Mardi 2 juillet 2019

- Présidence de M. Michel Magras, président -

Risques naturels majeurs dans les outre-mer - Audition de M. Frédéric Mortier, délégué interministériel aux risques majeurs outre-mer auprès du ministre de la transition écologique et solidaire

M. Michel Magras, président. - Mes chers collègues, dans le cadre de nos auditions sur les risques naturels majeurs, nous avons le plaisir d'accueillir cet après-midi M. Frédéric Mortier, délégué interministériel aux risques majeurs outre-mer, qui a été nommé par le Premier ministre le 15 mai dernier et qui est placé auprès du ministre de la transition écologique et solidaire.

Je rappelle qu'après l'adoption d'un premier rapport d'information sur la situation de nos outre-mer face aux risques naturels majeurs en juillet 2018, qui était centré sur les problématiques de la prévention et de l'anticipation de la crise, mais aussi de l'alerte et de la gestion de l'urgence lors de la survenance d'une catastrophe, nous avons décidé de travailler sur un second volet consacré aux questions de la reconstruction et de l'organisation de la résilience des territoires sur le plus long terme.

Je précise que Guillaume Arnell est notre rapporteur coordonnateur pour l'ensemble de l'étude et que nous avons désigné sur le second volet un binôme de rapporteurs : Abdallah Hassani, sénateur de Mayotte, et Jean-François Rapin, sénateur du Pas-de-Calais.

Frédéric Mortier que nous recevons aujourd'hui est un homme de grande expérience. Beaucoup parmi nous le connaissent déjà. Ingénieur en chef des ponts, des eaux et des forêts, il a été le délégué local du préfet à la reconstruction des îles de Saint-Martin et Saint-Barthélemy après le passage de l'ouragan Irma.

Il a occupé les fonctions de directeur délégué des Ressources naturelles et de l'environnement au Cerema, le Centre d'expertise et d'étude sur les risques, l'environnement, la mobilité et l'aménagement. Entre 2007 et 2014, il a aussi dirigé l'établissement public du parc amazonien de Guyane.

Limitée à 2 ans, sa mission est très large et a fait l'objet d'un décret (n° 2019-353) détaillé en date du 24 avril 2019.

Le délégué interministériel aux risques majeurs outre-mer est chargé d'accélérer et renforcer les actions de prévention et de gestion des risques en outre-mer.

Selon le décret portant création de ce poste, il anime et coordonne les politiques d'acquisition de connaissances et de prévention des risques majeurs spécifiques aux collectivités ultramarines. À cette fin, il coordonne et veille à l'avancement :

- des actions des opérateurs de l'État pour l'acquisition de connaissances sur les aléas ;

- des actions de renforcement des capacités d'alerte et d'information des populations ;

- de la mise en place d'outils permettant d'accroître le taux de pénétration des assurances outre-mer, notamment au travers du respect des normes constructives ;

- d'un diagnostic des outils à développer pour permettre un retour rapide à la normale après une crise.

Il conduit en particulier :

- des actions de pilotage et de dynamisation du Plan séismes Antilles ;

- la mise en oeuvre d'outils visant à accélérer la protection parasismique et paracyclonique des bâtiments, y compris ceux de l'État et des collectivités territoriales, ainsi que la résilience des réseaux...

Il faut souligner que le délégué est également chargé de la mise en place du « plan d'actions interministériel relatif à la prévention et à la lutte contre les sargasses, consistant en particulier en :

- la mise en place d'un dispositif de suivi et de prévision des échouages ;

- le renforcement des actions de recherche et d'innovation pour améliorer l'identification des causes à l'origine de l'échouage des sargasses, la connaissance des impacts sanitaires ainsi que le développement de techniques de ramassage et de valorisation des algues ;

- le renforcement de la coopération régionale et internationale en matière de lutte contre cette pollution ;

- la mobilisation des outils de soutien et d'accompagnement pour les citoyens et les entreprises.

Il contribue donc à la réponse opérationnelle face aux échouages de sargasses, menée sous la responsabilité des représentants de l'État concernés ».

Nous sommes particulièrement intéressés de vous entendre concernant la lutte contre ce fléau. Comme vous le savez, nous organiserons également, le 4 juillet, une table ronde sur ce sujet et nous sommes très heureux de savoir, Monsieur le délégué, que vous avez souhaité y assister afin d'entendre les échanges qui s'y dérouleront.

Nous vous remercions donc tout particulièrement de vous prêter à cet échange, pour nous permettre, à la fois, de faire un point sur la reconstruction dans les Îles du Nord près de deux ans après le passage d'Irma et de tirer ensemble les enseignements de cet épisode dramatique qui pourraient permettre d'étayer la résilience d'autres territoires exposés...

Je vous laisse sans plus tarder la parole pour votre exposé liminaire sur la base de la trame qui vous a été transmise par le secrétariat de la délégation, avant que les rapporteurs et, éventuellement, les autres collègues, puissent vous interroger.

M. Frédéric Mortier, délégué interministériel aux risques majeurs outre-mer. - Monsieur le Président, Messieurs les sénateurs, nous avons effectivement une histoire commune tant avec l'évènement Irma qu'avec Mayotte. Il se trouve que le lendemain de ma nomination, on m'a demandé de coordonner un programme concernant le suivi et la veille du phénomène volcanique qui était observé et je me rendrai prochainement à Mayotte.

Suivant la trame que vous m'avez communiquée, je commencerai par évoquer l'ouragan Irma et les enseignements qu'il faut en tirer. L'un des premiers est sans doute que l'humilité doit primer concernant les aléas naturels. Cela rend plus important encore l'exercice de retour d'expérience. Les évènements ne se ressemblent pas, ils auront des impacts, des ampleurs et des localisations différentes. C'est justement parce que ce sont des phénomènes insaisissables, et que l'on peut difficilement prédire à long terme, qu'il faut s'y préparer. Nous connaissons aujourd'hui les tendances, les modèles scientifiques sont assez clairs et régionalisent de plus en plus : c'est un point tout à fait essentiel.

