Jeudi 22 mai 2014

- Présidence de Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente -

Violences dans les armées - Audition de Mme Brigitte Debernardy, contrôleur général des armées, et du général d'armée Didier Bolelli, inspecteur général des armées

La délégation a auditionné Mme Brigitte Debernardy, contrôleur général des armées, et du général d'armée Didier Bolelli, inspecteur général des armées, sur les conclusions de la mission d'enquête sur les cas de harcèlement, agressions et violences sexuels dans les armées, remises le 15 avril 2014 à M. Jean-Yves Le Drian, ministre de la Défense, accompagnés de Mme Hélène Stym-Popper, commissaire des armées.

Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente. - Je souhaite la bienvenue à la délégation aux droits des femmes à Mme Brigitte Debernardy, contrôleur général des armées et au général d'armée Didier Bolelli, inspecteur général des armées, ancien directeur du renseignement militaire. Ils sont accompagnés de Mme Hélène Stym-Popper, commissaire des armées.

Mme Debernardy et le général Bolelli sont les auteurs du rapport, fait en binôme par le Contrôle général des armées et l'Inspection générale des armées, de la mission d'enquête « sur les cas de harcèlement, agressions et violences sexuels dans les armées ».

Je rappelle que ce rapport avait été demandé par le ministre de la Défense pour faire la lumière sur des cas de harcèlement sexuel dénoncés par deux journalistes dont l'ouvrage, « La guerre invisible », est paru en février 2014.

La délégation aux droits des femmes du Sénat attache beaucoup d'importance à la situation des femmes dans notre armée.

Dès novembre 2013, nous avons entendu Mme Françoise Gaudin, Haut fonctionnaire à l'égalité au ministère de la Défense, dans le cadre d'une suite de travaux sur les viols de guerre. Nous avons ainsi été informés des initiatives mises en oeuvre pour encourager la présence des femmes, à tous les niveaux au ministère de la Défense, et pour y améliorer le déroulement des carrières féminines.

Notre délégation a l'intention de suivre avec vigilance l'activité de l'Observatoire de la parité, mis en place au ministère de la Défense en décembre dernier.

Au moment de la parution de l'ouvrage « La guerre invisible », qui a suscité d'importantes retombées médiatiques sur le sujet difficile du harcèlement sexuel et des violences sexuelles dans l'armée, j'ai, au nom de tous mes collègues, demandé au ministre de la Défense de bien vouloir tenir la délégation aux droits des femmes du Sénat informée des suites de l'enquête qu'il a immédiatement diligentée.

J'ai assisté, le mardi 15 avril 2014, à l'École militaire, à la présentation du rapport élaboré par le général Bolelli et par Mme Debernady et j'ai souhaité que notre délégation puisse approfondir la question en les entendant.

Je pense que l'on ne peut que saluer les orientations définies le 15 avril 2014 par le ministre de la Défense pour prendre la mesure d'une situation qui concerne toute notre société, et dont l'armée ne peut évidemment pas être à l'abri.

J'ai relevé avec beaucoup d'intérêt, parmi les préconisations auxquelles conclut le rapport, le souhait de renforcer l'accompagnement des victimes et l'encadrement féminin dans les écoles et d'améliorer la transparence et la prévention de ces agissements inadmissibles. Je pense que le commandement, parfois démuni face à des situations inhabituelles pour lui, doit aussi être accompagné et aidé à prendre en charge ces situations.

Je retiens les mots prononcés par M. Le Drian, et auxquels on ne peut que souscrire : « Il n'y a qu'une politique qui vaille : celle de la tolérance zéro ».

Madame le contrôleur général, Général, je vous donne donc la parole, dans l'ordre que vous souhaitez, pour présenter vos méthodes de travail et le contenu de votre rapport ainsi que le plan d'action qui vise à mettre en oeuvre les recommandations que vous avez proposées.

À la suite de vos exposés, nous pourrons avoir un échange et je vous poserai quelques questions.

Général d'armée Didier Bolelli, inspecteur général des armées, ancien directeur du renseignement militaire. - En nous désignant pour élaborer ce rapport, le ministre de la Défense a associé deux entités indépendantes de toute hiérarchie et deux expériences qui se croisent, plus opérationnelle pour moi, plus administrative pour Mme Debernardy. Notre rapport s'inscrivait dans la continuité du 7ème rapport du Haut Comité d'évaluation de la condition militaire, et d'un rapport du Contrôle général des armées sur l'égalité entre les femmes et les hommes au ministère de la Défense. Notre mandat n'était pas limité aux armées, mais concernait toute la défense, à l'exception de la gendarmerie, qui a déjà mis en place son propre dispositif.

