animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares) - et Pôle emploi tiennent aux définitions même du chômage, ce qui pose d'ailleurs la question de la formation des journalistes. Le taux de chômage par commune, par exemple, n'a guère de signification, puisque nombre d'actifs n'habitent pas la commune où ils travaillent. Ce qui a du sens, c'est le taux de chômage par bassins d'emploi, mais cela n'empêche pas la presse de débattre du taux de chômage de telle ou telle commune...

Etalab est une très belle initiative. Pour informer correctement le public, il faut hiérarchiser les jeux de données et les mettre en scène. En l'état, il est très difficile de s'y retrouver parmi les très nombreux jeux de données disponibles. On le voit pour des villes comme Paris, avec son site Parisdata, qui fournit un nombre très important, trop important de données - jusqu'au nombre de chacune des espèces d'arbres... -, au risque de noyer les informations les plus significatives. Il est très difficile de s'y retrouver au milieu de toutes ces données.

M. Jean-Jacques Hyest, président. - Le classement est essentiel, comme dans une bibliothèque ou un service d'archives...

M. Pierre Falga. - Oui, mais l'organisation est difficile à mettre en place ; il n'est pas évident d'élaborer une classification.

Mme Corinne Bouchoux. - Le dénombrement des espèces d'arbres est utile pour mesurer l'évolution de la biodiversité, mais aussi en matière de pollution et d'impact sur la santé humaine : on a ainsi démontré que la coupe des arbres avait une incidence sur les allergies aux pollens, ce qui a conduit à une expérimentation à Versailles et à Angers, évoquée récemment au Sénat dans le cadre de « Plantes et cités ».

M. Jean-Jacques Hyest, président. - Etes-vous favorable à une évolution législative comme les intervenants précédents ? D'où peut venir le changement des comportements administratifs ?

M. Pierre Falga. - Je crois qu'aucune loi ne fera changer le comportement de ceux qui ne le veulent pas. Dans des ministères et certaines collectivités publiques, on considère bien souvent que la publicité s'arrête à Internet : ce qui est public est sur Internet, ce qui n'est pas en ligne n'a pas à être communiqué. On ne vous rit plus au nez lorsque vous demandez de l'information, mais on ne vous en donne pas davantage pour autant. Il y a, dans la diffusion de l'information, un enjeu évident de pouvoir.

L'administration, parfois, ne veut pas agir. Prenez, par exemple, la mesure de la pollution atmosphérique : nous n'avons plus d'indice global depuis 2011, parce que le système de mesure, désormais confié à Institut national de l'environnement industriel et des risques (Ineris), est en cours de redéfinition. L'Ineris « réfléchit » depuis trois ans, sans qu'il se passe rien, c'est ahurissant.

Je crois donc, pour finir, que la loi ne peut pas tout - voyez ce qui se passe actuellement avec le cumul des mandats.

M. Jean-Jacques Hyest, président. - Vaste sujet ! Je vous remercie pour votre participation.