Je formulerais également un constat, plus qu'une critique : historiquement, dans notre culture française, que ce soit dans les outre-mer ou dans l'hexagone, on a observé après des phénomènes importants une intensité très forte à établir des retours d'expérience très analytiques. Des rapports ont ainsi été produits, souvent longs, cela a aussi été le cas après Irma notamment. Il n'y a pas eu ensuite la même intensité mise dans les enseignements à tirer, c'est-à-dire les éléments de synthèse, les plans d'actions à mettre en oeuvre, les formations et les sensibilisations à faire. C'est un point très important. Nous nous rendons compte, y compris sur des territoires qui ont été impactés, outre-mer aussi et je l'ai vécu, que plus on s'éloigne du point de l'aléa, moins il y a une mobilisation générale sur ces sujets-là. Cela montre l'importance de votre mission ici et vous retrouverez dans mon propos beaucoup d'éléments de votre premier rapport. Ce dernier a en effet largement inspiré à la fois la création de la délégation interministérielle aux risques majeurs outre-mer, mais aussi les travaux qui ont été engagés après Irma.

J'insiste sur l'importance de la préparation à la gestion de crise et de la préparation des territoires à être davantage résilients. Il s'agit de mesures tout à fait concrètes : penser aux réserves en eau, à disposer de points d'énergie qu'on pourra mobiliser, à mettre à disposition des points de connexion Internet, à assurer la résistance des réseaux - qui sont des éléments stratégiques -. En amont, il faut évidemment consolider tout ce qui concerne l'alerte et l'information de la population, prévoir les moyens de fonctionner en mode dégradé pour assurer les compétences sur place ainsi que les capacités de projection rapide dans les territoires. La préparation de la gestion de crise est essentielle.

Vous êtes maintenant tournés vers les enjeux et de reconstruction et de résilience des territoires : je voudrais insister sur l'enjeu stratégique des réseaux, ils sont ce qui fait redémarrer un territoire.

Ce qui permet aux entreprises de retravailler, ce qui permet de communiquer, ce sont les réseaux. Il y a une vraie hiérarchie au niveau de ces réseaux. Il faut d'abord de l'électricité : s'il n'y a pas d'électricité, il n'y a pas d'eau, pas d'assainissement, pas de télécommunications. Les questions d'assainissement sont tout à fait essentielles, surtout dans un contexte tropical qui est celui de nombreux territoires ultramarins. Face à une crise, il ne faut surtout pas ajouter des problèmes au problème. Si le sujet de l'assainissement est stratégique, les réseaux en général le sont tout autant, particulièrement numériques et téléphoniques, déterminants pour pouvoir coordonner et faire circuler l'information aux populations. Il faut communiquer en prenant en compte les différentes langues qui existent, au-delà du bouche à oreille. Maîtriser cette information en transparence est un enjeu pour l'État, les collectivités et l'ensemble des acteurs de la gestion de crise. Nous l'avons vu après Irma, il y a eu de la désinformation, des « fake news ». Dans un contexte où les gens savent que nous ne pouvons pas, en claquant des doigts, rétablir l'eau et l'électricité tout de suite, il y a un important besoin d'information, de savoir où aller.

Cette question des réseaux, stratégique, nous mène bien sûr à tout le travail sur la résilience de ces réseaux. La collectivité de Saint-Barthélemy s'est beaucoup investie sur ce sujet et la délégation interministérielle à la reconstruction a travaillé sur ce sujet à Saint-Martin. L'opérateur historique d'électricité, EDF, a été très proactif après Irma : dans la période qui a suivi directement, il y avait un besoin clair de choisir un opérateur qui allait entraîner les autres. Nous avons constaté que les opérateurs de téléphonie et du numérique n'avaient pas l'habitude et la culture de travailler ensemble et n'étaient pas enclin à concevoir un investissement commun pour assurer le rétablissement d'un service le plus tôt possible, et ce alors même qu'il y avait un intérêt direct ensuite pour eux à pouvoir reprendre leurs affaires.

La résilience des réseaux est absolument essentielle. Il faut adopter une approche distinguant les différents types de réseaux : réseaux humides, réseaux secs adaptés... Il est tout à fait possible de fédérer ensemble les acteurs des réseaux secs. Nous avons cependant, par exemple, eu des grandes difficultés avec les opérateurs du numérique : les grands opérateurs nationaux n'ont, de notre point de vue, pas vraiment joué le jeu, je le dis très franchement. Heureusement, un petit opérateur local à Saint-Martin a permis d'avancer sur le sujet ; nous avons même à un moment donné le feu vert à EDF pour intervenir.

Pourtant, il y avait un intérêt à mutualiser les interventions pour faire des économies de travaux : ne pas ouvrir la voirie, la reboucher pour rouvrir ensuite... EDF a initié le mouvement, les autres opérateurs ont suivi. Cette conscience commune à travailler ensemble dans le but de l'intérêt commun au service de la collectivité, de l'État, n'était clairement pas innée : il a fallu mettre ces acteurs autour de la table à de nombreuses reprises. Nous avons bien senti qu'il fallait faire émerger cette conscience commune, montrer qu'il était dans leur intérêt de travailler ensemble : il y a encore du chemin à faire.

J'ai participé aux travaux de la délégation interministérielle à la reconstruction des îles de Saint-Barthélemy et de Saint-Martin. Tout de suite après Irma, on m'a demandé de coordonner une mission d'expertise. Nous avons été chargés de coordonner une mission d'experts pour faire un premier diagnostic du territoire de Saint-Martin et particulièrement d'éléments comme les infrastructures, notamment de transport, dont dépendaient des enjeux de secours, de logistique, de déblaiement et, par la suite, de reconstruction : il fallait pouvoir donner des éléments clairs et structurants aux décideurs.

Dans le contexte, je vous rappelle qu'après Irma il y avait tout un chapelet d'ouragans naissants à la pointe de l'Afrique et notamment José, ouragan pluvieux : nous avons évalué en priorité les ouvrages hydrauliques et les ouvrages d'art ; là encore, il ne fallait pas ajouter des problèmes au problème mais bien donner un diagnostic aux décideurs et livrer des premiers éléments de réassurance.

Je souhaiterais également vous parler des facteurs psychologiques. Ils sont très importants et pourtant trop souvent sous-estimés dans ces contextes : on parle de chiffres, on parle de procédures, mais l'élément psychologique est absolument majeur.

