Mercredi 22 octobre 2014

- Présidence de M. Hervé Maurey, président -

Avis de l'Autorité relatif au secteur des autoroutes - Audition de M. Bruno Lasserre, Président de l'Autorité de la concurrence

La réunion est ouverte à 10 heures.

M. Hervé Maurey, président. - Nous sommes très heureux de vous accueillir, monsieur le Président, ainsi que Mme Virginie Beaumeunier, rapporteure générale, et Mme Audrey Sabourin, économiste, pour nous parler des récents travaux de l'Autorité de la concurrence sur les autoroutes. L'avis adopté le 17 septembre fait apparaître la rentabilité exceptionnelle des sociétés concessionnaires, dont le chiffre d'affaires a considérablement progressé ces dernières années. Votre avis démontre que leur rentabilité de 20 et 24 % en 2013 n'est justifiée ni par le risque encouru, ni par l'augmentation des coûts. Le phénomène s'amplifie du fait qu'elles attribuent souvent leurs marchés de travaux à des filiales du même groupe.

Cette situation exceptionnelle, que vous qualifiez de rente, dérange à l'heure où nous nous battons pour trouver de nouvelles ressources pour le financement des infrastructures de transport. Elle a suscité des annonces politiques, d'une ponction sur les bénéfices de ces sociétés pour suppléer la suppression de l'écotaxe, à la gratuité dominicale... Cependant, les marges de manoeuvre de l'État sont assez faibles, du fait de la solidité des conventions signées avec ces sociétés. Que peut-on faire au sujet des tarifs ? Est-il pertinent de prolonger régulièrement, pour ne pas dire indéfiniment, la durée des concessions, comme le prévoit le plan de relance autoroutier soumis à Bruxelles ? Comment assurer une régulation efficace garantissant le respect par les sociétés d'autoroutes de leurs obligations contractuelles ? Quels seraient la configuration et le rôle de l'autorité de régulation que vous appelez de vos voeux ? 

M. Bruno Lasserre, président de l'Autorité de la concurrence. - Je me réjouis de vous rendre compte de notre travail. L'avis rendu public le 18 septembre par l'Autorité de la concurrence répondait à une demande de la commission des finances de l'Assemblée nationale, qui m'a auditionné il y a un mois. Une mission constituée au sein de cette assemblée nous a également entendus.

Comptant plus de cent cinquante pages, notre avis est le résultat de plusieurs mois d'enquêtes et d'auditions des responsables des sociétés concessionnaires et autres parties prenantes. Si ce travail n'a pas toujours plu à ceux qu'il vise, je n'ai pas entendu dire que nos chiffres soient inexacts, et pour cause : ils nous ont été fournis par les sociétés d'autoroutes elles-mêmes.

Depuis son origine dans les années 1960, le réseau autoroutier français a été construit et exploité sous le régime de la concession de service public. D'autres pays ont fait des choix différents. En raison de l'ampleur des investissements nécessaires, l'application de ce régime aux autoroutes présentait certaines spécificités : la pratique de l'adossement, par laquelle les recettes issues des sections les plus rentables du réseau étaient affectées au financement de nouvelles sections moins rentables ; l'attribution de gré à gré, sans mise en concurrence, des sections d'une même zone géographique à un unique concessionnaire jouissant ainsi d'un monopole géographique ; le recours systématique à l'endettement pour construire ces infrastructures ; enfin l'indifférence aux résultats financiers à court terme permise par une dérogation comptable autorisant les concessionnaires à immobiliser en charges différées les pertes résultant du paiement des charges financières.

Ces spécificités ont été remises en cause au début des années 2000 pour se conformer au droit européen et afin de préparer l'ouverture du capital des sociétés concessionnaires.

Le réseau autoroutier s'étend aujourd'hui sur 11 882 kilomètres, dont 9 048 sont attribués à dix-neuf sociétés concessionnaires (SCA). Nous nous sommes intéressés plus particulièrement aux sept concessionnaires historiques, qui représentent à elles seules 92 % du chiffre d'affaires du secteur, lequel s'élevait en 2013 à 8,9 milliards d'euros.

À l'exception de Cofiroute, filiale de Vinci, privée depuis son origine, les SCA historiques ont été privatisées en 2006 au profit des groupes Vinci (ASF et Escota), Eiffage (APRR et Area) et Abertis (Sanef et SAPN). Le produit de la vente s'est élevé à 14,8 milliards d'euros.

Le Conseil de la concurrence avait rendu in extremis, en décembre 2005, un avis à la demande d'entreprises du BTP indépendantes. Nous y disions notre crainte qu'une fois les concessions acquises, les groupes concessionnaires préfèrent confier les travaux de construction et d'entretien à leurs filiales, sans appel d'offres, quitte à compenser les surcoûts consécutifs à ce défaut de concurrence par des hausses des péages, sans impact sur leur compétitivité puisqu'ils jouiraient de monopoles géographiques. Nous avions donc demandé le maintien d'obligations de publicité et de mise en concurrence pour l'attribution de ces travaux, et le gouvernement avait suivi nos préconisations.

