Mardi 3 avril 2018

- Présidence de M. Michel Boutant, président -

La réunion est ouverte à 17 h 30.

Audition de M. Bernard Cazeneuve, ancien Premier ministre

M. Michel Boutant, président. - Nous poursuivons nos travaux par l'audition de M. Cazeneuve, ancien Premier ministre, ancien ministre de l'intérieur et qui a rejoint, en sa qualité d'avocat, un cabinet de confrères. Notre commission d'enquête réalise un diagnostic de l'état des forces de sécurité intérieure de notre pays, en raison d'un mouvement de colère qui s'est développé en leur sein, notamment au sein de la police nationale. Votre expérience nous est précieuse à plusieurs égards : en tant que ministre de l'intérieur, vous avez dû faire face à plusieurs attentats de grande ampleur. Vous avez mis en place une réponse policière et judiciaire à ces actes criminels, et réalisé des efforts considérables pour éviter de nouvelles actions terroristes. Ces actions ont mis les forces de l'ordre à rude épreuve à la fin de l'année 2016. Les canaux traditionnels d'expression du mécontentement au sein de la police nationale ont été débordés par des mouvements de colère qui ont donné lieu à la création de coordinations en dehors des syndicats.

Vous avez mis en oeuvre plusieurs réformes au sein de la police et de la gendarmerie pour améliorer les conditions de travail des agents ; un plan de prévention des suicides a été mis en place en janvier 2015 ; en avril 2016 a été signé un protocole prévoyant un ensemble de mesures statutaires en faveur des policiers et des gendarmes, qui continue à s'appliquer - nous reviendrons au cours d'une audition sur l'ensemble de ces événements.

Cette audition est ouverte à la presse, elle sera diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Un compte rendu sera publié. Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Bernard Cazeneuve prête serment.

M. François Grosdidier, rapporteur. - Notre commission d'enquête a été instituée après l'expression, hors du champ syndical, de la colère des policiers, et après une série de suicides parmi les forces de police et de gendarmerie. Ce n'était pas la première vague, vous en avez connues en tant que ministre. Nous avons souhaité réaliser un état des lieux pour aboutir à des préconisations. Les causes sont multifactorielles, certaines très anciennes, et dépassent les clivages droite-gauche : les retards accumulés ou le malaise se sont creusés sur des durées plus longues que les alternances politiques.

Policiers et gendarmes exercent des missions toujours plus exigeantes dans un contexte de risque accru, avec des moyens souvent insuffisants : parc immobilier vétuste, véhicules à bout de souffle, équipements progressivement complétés, mais qui ne sont pas au niveau... Policiers et gendarmes sont en quête de reconnaissance et de sens par les politiques, l'opinion et les magistrats... Ils ont parfois l'impression de prendre des risques accrus pour un résultat vain.

Nous devons mieux connaître la politique de ces deux maisons sur la prévention des risques psychosociaux. Vous avez mis en place des mesures de prévention et d'action comme ministre de l'intérieur, à la suite de commandes passées auprès des directeurs généraux de la police nationale (DGPN), de la gendarmerie nationale (DGGN) et de la sécurité intérieure (DGSI). Nous avons pu les analyser avec le Service de soutien psychologique opérationnel (SSPO).

Le management diffère beaucoup entre la police nationale et la gendarmerie, ce qui crée une ambiance très différente en leur sein. La gendarmerie résiste mieux au blues et à la déprime, peut-être en raison de l'esprit de corps des militaires, alors que l'on a ressenti un esprit de caste dans la police nationale, une moindre solidarité entre l'agent de terrain et le sommet de la hiérarchie. L'esprit militaire prépare peut-être davantage à l'adversité. Or nos forces de l'ordre sont confrontées aux actes terroristes et à des violences urbaines de plus en plus fortes, qui se concrétisent parfois par des guets-apens. Les agents de la police nationale sont parfois frappés par un véritable syndrome de Magnanville, un sentiment d'insécurité pour eux-mêmes et leur famille.

Comment avez-vous ressenti et estimé les choses à l'époque, pour aboutir au premier plan de prévention des risques psychosociaux en 2015 ? En 2016, vous avez mis en place des protocoles dont on nous dit qu'ils n'ont été que très partiellement mis en oeuvre. Quel bilan dressez-vous à ce jour ? Quelles préconisations faites-vous, comme homme libre que vous êtes devenu aujourd'hui ?

Sur le management et l'état d'esprit négatif, on nous a rapporté la pression de la politique du chiffre - certains nous disent qu'elle n'a jamais existé et a été dénoncée à tort, tandis que d'autres affirment qu'elle existe toujours. La base prétend que la hiérarchie intermédiaire serait payée selon le nombre de bâtons, et qu'elle leur demande des résultats qui confinent à l'absurde. Tandis que la hiérarchie affirme que cette politique n'a jamais existé. Qu'en est-il ? Quels critères plus qualitatifs pourraient être définis pour promouvoir le personnel ? S'il s'agit d'un problème de communication interne à la police nationale, comment dialoguer avec la base pour en finir avec l'idée d'une politique purement quantitative ne servant à rien et ne garantissant pas la sécurité des citoyens ?

Nous avons constaté la grande misère du parc immobilier de la police nationale et de la gendarmerie - pour le domaine de l'État - qui s'est accumulée durant de très nombreuses années où l'investissement immobilier était la première variable d'ajustement du budget. Il reste un parc immobilier très usé. À combien estimeriez-vous l'effort budgétaire nécessaire de la Nation pour rénover le parc immobilier et les équipements, et sur combien d'années ?

La forte réduction des effectifs, avant votre prise de fonctions, participe également du malaise des policiers. Ils ont ensuite augmenté, mais alors que les forces de l'ordre étaient largement sollicitées par la vague terroriste et par des opérations de maintien de l'ordre - ces dernières avaient été les premières réduites par la réforme générale des politiques publiques (RGPP). L'annonce de la création de 10 000 postes supplémentaires sur la durée du quinquennat, en même temps que la mise en oeuvre de la directive européenne sur le temps de repos permet-elle de retrouver des effectifs suffisants pour mettre en place une police de sécurité du quotidien qui nécessiterait plus de contact, sans gagner du temps sur les tâches administratives et les procédures ? Nous confirmez-vous que les policiers ou les gendarmes accordent deux tiers de leur temps aux tâches procédurales, et un tiers à l'opérationnel ? Lorsque vous étiez ministre, avez-vous déjà réfléchi à cette question avec la Chancellerie pour alléger ces tâches par plus de dématérialisation ?