Il fallait pouvoir fournir une aide à la décision à la collectivité, à la préfecture et au Gouvernement qui avait mis en place une cellule de crise et alors que le Tonnerre, bâtiment de la marine française, et le génie arrivaient avec du matériel dès le 23 septembre. Il était nécessaire de pouvoir définir des priorités d'action et de sécurisation d'un certain nombre de sites afin de pouvoir agir et démarrer les déploiements très vite. Ceux-ci ont pu démarrer le jour même.

Ces éléments, à la fois de diagnostic de ces infrastructures et de réassurance, sont très déterminants et je fais le lien tout de suite avec l'importance de la prise en compte des facteurs psychologiques, pourtant trop souvent sous-estimés. Dans les retours d'expérience (« retex »), on parle de chiffres, on parle de procédures, mais l'élément psychologique est absolument majeur pour des gens qui ont subi un aléa fort. L'intérêt du « retex Irma » est qu'il va au-delà d'Irma et au-delà du cyclone : beaucoup de choses que l'on peut lire dans ce retour d'expérience peuvent s'appliquer à d'autres aléas.

Après cet événement, vous avez des gens cyclonés, très fortement impactés, qui ne sont plus eux-mêmes. Dans ce genre de circonstances, on voit à la fois le meilleur de l'être humain et le pire aussi puisqu'il y a eu les pillages qui ont d'ailleurs eu un effet psychologique, plus important qu'Irma, me semble-t-il. La sécurité est une question essentielle. Dans des écosystèmes de ce type-là, il est important de bien prendre la mesure de ce phénomène pour organiser la venue de renforts. Je crois que les gens qui sont intervenus, souvent de grande qualité, ont bien compris cela. Il y a besoin de faire montre d'écoute, d'être présents au niveau des équipes, des acteurs et, en même temps, il faut donner des impulsions, aider chacun à se projeter vers l'avenir, et ce alors que l'on rencontre des gens prostrés, complètement perdus, des gens aussi qui mobilisent une énergie incroyable et qui, même avec leurs mains, commençaient à déblayer : la prise en compte de ce facteur psychologique est essentielle.

Je souhaiterais ensuite souligner l'importance de l'assurance, on l'a vu sur les deux territoires. Dès que les communications ont été rétablies, nous avons vu que le contact avec l'assureur était important même s'il était au début très chaotique. J'ai investi beaucoup de temps dans les échanges avec les assureurs, visiblement tous font un travail de retour d'expérience important.

Il faudra être bien meilleur les premiers jours et les premières semaines lors du prochain événement. Le premier contact avec l'assureur, les premiers versements, les experts qui arrivent : là encore cela impulse une énergie positive. Je le dis aux assureurs : vous avez une mission d'intérêt général, votre rôle est essentiel dans une économie classique, mais dans une économie impactée qui doit redémarrer, le rôle de l'assurance est absolument essentiel, j'y reviendrai.

Les questions de gouvernance sont aussi importantes, notamment celles des relations de travail entre la collectivité et l'État. Je sais, M. Arnell, que vous comprenez ce que je veux dire par là. L'ensemble des opérateurs est concerné. Cet enjeu de gouvernance est essentiel. Vous avez écrit dans votre rapport qu'il faut deux centres opérationnels, un COD premier et un COD bis. Effectivement, il y avait deux COD à Saint-Martin : il y avait un besoin de créer ces échanges.

Vous avez également formulé une proposition à mon sens essentielle, et c'est une mesure qui est reprise dans le projet de loi dont j'ai la charge de coordonner la préparation : il s'agit de pouvoir déclarer un état de catastrophe naturelle. Pour un ensemble de raisons multiples, à différents moments, il faut pouvoir s'organiser, mettre en place les prérequis, les conditions nécessaires pour pouvoir prendre les décisions et avancer vite, tant sur la partie gestion de crise que sur l'anticipation du redémarrage. J'ai vécu d'autres aléas, y compris en métropole, avec les tempêtes de 1999 : cela me paraît absolument déterminant. Il faut pouvoir se concerter, préciser et hiérarchiser les priorités, il faut pouvoir décider et agir.

À ce titre, et je ne le dis pas parce que vous présidez cette délégation, M. Magras, mais un exemple qui est pour moi absolument remarquable et dont il faut tirer des enseignements est ce qui a été fait à Saint-Barthélemy. Il doit nous inspirer au-delà de Saint-Barthélemy qui est un territoire avec une vraie vision stratégique en matière de développement, de ses priorités d'action. Il y avait à ce moment-là un portage politique très fort pour rassembler les acteurs et mobiliser, parfois avec des messages assez fermes du président, et des habitants qui ont joué le jeu. Ce qui m'a frappé à Saint-Barthélemy, c'est cette notion de l'intérêt général. Mon analyse, par exemple, c'est qu'à Saint-Barthélemy il y a une notion - et je ne parle pas ici d'argent, je parle de ce moment après cette crise majeure -, il y a une conscience générale, avec un portage fort à tous les niveaux qui vont agir et considérer que de l'intérêt général vont découler les intérêts particuliers. C'est essentiel et ce n'est pas une critique, c'est un constat de ma lecture : c'est exactement le contraire à Saint-Martin où chacun est focalisé sur l'intérêt particulier. On peut penser que cette réflexion est loin de notre discussion sur les risques, mais justement des risques, nous pouvons apprendre. On ne peut pas vraiment convenablement gérer un territoire, le préparer, travailler à son développement si on n'intègre pas ces éléments-là. Pour ceux qui ont vécu ces aléas, il y a un élément très fort qui est que, quand on subit de tels événements, tout le monde converge vers un même objectif en général. Quels que soient le périmètre et les compétences de chacun, il faut trouver des solutions parce que nous sommes tous sous le sceau de l'urgence : dans ce cas, plus la préparation et l'anticipation sont fortes et plus les solutions sont aisées à trouver.

Dans un contexte très compliqué comme celui de Saint-Martin, nous avons cumulé les difficultés. Au-delà, j'insiste sur la vision stratégique du territoire, le portage politique, les messages à partager mais aussi sur les démarches citoyennes et la mobilisation de la population. Tout ça est absolument essentiel en amont et de cela découle aussi le reste.