La commission des finances de l'Assemblée nous a demandé, huit ans après cette privatisation, d'en dresser un bilan. La régulation par l'État de l'évolution des péages, mise en place en 2006 et réglée par les contrats de plan successifs, a-t-elle été efficace ?

Le constat de l'Autorité de la concurrence est sévère, je n'ose pas dire sans concession : cette régulation est défaillante, et la rentabilité exceptionnelle des sociétés concessionnaires n'est justifiée ni par le risque de leur activité, ni par leurs charges, ni par le poids de leur dette.

Dès lors que l'État confie un monopole à une entreprise privée, il est nécessaire que celui-ci soit régulé de manière à vérifier qu'il n'obtient pas des usages une rente injustifiée. Garants de l'économie de marché, nous n'avons évidemment rien contre le profit qui est l'un de ses moteurs, à condition qu'il rémunère un risque. Or la rentabilité très forte des sociétés d'autoroutes est sans rapport avec leurs coûts et les risques inhérents à leur activité. Leur chiffre d'affaires a augmenté de 26 % depuis 2006, alors même que les charges d'entretien de l'infrastructure autoroutière diminuaient de 7 %. Les charges de personnel ont certes progressé de 11 %, malgré la diminution de 17 % des effectifs du fait notamment de l'automatisation des péages, mais l'augmentation du chiffre d'affaires des SCA, nourrie par celles du trafic et du tarif des péages, n'en est pas moins disproportionnée. L'évolution de leurs coûts est d'ailleurs largement prévisible sur le long terme - même le déneigement n'est pas vraiment imprévisible.

Leur rentabilité nette, après impôt et charges financières, a atteint en 2013 un niveau exceptionnel, compris, selon les sociétés, entre 20 % et 24 %. Certains recommandent de rapporter la rentabilité nette aux capitaux propres. Cette correction n'est cependant pas pertinente pour les sociétés d'autoroutes, dont les fonds propres sont très faibles et le ratio d'endettement extrêmement élevé. Dans les deux années qui ont suivi leur privatisation, elles ont en effet distribué à leurs actionnaires sous forme de dividendes exceptionnels 3,3 milliards pour Vinci, 1,7 milliard pour Eiffage. Ces ratios d'endettement extrêmement atypiques n'inspirent cependant pas d'inquiétude à leurs créanciers, dont les principaux critères d'appréciation sont la stabilité de l'activité de l'entreprise, garantie par un contrat de concession de long terme, et surtout la perspective de cash flows récurrents.

Cette rentabilité très forte est-elle justifiée par un risque particulier ? L'évolution des prix n'en présente pas : le décret de 1995 fixant le régime de base des concessions garantit aux sociétés d'autoroutes une augmentation des tarifs de péage correspondant à 70 % de l'inflation hors tabac. Et les contrats de plan, négociés tous les quatre ans entre l'État et ces sociétés, leur ont en fait garanti une progression tarifaire égale à 80 % ou 85 % de cette inflation, sans compter la compensation des investissements supplémentaires identifiés dans ces contrats. Il n'y a pas de risque prix.

Les SCA invoquent systématiquement la possibilité d'un effondrement du trafic. Or, elles disposent chacune d'un monopole géographique et les trajets autoroutiers ne sont pas remplaçables par d'autres modes de transports. L'analyse de la demande montre en outre une faible élasticité au prix : l'évolution du trafic n'est guère liée qu'à celles du PIB et du prix des carburants. Au cours des dix dernières années, le trafic n'a diminué qu'une fois. Les prévisions les plus récentes estiment qu'il croîtra de 0,7 % par an jusqu'en 2030. Qui plus est, lorsque le trafic baisse, comme en 2008, le chiffre d'affaires des SCA continue à croître par le seul effet de l'augmentation des péages. Il faudrait pour altérer cette évolution une crise bien plus forte, dont l'éventualité est toute théorique... Il n'y a pas de risque économique.

Il n'y a pas non plus de risque financier. L'endettement de ces sociétés est certes très important : 23,8 milliards d'euros à elles sept. Mais le cash-flow généré par l'activité suffit au remboursement jusqu'à la fin des concessions. Cela explique d'ailleurs que les actionnaires d'ASF et d'APRR aient décidé, juste après la privatisation, la distribution de dividendes exceptionnels, financée par une augmentation de leur endettement. Celle-ci a atteint 17 % depuis 2006 (hors Cofiroute), sans que ces sociétés rencontrent de difficultés particulières pour se financer. Ce recours massif à l'endettement plutôt qu'à l'autofinancement a en outre été aidé par la fiscalité, puisque les sociétés d'autoroutes sont les dernières entreprises dont les intérêts d'emprunt soient entièrement déductibles de leur imposition. Nous avons évalué cet avantage à 3,4 milliards d'euros pour la période 2006-2013.