Mme Brigitte Debernardy, contrôleur général des armées. - Le 6 mars 2014, le ministre de la Défense a indiqué qu'il ne saurait tolérer des agissements allant à l'encontre des valeurs de notre société et d'une armée comme la nôtre, dans le contexte d'une exigence, comme vous l'avez rappelé Madame la Présidente, de « tolérance zéro ». Il a demandé qu'un plan d'action soit élaboré, associant prévention, mesures de transparence, sanctions et accompagnement. Nous avons mené nos investigations pendant un mois, pour cerner les vrais problèmes et démêler le vrai du faux. Nous intervenions dans un domaine sensible, où il est parfois difficile de libérer la parole et où les victimes ont des attentes vis-à-vis de l'institution dont elles espèrent de la reconnaissance, les sanctions ayant un rôle répressif, réparateur et dissuasif. Nous allons exposer le cadre de notre enquête, la méthodologie retenue, nos constats et nos recommandations ainsi que les décisions déjà prises par nos autorités.

Général d'armée Didier Bolelli. - Le cadre de notre enquête, d'abord : le phénomène des violences sexuelles dans l'armée reste difficile à cerner. L'absence de statistiques et la diversité des procédures selon les armées compliquent la tâche de collecte d'informations. Il nous était demandé de nous pencher sur les affaires référencées, d'en resituer le contexte pour repérer les fragilités du système et améliorer la prévention et, enfin, d'analyser les canaux de transmission de l'information, afin d'éviter que les victimes ne restent isolées ou ne soient réduites au silence. Nous avons mené un grand nombre d'entretiens dans des délais contraints (cinq semaines), entendu les autorités d'enquête, les intervenants de la chaîne juridique, mais aussi l'ensemble des acteurs de terrain, médecins, assistantes sociales, etc. L'audition de l'Inspecteur général de la police nationale, en charge de cette problématique dans une institution similaire - hiérarchie et port de galons - nous a également apporté un éclairage extérieur au milieu de la Défense. Nous avons concentré notre champ d'étude sur la mixité dans les armées et les relations de travail.

Mme Brigitte Debernardy, contrôleur général des armées. - Concernant la méthodologie de notre enquête, il était indispensable d'aller sur le terrain pour connaître le cadre de vie et de travail des personnels. Notre enquête se situait dans le cadre de l'activité professionnelle, sans prendre en compte, par exemple, les violences conjugales. Une grande partie du personnel militaire vit en caserne : nous devions donc enquêter sur ce qu'est la vie courante des militaires sur place. Pour compléter nos observations, nous avons eu accès aux comptes rendus de l'administration centrale et aux procédures internes, notamment la procédure dite « Evengrave », qui fait remonter jusqu'à l'administration centrale tout incident sensible sur le territoire.

Nous avons ainsi visité des unités combattantes des trois armées, un groupement de soutien de bases de défense, un hôpital d'instruction des armées, une direction de services, des écoles ou lycées militaires ainsi qu'un organisme de formation professionnelle. Notre souci était à la fois de libérer la parole pour obtenir des témoignages véridiques et de visiter des établissements représentatifs. La hiérarchie locale s'est montrée coopérative, sans aucune volonté de dissimulation ou de refus de donner suite à nos demandes. Toutes les visites se sont déroulées selon le même schéma. À chaque fois, nous avons commencé par un entretien avec le commandement pour expliquer notre mandat, nos attentes et rappeler les responsabilités de la hiérarchie dans le traitement de ces questions. Ensuite, entretiens avec les acteurs sociaux - assistants de service social, médecins d'unité, référents mixité, représentants syndicaux et l'équivalent pour la population militaire : les présidents de catégories - afin de percevoir l'état d'esprit de la formation visitée, les conditions de cohabitation des différentes catégories de personnels et l'état de la mixité, les difficultés rencontrées, etc. Les tables rondes organisées avec le personnel féminin, civil et militaire, en l'absence de toute hiérarchie, sans considération de grade ni de catégorie, ont permis de libérer la parole. Les hommes ont pu également s'exprimer, en particulier dans les écoles, lors de tables rondes spécifiques. Enfin, la consultation exhaustive des registres tenus dans les formations - registres de permanence et registres de rapports hiérarchiques - a complété notre information sur la vie courante dans les formations visitées, corroborant les déclarations de ceux que nous avions entendus. Des cas sont ainsi apparus, qui n'étaient pas remonté par la voie d'Evengrave, ce qui nous a permis de compléter notre panel de cas. En deux semaines de visites sur le terrain, nous avons rencontré plus de trois cents femmes. Nous avons également visité les lieux de vie des personnels.

