Jeudi 14 février 2019

- Présidence de M. Franck Menonville, président -

La réunion est ouverte à 14 heures

Audition de MM. Julien Tognola, chef du service de l'industrie, et Claude Marchand, chef du bureau des matériaux, à la direction générale des entreprises

M. Franck Menonville, président. - Nous accueillons, pour notre première audition, MM. Julien Tognola, chef du service de l'industrie, et Claude Marchand, chef du bureau des matériaux, à la direction générale des entreprises (DGE).

Nous envisageons une série de déplacements dans les principaux territoires sidérurgiques français. Le premier aura pour destination Dunkerque et Valenciennes, et sera centré sur la production sidérurgique et la restructuration de la filière. Une délégation s'y rendrait les 14 et 15 mars prochains. Nous pourrions par exemple visiter le site d'Altifort et celui d'ArcelorMittal. Début avril, une délégation pourrait également aller en Moselle, dans le cadre d'un déplacement consacré à la recherche dans le secteur sidérurgique. Nous irions notamment à Uckange et sur le campus d'ArcelorMittal. En mai, une visite en Savoie serait consacrée à l'économie circulaire et à l'écosystème sidérurgique. La délégation pourrait notamment visiter des entreprises de recyclage de ferraille et s'intéresser à la filière aluminium. Enfin, en juin, une journée de visites en Côte d'Or permettra à la délégation d'étudier de plus près les stratégies régionales de développement industriel et la sidérurgie en milieu rural, notamment chez Vallourec à Montbard et à Sainte-Colombe-sur-Seine, où ArcelorMittal a une tréfilerie. Je vous adresserai sous peu un courrier récapitulant ces propositions de déplacements. Bien sûr, nous organiserons aussi des auditions.

Mme Valérie Létard, rapporteure. - Cette audition, la première conduite par notre mission d'information, est consacrée aux politiques publiques en faveur de l'industrie sidérurgique. L'articulation des politiques européenne, nationale et régionales est l'une de nos pistes de travail. La DGE joue un rôle clef dans la mise en oeuvre et la coordination de ces stratégies. Ses directions régionales, les DIRECCTE, représentent près de la moitié de son effectif total. Elle s'intéresse aussi aux enjeux de commerce européen et international, notamment à la surveillance préalable des importations de certains produits sidérurgiques par l'intermédiaire du bureau des matériaux.

Nous essaierons d'abord de dessiner un panorama global du secteur sidérurgique. Quelles sont les capacités de production en France, et où sont-elles implantées ? À quel niveau de la chaîne de valeur l'industrie sidérurgique française se situe-t-elle ? Pour quels types de produits ? Et quels en sont les débouchés dans le pays, en Europe et à l'international ? Nous pourrons aussi faire le point sur la structuration de la filière mines et métallurgie, qui a signé le 18 janvier dernier son premier contrat de filière. En partagez-vous les objectifs, et comment accompagnerez-vous le comité stratégique de filière dans leur mise en oeuvre ? Par ailleurs, notre réflexion sur le futur de la sidérurgie nous porte à nous interroger sur le déploiement de l'« Industrie du futur » dans la filière de l'acier. Quelles pistes de transformation la DGE a-t-elle identifiées ? Comment faut-il anticiper les évolutions des compétences et remédier aux difficultés de recrutement ?

Élus des territoires, nous nous intéressons particulièrement à l'action des collectivités territoriales en faveur du développement économique. L'articulation entre les politiques des régions et celles de l'administration centrale vous paraît-elle aboutie ? Quels en sont les outils ? Comment l'initiative des « Territoires d'industrie », annoncée en novembre dernier, pourra-t-elle contribuer au développement et à la transformation des territoires sidérurgiques français ? Pouvez-vous tirer un bilan de la nomination en 2017 d'un Délégué interministériel aux restructurations d'entreprises ? Des actions ciblées sur la filière de l'acier ont-elles été menées, notamment en lien avec l'actualité récente du secteur ? Je vous avais adressé plusieurs questions par écrit.

M. Julien Tognola, chef du service de l'industrie à la direction générale des entreprises (DGE). - La DGE veille à la compétitivité de nos entreprises industrielles, et pilote le comité stratégique de filière. Le diaporama que nous allons projeter répond à vos questions.