Les dividendes versés dans le même temps se sont élevés à 136 % de leur résultat net, soit un total de 16,7 milliards d'euros (14,9 milliards hors Cofiroute). Ces dividendes ont certes contribué à rembourser la dette d'acquisition des concessions, mais ils ont également servi à rémunérer les actionnaires, pour une part qui ira croissant au fur et à mesure du remboursement. C'est pourquoi nous n'hésitons pas à parler de rente autoroutière.

Suivant notre avis de 2005, le gouvernement avait imposé des obligations de publicité et de mise en concurrence pour les travaux dépassant un million d'euros. L'Autorité de la concurrence a scruté tous les marchés passés depuis 2006 : ces obligations ont, dans l'ensemble, été formellement respectées. Nous avons cependant été troublés de constater qu'une part importante des marchés des SCA, pour 4,5 milliards d'euros depuis 2006, étaient attribués à leurs filiales : 35 % des marchés de travaux de Vinci et d'Eiffage ont été dévolus à leurs filiales, soit une proportion très supérieure à celle des marchés attribués à ces entreprises par les SCA qui ne leur sont pas liées. En valeur, cette part, identique pour APRR et Area, monte à 50 % pour ASF et Escota, mettant en évidence que ce sont les marchés d'un montant élevé qui sont principalement attribués à Vinci. La part des marchés d'Escota attribuée à Vinci est passée de 3 % en 2002-2005 à 58 % sur 2006-2013.

Si les procédures sont formellement respectées, les choix sont contestables. Nous nous interrogeons particulièrement sur les critères appliqués par Escota pour retenir l'offre la mieux disante : en sous-pondérant le prix de manière injustifiée grâce à une formule de notation qui neutralise ce critère, Escota a souvent choisi l'offre d'une entreprise liée plutôt que la plus avantageuse. De même, Vinci remporte 40,6 % des marchés d'ASF, qui lui appartient, mais 17 % des marchés d'APRR (Eiffage) et 22,8 % des marchés de Sanef (Abertis) ; Eiffage obtient 27 % des marchés APRR, mais 8% des marchés ASF et 7 % des marchés Sanef... L'appartenance à un groupe intégré de BTP favorise indéniablement l'obtention des marchés.

L'on peut s'interroger aussi sur les échanges d'information au sein de ces groupes : les présidents des filiales autoroutières siègent aux conseils d'administration, d'où une forte consanguinité et peu d'étanchéité dans la circulation des informations.

M. Michel Raison. - Les fuites doivent même commencer par le cahier des charges.

M. Bruno Lasserre. - Ce défaut de concurrence, paradoxalement, n'influe pas sur le tarif des péages, puisque leur évolution dépend de l'inflation hors tabac - est-ce d'ailleurs pertinent ? - et de la compensation des investissements prévue par les contrats de plan, laquelle s'opère en fonction d'estimations ex ante par les sociétés d'autoroutes.

Nous avançons treize recommandations pour améliorer la régulation de l'État. Il convient tout d'abord de revoir la formule d'indexation des péages, qui a déconnecté les tarifs des coûts réels des SCA. Une nouvelle indexation sur ces coûts devrait aller de pair avec une remise à plat de la tarification elle-même, difficile cependant à effectuer avant le terme des concessions. Une solution intermédiaire, rapprochant les tarifs des coûts réels d'activité, consisterait à les lier à l'évolution du trafic, qui est la principale variable de cette activité : lorsqu'il augmente, la hausse du chiffre d'affaires des SCA leur tombe du ciel. Nous proposons par conséquent de revenir au décret de base de 1995 (70 % de l'inflation hors tabac), moins l'évolution du trafic. Si l'on avait appliqué cette formule, l'évolution des péages aurait été beaucoup plus modérée, voire négative.

Nous souhaitons en outre, comme la Cour des comptes dans son rapport de juillet 2013, une meilleure régulation des contrats de plan, qui contribuent eux aussi à la hausse des tarifs. Une autorité indépendante pour la route, constituée sur le socle de l'Autorité de régulation des activités ferroviaires (Araf), pourrait assumer les fonctions de régulation de l'ensemble des transports terrestres et donner un avis sur les contrats de plan, dans la négociation desquels l'État s'est souvent trouvé en position de faiblesse face à la puissance des lobbys.