Général d'armée Didier Bolelli. - La mixité au sein des armées est aujourd'hui une réalité. Les candidatures de femmes contribuent au maintien des effectifs dans le contexte de l'armée professionnalisée ; l'armée aujourd'hui ne pourrait plus fonctionner sans les femmes. Or cette mixité n'a pas toujours été suffisamment anticipée en termes de concepts d'organisation. À force de ne pas vouloir différencier les personnels - parfois à la demande des personnels féminins soucieux de s'intégrer - on en a oublié la nature humaine : un homme reste un homme, une femme reste une femme. Tout s'est fait « en marchant », au fil des besoins. Dans la vie de garnison ou en opérations extérieures, rien n'avait été pensé pour la mixité. La conception des bâtiments d'hébergement et les conditions d'exercice n'ont pas été pensées à l'origine avec les contraintes de la mixité. Les bâtiments d'hébergement ont subi des aménagements progressifs par l'action vigilante et pragmatique du commandement pour réduire la promiscuité.

Il faut aussi rappeler la problématique de l'hébergement des engagés volontaires dans les casernements placés sous la responsabilité du commandement.

La surveillance des emprises militaires reste difficile. Pour favoriser le recrutement des engagés volontaires, l'armée a fait valoir des conditions de vie attractives, garantissant notamment un espace privatif... qui reste néanmoins sous la responsabilité du commandement local. Le règlement intérieur, les normes de sécurité et de discipline ainsi que les rondes aléatoires ne suffisent pas à garantir une sécurité parfaite, surtout lorsque des activités festives ont lieu. Les débordements sont faciles. Les jeunes militaires sont des jeunes ; et l'alcool est un problème qui touche tous les jeunes. Nombre d'affaires se sont déroulées dans ces lieux privatifs, hors des heures de travail mais, je le répète, dans une enceinte placée sous la responsabilité du commandant. Ces jeunes militaires considèrent ces lieux comme privatifs alors que ce sont bien des enceintes militaires. Les zones privatives restent des « zones grises », il est difficile de les conserver entièrement sous contrôle.

L'autre constat est le manque de statistiques sur le harcèlement et les violences sexuelles dans l'armée. La procédure Evengrave n'est pas parfaitement maîtrisée dans le domaine qui nous occupe. Elle est adaptée à des accidents sur le terrain, des accidents de véhicule ou des problèmes d'arrestation dont les chefs d'état-major doivent être avertis. Elle ne suffit pas, en revanche, pour qualifier les faits, prendre des mesures conservatoires et des mesures d'accompagnement.

Comme dans la vie civile, la dénonciation des faits ne va pas de soi. Les statistiques nationales en témoignent. Les mêmes réticences se font sentir dans l'institution militaire. Les victimes ne veulent pas ou ne peuvent pas alerter le commandement et utiliser les relais existants. Souvent, les personnels militaires ne connaissent pas leurs droits. Comme autorité, nous pouvons, le contrôleur général Debernardy ou moi-même, théoriquement être saisis par n'importe qui au sein des armées, en dehors de la voie hiérarchique, mais c'est rarement le cas. Même durant les semaines de notre enquête, au cours des tables rondes, nous n'avons pas été saisis, alors que notre enquête, pourtant, était médiatisée. Néanmoins, nos interlocuteurs ont manifesté un vif intérêt pour l'existence d'une voie d'alerte indépendante, dégagée de la voie hiérarchique.

Autre difficulté constatée, les sanctions ne sont pas harmonisées entre les armées. Elles sont souvent tardives, ce qui les empêche de jouer leur rôle préventif et éducatif. Cela suscite chez les victimes un sentiment d'injustice. Un changement s'impose. Il faut aussi systématiser l'accompagnement psychologique, répondre aux attentes des victimes en termes de reconstruction et de poursuite de carrière. Certaines préfèrent quitter l'unité, d'autres souhaitent que les agresseurs en soient éloignés. Mais il ne faut pas imposer de règle à cet égard : la victime doit choisir ce qui est le mieux pour lui permettre de se reconstruire.

