Mercredi 15 mai 2019

- Présidence de M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes, et de M. Ladislas Poniatowski, au nom de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées -

La réunion est ouverte à 15 heures.

Audition de MM. Hervé Morin, président de la région Normandie, Alexandre Wahl, directeur de l'Agence de développement Normandie, Patrice Vergriete, maire de Dunkerque, et Mme Christiane Guervilly, maire d'Erquy, sur l'impact régional du Brexit

M. Jean Bizet, président. - Nous sommes plusieurs membres du groupe de suivi du Brexit à rentrer du Royaume-Uni où nous avons pu rencontrer, à Londres et Édimbourg, des représentants de la classe politique britannique et des milieux économiques, et pu mesurer le degré d'incertitude résultant de la situation actuelle : il est bien difficile de prévoir si le Brexit aura effectivement lieu et, si oui, quand et selon quelles modalités. Certains de nos interlocuteurs ont même envisagé que le Royaume-Uni sursoie à l'application du fameux article 50 du Traité sur l'Union européenne.

Dans ce climat confus, nous tenons malgré tout à avancer et à y voir plus clair. C'est pourquoi nous vous avons invités. Vous représentez la façade maritime de la Manche, côté français, du Nord à la Bretagne en passant par la Normandie. Nous espérons que cette rencontre nous éclairera quant à l'impact régional d'un éventuel Brexit sur le secteur de la pêche et des industries de transformation, sur l'économie locale en général ainsi que sur les activités portuaires. Je salue, à cet égard, la réactivité du président de la région Normandie.

Je souhaite d'abord vous interroger au sujet de la pêche, secteur dont l'activité est foncièrement menacée par le Brexit. Comment appréciez-vous les mesures d'urgence décidées par la Commission européenne pour aider ce secteur à faire face à la perspective d'une sortie désordonnée du Royaume-Uni de l'Union européenne ? On sait que le Fonds européen pour les affaires maritimes et la pêche (FEAMP) fait encore office de filet de sécurité pour quelques mois.

Je vous demanderai ensuite de présenter les préparatifs d'ordre plus général qui sont en cours de déploiement sur vos territoires. Chacun d'entre vous peut-il faire un point sur les aménagements des infrastructures douanières et sanitaires que le Gouvernement s'est engagé à réaliser dans l'urgence ?

Les représentants du monde politique britannique que nous avons rencontrés nous ont semblé plutôt sereins, ce qui est assez surprenant. Je ne dirais pas que la situation est sous contrôle, mais nos interlocuteurs ont semblé vouloir aller jusqu'au bout du processus, en décidant éventuellement de surseoir.

M. Ladislas Poniatowski, président. - Je ne m'exprimerai pas en tant que rapporteur du projet de loi habilitant le Gouvernement à prendre par ordonnances les mesures de préparation du retrait du Royaume-Uni de l'Union européenne. Je représente ici Christian Cambon, président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées.

Avant notre séjour à Londres et à Édimbourg, nous étions dans le flou ; désormais, le brouillard est encore plus épais... Nous ne voyons pas comment nous allons sortir de cette situation. Nous avons rencontré des personnes qui doivent quitter l'Union, après les élections européennes, mais qui espèrent toujours un accord !

Si le parti travailliste et le parti conservateur parvenaient à un accord, il ne se trouverait aucune majorité, selon nos interlocuteurs, pour le voter à Westminster. Mme May et M. Corbyn perdront chacun une partie de leurs troupes pour s'être entendus avec la partie adverse. On ne sait donc pas à quel Brexit s'attendre...

D'aucuns nous ont aussi expliqué qu'il n'y aurait pas de Brexit car la situation allait s'enliser.

