Jeudi 21 mars 2019

- Présidence de M. Roger Karoutchi -

La réunion est ouverte à 8 h 30.

Audition de M. Laurent Alexandre, chirurgien, essayiste et entrepreneur

M. Roger Karoutchi, président. - Dans le cadre du travail que commencent Marie Mercier et René-Paul Savary sur la question de la robotisation et des emplois de services, nous procédons ce matin à l'audition de M. Laurent Alexandre, dont le parcours est aussi exceptionnel qu'atypique : docteur en médecine, diplômé de Sciences Po, diplômé d'HEC et ancien élève de l'ENA, M. Alexandre est également entrepreneur, fondateur du site Internet Doctissimo, et aujourd'hui président de DNA Vision, société belge de séquençage d'ADN. M. Alexandre intervient également dans le débat public à travers articles et ouvrages, dont les plus récents ont un lien étroit avec notre thématique de travail de ce matin : « Les robots font-ils l'amour ? : le transhumanisme en 12 questions », publié en 2016, « La guerre des intelligences - Intelligence artificielle versus intelligence humaine », publié en 2017, et votre tout dernier ouvrage, publié avec Jean-François Copé, qui s'intitule « L'intelligence artificielle va-t-elle aussi tuer la démocratie ? ». Dans ce livre, vous êtes assez pessimiste sur le devenir de nos sociétés, en considérant que l'intelligence artificielle, notamment celle contrôlée par les GAFA aux États-Unis et celle de leurs équivalents en Chine, vont bientôt dominer le monde.

La question de l'impact de la robotisation sur l'emploi nous préoccupe tout particulièrement. Quelles sont les évolutions que vous voyez à l'oeuvre aujourd'hui ? Que faut-il anticiper ? Comment s'y préparer ? Est-il possible de faire évoluer la situation, de réguler ces grandes tendances, de prendre des initiatives et de peser sur ces transformations ?

M. Laurent Alexandre. - Les robots envahissent de nombreuses activités, même les plus inattendues : ainsi on voit apparaître des robots sexuels, qui enregistrent des progrès technologiques considérables.

Revenons sur l'histoire de l'intelligence artificielle (IA), pour mieux en cerner les contours. Ce terme est un néologisme inventé au Dartmouth College en 1956 par cinq chercheurs qui recherchaient une expression séduisante afin de mobiliser des financements. Or, l'IA n'a pas d'intelligence au sens humain du terme. L'IA n'a qu'une caractéristique commune avec l'intelligence humaine : elle est capable de relier des éléments, mais elle n'a pas de polyvalence, pas de sentiment et pas de conscience. Les recherches en IA n'ont rien donné de majeur entre 1956 et 2011. En 2011, grâce à l'augmentation de la puissance de calcul informatique et l'existence de nombreuses données dans des bases, on parvient à obtenir des résultats dans le domaine de l'IA connexioniste. On développe le deep learning. On a eu des premiers résultats dans la reconnaissance d'images.

La tendance au développement de l'IA va-t-elle continuer ? Les experts mondiaux du sujet ne pensent pas tous la même chose. Un rapport produit par les 26 plus grands spécialistes de l'IA vient d'être publié en Angleterre et aucune réponse claire ne se dégage sur les perspectives de développement et le scénario à long terme. L'IA aura-t-elle une conscience demain ? Personne ne le sait ?

Une question nous taraude : quels métiers seront remplacés par l'IA ? Contrairement à ce que l'on croyait, les emplois manuels ne sont pas très touchés par l'IA car la robotique se développe lentement. Ce sont finalement les emplois tertiaires occupés par les classes moyennes qui sont les plus menacés : les robots peuvent faire du travail de comptable mais pas servir le café ou faire le ménage dans les hôtels. La robotique pose aussi un autre problème : les programmes informatiques peuvent être modifiés en permanence, mais pour les robots, le processus de mise en place est plus long : on ne remplace par les robots tous les soirs et les coûts d'investissement sont élevés.

À l'instar de la promesse d'Erik le Rouge, qui baptisa le Groenland en faisant croire qu'il y avait de vertes pâtures, l'IA est un terme fallacieux, qui fait croire qu'elle est une forme d'intelligence. Pour autant, on enregistre des progrès réels depuis 2011 : pour lire un scanner, faire de l'anatomo-pathologie, pour conduire une voiture, l'IA est meilleure que l'homme. Il y a 2 ans, on a été étonné de constater que Google détectait mieux qu'un dermatologue un cancer de la peau. Ceci est possible grâce aux énormes bases de données. Mais jusqu'où peut aller le deep learning ? Une conscience artificielle peut-elle émerger ? Et à quelle vitesse y aurait-il une diffusion dans la société ? Ce n'est pas parce qu'une technologie existe qu'elle est adoptée. Il peut aussi y avoir des réticences.