Nous souhaitons enfin, comme la Cour des comptes, insister sur la nécessité que les compensations apportées par l'État soient strictement limitées aux investissements. Vous savez par exemple, en tant qu'usagers des autoroutes, qu'il est désormais possible aux détenteurs d'un t, de passer un péage à 30 kilomètres à l'heure. Les sommes investies dans cette innovation ont été compensées par l'État au nom du bilan carbone, alors que ses principaux intérêts tiennent à l'économie de main d'oeuvre et à une plus grande attractivité de l'infrastructure. Il y a là, tout au moins, la marque d'une certaine naïveté de la part des pouvoir publics...

M. Hervé Maurey, président. - Quand j'ai lu ce passage de votre avis, j'ai cru avoir mal compris : cette compensation est extravagante, puisque l'innovation s'est évidemment faite dans l'intérêt de la SCA.

M. Bruno Lasserre. - Eh bien ce sont les usagers qui l'ont payée par une hausse des péages, alors même que le t est également payant ! L'État aurait besoin de s'appuyer sur une expertise indépendante...

M. Gérard Cornu. - ... et la représentation nationale !

M. Bruno Lasserre. - C'est en effet votre rôle... Notre troisième recommandation vise à limiter la rente et à revenir à une situation plus normale. Une activité doit générer un profit, mais à l'intérieur de certaines limites. L'État pourrait envisager l'instauration de clauses de réinvestissement partiel, voire de partage des bénéfices au-delà d'un seuil convenu. Il serait ainsi en mesure de financer d'autres travaux utiles à la collectivité en y affectant les produits de ces monopoles qui dépasseraient un taux convenu.

Afin de préserver les conditions d'une concurrence équilibrée dans les appels d'offres, nous recommandons d'abaisser de deux millions à 500 000 euros le seuil d'obligation de publicité et de mise en concurrence ; qu'un avis de pré-information soit systématiquement publié six mois avant le lancement de l'appel d'offres pour ne pas avantager les filiales du groupe ; que la procédure restreinte soit mieux cantonnée. Nous proposons enfin, dans le souci de mieux assurer le contrôle du juge, notamment sur la pondération du critère prix et les formules de notations, de donner à la Commission nationale des marchés des sociétés concessionnaires d'autoroutes, présidée par un magistrat de la Cour des comptes, la possibilité de saisir le juge administratif d'un appel d'offres dont elle estimerait la légalité douteuse. En effet, dans ce petit milieu où les marchés sont tellement importants, les entreprises craignent des représailles si elles les contestent.

Le plan de relance autoroutier, négocié par L'État avec les sociétés d'autoroutes, consistera à engager pour 3,6 milliards d'euros de travaux de construction, de création de portions nouvelles d'autoroute et de réintégration dans le réseau de portions de routes nationales. Nous percevons les rumeurs annonciatrices d'une prochaine acceptation conditionnelle de l'actuelle Commission européenne. Personne ne conteste l'utilité d'une politique volontariste ; mais si l'État ne contribue pas financièrement à ce plan de relance, la contrepartie en sera la prorogation des concessions de deux à six ans. Leur fin marquerait au contraire le retour à l'État de la totale propriété de l'infrastructure et de la maîtrise de son exploitation. Il aurait alors le choix d'en conserver la gestion ou bien, fort de l'expérience acquise au cours des trente dernières années, de la concéder à nouveau sous des conditions fixées par lui en toute souveraineté. Il n'est pas étonnant que les SCA cherchent à repousser cette échéance, comme elles l'ont déjà obtenu pour un an au titre du paquet vert.

L'État n'est fort que par éclipses, aux moments où il attribue les concessions ; il est ensuite lié pour toute la durée de la concession par la loi tarifaire et les règles du jeu qu'il a négociées. Repousser la fin des concessions, c'est priver l'État de sa capacité à les redéfinir en fonction de ses intérêts et de ceux des usagers. Le coût en sera d'autant plus important que ces deux à six années supplémentaires seront d'une exceptionnelle rentabilité.

Si nous optons pour un financement intégral de ce plan par les SCA, que l'État en profite tout au moins pour renégocier la formule d'évolution des péages et imposer l'insertion de clauses de réinvestissement partiel. Si elle n'est pas utilisée, cette fenêtre d'opportunité se refermera jusqu'en 2027. L'État a pu être naïf, voire défaillant. Il doit reprendre la main à l'occasion de ce plan.

M. Hervé Maurey, président. - Cette très intéressante présentation reflète la qualité de vos travaux. J'ai vu s'exprimer sur le visage de certains de mes collègues de la stupéfaction, tant la situation que vous dépeignez semble incroyable, et même inacceptable. Nous devons faire en sorte que votre avis ne tombe pas dans l'oubli et que vos propositions ne restent pas lettre morte. Combien la prorogation des contrats de concession rapporterait-elle aux SCA ?

M. Bruno Lasserre. - Leur chiffre d'affaires ayant été en 2013 de 8,9 milliards d'euros, et leur rentabilité nette s'établissant entre 20 % et 24 %, le gain annuel serait d'environ 2 milliards d'euros.