Certaines tâches indues devraient relever de l'administration pénitentiaire ou des polices municipales, comme une procédure de contravention avec amende forfaitaire qui nécessite encore une audition par la police nationale avant transmission au ministère public. Y a-t-il des marges de progression ? Les avez-vous toutes explorées ; y en a-t-il d'autres ? Vous êtes-vous heurté à des inerties ? La dernière fois que je vous ai vu à la Commission consultative des polices municipales en 2016, vous affirmiez, en toute bonne foi, que les décrets autorisant l'accès des policiers municipaux aux fichiers de plaques minéralogiques et de permis de conduire devraient être publiés avant fin 2016 ; nous les attendons toujours...

Ces problèmes sont récurrents, souvent anciens, pour lesquels les pouvoirs politiques ont identifié des solutions, mais celles-ci sont longues à mettre en oeuvre.

M. Bernard Cazeneuve, ancien Premier ministre. - Merci de m'offrir l'hospitalité de cette commission d'enquête parlementaire. Je n'étais pas revenu depuis plus d'un an, j'y reviens avec beaucoup d'émotion, même si je n'avais pas le choix...Vous avez quelques moyens coercitifs - sans avoir eu besoin de les utiliser. Lorsqu'on a exercé des responsabilités gouvernementales, il est très important de pouvoir rendre compte de l'action conduite, avec le plus de précision possible. J'ai gardé un excellent souvenir de la qualité des débats que nous avons eus au Sénat, y compris dans les moments les plus difficiles auxquels notre pays a été confronté.

Je suis dans le contexte particulier d'un ministre ayant quitté ses fonctions depuis plus d'un an, qui a laissé ses archives au ministère, comme le veut l'usage, et qui n'a pas voulu solliciter ses anciens collaborateurs pour ne pas les compromettre. J'ai donc puisé mes informations dans mes souvenirs et dans quelques documents budgétaires.

Le contexte entre 2012 et 2017 était très exceptionnel, en raison de la conjonction d'événements mettant durement à l'épreuve les forces de sécurité, avec un niveau de tension important. Jamais nous n'avions subi, conjointement, des épreuves d'une telle ampleur. Je pense à l'importance des attaques terroristes qui nous ont obligés à adapter les forces de sécurité et à mettre en place des moyens exceptionnels face à des attaques terroristes inédites, ou aux manifestations parfois violentes avec des manifestants déterminés à casser, aux zones à défendre, à la crise migratoire exceptionnelle de 2015-2016 qui a conduit plus de deux millions de migrants vers l'Union européenne. Les forces de sécurité ont fait face à une situation particulièrement difficile et à des violences dans un certain nombre de quartiers. Je rappelle l'extrême violence dont le policier Yann Saillour avait été l'objet à Saint-Denis. Nous avons été obligés de renforcer les moyens des brigades anti-criminalité (BAC) et de la gendarmerie, et d'adapter le dispositif de sécurité pour faire face à la menace. D'où le phénomène que vous avez très bien décrit, un sentiment d'épuisement et de sur-sollicitation des forces de l'ordre, et un lourd tribut payé par elles. Les événements récents montrent à quel point ils paient ce tribut avec un sens du sacrifice et de l'héroïsme exceptionnel.

L'exécutif a d'abord rehaussé les moyens de la police et de la gendarmerie, avec la création de 9 000 emplois dans les forces de sécurité et les services de renseignement pendant le quinquennat. Dès 2012, le précédent président de la République s'était engagé à créer chaque année 500 emplois supplémentaires dans la police et dans la gendarmerie, engagement tenu dès le premier exercice budgétaire. Cela augmentait les effectifs de 2 500 personnes. Puis il y a eu les attentats de janvier, le plan de lutte antiterroriste, puis le pacte de sécurité après les attentats du Bataclan de novembre 2015. L'effort cumulé s'est traduit entre 2012 et 2017 par une augmentation des effectifs de 9 000 agents. Les détails sont dans les documents budgétaires sur lesquels vous travaillez. Le solde net cumulé des schémas d'emploi pour la police nationale était excédentaire de 5 649 agents. Il y a une différence entre le solde net cumulé des schémas d'emploi et l'évolution des plafonds d'emplois autorisés. Pour la période 2013-2017, ce dernier était de 5 390 emplois. Le constat réalisé pour la police nationale était de 4 483 agents. La gendarmerie nationale a eu un solde net cumulé des schémas d'emploi de 3 188, une évolution du plafond d'emplois de 4 334 et une évolution des effectifs constatée de 3 709. Au total, de 2013 à 2017 il y a eu une augmentation de 8 192 agents. Si l'on intègre l'année 2012, date des premiers efforts, les effectifs ont augmenté de 9 000 sur le quinquennat. Ces dernières semaines, j'ai parfois entendu que les effectifs avaient essentiellement augmenté dans les forces antiterroristes et qu'ils seraient désormais augmentés pour la sécurité du quotidien. Sur la période 2013-2017, si des efforts ont été réalisés en faveur des services de sécurité intérieure, notamment des services de renseignement - Service central du renseignement territorial (SCRT) et DGSI - à hauteur de 2 500 agents, le solde des effectifs, près de 6 000 agents, a été consacré à des forces assurant précisément la sécurité quotidienne des Français : unités de forces mobiles demandées par tous les maires pour renforcer la police de sécurité publique dans les quartiers où des actes de délinquance peuvent se produire, brigades anti-criminalité mobilisées comme les pelotons de surveillance et d'intervention de la gendarmerie (PSIG) pour faire face à de fortes violences dans certains quartiers... On est dans la police du quotidien lorsqu'on crée des effectifs de policiers pour la préfecture de police de Paris, on est dans la sécurité du quotidien lorsqu'on arme et équipe de moyens de protection - gilets pare-balles - les forces de sécurité, quel que soit l'endroit où elles se trouvent : ainsi, la police de sécurité quotidienne peut assumer ses prérogatives.

Le budget du ministère de l'intérieur consacré à la sécurité a donc augmenté de 1,1 milliard d'euros entre 2012 et 2017. Il est passé de près de 12 milliards à 13,1 milliards d'euros, hors contribution aux pensions des fonctionnaires. Dans cette somme, 400 millions d'euros ont concerné les moyens d'investissement, de fonctionnement et d'équipement - véhicules, moyens matériels, armes, moyens de protection, immobilier... Nous avions négocié avec le général Favier, à l'époque directeur général de la gendarmerie, l'augmentation de 70 millions d'euros par an des crédits alloués à la gendarmerie, pour moderniser les casernements et les équipements. Nous avons profité des plans successifs d'augmentation des crédits de la police et de la gendarmerie pour faire le même effort pour la police, avec un plan de rénovation des commissariats, qui se déclinera dans le temps, mais qui mettra du temps à se voir, en raison des sous-investissements chroniques pendant de nombreuses années. Il faut un effort budgétaire de longue durée pour constater l'effet sur les commissariats et les brigades de gendarmerie.