Comment les humains peuvent-ils être complémentaires de l'IA ? C'est un défi difficile car il subsiste des écarts importants dans la capacité d'apprentissage des humains. Et l'éducation est incapable de réduire les écarts de capacités d'apprentissage. De ce point de vue, on peut être dubitatif sur l'impact des dédoublements de classes de CP. Les anglo-saxons sont pessimistes sur la capacité d'emmener tout le monde dans la nouvelle économie qui exige une collaboration entre humains et IA.

Le développement de l'IA pose aussi un problème stratégique : il y a en Europe des utilisateurs de l'IA mais les grands acteurs économiques et technologiques sont en Californie (les GAFA) et en Chine (BATX). Le développement de l'IA conduit donc à concentrer le pouvoir dans quelques pays privilégiés.

Nous assistons aujourd'hui à une redistribution massive des richesses. Il y a 39 ans, le Maroc était 5 fois plus riche que la Chine. Les hiérarchies bougent rapidement. Avec le développement de l'IA, l'Europe pourrait s'effondrer en peu de temps, comme nous l'avons fait sur les téléphones, alors que Nokia était leader il y a 12 ans.

L'IA produit donc un choc politique et culturel. L'IA entraîne aussi un changement civilisationnel : avec l'IA on peut faire des bébés génétiquement modifiés.

Pour revenir sur l'emploi, quand on regarde le passé, on n'a jamais eu de destruction de l'emploi lors des sauts technologiques. Nous avons suivi le processus Schumpetérien de destruction créatrice. Et ces sauts technologiques ne laissaient pas de côté les moins qualifiés. Dans les années 1990, encore deux tiers des emplois étaient non ou peu qualifiés. L'IA pourrait cependant changer ce paradigme, si bien que récemment, l'économiste Joseph Stiglitz préconisait l'interdiction de l'IA, pour éviter une explosion des inégalités.

Mme Marie Mercier, rapporteur. - Qu'est-ce que l'intelligence ? Nous la définissons comme étant une capacité de raisonnement. Or, l'IA est capable de faire très vite des calculs mais ne raisonne pas sur son propre raisonnement. L'IA ne fera pas zéro faute et ne peut pas voir ses limites mais elle nous réserve des surprises. On pensait il y a 30 ans que les robots remplaceraient les chirurgiens. Or, il n'en est rien aujourd'hui. Paradoxalement, les médecins spécialistes sont plus menacés que les généralistes par l'irruption de l'IA dans la santé. Les travaux que nous avons entrepris au sein de la délégation à la prospective visent à examiner l'impact de l'IA sur le travail dans les services. Des robots d'accueil vont-ils remplacer les agents d'accueil ? Ou va-t-on aller vers un travail collaboratif entre hommes et machines ?

M. Laurent Alexandre. - Les « chatbots » (ou agents conversationnels) ne marchent pas : ils ne réussissent pas le test de Turing. On préfère donc encore recourir à un téléopérateur au Maroc plutôt qu'à un robot pour nombre de processus. Les emplois de backoffice, de services de base comme le nettoyage ou le service de restauration ou d'hôtellerie ne sont probablement pas robotisables avant 2035. Par ailleurs, les chatbots restent insupportables pour l'utilisateur et, comme Bill Gates, on peut penser que ça ne se perfectionnera pas avant les années 2030. Mais d'autres applications de l'IA sont redoutables : il n'y a ainsi aucune chance que le radiologue soit meilleur que l'IA pour repérer une tumeur précoce.

Je vous fais part d'une inquiétude : l'Europe est en train de s'effondrer en matière d'IA. Elle n'a aucune entreprise majeure d'IA, lorsqu'Amazon consacre 24 milliards de dollars en recherche et développement (R&D). Si on n'investit pas, on va perdre notre souveraineté. On est proche du point de non-retour. La classe politique doit aussi se former pour comprendre l'IA. Il est urgent de mettre un coup d'arrêt à notre déclin technologique.

Il existe des biais dans le déploiement de l'IA car celui-ci a des implications désagréables, pas très « politiquement correct » : l'IA ne fait que reproduire les réalités, et de ce fait, peut parfois être accusée de racisme dans les processus de recrutement.

Une autre remarque : on ne doit pas penser qu'on pourra auditer l'IA. Ce n'est pas possible.