On vit aussi une période de transformation numérique. On a vu que, jusqu'avant l'aléa, le numérique fonctionnait bien. À Mayotte, le numérique est très présent, tout le monde a un téléphone portable, c'est aussi un élément qui doit nous inspirer dans nos façons de nous préparer. L'outil numérique nous amène à travailler différemment, à concevoir des produits nouveaux. Je souhaite - ce n'est pas explicite ni dans le décret ni dans la lettre de mission - que l'on pousse les feux sur cet aspect-là. Il faut noter que le numérique peut aussi avoir des inconvénients selon la façon dont l'infrastructure est conçue. Il faut bien sûr envisager un numérique résilient sans perdre de vue aussi des méthodes traditionnelles qui ont fait leurs preuves, et vous l'avez écrit dans votre rapport, comme les sirènes. Il faut penser aussi à des systèmes robustes : nous parlons de territoires éloignés, il faut intégrer les questions de maintenance. On peut à la fois travailler sur des éléments robustes et sur les éléments du numérique qui peuvent apporter beaucoup, y compris sur les questions d'information et de lutte contre les fausses informations et les rumeurs.

Un autre élément essentiel, et on le voit aussi à travers votre rapport, est la capacité des acteurs à se projeter de plus en plus vers une approche globale des territoires et une approche intégrée du risque. Historiquement, l'aménagement du territoire et l'approche des risques ont vécu leur vie de façon segmentée : le séisme, le cyclone, un plan séisme Antilles... Ce qui ressort, quand on échange beaucoup avec les différents acteurs, les élus et les collectivités, les scientifiques et les opérateurs des différents territoires, est que l'on a besoin de décloisonner. À terme, cela veut dire que les risques ne doivent pas faire l'objet d'une approche en silos mais bien de façon intégrée. Vous avez, par exemple, des mesures paracycloniques pour le bâti qui ne sont pas compatibles avec des mesures parasismiques : il faut travailler sur ces éléments de tronc commun et veiller à leur intégration dans l'aménagement du territoire et les exercices de planification.

Sur Saint-Martin, c'est quelque chose que nous avions intégré, cela concerne aussi Saint-Barthélemy. Après Xynthia, il a fallu un an pour que la cartographie des submersions marines sorte. Très vite, pour un tas de raisons, différents acteurs dont des bureaux d'études, des universitaires ont voulu sortir une carte de submersion. Notre position était de dire : il faut qu'on sorte ça vite parce que derrière il faut prendre des décisions rapides, il faut fédérer le travail. Les bureaux d'études privés qui nous ont donné gracieusement leurs données et le Cerema qui a envoyé des hydrauliciens avec des géomètres experts - savoir que le cadastre n'est pas exact à Saint-Martin comme à Saint-Barthélemy, c'est important - pour réaliser de nombreux relevés. En deux mois, nous avons pu sortir une carte des submersions marines et faire le lien avec la Direction de l'environnement, de l'aménagement et du logement (DEAL) de Guadeloupe pour que cela rentre dans une actualisation du PPRN qui était préexistant, que ce soit un « porter à connaissance » rapide des acteurs. Surtout, c'était important pour le président de la collectivité de Saint-Martin de sortir les mesures transitoires d'urbanisme, ce que la collectivité a pu très vite faire : on ne pouvait pas attendre un an pour disposer de la cartographie. Nous avons ensuite fait organiser une conférence de presse commune pour, à la fois, présenter le travail de cartographie des submersions marines et le travail qui a été fait par la collectivité sur les mesures transitoires d'urbanisme. Mais, derrière, nous avions en tête le plan d'aménagement et de développement durable de Saint-Martin, le PADM, qui devrait être lancé fin juin 2019 et parallèlement, comme c'est à Saint-Martin une compétence de l'État, lancer le travail de refonte du PPRN.

Dans le même temps, je suis informé que des investisseurs américains se posent la question de la prise en compte des risques à Saint-Barthélemy. J'ai présenté à la collectivité le travail de cartographie des submersions marines que nous avions fait, ce qu'était un PPRN. Depuis très longtemps, la collectivité de Saint-Barthélemy n'était pas très encline à faire un PPRN : nous avons présenté l'intérêt d'un PPRN en tant qu'outil d'aide à la décision. Il s'agit vraiment d'un outil d'intérêt général très important et on sait maintenant que c'est un outil qui a sauvé des vies. Il faut naturellement le faire vivre et l'appliquer, l'intégrer aux démarches d'aménagement du territoire. Il y a eu un débat au niveau de l'exécutif de Saint-Barthélemy, une délibération a été prise pour s'engager vers un PPRN et préparer un cahier des charges.

Les échanges entre les territoires sont aussi utiles : il y a plein de choses intéressantes qui se font en matière de connaissances, de prévention et de gestion des risques. Par différents vecteurs, on pourrait davantage partager l'information, davantage mutualiser et nous allons nous y atteler à la délégation interministérielle. Lors de la conception du guide des bonnes pratiques pour Saint-Barthélemy et Saint-Martin, nous avons intégré des experts de Martinique et de Guadeloupe, des architectes et des professionnels, des géomètres experts. Nous avions dans l'idée effectivement que ce travail-là puisse ensuite, en l'adaptant, être utilisé sur d'autres territoires. Il s'agit de valoriser ce qui avait été fait d'intéressant dans le plan séisme Antilles. Le travail intéressant fait à La Réunion a été intégré et cela a donné le guide que vous connaissez. Derrière ce guide, il y a tout un travail d'accompagnement à faire auprès des professionnels, de la formation ; c'est pour cela que nous avons travaillé de façon étroite avec eux. En termes d'échanges entre les territoires, je pense au Pacifique, dont les élus disent se sentir loin et peu informés de démarches intéressantes qui pourraient leur être utiles.

Il y a un fort besoin d'ingénierie. Saint-Barthélemy dispose sur ce point de fortes compétences et cette puissance d'ingénierie des services de la collectivité a été très importante. Pour le processus de reconstruction, nous en avons eu un travail très fluide avec Saint-Barthélemy. Le préfet Gustin a pu vous en parler puisqu'il était le délégué interministériel. On a parlé à Saint-Martin de ces problèmes de façon très objective et je me souviens d'échanges avec un vice-président à ce sujet. On me présentait une masse de 1 000 agents non formés ou encadrés, mais 300 disponibles : j'ai identifié pour ma part une trentaine de personnes qui étaient vraiment très actives et très impliquées. D'ailleurs, celles-ci avaient une barque très chargée et on s'est dit : il ne faut pas que ces gens-là explosent en plein vol. Bien sûr, Saint-Martin hérite d'une situation très difficile, les élus venaient de se faire élire : une équipe nouvelle, une collectivité avec beaucoup de difficultés, Irma qui arrive, c'est objectivement une situation très difficile et nous avons mis énormément d'énergie à aider cette collectivité. Personnellement, puisqu'on m'a posé la question, j'ai dû investir 15 % de l'énergie à Saint-Barthélemy et 85 % sur Saint-Martin.