M. Jean Bizet, président. - Notamment le président de la commission parlementaire sur le Brexit !

M. Ladislas Poniatowski, président. - L'Union européenne a accordé à Mme May un nouveau report pouvant se prolonger jusqu'au 31 octobre, mais que peut-il se passer ? Politiquement parlant, le flou est complet. Cela ne signifie pas que le travail que nous avons mené soit inutile. Nous avons permis au gouvernement français de prendre des ordonnances pour régler trois questions : le sort juridique, social et professionnel des Anglais qui vivent en France ; celui des Français qui vivent au Royaume-Uni ; les mesures à prendre dans nos trois régions afin que perdurent les échanges, notamment économiques, entre la France et le Royaume-Uni.

Nous souhaitons savoir si ces régions sont prêtes. Celle des Hauts-de-France a pris un peu d'avance ; la Normandie et la Bretagne parviennent-elles à suivre ? Je rappelle que le quart des échanges commerciaux entre l'Europe et la Grande-Bretagne transite par le tunnel sous la Manche. Par ailleurs, 88 % des échanges portuaires ont lieu à Calais et Dunkerque, 5,5 % au Havre, 3,6 % à Ouistreham et 1,9 % à Dieppe, les ports de Cherbourg, Brest et Roscoff accueillant 1 % du trafic. Fait-on le nécessaire pour aider nos entreprises et favoriser ces échanges ?

Je suis optimiste, car nous avons des atouts. Les ports normands pourraient devenir bientôt la terre d'accueil de l'Irlande. À plus long terme, il se peut que l'Écosse devienne indépendante dans deux ou trois ans. Dans les deux cas, une partie du trafic ne transitera plus par l'Angleterre. Madame, messieurs, vous préparez-vous à ces échéances ?

M. Hervé Morin, président de la région Normandie. - J'ai rencontré, moi aussi, divers acteurs politiques et économiques d'outre-Manche, notamment les responsables des ports britanniques. Mon sentiment est que l'État français n'a pas pris toute la mesure de la situation. Le niveau d'impréparation, notamment au ministère de l'agriculture, est considérable. Or, dans la perspective d'un Royaume-Uni devenu un pays tiers, il s'agissait d'anticiper, de prévoir des contrôles phytosanitaires et vétérinaires, de créer des postes. Dans le secteur des douanes, l'anticipation a été meilleure.

L'attention s'est focalisée sur la région des Hauts-de-France, ce qui est légitime dans la mesure où elle concentre l'essentiel du trafic transmanche. Ainsi, alors que la région Normandie avait mandaté la société Soget pour mettre en place un cargo community system (CCS), nous avons découvert que les douanes développaient un système spécifique pour les Hauts-de-France.

Il m'est également apparu que les Britanniques n'avaient absolument pas préparé le Brexit. Ils se refusent ainsi à embaucher des fonctionnaires chargés de contrôler, au motif qu'à l'heure actuelle, le Royaume-Uni ne contrôle pas les produits qu'il importe.

Plus inquiétant s'agissant de nos importations en provenance du Royaume-Uni, nos interlocuteurs nous ont indiqué qu'environ 4 000 entreprises britanniques du secteur de la logistique ou du transport étaient dans l'incapacité de remplir les documents douaniers leur permettant de passer la Manche sans encombre. Nous avons proposé de mettre en place des formations, mais les choses en sont restées là. Or, pour donner une idée du trafic transmanche annuel, par Caen transitent 100 000 camions et 1 million de passagers, par Le Havre 30 000 camions et 250 000 passagers, par Cherbourg 20 000 camions et 380 000 passagers, auxquels s'ajoutent 35 000 camions irlandais, et par Dieppe 45 000 camions et 340 000 passagers. On estime que 60 % à 65 %, soit deux tiers, des véhicules devront faire l'objet de contrôles vétérinaires et phytosanitaires.