Cet effort budgétaire doit être poursuivi de manière significative. Le Gouvernement veut créer 10 000 emplois supplémentaires nets. Cela suppose d'augmenter aussi les crédits hors T2 - équipements, véhicules et moyens immobiliers - en conséquence. Le Gouvernement fixera cette somme selon les éléments dont il dispose - et moi non ; j'ai toujours été agacé d'entendre des commentateurs dire qu'il n'y en avait pas assez...

Nous avons alloué une partie des moyens budgétaires à la modernisation des moyens de communication de la police et de la gendarmerie. En octobre 2014, à la faveur du retour de terroristes du théâtre des opérations en Irak et en Syrie, nous avons constaté que leur retour ne nous avait pas été signalé par les autorités turques et qu'ils étaient arrivés à Marseille au lieu d'Orly ou de Roissy. Le dispositif de surveillance n'avait donc pas fonctionné. Il a été décidé d'engager un plan de création d'un outil moderne numérique qui modernisait à la fois les infrastructures numériques et les équipements des forces de police et de gendarmerie. Depuis 2014 leur ont été attribuées des tablettes numériques. En septembre 2014, le projet est lancé. En octobre 2014, un Comité de pilotage a réuni les différents acteurs. Dès l'automne 2014, plusieurs applications métiers sont définies et la solution Android sécurisé SecDroid est adoptée par le Gouvernement. Le groupement de gendarmerie du département du Nord et la Direction départementale de la sécurité publique (DDSP) de Seine-et-Marne ont expérimenté l'outil. En juin, 2 000 caisses des premiers smartphones et tablettes sont distribuées dans les sites d'expérimentation de la gendarmerie et, fin 2016, près de 10 000 appareils collectifs et individuels sont distribués aux gendarmes sur tout le territoire. Ce dispositif dote les gendarmes d'équipements mobiles leur permettant d'accéder dans un environnement très sécurisé aux systèmes d'information en utilisant des matériels grand public et d'utiliser les réseaux opérés en fonctionnement nominal ou en situation de crise ; je pense notamment à Rubis ou Acropol.

Le même plan a été décidé pour les policiers. Plus de 90 millions d'euros ont été mobilisés dès 2014, et ont servi en grande partie à la modernisation des infrastructures sur lesquelles des investissements n'avait pas été faits depuis longtemps, notamment Cheops. La montée en puissance du plan d'équipement des policiers en moyens numériques et en tablettes a fait l'objet de crédits de paiement à hauteur de 700 millions d'euros en 2015, de 2,2 millions d'euros en 2016, et de 5,5 millions d'euros en 2017. En 2018 étaient prévus 11 millions d'euros. Le Gouvernement a décidé d'abonder un peu cette enveloppe. Au total, presque 20 millions d'euros d'autorisations d'engagement et de crédits de paiement ont été alloués sur la période. Lorsqu'il m'arrive d'entendre que l'on veut faire passer la police du XIXe siècle au XXIsiècle, je dirais que le XXI e siècle a commencé en 2014... Il est tout à fait judicieux que le Gouvernement poursuive dans cette voie. Cela correspond à une demande des policiers pour moderniser notre police et notre gendarmerie. Les crédits hors T2, qui avaient diminué de 17,77 % entre 2007 et 2012, ont augmenté de 10,37 % entre 2012 et 2016 pour la gendarmerie nationale ; pour la police, ils avaient diminué de 15,97 % entre 2007 et 2012, ils ont augmenté de 15,26 % entre 2012 et 2016. Ces chiffres figurent dans les documents budgétaires. Le Sénat est une maison de sagesse, et vous vous inspirez de ces documents pour faire vos travaux...

Concernant la lutte contre les risques psychosociaux, nous avons constaté entre 2014 et 2015 une augmentation du nombre de suicides. Nous avons mis en place un plan de prévention des suicides le 28 janvier 2015, après avoir débattu avec les organisations syndicales, présentes également lors de l'annonce. Nous avons recruté sept psychologues au sein du SSPO, cellule dédiée à l'écoute des agents en souffrance, et créé six postes supplémentaires de psychologues cliniciens pour accompagner les élèves policiers de tous grades durant leur scolarité. Nous avons diffusé une instruction rappelant l'obligation qu'ont les chefs de service de s'assurer que les policiers répondent réellement aux convocations des médecins de prévention, l'identification d'un référent de l'accompagnement des personnels - agent volontaire spécifiquement nommé pour les assister et les orienter, le cas échéant, vers les professionnels de soutien.

La DGPN a signé une convention avec l'établissement de soins Le Courbat, bien connu des policiers, pour le suivi du retour en service après un congé de longue maladie. Nous souhaitions mettre en place un accompagnement psychologique important des policiers. L'expérimentation du dispositif permettant aux policiers de déposer leurs armes de service, à la fin de leur vacation, dans des casiers individuels, a été remise en cause lorsque nous avons décidé, en lien avec les organisations de police, d'autoriser les policiers à porter leur arme en raison des agressions dont ils faisaient l'objet, notamment après Magnanville. Nous avons refondu les cycles de travail, demande des professionnels de la police, en raison du niveau de stress auquel ils étaient confrontés. Ces mesures ont été négociées. Tous les psychologues ont été recrutés. La hiérarchie a été sensibilisée. En 2015, nous avons recréé la Direction de la formation de la police nationale, supprimée en 2008, et qui est redevenue une direction d'administration centrale du ministère de l'Intérieur, au même titre que la DGPN. Cette direction a mis en place des dispositifs d'accompagnement, même s'il est encore trop tôt pour avoir des résultats précis.

Ce plan ne sera efficace que s'il est suivi en permanence, que de nouvelles mesures sont prises, tenant compte de l'évolution des contraintes auxquelles les policiers sont confrontés. La lutte contre les suicides dans la police et dans la gendarmerie est un travail de longue haleine, qui en appelle à l'attention la plus grande de la hiérarchie, tant de la part du DGPN, du DGGN que du ministre lui-même. Le ministre Gérard Collomb a raison de faire de ce sujet une priorité ; c'est en travaillant sur ces questions au long cours que l'on obtiendra de véritables résultats.