Le marché de l'acier est mondial. Depuis plusieurs années, la capacité de production, de 2 250 millions de tonnes par an, dépasse la production effective, qui s'établit à 1 700 millions de tonnes. Avec 830 millions de tonnes, la Chine est le poids lourd de ce marché, aussi bien pour la production qu'en termes de surcapacité. Le G20 s'efforce depuis quelque temps de réduire la surcapacité mondiale, car celle-ci fait baisser les prix, ce qui met en difficulté plusieurs acteurs du marché. C'est le bon niveau pour en discuter, puisqu'il faut impliquer la Chine.

La consommation, elle, est en croissance rapide. Entre 1950 et 2018, elle est passée de 200 à 1 700 millions de tonnes, avec une accélération sensible dans les années 2000, due à la croissance chinoise. Sa hausse a été de 7 % en 2017, mais devrait ralentir en 2018 et en 2019, là encore à l'unisson de l'économie chinoise.

Si la Chine produit désormais 50 % de l'acier, la part de l'Europe s'établit à 10 %, et celle du Japon à 6 %. L'Allemagne est le septième producteur mondial, et la France, le quinzième, avec 15,5 millions de tonnes, soit un tiers de la production allemande - et cinquante fois moins que la Chine.

La surcapacité a atteint un pic en 2014 et 2015. Elle est actuellement en cours de résorption, et les prix, qui avaient atteint un point bas en janvier 2016, commencent à remonter, ce qui a un impact favorable sur les entreprises. Cela dit, la réduction des surcapacités chinoises risque d'être compensée par des mises en service dans les pays émergents...

Il y a aussi une surcapacité en Europe (y compris la Turquie), de l'ordre de 70 millions de tonnes pour 170 millions effectivement produites. Et la croissance de la demande y est captée par la hausse des importations en provenance de Chine, de Russie, du Brésil ou d'Inde. On assiste donc à des fermetures de sites de production, qui ont connu un pic entre 2010 et 2015.

Pourtant, l'Europe dispose de plusieurs outils de politique commerciale. Pour lutter contre le dumping, elle applique des droits de douane majorés à certains pays, selon des taux qui varient en fonction du pays et du produit. Plus récemment, elle a pris des mesures de sauvegarde après les restrictions américaines sur l'acier et l'aluminium : le volume des importations en provenance de certains pays est gelé au niveau moyen constaté entre 2015 et 2017. L'Europe protège aussi son industrie sidérurgique des distorsions de concurrence que lui ferait subir l'application d'un prix du carbone. Ainsi, la réforme de l'Emissions Trading System (ETS) a instauré un système de quotas gratuits qui met cette industrie globalement à l'abri. Enfin, elle soutient la recherche et développement et les travaux sur les chaînes de valeur stratégiques : il s'agit de réunir les États-membres autour de projets d'avenir, comme les batteries. La décision a été prise d'inclure parmi ces projets la décarbonation des processus industriels.

Mme Valérie Létard, rapporteure. - Comment fonctionne la mise en place de quotas gratuits ? À quel rythme s'opère-t-elle, et dans quel cadre ?

M. Julien Tognola. - Cela relève surtout du ministère de la transition écologique et solidaire. La sidérurgie est responsable de 7 % des émissions industrielles dans le monde. Le système d'ETS a pour objectif de réduire ces émissions industrielles, par rapport à leur niveau de 2015, de 21 % en 2020 et de 43 % en 2030. Pour cela, un marché a été créé, sur lequel les industriels qui souhaitent émettre doivent acheter des quotas d'émission. Le volume global de quotas sera réduit progressivement, ce qui fera monter leur prix et incitera l'industrie à réduire ses émissions. Mais les secteurs exposés à la concurrence internationale doivent se voir compenser cette charge pour ne pas subir un désavantage concurrentiel. Aussi leur attribue-t-on des quotas gratuits. Le volume de ces quotas est calculé sur la base des émissions des 10 % d'entreprises les plus performantes. De plus, comme les producteurs d'électricité sont de gros émetteurs de gaz à effet de serre, ils doivent aussi acheter des quotas, ce qui se répercute sur le prix de l'électricité. La Commission européenne a donc autorisé les États-membres à compenser cet effet pour les industries qu'il affecte. La France le fait depuis 2016 : c'est un second niveau de protection.