L'enjeu est le suivant : pour ce qui concerne des traversées courtes, il est souhaitable qu'une partie des documents douaniers et soumis aux contrôles soient remplis avant l'embarquement afin qu'à l'arrivée des bateaux dans les ports normands, les procédures aient déjà été engagées, les administrations informées, les opérations de dédouanement effectuées et les contrôles vétérinaires ou phytosanitaires diligentés. D'où l'importance d'un cargo community system efficace. Des tests ont montré que les ports normands disposent d'ores et déjà de cette architecture de base.

Le port de Cherbourg a véritablement une carte à jouer dans la perspective du Brexit. Les Irlandais considèrent en effet qu'ils pourraient, du jour au lendemain, se passer du land bridge, le pont terrestre passant par le Royaume-Uni qui leur permet d'atteindre le marché européen, au profit d'une liaison directe avec Cherbourg. Environ 120 000 camions ainsi que des ferries pourraient alors débarquer dans ce port. Pour la Normandie, mais aussi pour l'État français, cette croissance plus que doublée du trafic pour cette seule liaison pourrait se traduire par une thrombose gigantesque.

Avec le patron de Brittany Ferries, Jean-Marc Roué, nous avions commencé à étudier un nouveau système de fret ferroviaire, dans la mesure où la destination finale d'une partie du trafic arrivant à Cherbourg est la péninsule ibérique. Il faudrait donc, dans le cadre du nouveau contrat de plan, prévoir une ligne ferroviaire entre le Cotentin et le sud de la France ; ce réseau existe, mais des investissements seront sans doute nécessaires pour le moderniser.

Pour la Normandie, le Brexit peut être une véritable chance, à condition que cet afflux ne crée pas une situation extrêmement compliquée. Nous avons constaté depuis le début de l'année un accroissement significatif du trafic à Dieppe, Cherbourg, Caen et Ouistreham, les sociétés de logistique et de transport commençant à tester de nouvelles voies d'accès au marché européen. Mais s'il devait se produire un dysfonctionnement majeur dans les Hauts-de-France, ce ne sont pas nos petits ports qui pourraient absorber une partie significative de ces flux ; par exemple, l'absorption de 5 % du trafic de Calais représenterait pour le port de Dieppe un doublement de son activité. La question névralgique est donc le bon déroulement des opérations liées au Brexit dans les Hauts-de France.

Nous avons pris le taureau par les cornes. J'ai reçu, à la fin août 2018, l'ensemble des entreprises du secteur maritime normand et nous avons fait une conférence de presse à Paris avec tous les acteurs économiques. Le lendemain, le Premier ministre nommait un délégué interministériel, lequel constatait la non-anticipation de divers éléments, notamment la question des contrôles vétérinaires au niveau du ministère de l'agriculture. Des arbitrages ont été rendus à Matignon à la fin de l'année, qui ont permis de corriger le tir. Le retard du Brexit présente un avantage : nous avons le temps de nous y préparer !

La région Normandie a mis en place des installations provisoires, qui sont désormais prêtes, et a engagé des procédures administratives en vue d'obtenir les autorisations pour réaliser des contrôles vétérinaires et sanitaires. Les dimensions de nos ports ne permettant pas de réaliser ces formalités sur place, ce qui est pourtant la règle normale, nous avons obtenu de l'État, puis de la Commission européenne, l'agrément pour le déport des contrôles, que ce soit sur le champ de courses de Dieppe ou à la sortie de Caen et de Ouistreham. À Cherbourg, nous avons prévu un système à double flux, l'un pour les véhicules irlandais, qui peuvent dès la sortie du bateau partir sur les routes d'Europe, l'autre pour les véhicules britanniques.

Nous avons également demandé à l'État de bénéficier de dispositifs d'urgence en vue d'accélérer les investissements dans les ports. Je précise que celui-ci ne consacre pas un centime à nous aider. En revanche, la Commission européenne, qui est souvent plus à l'écoute des collectivités, a modifié ses règles de financement au titre du mécanisme pour l'interconnexion en Europe (MIE), nous accordant ainsi des subventions à hauteur de 20 % et 40 % pour réaliser ces investissements.