M. Michel Raison. - Certains amortissements seront alors achevés.

M. Bruno Lasserre. - En effet. Pour deux ans, le gain serait de 4 milliards d'euros, pour six ans, il serait encore supérieur. Ces chiffres sont à mettre en regard des 3,2 milliards d'euros de travaux supplémentaires.

M. Ronan Dantec. - Comme il y aura de nouveaux péages, il y aura des recettes supplémentaires !

M. Bruno Lasserre. - En effet.

M. Jean-Jacques Filleul. - Chaque fois que nous l'auditionnons, M. Lasserre tient des propos précis et intéressants. Nous sommes stupéfaits par son réquisitoire, qui reflète l'avis rendu par l'Autorité de la concurrence le 18 septembre dernier. Le cadre de négociation des contrats de plan est insuffisamment défini - ou trop, on ne sait plus ! -, les SCA rechignent à donner des informations sur les investissements qu'elles ont réellement réalisés. Elles dégagent 2 milliards d'euros de profits nets annuels. Nous ne pouvons pas détourner le regard de cette situation.

Plus personne ne soutient les privatisations effectuées en 2005-2006. Sans aller jusqu'à parler de complicité, l'administration a fait preuve d'une grande naïveté et consenti de nombreux cadeaux aux consortiums acquéreurs. Depuis, les recettes courantes n'ont fait qu'augmenter - la Cour des Comptes a rappelé que les hausses de tarifs ont été injustifiées. Une sorte d'économie circulaire s'est ainsi constituée depuis 2006.

Les conventions autorisent-t-elles le prélèvement d'une partie des recettes pour financer des infrastructures routières, ferroviaires ou fluviales ? Pouvons-nous rendre aux usagers du pouvoir d'achat en imposant une baisse des tarifs ? Le mauvais entretien des ouvrages d'art qui jalonnent nos quelques 11 000 kilomètres d'autoroutes nous inquiète : notre patrimoine autoroutier doit rester un motif de fierté. Les conventions fixent-elles les responsabilités de chacun en la matière ?

M. Rémy Pointereau. - Je vous félicite pour ce rapport objectif et sans appel. En 2005, j'étais opposé à cette privatisation, qui revenait à utiliser un fusil à un coup. Certes, nous avons touché 14,8 milliards d'euros. Mais le résultat est ce qu'il est, à présent, et il est difficile de s'extirper de ces contrats. Le manque à gagner pour l'État, depuis 2005, est de 10 milliards d'euros. Une rentabilité de 20 % à 24 %, c'est exceptionnel ! Les conflits d'intérêts se multiplient chez les sociétés autoroutières et leurs entreprises sous-traitantes. S'il y a des appels d'offres, l'on peut s'interroger sur les cahiers des charges.

En 2011, préparant avec Jacques Mézard un rapport sur les collectivités territoriales et les infrastructures de transport, nous avions reçu les représentants des différents acteurs du secteur. Ceux des sociétés concessionnaires nous avaient longuement expliqué que la chute du trafic due à la crise et les travaux importants qu'ils devaient entreprendre rendaient indispensable la prolongation des concessions. Un plus ample examen nous a révélé que la baisse de trafic avait été ponctuelle et modérée.

La suppression de l'adossement, qui donnait à l'Agence de financement des infrastructures de transport de France (AFITF) les moyens de réaliser de gros investissements autoroutiers et ferroviaires, a réduit ses moyens à 1,5 milliard d'euros par an. Les chiffres que vous nous présentez montrent qu'ils pourraient être doublés...

Comment l'État peut-il se dégager d'une telle situation ? Nous connaissons bien, dans les collectivités territoriales, les problèmes posés par la régie directe et ceux soulevés par la délégation de service public. Ainsi, la gestion de l'eau est souvent confiée à Veolia, et la fixation des tarifs, comme l'évaluation des recettes, ne va pas de soi. Quel serait le prix de rachat des autoroutes ? Nous les avons vendues pour 14,8 milliards d'euros. Combien la reprise des 9 000 kilomètres concédés coûterait-elle ?

M. Charles Revet. - Merci beaucoup pour ces informations complètes et éclairantes. Comment le capital social des différentes sociétés d'autoroutes est-il composé?

M. Alain Fouché. - La gestion publique des autoroutes était-elle inférieure à celle qui est aujourd'hui pratiquée par des sociétés privées ? Pourquoi celle-ci est-elle plus rentable ? S'agit-il d'un problème de personnel, de structure ? Nous savons par exemple qu'un théâtre géré par une collectivité territoriale coûte plus cher qu'un théâtre privé.