Vous avez insisté sur la politique du chiffre et la pression excessive qu'elle peut faire peser sur les policiers et les gendarmes. Manuel Valls a annoncé dès juin 2012 la fin de la politique du chiffre. Le chiffre unique de la délinquance, indicateur dépourvu de pertinence statistique et de rigueur scientifique, a été abandonné. L'Inspection générale de l'administration et l'INSEE ont réfléchi à la manière dont on pouvait rendre compte de la délinquance de façon transparente et avec de véritables outils d'évaluation des statistiques. Notre réforme a abouti à la création d'un service de statistiques ministérielles, qui a intégré les statistiques de la délinquance enregistrées par les services de sécurité intérieure dans le champ labellisé de la statistique publique avec les mêmes critères d'exigence que l'ensemble des statistiques publiées. Cela permet d'avoir des outils d'évaluation et de travailler avec les policiers sur la manière de l'utiliser non pas comme un outil de pression, mais comme un outil de travail.

M. François Grosdidier, rapporteur. - Y a-t-il un problème avec la hiérarchie intermédiaire comme l'assure la base ?

M. Bernard Cazeneuve. - À partir de cette date, les critères à partir desquels les policiers ont été évalués ont fait l'objet d'instructions de la part de Manuel Valls et de moi-même, ministre de l'intérieur, puis Premier ministre. Nous ne voulions pas faire de la statistique sur la délinquance le critère de promotion des policiers. Certaines habitudes sont ancrées. Le ministère de l'intérieur doit rappeler les orientations, et le ministre s'impliquer personnellement dans les contrôles. L'ensemble des directeurs d'administration centrale et des fonctionnaires de ce ministère sont d'une grande loyauté et ont une vraie passion de la République et de l'État, mais, comme dans tout ministère confronté à une pression très forte, s'il n'y a pas un contrôle là où il y a une confiance, on n'obtient pas nécessairement le niveau de résultat attendu.

Oui, il y a des tâches indues. En 2016, au moment de la crise à laquelle les policiers ont été confrontés, et qui a occasionné des manifestations dans tous les commissariats, nous avons lancé, sous le pilotage des préfets et en présence des directeurs départementaux de la sécurité publique (DDSP), en lien avec les policiers de base, une réflexion pour définir les charges indues et les investissements immédiats nécessaires. Des efforts budgétaires ont ensuite été annoncés par le président de la République. Les choses ont progressé aussi vite que je l'aurais souhaité grâce au dialogue entre le ministère de l'Intérieur et le ministère de la Justice, chacun étant dans son rôle : le ministère de l'intérieur souhaitait que les charges pesant sur les forces de sécurité, chronophages, puissent être utilement remplacées par une présence quotidienne auprès des citoyens ; tandis que le ministère de la Justice était légitime à demander que la réduction des charges indues ne remette pas en cause des dispositifs de procédure pénale garants de l'État de droit.

Nous avons décidé un premier ensemble de mesures de simplification, mais il est possible d'aller au-delà sans remettre en cause la procédure pénale. Cela suppose un pilotage interministériel avec une volonté forte de Matignon d'accompagner le ministère de l'Intérieur, afin d'alléger la tâche des policiers.

Enfin, je dirai quelques mots sur le protocole : il représente des sommes très significatives. Le protocole relatif aux parcours professionnels, carrières et rémunérations (PPCR), qui avait été décidé pour l'ensemble de la fonction publique, est appliqué de façon différentielle pour la police et la gendarmerie, en raison des sujétions de service public particulières auxquelles ces dernières doivent faire face. Des mesures statutaires et catégorielles ont été décidées pour fluidifier les carrières, en réconciliant les grades et les missions, et reconnaître les sujétions particulières. Je pense, par exemple, à l'augmentation de 80 % de la prime OPJ, la revalorisation de 2 points en quatre ans de l'indemnité spécifique de sujétions particulières, la revalorisation des petits traitements des adjoints de sécurité (ADS) et des gendarmes adjoints volontaires, la résorption du stock de brigadiers bloqués dans leur carrière, au repyramidage, à la prise en compte des postes difficiles, la valorisation indemnitaire et indiciaire de la police technique et scientifique ainsi que des psychologues et au train de mesures qualitatives de simplification des procédures permettant d'améliorer l'efficacité des conditions de travail des agents et militaires pour une meilleure conciliation entre la vie professionnelle et la vie privée. On a parlé de la prévention des suicides, de l'effort réalisé en matière de formation, de la modernisation des outils informatiques.

Ce plan de mesures catégorielles, qui s'inscrit dans la continuité des mesures prises sous le gouvernement de Nicolas Sarzoky, représente pour la période qui s'ouvre un investissement global de 865 millions d'euros. J'ai parfois entendu dire que l'on en avait trop fait pour les policiers et les gendarmes, mais on ne peut pas à la fois les remercier pour le sacrifice dont ils font l'objet dans l'exercice héroïque de leur mission et ne pas reconnaître le travail qu'ils réalisent, les sujétions de service public qui leur incombent, la part de souffrance qui s'attache à leur mission particulièrement difficile, en honorant les engagements qui ont été pris en termes de bonifications indiciaires.

Je répondrai le plus précisément possible aux questions qui me seront posées.

M. Alain Cazabonne. - J'aimerais que l'on revienne sur la politique du chiffre.

Pour avoir été maire de Talence pendant vingt-quatre ans, je sais comment cela se passe sur le terrain : lors des réunions de quartiers, les habitants réclament la présence de la police, le commissaire dépêche alors des unités de police pour faire des contrôles, arrêter des dealers, ce qui fait du chiffre. Les agents que nous avons auditionnés nous font remarquer que cela entraînerait des primes pour la hiérarchie. Y a-t-il, oui ou non, une différenciation entre la hiérarchie et l'agent ?

Mme Brigitte Lherbier. - Lorsque j'étais maire-adjointe chargée de la sécurité, vous êtes très souvent venu, monsieur le ministre, à Roubaix ou à Tourcoing, des zones de sécurité prioritaires proches de Calais, de la Belgique, des Pays-Bas. Ce sont des zones difficiles pour les forces de l'ordre. Pour autant, ce n'est pas tant cette situation qui crée un malaise que l'absence de compréhension : les hommes sur le terrain ont l'impression d'être des petits soldats qui vont au casse-pipe, si je puis dire, sans savoir le pourquoi du comment. On peut sacrifier sa famille, mais encore faut-il connaître les motivations de sa mission.

D'après les personnes que nous avons auditionnées, les gendarmes seraient plus enclins à créer du lien entre les hommes et la hiérarchie et les échanges d'informations s'opéreraient plus facilement.

Les maires sont en effet les premiers à réclamer du chiffre pour montrer à leurs concitoyens que la ville est sécurisée, mais cela serait de nature à mettre la pression sur les policiers.