Cependant, comme nous nous demandions si le Royaume-Uni n'allait pas finir par rester au sein de l'Union européenne, nous avons hésité à consacrer 30 à 40 millions d'euros à la construction d'équipements et d'infrastructures qui ne serviront peut-être à rien au bout du compte. Après avoir beaucoup tardé avant de nous lancer, nous avons pris la décision de réaliser ces travaux. Dans quelques semaines ou quelques mois, les équipements en dur seront donc achevés, et créées les places pour les camions qui seront maintenus en quarantaine ou feront l'objet de contrôles complémentaires. Je pense donc que l'impact du Brexit sur le trafic a été à peu près anticipé.

Un défi plus aigü est celui de la pêche. Le ministre des affaires étrangères m'a informé, voilà plusieurs mois, que le Royaume-Uni et la France avaient passé un accord visant à garder les règles inchangées pour le moment.

Selon l'interprofession de la pêche, les volumes pêchés par les navires normands dans les eaux britanniques représentent : à Cherbourg, un tiers du débarquement en poids et 40 % du chiffre d'affaires (CA) ; à Granville, un tiers du poids et 23 % du CA ; à Dieppe, 7 % du poids et 12 % du CA ; à Port-en-Bessin, 7 % du poids et 8 % du CA ; à Barneville-Carteret, 4 % du poids et 7 % du CA.

Les îles anglo-normandes, qui ne sont pas membres de l'Union européenne, peuvent bénéficier de ses règles au titre d'une annexe datant de 1980. Pour elles également, la question des zones de pêche n'est pas négligeable.

On estime que 40 à 50 % des 750 bateaux de pêche normands seront en situation de très grande difficulté du fait du Brexit, ce qui est absolument dramatique : plusieurs milliers d'emplois sont en jeu.

Les compagnies de ferries doivent résoudre l'équation suivante : elles ont bâti leur modèle économique sur des délais de débarquement et d'embarquement très réduits - environ 90 minutes -, rendus possibles par la fluidité du trafic au sein de l'Union européenne. L'amortissement financier de leurs bateaux dépend de cette rapidité, qui ne sera plus d'actualité en cas de mise en place de contrôles douaniers, vétérinaires et phytosanitaires. Pour que leur écosystème continue à fonctionner, ces sociétés devront supprimer plusieurs trajets aller-retour et augmenter leurs prix.

Mon dernier point concerne la filière hydrolienne, que l'État a pour l'instant abandonnée alors qu'elle est pleine d'avenir. Dans notre région, il y a pourtant dans le Raz Blanchard l'un des deux courants les plus performants au monde pour le développement de cette énergie renouvelable, qui concerne aussi les îles anglo-normandes. La défection de l'État nous a poussés à reprendre le flambeau ; si nous parvenons à faire avancer ce dossier, nous pourrons envisager de bâtir de nouveaux accords dans ce secteur.

M. Jean Bizet, président. - Pour le secteur de la pêche, les objectifs sont de ne pas modifier l'accord entre le Royaume-Uni et la France, d'ouvrir aux navires en difficulté les crédits du FEAMP, et enfin de lier l'espace maritime, sur lequel nous avons des fragilités, et l'espace aérien, où nous sommes offensifs, afin de mener des discussions plus globales.

M. Ladislas Poniatowski, président. - Dans mon rapport sur le projet de loi habilitant le Gouvernement à prendre par ordonnances les mesures de préparation du retrait du Royaume-Uni de l'Union européenne, j'avais précisé que des crédits de l'État devaient être affectés aux ports régionaux. Je n'ai obtenu aucune réponse sur ce point de la part de Mme Loiseau, qui était alors ministre chargée des affaires européennes.