Réseau ferré de France avait annoncé qu'une partie des travaux de la ligne à grande vitesse entre Tours et Bordeaux serait sous-traitée à des entreprises locales : ce n'est pas le cas. De même, pour les autoroutes, les marchés sont confiés à des entreprises liées à la compagnie autoroutière. Celles qui sont évincées n'osent pas faire de recours de peur de perdre les marchés suivants. Que faire ?

Mme Évelyne Didier. - Bravo pour votre travail remarquable, précis et approfondi. Si j'ose dire, tout a été bétonné : je suis effarée par la perfection du montage qui sécurise cette rente extraordinaire au profit de quelques grands groupes et au détriment des citoyens et de l'État. Les autoroutes sont-elles en bon état ? À ce prix, nous sommes en droit de l'espérer... Quel service, dans quel ministère, a-t-il été la cheville ouvrière de ce montage, de cette oeuvre d'art ? Qui a défendu les intérêts de l'État ? Vous préconisez un contrôle par une Haute autorité, ce qui fait reposer la responsabilité sur un individu. Dans ce domaine, les tête-à-tête ne sont-ils pas risqués ?

Le plan de relance de 3,6 milliards d'euros stimulera sans doute l'emploi et l'investissement, mais quand l'intérêt supérieur des citoyens et de l'État sera-t-il pris en compte ? Si les sociétés estiment que leur concession ne sera pas renouvelée, ne négligeront-elles pas l'entretien des autoroutes ? En cas de renégociation, nous devons nous assurer que les négociateurs ne soient pas les mêmes : je ne crois pas à la naïveté. Les sociétés d'autoroutes ont fait des propositions de travaux importants, qu'elles nous ont fait parvenir. Les avez-vous examinées ?

M. Michel Raison. - Bravo pour l'élégance de votre présentation. L'adossement avait certains avantages, par exemple celui de financer des tronçons déficitaires. Le supprimer n'a-t-il pas été une erreur ? Cela n'a pas résolu le problème du gré à gré.

M. Ronan Dantec. - Je suis à la fois impressionné et terrifié par votre propos si clair. Oui, il s'agit d'un scandale d'État, que poursuivrait la prolongation des concessions en échange de travaux telle qu'elle a été préparée. Le non-respect de ces contrats, pourtant léonins, par les sociétés autoroutières, qui confient les travaux à des sociétés qui leur sont proches pose la question plus large des liens entre gestionnaires et constructeurs d'une infrastructure. N'autorise-t-il pas l'État à casser immédiatement ces contrats et à renationaliser les autoroutes ?

Où l'argent est-il parti ? Quel serait un taux de rentabilité raisonnable ? Autour de 8 %, de 10 % ? À propos de l'écotaxe, nous nous étions interrogés sur la participation que les sociétés autoroutières pourraient apporter. Nous avions envisagé un montant de 300 millions d'euros, au plus de 400 millions. En fait, c'est entre 1 et 1,5 milliard d'euros qui disparaît chaque année, et qui manque à l'AFITF. Comment le récupérer ?

M. Michel Vaspart. - Merci pour cette audition particulièrement enrichissante. Nouveau sénateur, je suis stupéfait par ce que j'ai entendu. En tant qu'élus locaux, nous sommes extrêmement vigilants dans l'attribution de marchés publics. Nous évitons soigneusement les conflits d'intérêts. Ce que vous dites m'a horrifié.

Il y a dans nos ministères des fonctionnaires très compétents. Comment de telles conventions ont-elles pu être conçues ? Même si c'était une première, il fallait au moins prévoir des clauses de revoyure ! Or la seule fenêtre d'opportunité est constituée par le plan de relance de 3,5 milliards d'euros. Quand les sociétés d'autoroutes se partagent les travaux, il y a conflit d'intérêts ! Ne peut-on pas les faire plier à travers le contrôle de la concurrence et des prix ?

M. Louis-Jean de Nicolaÿ. - Les collectivités territoriales payent les deux tiers du coût des échangeurs, alors que le péage y est automatique. Comment pourrions-nous inciter les SCA à s'impliquer davantage dans l'aménagement du territoire ?

M. Jean-Claude Leroy. - Les sociétés concessionnaires ont recouru massivement à l'endettement : leur dette s'élève à 24 milliards d'euros. Du coup, elles ont bénéficié de remises fiscales depuis 2006, pour un montant cumulé de plus de 3 milliards d'euros. Nous recommandez-vous fortement de moduler cet avantage ?

Mme Chantal Jouanno. - Ce sont les modalités des privatisations qui sont en cause, pas leur principe. Y a-t-il eu connivence entre les directions générales concernées et les SCA ? Pourquoi sinon l'État, qui doit être impartial, devrait-il être contrôlé par des autorités indépendantes ? Si je me trompe, vous pouvez me corriger ; si je ne me trompe pas, je ne vous oblige pas à me répondre.