Nous avons proposé un certain nombre de solutions et monté, par exemple, des partenariats avec la métropole de Lille, en pointe sur les questions d'eau pour qu'ils viennent aider l'établissement des eaux de Saint-Martin en matière d'eau potable et d'assainissement. Un certain nombre de dossiers a été mis sur étagère ensuite.

Il faut également souligner, là encore, la solidarité qui a pu jouer entre les îles de Saint-Barthélemy et de Saint-Martin. Nous avons voulu exploiter autant que possible les retours d'expériences : il faut être efficace et ne pas réinventer l'existant, seulement l'adapter là où cela était nécessaire. À de nombreuses reprises, le cabinet de la collectivité de Saint-Barthélemy a mis à disposition des documents, appuyés sur des études juridiques directement utilisables pour Saint-Martin.

L'île de Saint-Barthélemy est consciente de ses liens avec Saint-Martin. Saint-Barthélemy dépend de l'aéroport international de Sint-Maarten, du port de Galitsbay pour son approvisionnement logistique. L'île est dépendante sur les questions de sécurité, de santé et d'enseignement. C'est un atout aussi pour la dimension touristique. On a travaillé sur les questions d'insertion des jeunes de Saint-Martin avec des professionnels de Guadeloupe : on nous dit « Saint-Martin est une île soeur, cousine », ils ont pris ces jeunes et c'est le conseil régional de la Guadeloupe qui a financé la formation de six mois des jeunes de Saint-Martin en grande difficulté et qui n'avaient pas pu bénéficier du Régiment du service militaire adapté (RSMA).

Vous avez parlé à juste titre dans votre rapport du RSMA. Le service militaire adapté est une très bonne formation. J'ai moi-même pu recruter en Guyane des jeunes du RSMA et ne l'ai jamais regretté. Il faut en revanche dire que c'est assez compliqué de mobiliser les jeunes du RSMA parce qu'ils ont un plan de charge, une liste des tâches conséquente à réaliser ; ils ont un programme pédagogique et des travaux pratiques importants et donc un agenda complexe. On les a utilisés au début sur Saint-Martin. Les jeunes, surtout les jeunes Saint-Martinois, avaient envie de participer à la reconstruction et au redémarrage de l'île. Mais, une fois les militaires partis, il n'y avait plus personne pour assurer leur logistique, les héberger, les nourrir et les transporter. Dans un contexte déjà à saturation, il est compliqué d'organiser ces choses-là s'il n'y a pas un opérateur bien préfiguré pour le faire.

J'ai eu à côtoyer des jeunes recrutés en Guyane et des jeunes de Saint-Martin qui étaient des quartiers de Sandy Ground, du Quartier d'Orléans qui avaient touché à la drogue ou avaient eu d'importants problèmes. Cinq mois après, je suis allé en Guadeloupe pour échanger avec eux. Ils demandaient tous à passer le certificat d'aptitude à la conduite en sécurité (CACES) qui permet de conduire les engins de travaux publics, parce que cela était plus valorisant, avec des prises de responsabilité. Surtout, ces jeunes ont tous dit avoir pris confiance en eux, croire en eux, s'être rendu compte qu'ils pouvaient faire des choses bien. Arriver à produire ces changements dans les têtes est déterminant. Des jeunes avec des parcours très difficiles sont repartis dans une dynamique positive.

Il y a eu des choses intéressantes, par exemple avec une association locale, le CSA, que M. Arnell connaît bien : avant de partir, les jeunes sont signé des contrats avec les entreprises, c'est-à-dire qu'ils ont été formés et ensuite, pour la plupart - il arrive que certains sortent du circuit pour diverses raisons -, ils ont pu tout de suite aller chez un employeur. Trop souvent j'ai vu, en particulier outre-mer, des jeunes formés qui ne trouvent pas un emploi derrière ; c'est encore pire : ils sont formés, ils ont même été diplômés et ne trouvent pas d'emploi, c'est une vraie dévalorisation. Ceci était une parenthèse, comme je sais que vous vous êtes fortement intéressés au SMA dans votre rapport.

Je vais être très franc : il y a des éléments très importants à prendre en compte dans ce redémarrage des territoires, dans des contextes où beaucoup d'argent privé et beaucoup d'argent public arrive. J'entends par là, bien sûr, l'action de la justice. À Saint-Martin, un certain nombre de choses étaient engagées avec le Parquet national financier (PNF). L'action du procureur est essentielle quand il faut remettre des choses à l'endroit et l'action administrative est très importante. Il en va de même de la police administrative et du contrôle de légalité sur Saint-Martin. L'État a produit un effort très important. Nous avons remusclé les services qui s'occupent du contrôle de la légalité, le comité de lutte contre la fraude a été réactivé ; un certain nombre de choses saines ont été mises en place.