Mme Christiane Guervilly, maire d'Erquy. - En Côtes-d'Armor, nous sommes le Petit Poucet en comparaison des grands ports que vous venez de citer. Néanmoins, nos ports de pêche ont connu une belle progression depuis 25 ans, puisqu'Erquy est la quatrième criée de France, derrière Boulogne, Lorient et Le Guilvinec. Nos ports de pêche, départementaux, ont été beaucoup soutenus dans les années passées, par exemple grâce à l'armement Porcher qui compte 19 bateaux, ou au groupe Le Graët, qui compte huit entreprises en Bretagne, aux activités toutes liées à la mer, assurant 700 emplois. Notre potentiel reste fort en matière de pêche, même si la conjoncture se complique, avec des conséquences sur les entreprises. L'organisation de producteurs (OP) Cobrenord, située à l'ouest de la baie de Saint-Brieuc, considère que la pêche de ses navires est menacée à 90 %, puisqu'ils pêchent surtout en eaux anglaises où se concentre la ressource.

La criée d'Erquy représente 22 000 tonnes de produits de la mer pour une valeur totale de 70 millions d'euros à l'année. La baie de Saint-Brieuc est connue pour la coquille Saint-Jacques, même si la concurrence existe, notamment en Irlande. Pour autant, nos pêcheurs ont instauré une pêche durable, ouverte d'octobre à avril, c'est-à-dire en dehors de périodes de reproduction.

Les conséquences du Brexit toucheront davantage les 19 pêcheurs hauturiers du port d'Erquy que la cinquantaine de pêcheurs côtiers. La production est principalement composée de coquilles Saint-Jacques, de coquillages, bulots, seiches et encornets.

Les prévisions de l'OP Cobrenord qui regroupe 70 entreprises sont préoccupantes, avec une baisse de 90 % de la production, contre 70 % selon les prévisions de l'armement Porcher, qui pêche aussi sur Roscoff, c'est-à-dire en mer de Manche, au-dessus de la pointe du Finistère. L'armement est une entreprise familiale qui investit chaque année dans de nouveaux bateaux et de nouveaux côtiers.

En Côtes-d'Armor, les conséquences du Brexit portent davantage sur la pêche que sur le débarquement des produits.

M. Jean Bizet, président. - Avez-vous anticipé ces conséquences ?

Mme Christiane Guervilly. - Nous n'avons rien fait en matière d'infrastructures. M. Hervé Morin a très justement rappelé que les problématiques liées au débarquement imposeraient de renforcer les contrôles. En Côtes-d'Armor, nous ne sommes pas concernés pour l'instant. Aucun bateau anglais n'y débarque. Le port du Légué est le seul port régional de commerce que nous ayons. Les deux criées se trouvent à Saint-Quay-Portrieux et à Erquy.

L'OP Cobrenord craint les effets de la balance commerciale excédentaire au Royaume-Uni, en matière de pêche. Les produits anglais envahissent déjà les marchés français et européen. Si la livre baisse, ces marchés risquent d'être déstabilisés.

En cas de Brexit dur, certaines entreprises devront certainement déposer le bilan très rapidement. Il faudra sans doute trouver des zones de pêche plus éloignées, les Bretons pouvant aller pêcher jusqu'en Irlande, ce qui posera des problèmes de concurrence, car ces zones sont déjà pratiquées. Il faudra aussi subir des surcoûts liés aux déplacements. Le coût du poisson frais devrait augmenter.

À l'heure actuelle, un tiers de ma commune continue de vivre de la pêche et de ses activités dérivées.

M. Patrice Vergriete, maire de Dunkerque. - Les autorités portuaires, économiques et politiques du Dunkerquois sont prêtes au Brexit, mais s'interrogent à moyen terme sur la règle du jeu qui prévaudra.