Mme Brigitte Debernardy, contrôleur général des armées. - Dans nos recommandations, nous avons insisté sur la nécessité d'affirmer solennellement la prohibition du harcèlement moral et sexuel, en inscrivant cette interdiction dans les textes statutaires, dans le code de la défense, sur le modèle de ce qui a été fait dès 1983 pour la fonction publique. La deuxième idée est qu'il est indispensable de faire connaître leurs droits aux militaires, qui sont un peu démunis sur ce plan. La création d'une cellule particulière, joignable par téléphone et par messagerie, y contribuera. Il faut également inscrire cette interdiction dans le « code du soldat », petit document de l'armée de terre que les autres armées ont été priées d'imiter, et qui retrace les grands principes de la conduite du militaire.

Les Américains ont un peu le même système, avec les numéros de téléphone indiqués sur ce document. Nous allons nous en inspirer.

Il convient, en troisième lieu, d'améliorer la procédure Evengrave. Le libellé des comptes rendus est parfois difficile à comprendre. Qu'une personne ait été « violentée », par exemple, signifiait au XIXème siècle qu'elle avait été violée ; aujourd'hui le sens de ce mot est moins clair, et dans le cas auquel je pense il ne s'agissait finalement que d'une bousculade un peu brutale, non d'une agression sexuelle. Le document qui régit cette procédure imposera plus de clarté dans les termes et les catégories employés. Les comptes rendus seront faits de manière à simplifier le traitement de ces événements, sans ambiguïté.

Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente. - Il en va souvent de même en dehors de l'armée, il suffit de penser aux libellés des certificats médicaux...

Mme Brigitte Debernardy, contrôleur général des armées. - Il est indispensable également de produire des statistiques, pour avoir une vision claire de l'ampleur du phénomène, et savoir quelle action mener, avec quels moyens et pendant combien de temps. Nous avions, en abordant cette enquête, le souci de déterminer si les faits étaient similaires à ceux observés dans des affaires civiles, ou s'ils révélaient des problèmes spécifiques aux armées. En effet, dans le premier cas, nous pouvons mener une action en phase avec la lutte générale contre les violences faites aux femmes ; dans le second, nous devons élaborer une réponse spécifique. Le ministre a déjà pris des décisions pour mettre en place des moyens de décompte fiables, que le Haut fonctionnaire à l'égalité des droits pourra traiter et transmettre à l'Observatoire de la parité ainsi qu'aux instances de concertation civiles ou militaires.

Autre recommandation : conduire une démarche disciplinaire autonome. Dans de nombreux cas - c'est la preuve qu'il n'y a pas, à proprement parler, d'omerta au ministère de la Défense sur ces sujets - le réflexe du commandement est de passer la main à la gendarmerie et à l'enquête judiciaire, en incitant la victime à porter plainte, ou en dénonçant lui-même les faits en application de l'article 40 du code de procédure pénale. Ensuite, il n'a plus à s'occuper de rien. Les victimes ne comprennent pas cette absence d'une réponse institutionnelle propre à la Défense. Nous devons faire entendre à la hiérarchie que, si la poursuite de l'infraction pénale n'est pas de son ressort, il lui incombe de sanctionner le manquement disciplinaire. Cela implique un effort pédagogique important vis-à-vis de la hiérarchie pour dissocier le cadre disciplinaire des sanctions pénales.

Les réponses disciplinaires des différentes armées doivent être harmonisées. Dans toutes, un manquement grave entraîne à terme la « mort administrative » de son auteur, qui n'a plus d'avenir dans l'institution. Dans l'armée de terre, quinze jours d'arrêt ou plus signifient que le contrat ne sera pas renouvelé. Mais un fait qui donne lieu à quarante jours d'arrêt dans l'armée de terre donne lieu à dix jours d'arrêt dans l'armée de l'air. Même si la conséquence finale est la même pour les auteurs, cette disparité est incompréhensible pour les victimes et les observateurs extérieurs. Ces disparités doivent être éliminées car les armées travaillent aujourd'hui dans un cadre interarmées, « au coude à coude » ; il n'est donc pas compréhensible qu'un même fait commis en réunion soit sanctionné de manières diverses, en fonction des armées.