Certains spécialistes disent qu'avec l'IA, il faudra changer de métier tous les cinq ans : cela crée beaucoup d'angoisse chez nos concitoyens qui ont déjà du mal à se former, et cette angoisse génère au final un souci d'acceptabilité de l'IA, que l'on ne règlera pas forcément par la formation continue : une étude américaine récente n'est pas très optimiste sur les capacités d'apprentissage de l'ensemble des travailleurs tout au long de leur cycle de vie professionnelle.

Mme Christine Lavarde. - On constate aujourd'hui que la croissance française atteint son maximum car on est au maximum de capacité de mobilisation de notre appareil productif : il semblerait que les personnes non-employées aujourd'hui ne peuvent tout simplement pas l'être. Or, il va falloir de grandes compétences pour exploiter le deep learning car il faut comprendre une IA plus forte que nous. Est-ce possible ?

M. Laurent Alexandre. - Il est à craindre que non. Les écarts vont exploser car les potentiels des uns et des autres sont très différents. Une étude évaluant le programme américain « No child left behind » montrait une réduction des écarts dans l'éducation lorsque des investissements spécifiques étaient faits pour les plus défavorisés, mais elle s'est révélée fausse et les responsables de cette étude ont été poursuivis par la justice. Le dédoublement des CP ne donne pas en réalité de bons résultats car trop marginaux.

L'IA peut remplacer les gens qualifiés mais elle consomme de plus en plus de cerveaux. Or, les cerveaux sont rares. On va avoir dans 20 ans une pénurie de travailleurs intelligents. L'IA ne se substitue pas aux cerveaux mais complète l'intelligence humaine. Le chercheur Serge Abiteboul nous dit bien qu'« être data scientist nécessite beaucoup de cerveau disponible ».

Si l'IA attaque des emplois qualifiés, les gens pourront se reconvertir car ils en ont les capacités. Ce sera plus difficile pour les chauffeurs routiers quand la conduite sera automatisée. Ils sont 4 millions aux USA et 5 millions en Europe.

La Chine a lancé un programme très ambitieux sur l'IA : elle recrute les chercheurs en multipliant par cinq les salaires. La fuite des cerveaux est un problème sérieux, car on ne pourra pas payer des scientifiques de haut niveau 3 000 € par mois quand Google ou les Chinois offrent 1 million d'euros par an.

Mme Nadia Sollogoub. - Quelle cohabitation envisager entre voiture autonome et véhicule conduit par un humain ? Les nids de poule mettent aussi le véhicule autonome en échec en zone rurale. Finalement, dans le domaine des mobilités, l'IA ne risque-t-elle pas de se trouver en échec ?

M. Laurent Alexandre. - Le véhicule autonome marche déjà bien. La Californie encourage l'expérimentation des véhicules autonomes à condition de rendre les données publiques. Google ne demande au conducteur de reprendre le volant qu'après 18 000 km ! C'est impressionnant.

Une des préoccupations n'est pas de savoir si l'IA peut marcher mais si l'IA est acceptable. Or, on a déjà une crise sociale aujourd'hui en France. Le choc de la robotique et de l'IA ne sera pas immédiat. Mais le gérer sur 30 ans sera un gros challenge.

M. Jean-Marc Boyer. - Si l'intelligence est artificielle, la connerie restera-t-elle naturelle ?

M. Laurent Alexandre. - Cette question sous forme de boutade est intéressante. Va-t-on aller vers une déshumanisation ? C'est ce qu'on avait dit avec Internet et les smartphones mais cela s'est révélé faux : les réseaux sociaux créent de l'interaction.

Dans les esprits, le clivage droite/gauche risque d'être remplacé par le clivage entre bio-conservateurs et transhumanistes. Elon Musk a créé une société pour mettre des microprocesseurs dans les cerveaux des bébés afin de développer leurs capacités cérébrales. C'est effrayant mais possible.

Pour bien comprendre les sauts technologiques auxquels nous assistons aujourd'hui, il faut aller au musée archéologique de Saint-Germain-en-Laye. En 100 000 ans, les silex sont restés pratiquement les mêmes. Or, Google s'est développé en 20 ans. La technologie va plus vite. Et les régimes dictatoriaux ont un avantage décisif sur les démocraties : ils peuvent décider très vite de s'adapter.

M. Jean-Raymond Hugonet. - Plutôt que de parler d'intelligence artificielle, je préfère parler d'intelligence augmentée. Sur le plan de la santé, les professionnels sont confrontés à une pléthore informationnelle et une carence temporelle. L'IA pourrait-elle aider à régler ce problème. Quelle relation envisager entre notre cerveau et l'IA ? Et l'IA permettra-t-elle de lutter contre la maladie d'Alzheimer ?