En côte d'Opale, les conséquences sur la pêche concernent surtout Boulogne. Le Dunkerquois possède une flottille d'une quinzaine de bateaux destinés essentiellement à la pêche côtière. Néanmoins, le risque d'un déport en eaux dunkerquoises des autres flottes qui ne pourront plus aller en eaux britanniques est réel. Pour l'heure, le problème qui nous touche concerne surtout la pêche électrique des Néerlandais. En matière de pêche, l'enjeu du Brexit est avant tout boulonnais et son impact sur Dunkerque ne pourrait être que par ricochet.

En revanche, l'activité portuaire de Dunkerque est concernée par les conséquences du Brexit, même si le trafic transmanche ne représente que 30 % du trafic total, alors que le port de Calais est exclusivement tourné vers le Royaume-Uni. Les infrastructures de gestion du trafic en provenance ou à destination d'un pays tiers existent déjà à Dunkerque, alors que ce n'est pas le cas à Calais. On enregistre à Dunkerque 2,7 millions de passagers par an vers le Royaume-Uni, ce qui en fait le deuxième port de passage après Calais.

Nous sommes prêts pour le Brexit. Les renforts douaniers sont en place. Des parkings sécurisés pour les poids lourds ont été aménagés, avant même que se pose la question du Brexit, pour faire face aux migrations clandestines. Nous avons rénové le service d'inspection vétérinaire et phytosanitaire aux frontières (Sivep), qui fonctionnera 24 heures sur 24 et sept jours sur sept en cas de Brexit. La dématérialisation des procédures est en place. Seul problème éventuel, certaines PME risquent de ne pas s'acquitter des procédures suffisamment en amont dans les trois premiers mois qui suivront le Brexit, de sorte que leurs camions immobilisés pourront devenir des proies pour les migrations internationales clandestines. Ce risque ne subsistera cependant que durant une période transitoire.

La fluidité est un autre enjeu, car les ports de Dunkerque et de Calais risquent de perdre en compétitivité par rapport à ceux du Benelux ou de l'Allemagne, par manque de transport non accompagné. Si le temps de transport se rallonge, il coûtera plus cher entre Dunkerque et le Royaume-Uni qu'entre Hambourg et le Royaume-Uni, car le port allemand bénéficie de ce transport non accompagné. Par conséquent, le grand port de Dunkerque envisage de développer le transport sans chauffeur. L'évolution du marché montre déjà une légère perte de nos ports due à ce type de concurrence.

Les conséquences du Brexit sur l'activité industrielle pèsent peu pour l'instant. L'Agence pour le développement économique de Dunkerque a enregistré huit prospections d'industriels anglais en 2018 contre trois en 2017. On sent naître un intérêt et une tendance molle qui reste à préciser. Nous préparons l'accueil de ces industriels dans les Hauts-de-France. Le port de Dunkerque a les capacités foncières suffisantes pour accueillir des projets industriels d'envergure. L'évolution pourrait être positive.

M. Ladislas Poniatowski, président. - Avez-vous développé une politique d'accueil particulière sous la forme de zone franche, par exemple ?

M. Patrick Vergriete. - Nous n'avons fait aucune démarche en ce sens. Mais nous avons déjà beaucoup d'expérience commune avec les industriels britanniques, quatrièmes investisseurs industriels sur le territoire dunkerquois. Nous sommes compétitifs.

Dunkerque, c'est aussi un bout de l'histoire de l'Angleterre. Chacun a vu le film de Christopher Nolan. Dunkerque a une image plus positive à Londres qu'à Paris, et le Brexit n'y changera rien. Le contingent de touristes britanniques explose depuis le film et deux hôtels quatre étoiles sont en construction. Nous souhaitons profiter de cet atout touristique. La détaxe devrait assurer une plus-value en matière d'attractivité. Nous maintiendrons ce lien particulier avec l'Angleterre, malgré le Brexit. Le sommet des maires franco-britanniques a été pour le moins décevant, car trop institutionnel. Il faudrait développer d'autres formes de coopération transmanche.