Il faut améliorer l'accompagnement des victimes. Des jeunes femmes ont par exemple été filmées sous leur douche sans qu'elles s'en soient rendu compte ; l'ayant découvert, le commandement les a averties, puis les a adressées à la gendarmerie. Comme elles le racontent dans « La guerre invisible », elles ont été très choquées de devoir aller seules au tribunal ; elles se sont senties abandonnées par l'institution. Nous avons perçu un fort besoin d'accompagnement dans la durée, et ce, que les victimes veuillent rester dans leur unité, être mutées, ou quitter l'institution. Dans ce cas, il faut les aider à se réinsérer dans la vie professionnelle le mieux possible. La compétence des cellules d'aide aux blessés en opérations va être élargie à ces victimes de violences.

Nous devons aussi réfléchir aux conditions de mise en oeuvre de la mixité et aux risques que comportent les situations d'isolement. Le fait qu'il n'y ait qu'une seule femme ou très peu de femmes dans une unité ne constitue pas en soi un problème si elles sont intégrées, si elles connaissent leurs camarades... Il en va différemment lorsque les départs en Opex se font isolément : une personne rejoint un groupe qu'elle ne connaît pas, et les conditions de vie sur place, très rustiques, peuvent entraîner un malaise. Il faut être vigilant aux conditions de vie collective, marquées par la mixité des chambrées et des équipements sanitaires. Nous serions plutôt tentés de préconiser la séparation, contre l'avis d'ailleurs de certaines jeunes femmes, soucieuses de cohésion de l'équipe. Mais les situations sont très variables : des équipages de porteurs dans les régiments du train ou dans les Transall, qui travaillent en binôme et se connaissent très bien, ne le demandent pas ; la séparation est plus souvent souhaitée lorsque les gens se connaissent moins et que se créent des phénomènes de groupes. Il faut donc organiser les conditions de la vie collective.

Une formation et une information particulières doivent être conduites auprès des commandements locaux et des relais que sont les représentants syndicaux (civils) ou les présidents de catégorie (militaires). Elle sera complétée par une démarche d'éducation pour changer les comportements et prévenir les situations de discriminations, voire de bizutages, aussi inacceptables pour les hommes que pour les femmes.

Le plan d'action annoncé par le ministre le 15 avril 2014 a tenu compte de nos propositions. Certaines mesures étaient directement exécutables : l'amendement législatif concernant la transposition des dispositions de la loi de 1983 a été voté pour compléter le projet de loi pour l'égalité entre les femmes et les hommes, la cellule Thémis créée, et elle m'a été confiée. Le ministre a également pris des directives fermes et ambitieuses en matière d'accompagnement des victimes : les victimes doivent être tenues informées et nous devons nous assurer de leur retour à l'emploi dans de bonnes conditions et dans la durée ; le traitement disciplinaire, enquête, conclusions et sanction, doit se faire dans un délai de quatre mois - c'est peu, mais c'est une garantie de réactivité. Le plan ministériel prévoit enfin, dans un souci de transparence, que des statistiques soient élaborées et diffusées. J'ai déjà évoqué ce point.

La cellule Thémis a commencé à fonctionner, nous n'y sommes que deux mais sommes déjà saisis d'une dizaine de cas, pour une partie assez anciens. Nous commençons à mettre en place les outils nécessaires. Nous travaillons sous l'oeil des juges judiciaire et administratif, nos procédures doivent être juridiquement irréprochables. Nous élaborons des guides afin de garantir le respect de chacune des parties. Le plan interne au ministère sera complété par un plan spécifique à destination des écoles qui sera annoncé le 10 juin 2014 à Saint-Maixent par le ministre de la Défense.

Général d'armée Didier Bolelli. - Rappelons que les armées sont composées à plus de 60 % de contractuels, ce qui permet de comprendre l'importance des non-renouvellements de contrats qui sanctionnent certaines situations.

Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente. - Je vous remercie pour cet exposé. Il est important de dire clairement ce qui n'est pas permis. Qu'en est-il de la formation des psychologues du réseau « Écoute défense » ? Ils sont certes compétents pour répondre à des situations de stress liées aux combats, mais celles des femmes victimes de violence sont bien différentes. Sauront-ils s'adapter à leur spécificité, recevront-ils des formations supplémentaires ? La mise au jour de ces problèmes ne viendra-t-elle pas contrarier la progression du nombre de femmes envoyées en Opex ? Pouvez-vous revenir sur la situation dans les écoles ?

M. Roland Courteau. - Pouvez-vous nous en dire davantage sur le volet prévention ? Quant aux victimes et à leur réinsertion, le ministre parle d'« accompagnement dans la durée », mais qu'en sera-t-il si la victime ne peut rester dans l'armée ?

