Jeudi 24 mai 2018

- Présidence de Mme Laurence Rossignol, vice-présidente -

La réunion est ouverte à 16 h 30.

Audition de M. Pierre Joxe ancien ministre, avocat spécialisé dans la défense des mineurs, médiateur au conseil départemental de Seine-Saint-Denis, auteur de « Pas de quartier ? Délinquance juvénile et justice des mineurs »

Mme Laurence Rossignol, présidente. - Mes chers collègues, nous avons aujourd'hui l'honneur de recevoir Pierre Joxe, grand serviteur de l'État qui a exercé des fonctions parlementaires puis ministérielles, notamment au ministère de l'Intérieur et au ministère de la Défense, avant d'occuper le poste de Premier président de la Cour des comptes de 1993 à 2001 et de siéger au Conseil constitutionnel de 2001 à 2010.

C'est à l'occasion de votre activité de juge constitutionnel que vous vous êtes intéressé à la question de la justice des mineurs. Vous avez exprimé votre désaccord avec certaines mesures votées à l'époque, qui rompaient, selon vous, avec les grands principes de l'ordonnance de 1945. Il pourrait être utile que vous nous rappeliez quelles mesures avaient suscité votre désapprobation et que vous nous indiquiez si l'ordonnance de 1945 fournit aujourd'hui un cadre juridique approprié ou si elle doit au contraire être réformée.

À la fin de votre mandat au Conseil constitutionnel, vous avez choisi d'exercer la profession d'avocat, en vous spécialisant dans la défense des mineurs. Vous avez acquis, au fil des ans, une expérience précieuse au contact de ces jeunes et de leurs familles ainsi qu'une connaissance approfondie du fonctionnement de la justice des mineurs, que vous avez exposée en 2012 dans votre ouvrage « Pas de quartier ? Délinquance juvénile et justice des mineurs ».

Nous aimerions que vous partagiez avec nous vos réflexions en ce qui concerne le sujet qui est au coeur du travail de notre mission d'information, à savoir la réinsertion des mineurs qui ont affaire à la justice. Les décisions que prennent les magistrats, avec les moyens qui sont à leur disposition, vous paraissent-elles adaptées ou d'autres dispositifs devraient-ils être inventés ?

Nous sommes naturellement conscients de l'importance de la prévention et nous serions donc curieux de savoir ce qui, selon vous, conduit certains mineurs à s'engager dans la délinquance et s'il serait possible d'agir plus efficacement en amont pour l'éviter.

Je vais vous laisser la parole pour une intervention liminaire, qui va vous permettre de répondre en tout ou partie aux questions que notre rapporteur, Michel Amiel, vous a adressées. Puis nous aurons un temps d'échanges avec l'ensemble des membres de la mission d'information.

Monsieur le ministre, c'est avec fierté, honneur et émotion que je vous cède la parole.

M. Pierre Joxe. - Vous posez la question des raisons de mon engagement en tant qu'avocat auprès des mineurs. Elles puisent dans mon histoire personnelle qui, après ma décision de quitter la vie politique, m'a conduit de la Cour des comptes, que j'ai présidée, au Conseil constitutionnel. C'est au sein de cette institution que j'ai réellement fait, malgré mon long parcours de juriste, la découverte de la justice des mineurs. Découverte qui fut d'ailleurs éprouvante, puisque mon passage au Conseil m'a rendu témoin de la promulgation des lois Perben, que nous devrions appeler lois Sarkozy en raison de leur inspirateur réel, qui ont tout bonnement démantelé l'ordonnance du 2 février 1945.