Il y a aussi besoin de faire des exemples et de montrer, sur des moyens qui relèvent du droit, que l'on avance et l'on travaille ensemble. Je crois que cette action, peu importe les territoires où nous nous trouvons, c'est aussi quelque chose à avoir en tête et à dire. Quand on fait des choses au début du tuyau il faut aller à la fin du tuyau, je m'explique : il y a énormément d'argent venant des politiques publiques sur le bâti, d'argent des assurances, les moyens du plan séisme Antilles, etc. Il y a une mobilisation énorme en intelligence collective de corps de métiers mais si, à la fin, on n'opère pas un contrôle sérieux - je parle du contrôle réglementaire de la construction, mais aussi du contrôle simplement dans la construction (par exemple qu'un maître d'ouvrage s'adjoigne les compétences d'un contrôleur technique) depuis la conception jusqu'à la réalisation - on arrive vraiment à des catastrophes. On en a des exemples dans l'hexagone comme dans les outre-mer et on en trouve particulièrement à Saint-Martin : je pense notamment à la médiathèque de Saint-Martin ; cela peut toucher aussi des copropriétés. Cette action de contrôle est essentielle. Aujourd'hui, il y a un vrai déficit de contrôle : pourquoi investir autant de moyens et mettre autant d'intelligence si nous n'allons pas au bout de la démarche en termes de contrôle ? Sur Saint-Martin, nous avons fait l'exercice, comme vous le savez : nous avons fait du diagnostic du bâti impacté, nous avons été assez loin avec des professionnels compétents : il y a quand même beaucoup de défauts de construction. Quand vous ne mettez pas les bons types de matériaux ou ne faites pas ce qui était prévu en matière d'ouvrages hydrauliques, quand vous mettez des ouvrages sous-dimensionnés alors, bien sûr, quand vous êtes en épisodes de pluie, ou face à un ouragan pluvieux, il est clair que vous allez créer des phénomènes qui n'auraient pas dû avoir lieu. Quand vous mettez un élément de charpente sur tout ça... Ce sont des choses que nous avons identifiées et j'insiste sur l'importance du contrôle.

J'en viens maintenant à la délégation interministérielle aux risques majeurs outre-mer. Pour engager l'échange, il est clair que pour Irma, non seulement le voyage du Président de la République mais aussi l'annonce d'une volonté forte du Président de la République, du Premier ministre et du Gouvernement de pousser les feux sur la prévention et la gestion des risques et la prise en compte de ces facteurs dans l'aménagement et la préparation des territoires ainsi que la résilience de ceux-ci ont été des éléments très importants. Un mandat clair m'a été confié, et je vous ai transmis la lettre de mission du Premier ministre, qui est, en résumé, de fédérer et unifier, dynamiser les actions en matière de prévention et de gestion des risques, travailler avec l'ensemble des acteurs.

C'est quelque chose qui m'a beaucoup séduit à la délégation interministérielle à la reconstruction ; à titre personnel, je m'intéresse aux systèmes d'organisation. J'ai considéré ce type d'organisation - ce sera évalué - très intéressant car nous sommes complètement sur un modèle intégrateur : on travaillait et on travaille depuis ma prise de poste, avec l'ensemble des acteurs, en horizontal, qu'il s'agisse de la sphère de l'État, au niveau central comme au niveau déconcentré, des élus - élus de la représentation nationale et élus des collectivités territoriales - de la sphère privée - fédération du bâtiment, assureurs -, mais aussi selon un mode vertical, des acteurs territoriaux jusqu'aux acteurs gouvernementaux. Cela m'a beaucoup inspiré et énormément de choses ont été faites dans le cadre de textes qui ont évolué très vite quand il aurait fallu des années autrefois. Il y avait aussi la pression de l'évènement, effectivement.

Je crois au potentiel de cette mission avec humilité ; deux ans, c'est une période très courte pour un chantier considérable. Mais avancer au moins sur la fédération des acteurs peut permettre de dupliquer un certain nombre d'actions. Échanger, être confronté aux acteurs, à des demandes et des besoins, c'est ce qui va susciter l'innovation, obliger à trouver des réponses adaptées en « sortant du cadre ». C'est ce qui fait que je crois en ce dispositif, appliqué aux risques dans une mission cependant radicalement différente de celle du préfet Gustin. Le modèle de catalyseur, de révélateur aussi, peut permettre d'innover et d'avancer sur la prise en compte de façon globale, de donner les bonnes impulsions. Vous avez cité les différents axes, les enjeux du bâti et les enjeux des réseaux, la prise en compte dans l'aménagement du territoire, mais aussi ce qui touche à l'alerte et à l'information des populations ; la dimension d'acculturation au risque est absolument essentielle.

Pourquoi ce que l'on va faire est-il aussi important ? Bien sûr, il s'agit avant tout de protéger les populations, de protéger les territoires pour qu'ils redémarrent plus vite, mais il est aussi question d'un certain nombre d'acteurs qu'il faut conforter - je pense aux investisseurs qui voudraient venir outre-mer -. C'est très important : après les aléas, les territoires se relèvent grâce au secteur privé. Si l'État, les collectivités et les pouvoirs publics ont des missions et des compétences et mettent en place un certain nombre de prérequis, ces territoires redémarrent par leur économie et il faut donc pouvoir effectivement envoyer un certain nombre de signaux et apporter un certain nombre de garanties, notamment de bonne administration, aux investisseurs. C'est également déterminant pour les assureurs et le rôle essentiel qu'ils jouent aujourd'hui. Ils sont engagés : il faut leur donner envie de poursuivre leur mission outre-mer. De grands groupes d'assurance se sont retirés ou parfois, quand ils y sont, cela concerne juste quelques entreprises ou des contrats de groupes.

L'acculturation concerne aussi l'assurance. Une large partie de la population ne s'assure pas alors qu'elle le pourrait, notamment pour des raisons culturelles. J'ai discuté depuis ma prise de poste avec la Fédération française d'assurances et de grands assureurs comme Generali ou Allianz, très présents outre-mer : ils sont prêts à participer à des actions d'ampleur d'acculturation. Il y a également le phénomène des actions dont vous parlez dans votre rapport et qui ont été organisées en Guadeloupe début juin, à savoir les « journées japonaises » ; il y a tout un champ de sujets autour de l'acculturation sur lequel nous allons investir une énergie importante.

Concernant les autres sujets, il y a vraiment des besoins très diversifiés selon les territoires. Une de nos missions est de pouvoir progresser dans la connaissance des aléas : mieux comprendre pour mieux gérer et se préparer au risque. Vous avez cité les sargasses. Il y a aussi une grande énergie déployée en interministériel, des jours et des nuits, pour suivre le phénomène sismique à Mayotte. Nous savons maintenant que celui-ci est lié à un phénomène volcanique sous-marin au large de l'île. Nous sommes en train de concevoir un dispositif de suivi. Une mission est revenue la semaine dernière et une autre va partir mi-juillet. Les questions d'alerte de prévention sont encore présentes : il faut se préparer. Le phénomène géologique peut s'arrêter demain mais il peut durer ; il y a une activité aquatique assez forte. Pour suivre une métaphore médicale : un diagnostic a été posé sur le malade, il y a encore des IRM, des scanners et des prises de sang à faire.