M. Philippe Dominati. - Monsieur le Premier ministre, vous avez exposé votre action avec la conviction que nous vous connaissons. Vous avez été ministre du budget et ministre de l'intérieur. Permettez-moi de vous dire qu'en 2006 le T2 représentait 2,641 milliards d'euros, contre 2,509 milliards cette année, soit 140 millions en moins pour les agents supplémentaires recrutés au cours de ces dernières années.

À vous écouter, la police aurait commencé sa modernisation en 2014. Pour autant, sur une décennie, on s'aperçoit que, avec plus d'agents, le budget de fonctionnement pâtit d'une baisse de 5 %.

Vous n'avez pas répondu, faute de temps, aux questions du rapporteur concernant l'immobilier.

Pour ma part, j'attends de vous que vous nous parliez de votre expérience. Peut-être n'avez-vous pas été compris dans votre action : les policiers ont manifesté, les gendarmes n'étaient pas loin de se joindre au mouvement. Certes, les événements exceptionnels ont contribué à cette situation, mais avez-vous des regrets ?

Lorsque nous avons connu une crise financière lors de la décennie précédente, les dirigeants ont pris des mesures d'exception. Pour ce qui vous concerne, les événements se sont enchaînés. Avec le recul, avez-vous des regrets dans l'organisation des forces en termes de structures ?

Nous avons été nombreux, dans la majorité ou l'opposition, à nous interroger sur le nombre de services du renseignement intérieur : trois, quatre, peut-être même cinq avec le renseignement pénitentiaire. Fallait-il les regrouper ? On peut se poser cette question légitime, car ce débat est toujours d'actualité au regard du terrorisme. Vous étiez dans l'action : avez-vous réfléchi à ce problème structurel ou peut-être n'avez-vous pas eu le temps de le faire ? Je me souviens que vous étiez mécontent, voire agacé, du fonctionnement de la cellule de coordination à Beauvau. On a le sentiment que les mesures interministérielles qui ont été prises font double emploi avec celles qui existaient à l'Élysée. Est-ce une fausse ou une mauvaise idée de parler d'un resserrement ou d'un regroupement des services du renseignement intérieur ?

Par ailleurs, je m'interroge sur l'organisation de la police nationale. Le directeur général de la police nationale est devenu au fil du temps un préfet. La préfecture de police a un poids de plus en plus important.

Dans un livre, M. Urvoas a parlé en 2012 d'« un système désuet ». Dans un chapitre consacré à l'organisation de nos services de police et des services de sécurité intérieure, il expliquait que le poids important et ancestral de la préfecture de police par rapport à la DGPN constituait un déséquilibre et était de nature à créer un morcellement. Trois policiers et un gendarme, me semble-t-il, faisaient partie de votre état-major resserré. Cette organisation vous paraît-elle la plus performante ou doit-on faire évoluer les choses ?

Je comprends tout à fait votre discours sur votre action passée, mais j'aimerais vraiment que l'homme politique que vous êtes nous donne quelques pistes pour l'avenir - c'est l'objet même de notre commission d'enquête.

Malgré les deux crises exceptionnelles que vous mentionnez, je m'étonne que l'organisation de notre police et des forces intérieures soit exactement la même que celle qui existait avant la crise. Si les hommes sont, comme vous le dites, remarquables - et nous partageons votre avis -, se pose peut-être un problème de structure.

Mme Isabelle Raimond-Pavero. - Monsieur le ministre, je voudrais vous poser une question plus ciblée sur les mesures de protection des opérateurs d'importance vitale (OIV).

Vous le savez, en cas d'intrusion, le temps est vraiment compté pour pouvoir se protéger. Aujourd'hui, des forces locales de sécurité interviennent en premier lieu avec le RAID, mais il est prévu que les OIV mettent en place eux-mêmes des pelotons spécialisés de protection de la gendarmerie (PSPG), qui entrent plus ou moins en conflit avec les structures militaires. En cas de crise très grave, nos hommes se demandent qui pilote l'avion et souhaitent savoir si des moyens vont leur être accordés pour créer une entité qui réunirait les OIV, le RAID, le Groupe d'intervention de la Gendarmerie nationale (GIGN) et les PSPG.

M. Henri Leroy. - Monsieur le Premier ministre, ma question sera très courte : je ne sais si vous pouvez ou voulez y répondre.

Durant nos mois d'enquête, nous nous sommes rendu compte - je l'espère en tout cas ! - que les forces de sécurité sont constituées de deux mondes différents : la police et la gendarmerie. Ces deux forces dépendent du ministère de l'Intérieur - ce n'est pas de votre fait, je le sais -, mais il est antinomique de vouloir marier ce qui ne peut l'être à mes yeux : elles ne sont pas de même culture, ni de même formation, et n'ont pas les mêmes objectifs, bien qu'elles aient les mêmes missions.

Ce regroupement de la police et la gendarmerie au sein du même ministère est-il, selon vous, une bonne chose ?

M. Jean Sol. - Les différentes auditions conduites à ce jour démontrent la non-homogénéité du management, notamment au sein de la police nationale. Partagez-vous ce diagnostic ? Si oui, quelles solutions préconisez-vous pour remédier à la situation ?

J'ai cru comprendre que vous aviez créé une direction de de la formation. Or j'ai le sentiment que cette structure ne travaille pas ou travaille peu avec la direction des ressources humaines. Cela pose problème en termes de cohérence et de coordination managériale.

M. Bernard Cazeneuve. - Je vous remercie infiniment de toutes ces questions intéressantes, qui montrent la qualité du travail que vous accomplissez et présagent d'un rapport parlementaire qui pourra utilement éclairer l'action du Gouvernement.

Vous avez évoqué la politique du chiffre et le lien qui peut exister entre les chiffres obtenus en matière de lutte contre la délinquance et les bonifications dont peuvent bénéficier les policiers. La délinquance est parfois concentrée dans un certain nombre de quartiers. L'intervention de la police y est plus fréquente et les conditions d'intervention des policiers sont plus difficiles. Il est donc nécessaire de donner aux policiers les moyens d'accomplir correctement leur mission dans ces territoires que l'on appelle parfois « les territoires perdus de la République ». En témoigne le plan de renforcement des équipements des brigades anti-criminalité, le plan BAC. Nous avons décidé d'augmenter en quelques mois les moyens de ces forces de police pour leur permettre de faire face à la vétusté des boucliers, des véhicules, etc.

Je ne pense pas que la politique du chiffre soit l'aiguillon des services de police dans ces quartiers. En revanche, là où les policiers donnent beaucoup d'eux-mêmes en prenant des risques, des primes existent pour les gratifier. La réalité est plutôt celle-ci, mais là n'est pas le problème si les policiers de base ont une perception différente.