M. Gérard Miquel. - Vos propos, pour surprenants qu'ils aient pu paraître, étaient attendus. Rapporteur du budget des routes pour la commission des finances en 2005, je m'étais fortement opposé à la privatisation des autoroutes, en dénonçant les dérives que nous constatons aujourd'hui.

Les élus sont montrés du doigt s'ils gèrent mal leurs collectivités territoriales. Pour les autoroutes, Vinci et Eiffage sont en situation de monopole. S'ils perdent un appel d'offres, ils n'hésitent pas à attaquer les élus.

L'État s'est très mal comporté. Les hauts fonctionnaires qui ont géré ce dossier ont sans doute été promus depuis : l'impunité est totale. Pourtant, l'État y a perdu 2 milliards d'euros par an. Rallonger les concessions pour susciter des investissements supplémentaires ? Que l'Etat ait payé les investissements pour le 30 à l'heure, est tout simplement scandaleux.

Merci pour la justesse de vos propos et la qualité de vos travaux. Avant ces privatisations, l'État, qui gérait directement les routes nationales, confiait à des sociétés autoroutières, comme ASF, la gestion des autoroutes, et celles-ci faisaient un bon travail.

M. Bruno Lasserre. - Notre avis ne porte pas sur la pertinence du choix de privatiser effectué en 2006. L'Autorité de la concurrence n'a pas pour mission de protéger les intérêts patrimoniaux de l'État, comme le fait par exemple la Cour des comptes. Elle ne dispose pas de l'expertise nécessaire pour évaluer le coût d'un rachat anticipé des concessions. Cette décision relève d'un débat politique. Nous n'avons pas non plus pour mission de surveiller la qualité des travaux, de l'entretien des autoroutes et de leurs ouvrages d'art. De même, nous ne nous sommes pas intéressés aux échangeurs. Nous nous sommes concentrés sur la régulation du secteur et sur le projet de plan de relance autoroutier.

Comment l'État a-t-il négocié ? Quel a été le rôle respectif des responsables politiques et des fonctionnaires ? Notre rôle n'est pas de jeter la pierre ou d'établir les responsabilités personnelles. Privatiser les autoroutes a été un choix politique et non administratif. Toutefois, je suis préoccupé de voir l'affaiblissement de l'État dans ses directions techniques. La France perd en compétences et, qu'il s'agisse des infrastructures, de l'énergie, des transports ou de la santé, l'État ne possède plus de l'armature dont il disposait après-guerre. Les personnes les plus compétentes quittent son service après quelques années. Nous voyons bien que nos interlocuteurs sont des fonctionnaires de moins en moins expérimentés.

L'État s'est désengagé de la construction des routes, qui revient aux collectivités territoriales. La direction des routes, qui concentrait l'élite du corps des Ponts, était très puissante. Ses membres savaient ce que représente un kilomètre d'enrobé bitumineux. Il est vrai que cette compétence technique éclipsait quelque peu les considérations économiques. L'attention des ingénieurs des Ponts porte davantage sur la sécurité des ouvrages que sur l'équilibre financier des contrats.

Nous avons la preuve que, dans ce dossier, le pouvoir politique a arbitré, parfois contre l'avis de fonctionnaires qui avaient vu juste. Par exemple, sur le taux de rentabilité interne, l'estimation proposée par les services était beaucoup plus dure que celle qui a été retenue par les cabinets ministériels après concertation avec les sociétés autoroutières. En matière d'énergie, de télécommunications, de transports et d'infrastructures, l'État dépend de plus en plus des arguments fournis par ses interlocuteurs privés.

L'intérêt du travail d'une autorité administrative indépendante (AAI) est qu'elle a du recul et que ses décisions sont prises de manière collégiale, après une contre-expertise impartiale de chaque argument. Ce n'est pas parce qu'une entreprise est puissante que l'argument qu'elle avance nous paraîtra convaincant. Si l'intervention d'une AAI est le prix à payer pour protéger l'État et les citoyens, celui-ci n'est-il pas justifié ?

Faut-il laisser aux SCA la possibilité de déduire intégralement leurs intérêts d'emprunts de leurs résultats ? Pour les autres entreprises, cet avantage a été limité ou supprimé. C'est à vous que revient cette décision. Lors de mon audition à l'Assemblée nationale, un député m'a indiqué qu'une disposition du projet de loi de finances pour 2015 commençait à raboter cet avantage.

Est-il possible d'opérer un prélèvement fiscal sur les bénéfices des SCA ? Là encore, il s'agit d'un choix politique. Sur le plan juridique, les contrats sont très bien rédigés. Celui qui a été signé avec Cofiroute, qui était déjà une société privée avant 2006, stipule que tout changement dans la fiscalité défavorable à l'entreprise doit être intégralement compensé. La rédaction des six autres contrats est moins claire. Ils prévoient une clause de rendez-vous en cas de changement de la fiscalité spécifique aux SCA. Si aucune compensation n'est prévue, l'État devra recevoir ces entreprises, qui ne manqueront pas d'en réclamer une. Nous proposons de consulter, sur ce point, le Conseil d'État.