Mme Valérie Létard, rapporteure. - Je vous remercie pour ces précisions.

M. Julien Tognola. - Pour une production correspondant à 10 % du total européen, en France, la sidérurgie emploie 38 000 personnes. Ce nombre est en diminution constante depuis dix ans, du fait de la baisse du volume de production et des gains de productivité. L'emploi est fortement concentré dans ce secteur : un tiers des emplois sont chez ArcelorMittal ! Les deux gros sites sidérurgiques sont à Fos-sur-Mer et à Dunkerque. Leurs hauts-fourneaux produisent 11 des quelque 16 millions de tonnes d'acier français. Le reste provient d'une vingtaine d'aciéries électriques, qui procèdent parfois aussi au laminage à chaud. Il y a ensuite une trentaine de sites de transformation, pour le laminage à froid.

Les entreprises françaises sont de plus en plus spécialisées dans les aciers à forte valeur ajoutée, qu'on utilise par exemple pour la production d'automobiles, où il faut de l'acier léger et facile à emboutir, ou pour fabriquer des turbines, ce qui requiert de l'acier résistant à des conditions de température et de pression extrêmes. Elles produisent aussi des aciers longs plus basiques, qui entrent dans la composition du béton armé.

La conjoncture est plutôt favorable, car les deux débouchés principaux que sont l'automobile, pour 20 %, et la construction, pour 35 %, sont des marchés porteurs - même si celui de l'automobile semble avoir atteint le haut du cycle. En revanche, le secteur de l'énergie, et notamment celui de l'extraction et de la production des carburants fossiles, souffre encore de la baisse du prix du pétrole : les activités de forage, si elles reprennent peu à peu dans le monde, sont encore très ralenties en Europe. De plus, la vente des aciers employés dans les turbines des centrales électriques est limitée par la diminution du nombre d'installations en Europe, après un pic dans les années 2000.

Si les acteurs français ont un bon niveau technologique, et sont même souvent aux meilleurs standards internationaux, certains manquent de taille critique à l'échelle mondiale. Et la plupart des sites ont subi un manque d'investissement depuis des années.

M. Claude Marchand, chef du bureau des matériaux à la DGE. - La sidérurgie n'est pas une activité homogène en France. On peut y distinguer trois blocs. D'abord, les produits plats, qui représentent entre 11 et 12 millions de tonnes, et dont la production est plutôt en situation favorable, car elle alimente les marchés de la construction et de l'automobile, qui se portent bien. Viennent ensuite les produits longs de commodité, qui servent notamment au béton armé, dans la construction. Les 3 ou 4 millions de tonnes d'acier concernées s'écoulent sur des marchés de proximité - dans un rayon de 500 kilomètres - et, après un passage à vide il y a deux ou trois ans, leur consommation repart. Enfin, les produits longs de spécialité sont produits par Vallourec, Asco, Eramet ou encore Saint-Gobain, qui possède le dernier haut-fourneau de fonte en France, et fabrique des plaques d'égout ou des canalisations pour l'eau. Ces noms sont souvent cités par la presse : ce sont ceux d'entreprises en difficulté car très spécialisées sur des marchés de niche. Lorsque le marché se retourne, leur portefeuille de clients est souvent insuffisant.

La carte des sites montre que ceux-ci sont concentrés à l'est du pays. Les hauts-fourneaux - trois à Dunkerque, deux à Fos-sur-Mer - servent à fabriquer de la fonte et de l'acier à partir de minerai et de coke. Ils émettent beaucoup de dioxyde de carbone, et impliquent une importante consommation d'électricité pour le laminage, à chaud ou à froid. Les aciéries électriques fondent en fait de l'acier déjà fabriqué : chutes de production, ferrailles... La valeur du produit dépend de la qualité du mélange.

Mme Valérie Létard, rapporteure. - Combien les hauts-fourneaux mobilisent-ils de salariés ?