C'est d'autant plus important que nous risquons de perdre les fonds du programme européen Interreg, ce qui contribuera à décourager la coopération entre collectivités, alors que nous aurions beaucoup à y gagner. Les coopérations universitaires qui nous liaient à l'Angleterre sont également compromises. Nous aurions tout à perdre à ce que l'Angleterre et la France s'éloignent davantage l'une de l'autre.

M. Jean Bizet, président. - Je passe la parole à un sénateur qui est à moitié anglais, à moitié français.

M. Olivier Cadic. - Je suis 100 % français, même si je vis au Royaume-Uni. Je salue l'engagement que vous mettez à défendre votre territoire. Après 22 ans de vie au Royaume-Uni, je n'ai jamais cru à la concrétisation du Brexit. J'avais rappelé que Theresa May réservait au Royaume-Uni la possibilité de participer aux élections européennes, dans une lettre écrite. Et pourtant, chacun continue à échafauder tous les scénarios possibles et imaginables sur le Brexit. On est en pleine science-fiction, et cela a un coût pour nous.

Nous sommes entrés dans le Brexit, saison 2. Depuis le vote, le problème de l'Irlande du Nord est posé et les Anglais ne font que tourner autour. Ont-ils avancé ? Depuis le 29 mars, la question est passée sous silence, alors qu'elle bloque la mise en oeuvre du Brexit. Dans ces conditions, investir dans les infrastructures est un choix difficile. Qu'arriverait-il si le Brexit ne se faisait pas ? D'autant que personne n'est capable d'expliquer en quoi il consiste.

Je n'ai rien fait pour préparer mon entreprise à l'éventualité du Brexit. La raison en est simple : concrètement, je ne sais pas à quoi il faudrait la préparer.

Quels engagements financiers êtes-vous prêts à prendre ? À combien s'élèvera la facture de cet événement qui nous affecte directement, mais sur lequel nous n'avons pas été consultés ?

M. Patrice Vergriete. - Pour la communauté urbaine de Dunkerque, le coût en investissements financiers est nul, puisque les parkings sécurisés pour poids lourds sont déjà aménagés et que le Sivep est déjà modernisé. Il n'y a pas non plus eu d'embauche de douaniers, mais une mise à disposition de personnel volant. Le seul investissement direct que nous avons fait, c'est l'énergie folle que nous avons dépensée pour imaginer les scénarios de sortie du Royaume-Uni de l'Union européenne. Et c'est aussi l'inquiétude des populations face aux interrogations qui demeurent. Le monde économique n'aime que les certitudes.

M. Hervé Morin. - La recherche est un autre enjeu de taille. Les laboratoires de recherche sont largement financés sur les crédits européens. En cas de Brexit, beaucoup d'entre eux chercheront à s'implanter sur le continent pour continuer à bénéficier de ces crédits.

M. Alexandre Wahl, directeur de l'Agence de développement Normandie. - Si tant est que le Brexit se fasse, comment transformer la menace en opportunité ? Attirer les laboratoires de recherche sur notre territoire est une voie possible. La Grande-Bretagne est le pays qui a le plus bénéficié des crédits européens à moindre coût, notamment dans le domaine de la recherche. Certaines universités britanniques sont déjà prêtes à conclure des accords, voire à créer une entité juridique sur le continent pour capter les crédits européens de la recherche.

Comment faire de la Normandie un lieu d'accueil pour les entreprises britanniques, afin qu'elles aient un accès au marché européen sans barrière douanière ? Nous avions lancé une grande campagne de communication en mars 2018. Une trentaine de telles entreprises avaient manifesté leur volonté de s'installer chez nous. Beaucoup sont en stand-by, comme cette entreprise d'assemblage de camping-cars qui importait ses pièces de différents pays européens, activité qui deviendrait impossible en cas de rétablissement des barrières douanières. En s'implantant en Normandie, cette entreprise serait le cheval de Troie du marché européen.