Permettez-moi d'en rappeler brièvement l'esprit. Cette ordonnance, revêtue de la valeur d'acte législatif par un gouvernement de fait, présidé par le général de Gaulle, peut a priori surprendre par son objet, alors que la France sortait à peine de la Libération. La préoccupation du général de Gaulle doit être resituée dans un contexte antérieur au baby-boom ; pour le citer, « il est peu de problèmes aussi graves que ceux qui concernent la protection de l'enfance et, parmi eux, ceux qui ont trait à l'enfance traduite en justice ». Imaginez qu'après la guerre, de nombreux enfants se sont trouvés orphelins ou abandonnés et se sont alors adonnés, incités par les circonstances, à des actes de délinquance qu'il était difficile d'entièrement leur imputer. La France avait déjà par le passé entrevu la nécessité d'une justice adaptée pour les délits commis par les mineurs : Tocqueville, dans les années 1890, s'était rendu aux États-Unis et avait rapporté les prémices de ce modèle mis en oeuvre à Chicago notamment.

L'ordonnance de 1945 est fondée sur trois principes : la justice des mineurs doit être rendue par des juridictions spéciales ; elle doit comprendre plusieurs règles dérogatoires au droit commun, notamment l'excuse de minorité ; elle doit enfin s'assortir d'une mission éducative, qui a été confiée à la direction de l'éducation surveillée, renommée par la suite direction de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ).

Ainsi que je vous l'indiquais, la nécessité de ces principes m'est paradoxalement apparue pour la première fois au moment où de nombreuses lois se sont employées à y porter atteinte. La loi du 18 mars 2003 pour la sécurité intérieure et la loi du 9 mars 2004 portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité, toutes deux dites « lois Perben », ont été les premières manifestations d'une entaille au modèle de 1945 : rendez-vous compte qu'en 2004, la France était le seul pays européen dont la législation prévoyait que la garde à vue d'une personne âgée de seize à dix-huit ans pouvait être portée à quatre jours ! La loi du 12 décembre 2005 relative au traitement de la récidive des infractions pénales, la loi du 23 janvier 2006 relative à la lutte contre le terrorisme, la loi du 10 août 2007 renforçant la lutte contre la récidive des majeurs et des mineurs, toutes validées par le Conseil constitutionnel malgré mon opposition, sont autant de textes destructeurs de l'impérative spécificité de la justice des mineurs. En effet, depuis 1945, les ordonnances ont été modifiées une quarantaine de fois, dont douze fois entre 1997 et 2007.

Une fois mon mandat achevé, j'ai senti le besoin d'étayer les constats apportés par mon expérience au Conseil par une approche comparatiste. J'ai à ce titre visité de nombreux pays, dont la Belgique, la Suisse, l'Espagne, l'Allemagne, le Royaume-Uni, les États-Unis et le Canada. Notre modèle d'une justice des mineurs spécifique y était alors considéré comme une source d'inspiration. La Suisse venait, depuis 2003 seulement, d'adopter une loi fédérale régissant la condition pénale des mineurs, faisant autant de place aux mesures de protection qu'à la peine. Mesurez toute l'importance, au sein d'un État fédéral dont le modèle réserve généralement les législations pénales à l'échelon fédéré, de ce texte applicable à l'ensemble de la Confédération ! Il était en effet fondamental aux yeux du législateur fédéral que la spécificité de la justice des mineurs soit appliquée quel que soit le canton.

Et tandis que nos voisins européens progressent en s'inspirant de ce dont nous avons été les pionniers, nous nous replions petit à petit vers un modèle, proche de celui en vigueur dans certaines parties des États-Unis, où l'interpellation, le jugement et l'incarcération des mineurs se rapprochent de ceux applicables aux adultes. Je ne répèterai jamais assez à quel point cette inflexion va à l'encontre du bon sens. Je suis, en premier lieu, persuadé qu'un mineur délinquant ne peut être qualifié comme tel au premier délit qu'il commet ; la délinquance est le fruit une activité délictuelle fréquente, mais surtout d'une indifférence de la justice aux traits propres d'une infraction lorsqu'elle est commise par un jeune. En second lieu, je rappellerai que 65 % des enfants qui passent devant le juge des enfants ne commettent jamais de récidive pendant leur minorité. Voilà pour moi la preuve la plus évidente des bienfaits d'un juge spécial.