Pouvons-nous renégocier les contrats ? À froid, l'État peut, fort des constats de l'Autorité de la concurrence et de la Cour des comptes, modifier unilatéralement le contrat. La jurisprudence administrative est cependant très claire : cette modification doit être compensée : les entreprises chiffreront leur manque à gagner. Là encore, nous recommandons une saisine préventive du Conseil d'État. Tous ces contrats de concession se fondent sur un décret de 1995. C'est dans le cadre des contrats de plan successifs, dont certains viennent actuellement à échéance, que la formule d'évolution des péages a été modifiée en faveur des SCA. Il y a là une marge de manoeuvre pour l'État.

Une autre possibilité, qui me semble plus appropriée, est de profiter de la négociation du plan de relance pour modifier les contrats, puisque les sociétés concessionnaires demandent une prolongation de leur durée. Si nous ne le faisons pas, la prolongation sera extrêmement profitable pour ces sociétés. L'État doit proposer de nouvelles règles tarifaires, selon lesquelles l'évolution du trafic corrigera la prise en compte de l'inflation, et qui comprendront des clauses de réinvestissement partiel, voire de partage des bénéfices en cas de rentabilité excessive. Une telle négociation à chaud, si le plan de relance est accepté à Bruxelles, semble la plus appropriée.

Option plus radicale, le rachat anticipé des concessions, serait coûteux : le calcul du manque à gagner des SCA se ferait selon les règles actuelles, qui leur sont avantageuses. En l'état du droit, un tel rachat doit être compensé selon ces règles.

M. Ronan Dantec. - Sauf si les sociétés n'ont pas respecté leurs obligations...

M. Bruno Lasserre. - Ce n'est pas ce que nous avons dit dans notre avis. L'État s'est montré naïf, voire défaillant, dans la négociation des règles du jeu, mais celles-ci ont été respectées par les SCA. De même, nous ne nous sommes pas prononcés sur la qualité des travaux effectués.

Le capital d'Escota et de Cofiroute est entièrement détenu par Vinci Autoroutes : Escota est détenue à plus de 99 % par une sous-filiale, elle-même détenue à 100 % par une holding, dont Vinci Autoroutes possède 99,99 %. Colas, filiale de Bouygues, ayant vendu ses 16,67 % de Cofiroute, celle-ci est entièrement détenue par Vinci.

Area, filiale d'Eiffage, est détenue à 99,4 % par APRR, elle-même détenue à 100 % par Financière Eiffari, qui est possédée pour moitié par Eiffage et pour moitié par Macquarie Autoroutes de France, à son tour détenue à 100 % par des fonds d'investissement gérés par Macquarie.

SAPN est détenue à 99,97 % par Sanef SA, qui appartient à 100 % à la holding HIT SAS, qui est un consortium composé, pour 52,55 %, de la société Abertis Infrastructures, qui est un groupe espagnol gérant des concessions autoroutières (utilities), et pour le reste, de la Caisse des dépôts et consignations (20 %), de Predica (12,42 %), d'AXA (9,93 %) et de FFP Invest (5,1 %).

M. Hervé Maurey, président. - Je vous remercie de ces réponses. Le coût d'une renationalisation des autoroutes a été évalué 15 milliards d'euros par la commission du développement durable de l'Assemblée nationale, et à 45 milliards d'euros par le ministre des transports, sur la base d'une évaluation de la Cour des comptes.

Je propose que notre commission constitue un groupe de travail, qui procédera aux auditions des différents acteurs en vue d'élaborer une proposition de loi. Votre avis ne doit pas rester lettre morte.

M. Charles Revet. - Tout à fait !

M. Hervé Maurey, président. - La réforme constitutionnelle de 2008 renforce l'initiative parlementaire. À nous de nous saisir !

La proposition du groupe de travail recueille l'assentiment général.

Loi de finances pour 2015 - Désignation des rapporteurs pour avis

La commission procède à la désignation des rapporteurs pour avis sur le projet de loi de finances pour 2015.

Ont été désignés :

Mission Politique des territoires : M. Rémy Pointereau

Mission Ecologie, développement et mobilité durables :

Transports routiers : M. Jean-Yves Roux ;

Transports ferroviaires et fluviaux : M. Louis Nègre ;

Transports aériens : M. François Aubey ;

Transports maritimes : M. Charles Revet ;

Prévention des risques et Météorologie : M. Pierre Médevielle ;

Biodiversité et Transition énergétique : M. Jérôme Bignon.

Mission Recherche et enseignement supérieur :

Recherche en matière de développement durable : Mme Geneviève Jean.

La réunion est levée à 12 h 00.