En Normandie, l'excédent commercial avec la Grande-Bretagne est d'un milliard d'euros. L'Arabie Saoudite est notre premier partenaire en matière d'importations, à cause de notre industrie pétrolière. La Grande-Bretagne n'est qu'au cinquième rang de nos partenaires commerciaux. En revanche, 21 % de nos 150 volontaires internationaux en entreprise (VIE) ont choisi la Grande-Bretagne.

Pour développer notre attractivité, nous avons mis en place une zone franche sur l'axe Seine. Pour l'instant, elle n'a pas véritablement porté ses fruits. Autre initiative, nous avons monté une joint-venture avec l'entreprise Simec Atlantis, filiale de GLG Alliance. Le siège social de l'entreprise est en Écosse, et le ministre écossais de l'énergie nous a contactés au sujet d'une possible coopération entre nos deux pays autour de l'énergie hydrolienne.

M. Ladislas Poniatowski, président. - Il y a trois semaines, la cheffe du gouvernement écossais a clairement exprimé sa volonté de faire de l'Écosse le premier pays éolien d'Europe.

M. Alexandre Wahl. - L'Écosse a négocié avec la Grande-Bretagne des tarifs de rachat de son électricité. Ces tarifs n'existent plus pour l'énergie hydrolienne et ils ont fortement baissé pour l'éolien. Les îles anglo-normandes veulent acquérir une forme d'autonomie énergétique et sont prêtes à offrir des tarifs de rachat pour une électricité produite ailleurs que dans les eaux territoriales.

M. Jean Bizet, président. - La population britannique semble désabusée, alors que la classe politique se retire sur l'Aventin, rassurée d'avoir obtenu un délai jusqu'au 31 octobre, et certaine que les Européens ne suivront pas même si les différents partis trouvent un accord. Les représentants politiques que nous avons rencontrés nous ont posé la question d'un éventuel délai supplémentaire. Sans doute n'oseront-ils pas le demander. Mais peut-être choisiront-ils de révoquer l'article 50 du Traité sur l'Union européenne « momentanément », ce qui leur permettra de revenir à tout moment au sein de l'Union européenne.

Le monde des affaires, en revanche, est inquiet. Pour notre part, nous attendons la décision britannique pour réfléchir à la refondation de l'Union européenne. Quoi qu'il en soit, la Grande-Bretagne sera toujours un grand pays à quelques milles de nos côtes et des accords bilatéraux seront noués. L'appartenance à un deuxième cercle leur plaît beaucoup. Ils souhaitent un accord spécifique dont les contours ne sont pas dessinés, et surtout pas une union douanière qui les empêcherait de conclure des accords de libre-échange avec des pays tiers. Cependant, un accord comme le CETA a demandé sept ans de négociations... Ils ont avoué une énorme déconvenue concernant les propositions américaines affectant 30 milliards d'échanges agroalimentaires.

M. Ladislas Poniatowski, président. - Pour le prochain scrutin européen, le parti du Brexit est crédité de 36 % d'intentions de vote, le parti travailliste tombe à 16 % et le parti conservateur à 13 %. Theresa May a déclaré hier soir qu'elle présenterait l'accord entre les travaillistes et les conservateurs la semaine du 3 juin, mais ce texte ne rassemble pas de majorité. Tout le monde est convaincu qu'elle sera remplacée par un premier ministre conservateur plus dur.

M. Alexandre Wahl. - Nous risquons de nous retrouver en situation extrême, avec un brexiteur comme Boris Johnson ou la révocation fondée sur l'article 50 du traité sur l'Union européenne, l'entre-deux sur lequel nous négocions depuis deux ans n'existant plus.

M. Jean Bizet, président. - Je vous remercie de votre présence, car il était important de vous entendre. Il est essentiel de rester en position de réactivité. Nous avons ainsi noué de nouvelles relations avec les Irlandais, même si le Brexit n'a pas lieu.

La réunion est close à 16 h 25.