Vous m'avez également posé la question des enseignements que je tire de mon activité d'avocat. Je souhaiterais avant toute chose préciser que, à l'image de nombre de mes confrères, ce sont mes convictions humanistes qui motivent cette dernière, dans un secteur largement dominé par la commission d'office et où la rémunération reste symbolique. Quant aux enseignements, le premier a trait à l'origine des jeunes qui se retrouvent attraits devant la justice pour mineurs : ce sont dans l'immense majorité des cas de jeunes issus de l'immigration, ce qui me permet d'affirmer sans ambages que la délinquance juvénile est, de façon générale, un phénomène fortement lié à notre histoire coloniale et à ses incidences économiques et sociales. J'aurai l'occasion d'y revenir en abordant votre dernière question.

Le second enseignement concerne le profil des jeunes déférés. En tant que scout puis officier, aujourd'hui avocat, je me suis toujours occupé d'enfants et d'adolescents. Force est de constater que la maturité est aujourd'hui plus tardive, en particulier chez les garçons. Quelle conclusion en tirer ? A l'inverse de ce qui se fait en France, d'autres pays comme l'Allemagne envisagent d'élever la majorité pénale à vingt ou vingt-et-un ans, ou du moins d'appliquer à certains jeunes majeurs un régime pénal proche de celui des mineurs. C'est une évolution qui s'inscrit pleinement dans la logique de l'ordonnance du 2 février 1945 : traiter des jeunes gens comme des êtres en formation.

Je dis jeunes gens car il s'agit, à 95 %, de garçons. J'observe d'ailleurs qu'il y a très peu d'avocats hommes qui s'occupent de la justice des mineurs, ce sont en grande majorité des femmes. Or, ces jeunes garçons ont un rapport autre avec des hommes, à plus forte raison des vieux avocats comme moi. Peut-être faudrait-il un quota d'hommes parmi ces avocats !

D'une certaine façon, lorsqu'on leur explique, les jeunes acceptent la sanction et reconnaissent les faits : ils comprennent qu'il vaut mieux être condamné comme voleur que comme voleur et menteur. Les enregistrements des interrogatoires menés par les policiers sont très instructifs : certains policiers parviennent à mettre les prévenus en confiance et, souvent, ces derniers avouent tout. Lorsque ce rapport humain s'établit, il se passe quelque chose d'extraordinaire.

On mesure à quel point la justice des mineurs est autant un service social que pénal, car il est rendu autant dans l'intérêt de l'enfant que de la société. Ces enfants sont rarement violents : un quart des infractions sont violentes ce qui est, certes, déjà trop, mais la majorité sont des atteintes aux biens sans violence ou des outrages sont liées aux stupéfiants.

La progression des poursuites liées à l'islam radical est un phénomène récent. Toutefois, beaucoup de ces enfants se réclament de l'islam sans rien y connaître, sinon une forme de folklore. À y regarder de très près, il s'agit davantage d'une islamisation de la radicalisation plutôt que d'une transposition de l'islam dans la violence.

Vous m'interrogez sur l'intérêt des expériences étrangères. Bien sûr, cela est nécessaire. Il faut voir ce qui se passe en Suisse ou en Espagne. Prenons l'Espagne : je suis allé à Madrid visiter un tribunal pour enfants. Il faut voir dans quelles conditions le juge des enfants espagnol travaille ! Un juge des enfants en région parisienne est installé dans un petit bureau défraichi et mal éclairé, qu'il partage souvent avec un greffier : le bureau est vite rempli lorsque l'on amène le prévenu et son avocat, le téléphone y sonne sans cesse. À Madrid, l'on juge depuis un bureau digne d'un ministre, décoré d'un grand drapeau espagnol ; le greffier et le secrétaire étant dans des bureaux voisins, personne ne dérange le juge pendant l'audience. Ce dernier peut se consacrer pleinement à son métier : interroger, juger. Il y a peu, je me suis rendu au tribunal de Bobigny, convoqué à 9h, je ne suis passé qu'à 17h ! Aux États-Unis, à New-York, personne n'attend plus d'un quart d'heure ! C'est un grand chagrin de voir les conditions dans lesquelles s'exerce la justice des mineurs dans notre pays, qui a pourtant été, je le répète, un modèle dans ce domaine.