Général d'armée Didier Bolelli. - Pour favoriser la prévention, nous travaillons sur le logement des personnels, mais il faudra trouver l'argent dans le budget « fonctionnement vie courante de l'unité », ce qui implique des choix. Ce gros travail d'infrastructures devra s'inscrire dans la durée, car les bâtiments très anciens, construits en un temps où l'on n'imaginait pas une intégration des femmes dans l'armée, sont nombreux...

Un autre problème de prévention tient à l'isolement : quand j'étais chef du bureau opérations dans un régiment de parachutistes, j'ai vu arriver les quatre premières femmes dans une enceinte de mille garçons, ce qui a été difficile à gérer ; mais à l'époque où j'étais chef de corps, il y en avait quarante ou cinquante et leur présence était un non-événement.

Mme Michelle Meunier. - Nous avons connu les mêmes situations dans le milieu politique, général !

Général d'armée Didier Bolelli. - De même, le langage des militaires est souvent cru, comme celui de l'usine, mais plus il y a de femmes présentes, mieux ils parlent. L'évolution suit tranquillement son cours.

Nous pensions que l'isolement des femmes en Opex pouvait poser des problèmes spécifiques : les personnels y sont sous pression, d'où des risques de décompression, de dépression, de violence. Je les ai évoqués avec la Prévôté, responsable des pouvoirs de police en opérations extérieures : sa réponse a été que, dans ce contexte, tout se sait, les gens vivant en microcosme : au Mali, il y a peu de sorties le soir. S'il se passe quelque chose, le commandement sera très vite au courant.

Lorsque des unités qui comprennent des femmes partent constituées, tout se passe bien ; mais aujourd'hui les détachements en opération associent souvent des dizaines d'unités différentes, les personnes arrivent isolément. L'installation y tient souvent du bricolage (la préoccupation va plus à l'intervention qui se déroulera 24 ou 48 heures plus tard qu'aux problèmes de logement) et les infrastructures qu'on projette ne sont pas toujours adaptées à la mixité : ainsi les douches de campagne, dont le rideau est accroché trop bas. Mais toutes les femmes auxquelles j'ai parlé veulent partir en opération, c'est leur métier. Mais tous ces détails doivent être pris en compte en amont, avant le départ en opérations.

Mme Brigitte Debernardy, contrôleur général des armées. - Il est évidemment souhaitable, pour que les progrès se fassent, de renforcer la présence des femmes aux postes de commandement. Vous avez vu que les femmes sont désormais admises dans les sous-marins !

Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente. - Sentez-vous un élan en ce sens ?

Mme Brigitte Debernardy, contrôleur général des armées. - Oui, le ministre a donné des objectifs chiffrés. J'insiste sur l'importance d'une expression très officielle et solennelle des interdits, qui nous incite à encadrer de près les activités de cohésion : le respect des traditions est souvent l'occasion de dérapages.

Général d'armée Didier Bolelli. - Un point sur la haute hiérarchie militaire : les premières femmes sont entrées à Saint-Cyr en 1982 et commencent tout juste à passer général. On ne peut pas avoir du jour au lendemain quatre femmes généraux. Dans l'armée de l'air, l'ouverture est un peu plus ancienne (1977), mais dans tous les corps, il y a forcément un temps de latence.

Mme Brigitte Debernardy, contrôleur général des armées. - Quant à la réinsertion des victimes, il existe des dispositifs de reconversion de droit commun que compléteront les dispositifs spécifiques d'assistance aux blessés.

Général d'armée Didier Bolelli. - Nous avons découvert après la guerre du Golfe la complexité de cette tâche. Un blessé qui peut rester dans son régiment a une histoire, il est entouré ; mais lorsqu'il le quitte, il devient anonyme et l'accompagnement est plus crucial. Ce travail fait par les cellules d'assistance aux blessés sera étendu aux victimes de violences, qui seront donc suivies dans la durée.

Mme Michelle Meunier. - Dans les statistiques, on ne met en lumière que ce l'on cherche - espérons que les vôtres seront claires. À côté de l'accompagnement des victimes, s'intéresse-t-on aux auteurs des agressions ? Comment, en particulier, éviter la récidive ?

Général d'armée Didier Bolelli. - La situation est très difficile à gérer pour un homme en situation de commandement, lorsque les faits ne sont pas établis : c'est une parole contre l'autre, et souvent on préfère passer la main à la gendarmerie et attendre les résultats de l'enquête. La partie discipline militaire va passer au second plan. C'est d'autant plus difficile dans le cas de contractuels : quel sort leur réserver tant que la justice n'est pas passée ?