Parallèlement, il faut se préparer à un aléa éventuel. Deux missions du ministère de l'intérieur sont déjà parties pour travailler sur une préparation à la planification pour gérer un aléa. Il m'est demandé, dans ma mission, d'avoir une présence régulière au niveau des territoires. Travailler avec les préfets et les collectivités territoriales est crucial : il va falloir trouver des solutions concrètes en matière de sargasses. Il y a des questions de financement, il faudra y apporter des réponses, préciser où sont les leviers, savoir où on positionne le curseur de la solidarité nationale. Un important programme de l'Agence nationale de recherche (ANR), a été lancé, à hauteur de 15 millions d'euros ; il porte tant sur les questions de connaissance du phénomène des sargasses que sur la collecte, le traitement ou encore la valorisation de ces algues.

Le sénateur Théophile a été missionné sur une conférence internationale. Va ainsi se tenir en Guadeloupe, du 23 au 26 octobre 2019, un évènement international pour mettre en commun les connaissances et les dispositifs et voir comment on pourrait progresser dans la prévention et la lutte contre ce phénomène. On constate une approche très différenciée selon les territoires. Ceux-ci ne sont pas tous au même niveau et ne sont pas tous soumis aux mêmes aléas : cela veut dire qu'il faudra bien avoir des démarches très adaptées et, surtout, très concertées entre l'ensemble des acteurs ; il y a besoin de tout le monde.

Il m'est demandé d'accorder à certains dossiers une attention particulière, je pense notamment à la dynamisation du plan séisme Antilles (PSA). Un travail considérable a déjà été fait au niveau du PSA mais il y a aussi des freins. Il faut regarder du côté de la capacité des entreprises par exemple, et il faudra examiner toutes les solutions pour aller plus vite et travailler dans une démarche beaucoup plus intégrée du risque.

Il y a également un travail à faire sur les référentiels. Je vous ai parlé de ce qui avait été fait à Saint-Barthélemy et Saint-Martin, des travaux faits à La Réunion, ou dans le cadre du PSA... J'échange avec le ministère des collectivités territoriales et la direction générale de l'aménagement, du logement et de la nature sur la nécessité de mettre sur étagère des référentiels bien adaptés au contexte de chaque territoire, de se nourrir ainsi les uns et les autres. Un travail est actuellement engagé pour bien comprendre l'intensité des phénomènes et les impacts qu'ils ont eus au regard des aléas passés sur les différents territoires pour ensuite raisonner en termes d'acceptabilité du risque : savoir, pour résister à telle intensité d'un phénomène, ce que cela coûte et ce qu'il faut mettre en place comme prérequis. Il y a aussi tout un travail à mener avec les professionnels et un débat pour savoir s'il faut imposer des choses au niveau réglementaire ou s'il faut davantage opter pour une approche d'incitations, de recommandations, de conseils, d'action avec les professionnels pour faire progresser les savoir-faire en la matière. Il y a la question des réseaux qui est absolument stratégique et les questions d'information des populations, et je ne reviens pas sur ce que j'ai dit sur le phénomène Irma, mais cela peut s'appliquer à de nombreux cas différents.

Sur un certain nombre de questions que vous avez posées, comme par exemple l'amélioration de la prévention et de l'évolution du cadre normatif des PPRN et des documents de planification qui se rapportent au risque : les PPRN, je le disais, ont sauvé des vies. Nous avons en ce moment un cas d'école intéressant sur Saint-Martin puisque le territoire est en phase d'élaboration de son PPRN. C'est bien un document d'intérêt général, un document qui sauve des vies. Quand nous avons mis sur la table le sujet du PPRN, à l'époque, ça paraissait naturel et logique à tout le monde mais c'était juste après l'aléa. Nous avons vu par la suite que les jeux qui se mettent en place sont liés aussi à des intérêts particuliers. Il faut bien entendu progresser dans les méthodes de communication, de concertation et de présentation du sujet et travailler ensemble. Un PPRN est aussi un document qui est négocié, c'est-à-dire qu'il y a un certain nombre de mesures qui sont proposées, si l'on veut vraiment qu'elle s'applique il faut qu'il y ait une forme d'appropriation.

Il s'agit d'un dialogue entre les collectivités et les experts, nous sommes dans le cadre de la construction d'une décision publique qui doit être partagée, chacun prend ensuite ses décisions en fonction de ses compétences. Si on met le jeu des acteurs à part dans le cas de Saint-Martin, on a souvent les solutions en face : dans de nombreux cas, il y a assez peu de zones rouges où il faut proscrire la totalité des constructions et il y a beaucoup de zones qui vont être soumises à des aléas où on a des solutions personnelles ou collectives. C'est la situation de Saint-Martin et je l'ai vécue sur d'autres territoires. Vous avez un bâti existant et une probabilité d'aléa : au lieu de mettre les lieux de sommeil au rez-de-chaussée, il faut les mettre plus haut, placer le restaurant sur le toit en panoramique avec un atout touristique supplémentaire. Si le bâtiment est complètement détruit sur une zone qui est très impactée et un grand terrain, il y a moyen de reconstruire plus haut et, souvent, beaucoup de solutions existent quand on raisonne au cas d'espèce. Il est crucial d'aboutir sur cette démarche-là, ces documents sont des aides à la décision déterminantes ensuite pour l'aménagement du territoire. Je sais que vous avez déjà eu des auditions sur le sujet - vous avez reçu la DGPR notamment - et je n'insiste pas.

Concernant les PPRI et le risque d'inondations il y a un travail très actuel et un décret qui vient d'être examiné en Conseil d'État va sortir dans les jours qui viennent, reprenant les circulaires existantes sur le sujet, notamment sur les aspects financiers.

Je sais qu'il y a beaucoup d'échanges sur le fonds Barnier, vous avez également conduit des auditions à ce sujet, il y a aussi une réflexion assez intense au niveau gouvernemental et une mission a été confiée au député Stéphane Buchou. Il se rendra prochainement outre-mer. Nous connaissons bien le sens de l'histoire, nous aurons des aléas de forte intensité de plus en plus fréquents et il faut absolument qu'il y ait les dispositifs ad hoc pour pouvoir répondre à cet enjeu.