Une de vos questions fait référence au courant grandissant de l'opinion publique qui exige une plus grande sévérité à l'égard des mineurs délinquants. Il est tout à fait exact qu'aujourd'hui, la réponse pénale apportée au délit commis par un mineur est plus forte, rapportée à l'échelle de l'infraction, que celle qu'on adresse à un majeur. La raison puise aux causes sociologiques et historiques de la délinquance juvénile que j'évoquais tout à l'heure et tient en ce simple syllogisme : l'écrasante majorité des mineurs délinquants est composée de jeunes Français issus de parents immigrés à la deuxième ou troisième génération, or les Français ne portent pas aujourd'hui le même regard sur les enfants issus de l'immigration que sur les autres, donc l'opinion réclame que la répression de la délinquance juvénile soit sévère. Ce trait profond de l'opinion n'est par conséquent nullement lié à la sévérité particulière qu'on entendrait appliquer aux jeunes en général, mais bien aux jeunes issus de l'immigration en particulier. Compte tenu de ce racisme ambiant, dont je rappelle que l'histoire de France a toujours été plus ou moins empreinte, il n'est pas surprenant que l'ordonnance de 1945, signée dans le contexte de la Libération où dominaient l'allégresse et l'optimisme, connaisse de telles atteintes dans une époque beaucoup plus marquée par la méfiance et le repli. Nous pouvons d'autant plus nous permettre cette absence de ménagement que la jeunesse de notre pays, servi par une natalité plutôt élevée, ne nous apparaît pas encore comme une ressource rare, donc précieuse. Je souhaiterais toutefois conclure cette digression par un message de confiance dans l'avenir : je ne doute pas que ce racisme ancien et profond, en grande partie hérité de notre passé colonial, finisse par disparaître d'ici deux générations. C'est un mouvement naturel, qui n'est certes pas encouragé par l'impéritie de nos Gardes des sceaux les plus récents, mais qui ne manquera pas de se produire. En tant qu'ancien député de Saône-et-Loire, j'en veux pour preuve l'extinction progressive des discriminations subies par l'immigration polonaise dans les années 1930, tout à fait comparables à celles aujourd'hui vécues par les jeunes Maghrébins.

J'en viens maintenant à votre question sur l'enfermement. En tant qu'ancien chef scout et ancien officier, je peux vous affirmer que la sanction est parfois nécessaire et qu'elle doit pouvoir prendre la forme d'un isolement, d'une mise à l'écart.

Dans certains cas, l'enfermement est salutaire. J'ai vu des gosses sauvés par un ou deux mois de prison. Mais l'enfermement doit être en bout de chaîne, l'ultime moyen de la justice des mineurs. Il peut aussi être un signal d'alarme avant la majorité. Vous pouvez dire à un jeune de 17 ans et demi : « voyez, dans six mois il n'y aura plus de juge des enfants, plus de traitement de faveur : vous ferez de la prison ferme avec les adultes. » Cela en fera sans doute réfléchir plus d'un.

Là-dessus arrive le problème des centres éducatifs fermés (CEF), une formule intermédiaire entre la prison et le modèle ouvert, que l'on retrouve peu ou prou dans de nombreux pays étrangers. Combien coûtent les CEF ? Une fortune, un coût incroyable qui ne suffit pourtant pas à assurer un encadrement par des personnes compétentes et qualifiées, car il s'agit d'un travail difficile et exigeant, qui demande une grande énergie et un investissement toujours renouvelé.

Oui, l'enfermement peut être une réponse justifiée, à deux conditions : s'il est rare et surtout s'il s'agit du dernier recours.

J'insiste sur l'importance de l'accompagnement. Prenez l'exemple du Québec qui accueille, pour des raisons d'équilibre linguistique, de nombreux jeunes haïtiens. S'ils commettent une infraction, ils sont suivis par pas moins de cinq personnes : un juge, un enseignant, un officier de police, un psychologue et un éducateur spécialisé qui ne vont pas le lâcher.