Mme Brigitte Debernardy, contrôleur général des armées. - Il y a plusieurs catégories d'auteurs : on ne peut mettre sur le même pied un acte de discrimination et une agression sexuelle. Selon les services et les métiers, on ne trouve pas les mêmes profils de délinquance. Dans les services civils du ministère, il s'agit plutôt de gestes déplacés voire de harcèlement sexuel. Dans les unités combattantes, les soldats sont très jeunes, peu qualifiés et ils ont souvent de la femme une image dégradée. Il y a toute une éducation à faire pour qu'ils voient dans les femmes militaires des camarades de combat, des « soeurs d'armes ».

Dans le cas d'un viol avéré, reconnu par l'auteur, la procédure est simple : la gendarmerie met l'auteur en garde à vue et le défère au procureur. Lorsque les faits sont niés, la situation est plus complexe et le délai de la décision judiciaire plus long. Le pouvoir disciplinaire est plus difficile à exercer dans ce cas. Si les cabinets des chefs d'état-major sont très professionnels, la hiérarchie locale est moins ouverte et connaît moins bien le droit. Nous devons parvenir à une application équilibrée des procédures, sans empiéter sur le champ judiciaire. Une réflexion est en cours sur ce sujet pour nous permettre d'apporter la meilleure réponse possible.

Général d'armée Didier Bolelli. - Il est important de rappeler que nous recrutons largement des jeunes venant de milieux diversifiés, qui nous arrivent avec les réflexes qu'ils y ont acquis. Nous avons des difficultés de recrutement. Notre problème c'est quand ils rejoignent leur chambre : on en revient à la responsabilité du commandement. La question de l'éducation est primordiale. Le soir, ils redeviennent des jeunes de leur âge, comme les autres, et c'est tant mieux.

Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente. - On en revient toujours à la question des stéréotypes.

Général d'armée Didier Bolelli. - Dans la journée, ils se tiennent à la discipline militaire, mais lorsqu'ils rejoignent leurs chambres, ils sont le sentiment de retrouver un espace privatif. Ils sont certes encadrés par le « service de semaine », mais celui-ci est assuré par des jeunes de leur âge.

Mme Gisèle Printz. - Je salue l'initiative du ministre de la Défense de créer une commission d'enquête aux armées. Par ailleurs, sensibilise-t-on les futurs soldats, ceux qui se rendront au Mali ou ailleurs, aux problèmes du viol ? Un homme en uniforme peut se croire tout permis, y compris à recourir au viol comme arme de guerre.

Général d'armée Didier Bolelli. - Sur les théâtres d'opération, les soldats français sont très encadrés. Je n'ai jamais entendu parler de viols de guerre commis par des soldats français, sinon lors des tentatives de désinformation concernant l'opération Turquoise au Rwanda. De telles pratiques peuvent être le fait de groupes militaires ou paramilitaires comme Boko Haram, de bandes qui sévissent au Tchad, au Soudan, comme naguère dans les Balkans. Mais je n'ai jamais eu connaissance de tels actes, contraires au code d'honneur et à la formation militaires, dans l'armée française. Aucun officier ne l'accepterait ! Je ne dis pas qu'il n'y a jamais eu de viols, mais ils relèvent du droit commun, non de l'arme de guerre. Ils ne relèvent pas d'un ordre de la hiérarchie. En Centrafrique, des groupes armés commettent de tels actes, c'est certain. Je me souviens qu'en Bosnie, lorsqu'un village était pris d'assaut par un groupe armé, le cimetière était saccagé et les femmes violées, avec un même but, détruire l'identité et les racines de l'ennemi. Les cours dispensés à nos soldats dans les écoles, la formation spécifique avant projection, traitent bien sûr du droit international militaire ou de la convention de Genève et prohibent absolument ces comportements.

Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente. - La délégation a consacré à ce thème un rapport d'information publié en décembre 2013. Ce rapport aborde les viols commis par exemple en ex-Yougoslavie, en République Centrafricaine et en Libye.

Mme Corinne Bouchoux. - Le ministre de la Défense s'est engagé à faire une priorité de la lutte contre les violences sexuelles : les choses bougent. N'y a-t-il pas un sujet encore plus tabou, celui des violences homosexuelles, notamment lors des bizutages ? Que faites-vous pour prévenir ce type de violences ?