M. Laurent Alexandre. - L'IA concurrence les cerveaux, en particulier les moins malins. Certains suggèrent de fusionner IA et cerveau. La civilisation d'Internet modifie notre cerveau, nous rend plus inattentif, et l'IA pourrait aider.

Une remarque sur la maladie d'Alzheimer : la recherche est plutôt en échec. Nous attendons des progrès techniques qui ne viennent pas vite.

Dans une économie de l'intelligence, plus on est intelligent plus on gagne. Il convient d'avoir une gestion sociale des inégalités des intelligences.

M. Pierre-Yves Collombat. - Intelligence et compétitivité semblent aller ensemble dans votre raisonnement. Par ailleurs, quand on regarde le futur, on a coutume de poursuivre les tendances. Est-ce la bonne approche ?

En suivant votre discours, on va supprimer les métiers exercés par des gens à l'intelligence limitée, or ceux-ci vont se révolter ! La société se fait avec des hommes et des femmes qui ne se laisseront peut-être pas faire par la technologie. Prend-on en compte dans l'analyse la dimension politique et sociale, l'acceptabilité du progrès technique. Les gens réagissent, peut-être stupidement mais ils réagissent ! La capitalisation boursière des GAFA est fondée sur du vent. On va peut-être s'en apercevoir un jour.

M. Laurent Alexandre. - Je n'ai jamais défendu la progression des inégalités intellectuelles. Je pense à l'inverse qu'on est en situation pré-révolutionnaire si on ne prend pas en compte les inégalités de ce type. Les GAFA sont réellement puissants et gagnent de l'argent, ils ne fondent donc pas leur succès sur du vent mais sur du solide. Par ailleurs, les usagers utilisent massivement les services des GAFA : j'observe que les politiques protestent contre AirBnB mais en même temps, ils utilisent les services d'AirBnB quand ils se déplacent. Les GAFA sont des machines de guerre puissantes qui ont grossi très vite et l'Europe, qui n'a pas de politique de puissance dans le domaine technologique comme dans le domaine militaire, est en train de perdre la partie.

Je vous rejoins sur un point : la technologie n'est pas tout. Le politique doit reprendre le leadership, mais on ne peut pas laisser de côté les avancées technologiques et faire comme si elles n'existaient pas. Le choc de la technologie est d'autant plus violent qu'il y a des fractures sociales. L'urgence aujourd'hui est à la réduction des inégalités intellectuelles. On ne peut pas penser que dans une économie de la connaissance les gens qui ont les capacités intellectuelles n'auront pas de plus en plus de pouvoir et d'argent, même en créant une taxe à 100 %. Il faut donc traiter le problème à la base, c'est-à-dire en cherchant à développer les capacités intellectuelles.

M. Yannick Vaugrenard. - Qu'est-ce que l'intelligence : le savoir ou le comportement au jour le jour ? Le rôle du politique est de maîtriser les progrès technologiques. C'est plus urgent aujourd'hui qu'il y a 20 ans. Je m'inscris en faux par rapport aux propos sur le dédoublement des classes de CP : ce n'est pas au bout d'un an seulement qu'on peut juger de ses effets, et les retours dont je dispose sont positifs. Il convient de traiter le problème à la base : certains enfants ont 500 à 600 mots à 6 ans quand d'autres en maîtrisent 3 000. Là est le problème. La baisse des efforts de recherche dans la science et la technologie est une catastrophe. Mais n'est-il pas aussi important de développer dans le système éducatif français les connaissances philosophiques et sociologiques ?

M. Laurent Alexandre. - Dans mes conférences, on me demande souvent ce qu'il faut apprendre aux enfants. Je réponds : humanités, histoire, philosophie, culture générale. Apprendre à coder est inutile.

Concernant les inégalités, il ne faut pas perdre de vue qu'elle a aussi une dimension génétique, comme le montrent les études sur les jumeaux. Le déterminisme génétique devrait être combattu mais on ne sait pas le faire. On investit insuffisamment sur la recherche en éducation : on devrait le faire pour réduire les inégalités. On a aussi un souci de pensée magique : certaines écoles marchent bien - par exemple les écoles Montessori - mais ce n'est pas parce que les méthodes sont plus efficaces, c'est seulement car il y a un biais de sélection des enfants, qui nous induit en erreur.

M. Roger Karoutchi, président. - Merci pour ces échanges passionnants.