Pendant la période où j'étais ministre de l'intérieur, j'ai été frappé à la fois par la volonté de la hiérarchie policière de faire le mieux possible alors que le pays était très exposé, et le ressenti de la base policière - la hiérarchie s'éloignait d'elle et la base était de plus en plus incomprise, notamment au regard des contraintes auxquelles elle était confrontée dans l'exercice de ces missions. Il y a donc là un problème de fond, qui ne pourra être réglé que par plusieurs ministres successifs, à condition que ceux-ci aient la volonté de conduire cette action au long cours.

À cet égard, il faut mener une action de formation des personnels de la police, augmenter le niveau de formation, mettre en place des pratiques managériales et former à ces pratiques en vue de mieux marier autorité et écoute, ce que les gendarmes font peut-être mieux - ils ont en tout cas le sentiment de mieux le vivre. La direction de la formation a été créée pour faire en sorte que la police républicaine soit bien formée, et le soit constamment. J'estimais alors que des progrès considérables devaient être réalisés en matière de management, non pas eu égard à une mauvaise volonté de la hiérarchie ou à une insoumission de la base, mais tout simplement parce qu'il fallait renouer des fils, remettre les problématiques en perspective, avec l'objectif d'améliorer l'organisation du management.

Vous me demandez si j'ai un regret. Je n'ai pas pu aller au bout de cette réflexion parce que ce travail ne peut se faire que dans un cadre pluriannuel et ne peut pas se déployer sereinement dans une période de crise aiguë, comme celle à laquelle nous avons été confrontés.

M. Dominati me demande pourquoi nous n'avons pas engagé plus de réformes de structures pour ce qui concerne les services de renseignement et la coordination, une question que nous avons déjà évoquée ensemble lorsque j'étais en fonctions.

M. Philippe Dominati. - Ce n'est pas un bilan. Je me place dans la prospective.

M. Bernard Cazeneuve. - Je vais essayer de faire une lecture rétro-prospective : comment faire mieux demain en tenant compte de ce qui a été fait hier.

D'abord, la réorganisation du renseignement en 2008 a conduit à la disparition de la Direction de la surveillance du territoire (DST) et des renseignements généraux, avec des résultats contrastés, c'est-à-dire une perte de capteurs sur le plan territorial, ce qui pouvait être très préjudiciable pour ce qui concerne la détection de signaux faibles. La principale réforme que nous avons souhaité engager reposait sur trois piliers.

Premièrement, la reconstitution d'un service de renseignement territorial : le Service central du renseignement territorial a été recréé et doté d'effectifs significatifs parmi les 2 500 effectifs supplémentaires affectés au service de renseignement ainsi que de moyens en T2, notamment pour assurer la modernisation de leurs conditions d'intervention.

Deuxièmement, la création de la Direction générale de la sécurité intérieure : elle a été détachée de la police nationale pour rattacher directement le renseignement intérieur au ministre de l'intérieur.

M. François Grosdidier, rapporteur. - Dans le même temps, le renseignement territorial demeurait attaché aux directions départementales de la sécurité publique (DDSP). N'y a-t-il pas là une incohérence ?

M. Bernard Cazeneuve. - Non parce que le renseignement territorial (RT) et le renseignement intérieur ne font pas le même travail : le renseignement territorial doit travailler en très étroite liaison avec la sécurité publique parce qu'il détecte des signaux faibles, qui peuvent révéler des risques graves, et la DGSI prend le relais. Le travail réalisé entre le RT et la sécurité publique ou parfois entre le RT et la gendarmerie peut être extrêmement positif - Le Monde a publié la liste des attentats déjoués depuis plusieurs années.

La sécurité intérieure, c'est autre chose. La DGSI, c'est le haut du spectre, le suivi des individus les plus dangereux, qui sont souvent engagés dans des activités à caractère terroriste ; on l'a vu d'ailleurs avec l'attentat de novembre 2015 - ceux qui nous ont frappés avaient franchi la frontière extérieure de l'Union européenne et étaient en lien direct avec des individus qui donnaient des ordres à partir de Raqqa.

Troisièmement, une loi sur le renseignement, une loi structurelle dans son contenu : les services de renseignement du premier et du second cercles ont été dotés des moyens technologiques d'intervention. Vous vous souvenez des débats que nous avons eus sur les algorithmes, nous avons mis en oeuvre des techniques de renseignement pour suivre des acteurs terroristes ainsi que des dispositifs de contrôle, en transformant la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité (CNCIS) en Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR). Par ailleurs, nous avons mis en place un contrôle juridictionnel beaucoup plus important, qui constitue une véritable réforme structurelle.

Quand vous devez adapter les services de renseignement à la loi Renseignement, c'est une révolution pour ces services. D'autres réformes étaient-elles nécessaires ? Sans doute. Mais était-il opportun de les faire toutes à la fois, alors qu'ils étaient confrontés aux attentats, aux filières terroristes ? Nous avons décidé de conduire ces réformes par étapes. Et c'est ainsi qu'il faut procéder, sauf à mettre les services sous une pression telle qu'ils finissent par se détourner de l'objectif pour lequel ils ont été créés, c'est-à-dire la mise hors d'état de nuire d'individus.

Faut-il poursuivre les réformes ? Oui, monsieur le sénateur. D'ailleurs, le Président de la République a décidé de mettre en place une task force autour de lui pour mieux analyser les phénomènes et mieux anticiper les risques. Cette réforme importante s'inscrit dans la continuité des réformes conduites par ses prédécesseurs, notamment le président Sarkozy, qui, aux termes du Livre blanc, a décidé d'instaurer le Conseil national du renseignement (CNR).

M. Michel Boutant, président. - Monsieur le Premier ministre, vous venez de nous parler relativement longuement de l'effort particulier consenti en faveur des services de renseignement et de la loi Renseignement. Permettez-moi de faire un lien avec les fiches S, alimentées par les renseignements collectés par le RT ou la DGSI, sur fond de lutte antiterroriste.

On dénombre un stock de 20 millions d'heures supplémentaires qui n'ont pas été réglées. Cette surcharge de travail provient de la lutte contre la délinquance et de la lutte antiterroriste. Quelle est votre analyse de la situation : le danger terroriste, les fichés S, un sujet polémique, et le surcroît de travail que cela entraîne ?

M. Bernard Cazeneuve. - Le niveau de menace reste extrêmement élevé. Aussi, l'ensemble des dispositifs dont dispose l'État doivent être mobilisés pour éviter la commission de nouveaux attentats. En disant cela, je soutiens le Gouvernement.