Mme Brigitte Debernardy, contrôleur général des armées. - Nous avons centré notre enquête sur les personnels féminins, civils et militaires. Mais la cellule Thémis traite aussi de cas d'homophobie.

M. Alain Gournac. - J'ai quelques inquiétudes à propos du bizutage. Je reviens d'une mission dans les armées, organisée dans le cadre de la commission des affaires étrangères et de la défense à laquelle j'appartiens. Général, vous dites que les jeunes militaires sortent le soir et boivent : mais dans les casernes aussi ! Or l'alcool favorise les débordements, souvent aux dépens des femmes. La peur de voir leur carrière bloquée n'encourage-t-elle pas les victimes à choisir la voie d'un arrangement plutôt que de dénoncer leur agresseur ? Qu'en est-il des personnels civils, nombreux, par exemple sur la base de Saint-Germain-en-Laye ? Enfin, aidez-vous les victimes qui souhaitent quitter l'armée à se reconvertir ?

Général d'armée Didier Bolelli. - Je n'ai pas parlé du bizutage, certes, qui est un autre problème. Mais j'ai évoqué les jeunes soldats dans les casernes et mentionné le problème de l'alcool, qui est très grave, j'en suis conscient. Dans l'armée américaine, les soldats n'ont pas droit à une goutte d'alcool pendant la semaine. Le week-end, il y a parfois un certain dérapage... C'est la même chose au sein des troupes de l'ONU. Je ne dis pas qu'il ne faut pas interdire l'alcool. C'est un problème compliqué. Les pots sont nécessaires aussi à la cohésion des équipes. L'armée est à l'image de la société en ce domaine. Nous le savons tous comme parents. Dans les écoles de commerce, des soirées « open bar » sont sponsorisées par les marchands d'alcool. J'ajoute que l'armée a du mal à recruter : cela l'oblige à faire preuve d'une certaine tolérance. Les jeunes soldats considèrent leur chambre comme un espace privatif où ils peuvent consommer de l'alcool, pour ne pas dire plus, d'autant plus que quand ils partent en opérations extérieures, ils vivent dans la promiscuité pendant plusieurs mois...

J'ai commandé un régiment de parachutistes. En cas d'accident au saut en parachute, le premier geste sur le blessé est... un alcootest. Dans le cadre de la procédure Evengrave, on signale systématiquement les accidents mettant en cause des personnels militaires arrêtés en ville avec un taux d'alcoolémie supérieur à ce qui est autorisé, même si ces accidents surviennent en dehors du service.

Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente. - Existe-t-il des campagnes d'information en interne ?

Général d'armée Didier Bolelli. - Nous faisons des campagnes d'information sur l'alcool, sur la drogue. Quelle est leur efficacité ? Le sujet est compliqué, surtout face à des personnels qui pratiquent des activités à risques et qui partent en opérations.

Le risque d'omerta existe. Nous avons constaté que tous les faits de violence n'étaient pas dénoncés. Plus on descend dans la hiérarchie, plus les victimes hésitent à faire remonter l'information jusqu'au commandement, ce qui est très certainement lié au taux important de contractuels, environ 60 %. Ils peuvent craindre que leur contrat ne soit pas reconduit. La cellule Thémis contribue à améliorer la situation. On ne peut empêcher la peur, ni les craintes pour la suite d'une carrière. Le monde militaire n'est pas encore parfait !

M. Alain Gournac. - Le monde en général ne l'est pas non plus.

Mme Brigitte Debernardy, contrôleur général des armées. - L'une des grandes orientations du ministre de la Défense vise à renforcer la fiabilité des statistiques. La cellule Thémis associe à son action les niveaux de commandement. Lutter contre les violences ne remet pas en cause l'autorité hiérarchique. Au niveau le plus haut des armées, chacun l'a bien compris. Un effort reste à faire au niveau des commandements locaux. Chaque fois qu'ils ont connaissance de faits, ils doivent les faire remonter. Il faut agir avec une certaine brutalité sur les manquements mais en associant les commandements à notre lutte. La mise en place d'une procédure interne pourra y contribuer. La lutte contre le harcèlement et les violences sexuelles est un combat long et difficile.

Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente. - Et qui doit commencer à la crèche !

Général d'armée Didier Bolelli. - Les personnels civils sont également concernés par notre mission et les mesures adoptées.

Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente. - Je vous remercie très chaleureusement pour cette présentation ; nous suivrons l'évolution de votre travail avec attention.