Il faut s'en inspirer. En France, une grande partie de la jeunesse active et créatrice est d'origine étrangère. C'est un fait. Il faut s'y habituer et y réfléchir à deux fois avant de privilégier une logique répressive.

M. Michel Amiel, rapporteur. - Je voudrais vous remercier pour votre témoignage d'humanité et d'érudition. L'ordonnance de 1945 a déjà été remaniée près d'une quarantaine de fois et s'écarte durablement de sa version d'origine. Mais comment la rédiger pour qu'elle retrouve son esprit initial? Au gré de nos travaux, nous avons en outre pu observer la diversité des structures consacrées à l'enfermement des mineurs. Le suivi en milieu ouvert ressemble beaucoup aux pratiques de la protection de l'enfance. Depuis quelques années, la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) s'est plutôt recentrée sur le pénal. Comment voyez-vous les relations entre la PJJ et l'aide sociale à l'enfance (ASE) des départements?

M. Pierre Joxe. - L'exemple suisse est très intéressant. La Suisse est née du regroupement de différents cantons aux codes différents. Malgré cette diversité renforcée par les différences linguistiques, la répression de la délinquance des mineurs a été traitée de manière uniforme. Il faudrait, en France, élaborer un code pénal des mineurs spécifique. En effet, le droit pénal des mineurs a évolué entre la fin du XIXème siècle et le lendemain de la seconde guerre mondiale. Ainsi, l'Espagne, l'Allemagne et l'Italie, une fois débarrassées du fascisme ont totalement revisité leur droit pénal des mineurs, en prenant exemple sur la France. Il faudrait refondre le code pénal des mineurs en prenant davantage en compte les difficultés sociales, qui sont à l'origine de la quasi-totalité des cas, dans une perspective historique. D'ailleurs, ces difficultés peuvent aussi concerner des jeunes gens issus d'un milieu social très favorisé qui deviennent, abandonnés à leur sort, de réels délinquants. En outre, peu de filles sont délinquantes ; la plupart le deviennent parce qu'elles ont été victimes d'agressions sexuelles à la suite desquelles il faut les accompagner. Une telle démarche s'avère délicate et j'ai veillé, comme ministre de l'intérieur, que dans chaque commissariat, ces victimes puissent s'adresser à une policière. Le coût de cet accompagnement des mineurs est peut-être élevé, mais ses retombées sont essentielles à la société. Les banlieues de mon enfance étaient structurées par le Parti communiste qui prévenait toute agitation sociale. Désormais, avec la fin heureuse de cette idéologie, on observe dans certains quartiers un délitement de la société.

M. Michel Amiel, rapporteur. - Comment intituler ce nouveau code que vous évoquez ?

M. Pierre Joxe. - Ce pourrait être le code pénal de la jeunesse. L'intitulé de la Déclaration des droits de l'enfant s'avère maladroit, tant celle-ci concerne également les adolescents jusqu'à l'âge de dix-huit ans. Mais cette déclaration reconnaissait des droits à l'enfant ; démarche novatrice, surtout lorsqu'on se réfère au droit romain dans lequel l'enfant, pourtant pourvu de droits patrimoniaux dès sa gestation, était dépourvu de tout droit à la vie. Inspirez-vous de l'expérience espagnole et de la législation de l'après-franquisme. La protection judiciaire de la jeunesse est héritière de l'éducation surveillée et fait suite aux émeutes des enfants placés dans les colonies pénitentiaires, dans les années 1930, et la parution de succès de librairie comme l'ouvrage de Gilbert Cesbron, « Chiens perdus sans collier ». D'ailleurs, le retour du Général de Gaulle au pouvoir va présider à la modernisation de la protection de la jeunesse.