M. Claude Marchand. - On compte 3 000 emplois directs à ArcelorMittal Dunkerque et 2 500 à ArcelorMittal Fos-sur-Mer.

M. Franck Menonville, président. - Mais ces chiffres ont baissé.

M. Jean-Marc Todeschini. - Ils étaient autrefois de 5 000, et on atteint à peine 3 000...

M. Claude Marchand. - Les trois grands sites sont Dunkerque, Fos-sur-Mer et Florange - où la production se fait à froid.

M. Franck Menonville, président. - Quels sont les principaux sites pour l'inox ?

M. Claude Marchand. - Ce sont ceux d'Aperam et d'Ugitech. Les 3,5 millions de tonnes d'aciers longs de commodité sont fabriquées par 3 000 personnes, dont près de la moitié est employée par Riva. Comme tout est électrique, le prix de l'électricité constitue une part essentielle du prix du produit - celui des ferrailles est moins corrélé au cours du minerai qu'autrefois. British Steel est notre fabricant de rails. Il est alimenté par un haut-fourneau au Royaume-Uni, pour 300 000 tonnes par an. Chaque soir, un train apporte à travers le channel les blooms pour fabriquer à Hayange les rails de 108 mètres.

M. Martial Bourquin. - Les importations chinoises en Europe ont doublé et atteignent 7 millions de tonnes.

M. Claude Marchand. - Elles ont baissé depuis 2016, sous l'effet de mesures fortes contre le dumping.

M. Martial Bourquin. - Pas si fortes, puisqu'elles culminent à 25 %, quand celles des États-Unis atteignent 226 % ! Et la Commission européenne a mis beaucoup de temps à réagir. Voilà qui explique la dévitalisation de notre industrie, si visible dans les Hauts-de-France, où elle supprime sans cesse des emplois. Nos sites industriels ont presque tous plus de 25 ans. Si nous plaisantons sur le prix de l'électricité, nous risquons de perdre nos derniers sites. Il nous faut trouver une solution pérenne.

M. Julien Tognola. - Nous sommes tous logés à la même enseigne en Europe : l'idée de consentir des prix bas aux électro-intensifs est difficile à faire admettre. L'Allemagne a les mêmes difficultés que nous, et cela pose un problème de visibilité.

M. Franck Menonville, président. - Et de stratégie !

M. Julien Tognola. - Nous passons, du coup, par des dispositifs réglementaires, qui sont régulièrement contestés. Les aciéries électriques bénéficient souvent de l'ensemble de la boîte à outils : exonérations de CSPE, tarifs de réseau bonifiés, interruptibilité...

Mme Christine Lavarde. - J'aimerais connaître l'ensemble des dispositifs de soutien à la sidérurgie. Quelle masse financière représentent-ils ?

Mme Valérie Létard, rapporteure. - Ce sera le travail de notre mission que d'affiner cette description. Comment ces entreprises, disséminées sur le territoire, fonctionnent-elles en filière ? Quels sont les secteurs les plus solides ? Les plus fragiles ? Comment les stratégies européenne et nationale s'organisent-elles ? Quelles politiques publiques pour accompagner la mutation de la filière ? L'exemple d'Altifort montre bien comment l'action d'un repreneur doit se coupler avec des politiques publiques à plusieurs niveaux. Nous devrons affiner le diagnostic et formuler des recommandations.

Mme Angèle Préville. - Les entreprises françaises sont très spécialisées. Exportent-elles ?

M. Claude Marchand. - Celles qui ont pour client l'industrie pétrolière et gazière exportent toute leur production. Pour le gaz de schiste, les matériaux ne sont pas les mêmes que sur les plateformes pétrolières. Le tiers de la production de rails est destiné à la SNCF et à la RATP ; le reste est exporté en Europe, et jusqu'en Australie, car nos rails ont des caractéristiques de charge uniques. Mais les clients, qui, autrefois, achetaient les meilleurs produits, s'efforcent désormais d'optimiser leurs fournitures, et ne gardent du haut de gamme que sur la partie où c'est indispensable. Les Européens sont toujours maîtres du haut de gamme, mais ils se font rattraper même sur la moyenne gamme.

Mme Élisabeth Lamure. - L'éolien est-il un marché de niche ? A-t-il des perspectives à l'export ?

M. Franck Menonville, président. - En raison de la séance de questions d'actualité au Gouvernement, nous devons nous arrêter là. Nous vous réinviterons.

La réunion est close à 14 h 55.