Alors que j'étais ministre de l'intérieur, des polémiques, provenant de sensibilités politiques différentes, ont parfois surgi, alors que, globalement, les lois étaient adoptées dans le consensus : j'ai bénéficié d'un fort soutien de l'opposition. Pour ma part, je n'agirai pas ainsi. Quand la situation est grave, la seule chose que doit faire une personne ayant exercé des responsabilités et qui sait la difficulté de l'exercice de ces responsabilités est de soutenir le Gouvernement. Je n'ai rien vu dans l'action du gouvernement actuel qui témoigne - bien au contraire ! - d'une baisse de la vigilance à l'égard du fait terroriste. Je dirai même plus : contrairement à ce qui a été parfois affirmé, le Gouvernement a inscrit dans la loi ordinaire les mesures de l'état d'urgence. Certains demandent le retour de l'état d'urgence, mais il faut ne pas avoir lu la loi d'octobre 2017 pour ne pas se rendre compte qu'une grande partie des mesures de l'état d'urgence y figurent déjà. Ce n'est pas parce que vous appelez une perquisition administrative une visite domiciliaire ou une assignation à résidence une mesure individuelle de contrôle administratif et de surveillance que l'on est sorti de l'état d'urgence. D'ailleurs, le Gouvernement a prévu la date butoir de 2020, si j'ai bonne souvenance, date au-delà de laquelle le texte sera de nouveau réexaminé.

Je soutiens l'action du Gouvernement, car l'unité nationale ne saurait être mise en cause : quand un pays est menacé par la barbarie et des barbares, on ne ménage pas son soutien, notamment de la part de ceux qui ont exercé des responsabilités en d'autres temps. Cela n'empêche pas de dire les choses, et je les dis.

Concernant la question des fichés S, ma position n'a pas changé : la lutte contre le terrorisme est une lutte contre ceux qui veulent s'en prendre aux principes de l'État de droit et aux principes constitutionnels fondamentaux qui régissent le fonctionnement de nos institutions. On ne gagne pas la victoire contre le terrorisme en cédant aux terroristes ce que les principes constitutionnels les plus importants inscrivent au coeur de nos textes fondamentaux. Or l'article 66 de la Constitution, sur lequel le Conseil constitutionnel a eu à se prononcer à plusieurs reprises, énonce très bien ce que sont les principes de droit qui doivent régir la mise en rétention ou en détention des individus. Mais ce n'est pas la seule raison qui me conduit à être très réservé.

Une fiche S est une fiche de mise en attention des services de renseignement en raison des interrogations qu'ils peuvent avoir sur le comportement d'un individu. Si vous mettez en rétention tous ceux sur lesquels vous êtes en attention, alors il n'y a plus de renseignement en France ; il faut le savoir. Tous ceux que vous surveillez sont ceux qui se dissimuleront pour passer à l'acte ensuite. Il y aura alors beaucoup plus d'attentats, et vous affaiblirez considérablement les moyens, les outils, les missions du renseignement en France. Cette idée est attentatoire à l'état de droit dans ses grands principes et c'est une idée dont l'inefficacité est totale. Je l'ai souvent dit : 100 % de précaution ne signifie pas zéro risque, même si zéro précaution équivaut toujours à 100 % de risque.

Nous devons nous équiper, nous armer et nous améliorer chaque jour davantage, mais cela ne garantit pas, ne garantit jamais qu'il n'y aura plus d'attentats ; cela doit être dit honnêtement aux Français, par souci de vérité et de rigueur.

Oui, les attentats et les attaques terroristes sont très mobilisateurs d'énergie pour les forces de l'ordre. Concrètement, cela induit la mobilisation du renseignement en permanence, la mobilisation des unités de forces mobiles pour interroger le fichier des personnes recherchées (FPR) et le Système d'information Schengen (SIS), et faire en sorte que ceux qui sont identifiés par d'autres services de police comme présentant un risque puissent être mis hors d'état de nuire. Cela représente un stress, une angoisse pour les policiers. Le niveau de la menace peut conduire à des difficultés importantes.

M. Dominati m'a posé une question sur le lien entre la préfecture de police de Paris et la police nationale.

Pour ma part, j'ai toujours été un ardent partisan de la préfecture de police de Paris, mais peut-être parce que je suis un esprit d'un extraordinaire classicisme... J'appartiens au vieux monde. Du reste, le vieux monde s'appelle parfois la démocratie : de vieux élus viennent devant des sénateurs expliquer ce qu'ils ont fait, et c'est cela la démocratie !

J'ai été très frappé par l'efficacité, en cas de crise, de la coordination de tous les services du ressort du préfet de police, mais je sais que cette question fait débat. Compte tenu de l'importance de la capitale et de sa couronne, cette capacité de coordination immédiate constitue un atout considérable.

Faut-il fusionner la Direction du renseignement de la préfecture de police de Paris (DRPP) avec la DGSI ?

M. Philippe Dominati. - Le directeur général de la police nationale n'est-il pas un peu affaibli par l'importance accrue des responsabilités inhérentes au préfet de police ? La police, c'est pour un tiers la préfecture de police et les deux tiers la police nationale.

M. Bernard Cazeneuve. - C'est vrai.

M. Philippe Dominati. - Le patron de la gendarmerie est le seul interlocuteur du ministre de l'intérieur.

M. Bernard Cazeneuve. - Plusieurs éléments sont à prendre en considération.

En période d'augmentation ou de baisse des effectifs, on envoie un signal très fort au ministère dans son ensemble et aux Français selon la manière dont on traite les deux structures. Pour ma part, j'ai toujours essayé de faire en sorte que l'on répartisse les effectifs entre le DGPN et le préfet de police de Paris en tenant compte des missions, des sujétions et de l'autorité de l'un et de l'autre.

Par ailleurs, j'ai toujours veillé à ce que la coordination entre les quatre grands directeurs du ministère - la DGPN, la DGGN, la DGSI et le préfet de police de Paris - se fasse autour du ministre tous les lundi matin, à l'occasion d'un comité d'état-major. Si vous pilotez directement les équipes, avec une gestion globale des problématiques auquel le ministère est confronté, les tensions sont moindres. Cela relève du management, et on revient là au sujet évoqué précédemment.