Que l'ASE soit confiée aux départements démontre l'absence désormais de politique nationale en la matière. Les ASE ne sont pas dans une situation uniforme, tant les différences entre départements sont réelles ! Ainsi, l'ASE de Seine-Saint-Denis, confrontée à des milliers de cas, ne peut assumer sa tâche, faute des moyens nécessaires. Ce service départemental diffère, sur ce point, radicalement de celui des Hauts-de-Seine, dont les moyens sont beaucoup plus confortables. Si la gestion de l'ASE doit être décentralisée, la formation de ses agents doit cependant demeurer nationale. Comme ministre, j'ai réformé la formation des agents de police, en y incorporant du droit, de la sociologie et de la psychologie, qui étaient nécessaires à l'exercice de leurs missions au quotidien.

Mme Marie Mercier. - Votre expérience auprès des mineurs vous a certainement permis d'en sauver quelques-uns et je tiens à vous témoigner mon admiration pour cela. J'ai d'ailleurs pu constater, dans le cadre de notre groupe de travail consacré aux violences sexuelles exercées sur les mineurs, cette même motivation partagée par les agents de la police qui débusquaient les pédophiles sur internet. Je suis confiante dans la capacité de notre jeunesse à dépasser la xénophobie et le racisme dont vous nous avez parlé. Un mineur n'est pas un adulte en miniature et la justice des mineurs doit être spécifique. Un mineur agressif est d'abord une victime et l'absence de père peut d'ailleurs entraîner un certain nombre de déviances. L'éducation doit demeurer, à mes yeux, le premier des ministères.

M. Martin Lévrier. - Je souhaitais aussi vous remercier de vous occuper ainsi des jeunes. J'ai pu moi-même travailler auprès de mineurs en difficulté et je sais à quel point c'est une tâche exigeante mais également passionnante. Je voudrais rebondir sur ce que vous avez dit concernant le manque de maturité de certains jeunes. Ce constat ne devrait-il pas nous inciter à réfléchir à un éventuel relèvement de la majorité pénale, qui pourrait être portée à vingt-et-un ans par exemple ?

M. Pierre Joxe. - il y a eu des débats, il y a une dizaine d'années, autour de l'idée d'abaisser, au contraire, l'âge de la majorité pénale à seize ans. Cette idée a été vite abandonnée car elle aurait été contraire aux engagements internationaux de la France. Cette question de la minorité a beaucoup évolué au cours de notre histoire : les femmes ont longtemps été traitées comme des mineures dans notre code civil ; et au moment de la rédaction de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen, l'un des articles les plus longs à écrire fut celui sur le droit de propriété, car il posait en filigrane la question de l'esclavage. Notre rapport au droit est donc marqué par notre histoire, y compris notre passé colonial.

Mme Jacky Deromedi. - Nous avons visité hier un centre éducatif fermé dans lequel nous avons rencontré des éducateurs passionnés. Mais une durée de séjour de six mois n'est-elle pas trop brève pour mener un travail éducatif de fond ? Je m'interroge par ailleurs sur le coût d'une telle structure : le CEF n'accueillait que dix mineurs ; ne pourrait-on pas en accueillir davantage de manière à réduire le coût moyen de leur prise en charge ?

M. Pierre Joxe. - Je comprends votre impression d'un coût excessif pour ces structures. Mais l'expérience montre que le travail éducatif ne peut être réussi que s'il y a un taux d'encadrement élevé, avec une pluralité de profils parmi les éducateurs, en termes d'âge, de formation ou d'expérience. De ce point de vue, il faut constater que trop d'éducateurs se découragent et quittent la PJJ, ce qui est une perte pour le service public.

Je voudrais également réagir à un propos du rapporteur tout à l'heure qui disait que la PJJ « s'est recentrée sur le pénal ». Je dirais plutôt qu'elle a été recentrée sur le pénal, par une décision politique imposée par la hiérarchie.

Mme Laurence Rossignol, présidente. - Je remercie M. Pierre Joxe pour son libre propos. Je partage l'idée selon laquelle l'enfermement doit être la solution ultime, ce qui devrait inciter notre mission à s'intéresser aux mesures pouvant être prises en amont. Le constat selon lequel la majorité des mineurs déférés devant les juges des enfants sont issus de l'immigration devrait également nous faire réfléchir aux politiques mises en oeuvre dans les quartiers.

La réunion est close à 18 h 20.