M. François Grosdidier, rapporteur. - Est-ce que cela allait toujours de soi ?

M. Bernard Cazeneuve. - Pas du tout. Permettez-moi de vous raconter une anecdote.

Lors de l'attentat de janvier 2015, les frères Kouachi commettent leurs crimes abjects contre Charlie Hebdo. Alors que nous les cherchons, une opération est déclenchée le soir à Reims. Dans la salle du fumoir au ministère de l'intérieur où sont réunis l'ensemble des directeurs généraux du ministère, je vois des journalistes des chaînes de télévision d'information en continu à un mètre des policiers du RAID qui sont en train d'intervenir. Je suis très en colère et leur demande de m'expliquer comment cela peut être possible. Constatant qu'il y a un défaut de coordination et un manque de communication entre les services, chacun redoutant peut-être qu'un autre service que le sien n'attrape les terroristes, j'indique alors que nous ne quitterons pas ce fumoir aussi longtemps que ces derniers n'auront pas été retrouvés. Comme il y a eu ensuite les attentats de Montrouge et de l'Hyper Casher, puis le grand défilé du dimanche, nous n'avons quitté cette salle que le mardi matin, dans un grand état d'épuisement.

Lors de cet épisode humain extrêmement difficile, poignant, réunissant des hommes exerçant des responsabilités et ayant à faire des choix tactiques - fallait-il prendre le risque de retirer les forces de Dammartin-en-Goële parce qu'on nous avait indiqué que les frères Kouachi pouvaient se trouver ailleurs en région parisienne et prendre le risque de les laisser s'échapper ? -, la coordination a été exceptionnelle. La tension, l'agacement que vous avez évoqué, ont conduit à donner des instructions très fermes.

Le ministère de l'Intérieur, pour lequel j'ai un attachement sans limite compte tenu de ce que nous y avons vécu collectivement, est extraordinaire de loyauté, d'engagement et de fidélité. C'est un ministère dont la dimension humaine est exceptionnelle, mais qui ne peut pas être piloté sans coordination permanente. Si l'on ne fait pas attention aux gens, aux relations qu'ils entretiennent entre eux, si l'on ne veille pas à la coordination, alors le risque que vous évoquez est possible.

Les enseignements que je tire de mon expérience, c'est que la gestion du ministère de l'Intérieur n'est pas simplement une question de moyens ou de structure, même si j'ai été heureux de bénéficier de moyens supplémentaires. Comme dans tout ministère comprenant des individus sous tension, car ils prennent des risques et exposent leur vie, le management et la relation interpersonnelle sont fondamentaux. La relation entre la préfecture de police et la police nationale ne fonctionne que s'il existe des dispositifs de rencontre et de coordination permanents, d'équilibrage des forces, des moyens et des ressources.

Monsieur Leroy, vous dites que la police et la gendarmerie n'ont rien à faire ensemble et que la gendarmerie doit relever du ministère de la défense. Je ne le pense pas. Ces deux forces sont certes culturellement très différentes. Elles ont appartenu à des ministères différents. L'une a été amenée à intervenir sur des théâtres d'opérations extérieures, pas l'autre. Les règles d'engagement du feu, même si elles ont été harmonisées par la jurisprudence, ont longtemps été différentes. Cela étant dit, dans les périodes de crise, cette différence de culture a été un facteur extraordinaire d'efficacité, car elle a créé de l'émulation, des échanges d'expérience et de la complémentarité.

À titre d'exemple, si les modalités d'intervention du RAID, de la Brigade de recherche et d'intervention (BRI) et du Groupe d'intervention de la gendarmerie nationale (GIGN) ont parfois été sources de tensions, elles ont aussi donné lieu à des échanges d'expériences, à des opérations communes, à des rencontres entre les acteurs, notamment entre les patrons des trois unités, puis entre les patrons de la police nationale et ceux de la gendarmerie nationale. Des entités dotées de moyens humains ont été créées. Un schéma définit les conditions d'intervention de ces forces, notamment en cas de tuerie de masse. J'ai constaté, lors de la tragédie de Trèbes, que le schéma mis en place sur l'ensemble du territoire national a fonctionné. On a su comment les forces devaient intervenir et on est aujourd'hui en mesure d'analyser la manière dont elles sont intervenues.

Enfin, des procédures ont été mises en place pour les opérateurs d'importance vitale, pour les sites SEVESO et les sites nucléaires, mais je ne peux pas les rendre publiques ici, alors que cette séance est publique ! Les ministres compétents pourront vous donner des informations de nature à vous rassurer sur ce sujet, à huis clos.

M. Alain Cazabonne. - Un responsable du renseignement en Gironde me disait récemment que les médias devaient cesser de parler des personnes fichées S, lesquelles seraient au nombre de 25 000, car cela affole la population, qui sait que l'on ne peut pas toutes les surveiller. Ce fichier comprend toutes sortes de gens. Il existerait un second fichier, de personnes beaucoup plus surveillées. Qu'en pensez-vous ?

Mme Gisèle Jourda. - Je suis encore sous le coup des événements qui se sont produits dans ma ville. Je tiens à saluer la rapidité d'intervention des forces de l'ordre, qui a permis d'éviter un drame. Je salue également l'entente parfaite entre ces différences forces, ainsi que la coordination avec les collectivités locales et la police municipale.

J'étais présente au QG auprès du préfet. Cet attentat nous a permis de nous rendre compte que nous devions nous protéger des médias en de telles circonstances, lesquels sont prévenus plus vite que les élus locaux et se rendent immédiatement sur place.

Je me suis également rendu compte que les forces de sécurité sur le terrain ne disposaient pas des informations des services de renseignement, notamment celles qui figurent dans le fameux fichier S. Comment faire en sorte qu'elles puissent les connaître ?

Enfin, comment renforcer la surveillance sur les réseaux sociaux des personnes connues et détectées, dans le respect des libertés bien sûr, afin de protéger nos concitoyens ?

M. Bernard Cazeneuve. - L'état-major opérationnel de prévention du terrorisme (EMOPT), qui a été mis en place, rassemble tous les acteurs de la lutte antiterroriste. Il accède au fichier de traitement des signalements pour la prévention de la radicalisation à caractère terroriste (FSPRT), et permet, autour du ministre, aux différents services d'échanger entre eux. Je ne sais pas ce qu'est devenu cet état-major, qui a été extrêmement utile au cours des derniers mois du précédent gouvernement. En tous les cas, cet état-major est dupliqué au niveau local. Les préfets sont censés réunir autour d'eux l'ensemble des services pour permettre l'échange d'informations que vous évoquez, comme je l'ai prévu dans les circulaires et les instructions que je leur ai adressées. Les choses doivent normalement fonctionner de la sorte.

M. Michel Boutant, président. - Nous vous remercions très sincèrement, monsieur le Premier ministre, d'avoir répondu à nos questions.

M. Bernard Cazeneuve. - Cela m'a fait très plaisir de revenir dans cette assemblée. Je dois à la vérité de dire que cela a même suscité de ma part un peu de nostalgie !

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 19 heures.