Il y a eu des annonces du Président de la République concernant le projet de loi risques outre-mer, d'autres annonces ont été faites concernant la réforme du régime catnat. catnat, fonds Barnier, construction... il y a une vraie cohérence. Concernant le projet de loi risques majeur outre-mer, pour ce qui est de savoir s'il y aura un ou plusieurs textes, notamment avec les catnat, ce n'est pas arbitré. J'ai pour ma part la charge de coordonner le travail en amont sur ce projet de loi. J'ai consulté beaucoup d'acteurs publics et privés, des collectivités, tout cela en très peu de temps : c'est imparfait et très perfectible et j'ai à coeur de valoriser tous les travaux qui ont été faits sur ce sujet, dont bien sûr les travaux parlementaires. Je me suis beaucoup reposé sur votre premier rapport, il y a eu des contributions des assureurs et des rapports et éléments de retex ont été faits par les différents ministères.

J'en viens à ce qui est à l'étude aujourd'hui. Pour ordonner les sujets : nous avons un premier niveau, des mesures de nature législative. Globalement, on voit qu'il y a beaucoup de choses à faire dans l'organisation au quotidien, l'amélioration de la circulation d'information. C'est le premier étage de la fusée. Il y a un deuxième étage, qui relève plus du niveau réglementaire, des circulaires ou d'un certain nombre de process qui sont à améliorer. Le « sommet » ne sera pas forcément le plus visible, les futures mesures de niveau législatif.

Un premier sujet qui est à l'étude est celui de créer un état d'exception pour gérer la crise et la sortie de crise. Celle-ci entraîne avec elle le fait de pouvoir prévoir des dispositifs prêts à organiser et qui pourront ensuite être activés, en les adaptant en matière de gestion de déchets, de commandes et de marchés publics. Le cas d'Irma est à ce titre très intéressant, mais pas seulement, puisqu'il y a des choses intéressantes qui ont été mises en place sur d'autres types d'aléas.

Une deuxième mesure - qu'on avait utilisée au bénéfice de Saint-Barthélemy et Saint-Martin après Irma - est de créer un dispositif adapté en matière de droit du travail, pour surmonter la crise ; en particulier, l'allégement du coût du travail pour l'employeur, l'allongement de la période de chômage partiel, la possibilité, même quand il y a eu des licenciements économiques, de recruter des CDD parce qu'il faut déblayer les entrepôts...

Une troisième mesure est d'exonérer d'octroi de mer les équipements qui sont mobilisés pour la sortie de gestion de crise par les différents acteurs.

Une quatrième mesure, qui est plutôt un lot de mesures qui sont à l'étude, porte sur les moyens d'inciter à intensifier les investissements dans les réseaux pour les rendre plus résilients. C'est le premier sujet, y compris dans les délégations de service public qui sont en cours, pour que les opérateurs se saisissent réellement du problème. Nous voyons bien que c'est un sujet qui concerne l'ensemble des outre-mer, à part quelques territoires. À la marge, il y a cette question de la vétusté des réseaux, ce déficit d'investissement, je ne reviens pas sur l'aspect pourtant stratégique. Il y a une réflexion sur l'obligation de disposer de réserves d'eau, de points d'énergie ou encore de points de connexion à Internet prépositionnés qui pourront être mobilisés, et une obligation de mettre sur pied des schémas de garantie pour un accès minimal à l'eau et à l'électricité. Nous voyons bien aussi tous les effets positifs des plans communaux de sauvegarde. J'ai eu un échange très intéressant avec David Lorion, député de La Réunion, qui connaît bien le sujet des risques et est très impliqué, professeur d'université spécialiste en aménagement : il a une lecture politique et une lecture académique et très opérationnelle : il dit que ces éléments-là sont des éléments très structurants. Il faut que tout le monde travaille ensemble. Il faut envisager cela en amont de la conception et ne pas perdre de temps sur les chantiers, que ce soit les réseaux ou l'acculturation. Nous voyons bien qu'on arrive quand même à une vision partagée, quels que soient les territoires, les sensibilités, sur ce qu'il serait souhaitable de faire.

Une cinquième mesure est d'instaurer une obligation de remise en état pour tous les lots au sein des copropriétés. Il y a là des enjeux d'aménagement du territoire et d'attractivité de ces copropriétés quand elles ont un usage touristique. On se rend compte que ce n'est pas un phénomène qui date d'hier. Alors qu'un certain nombre de propriétaires vont faire les travaux, ce ne sera pas fait à côté et cela crée un préjudice à l'ensemble. Sur des zones où le tourisme, stratégique, est un moteur économique essentiel, c'est tout à fait important. Cela va se faire en réflexion avec une articulation à opérer avec l'ordonnance sur les copropriétés qui est en cours d'élaboration en application de la loi ELAN.

Une sixième mesure est d'instaurer des « journées japonaises » dans le secteur public et le secteur privé. Cela nécessite de prévoir un certain nombre de mesures concernant le droit du travail. C'est un dispositif très intéressant, qui permet de pointer un secteur géographique avec l'ensemble des acteurs - ou une partie des acteurs dans un champ thématique - pour faire une répétition générale, s'évaluer et voir comment nous pouvons progresser concrètement. Il y a un côté très incarné dans ces exercices de « journées japonaises ». J'ai rencontré des acteurs des secteurs public et privé ces derniers jours qui ont participé à l'exercice récent en Guadeloupe : celui-ci était selon eux très riche et leur a permis aussi de voir des choses auxquelles nous n'avions pas pensé et sur lesquelles il faut absolument travailler.

Le septième sujet est de travailler sur un produit d'assurance simplifiée qui permet effectivement d'accéder au régime catnat. C'est primordial. Les assureurs - je continue de les rencontrer - sont tous d'accord pour dire qu'eux-mêmes ont de gros efforts à faire. Il faut aller au-devant des gens. Une partie des assureurs considère qu'une assurance simplifiée serait un produit bas de gamme et d'autres disent au contraire que c'est une première marche pour accéder à ce qu'est l'assurance et établir le contact. Au vu de ce que j'ai pu constater en Guyane et à Saint-Martin, ce travail des assureurs est très important,. Des familles se retrouvent dans des situations catastrophiques parce qu'elles ont fait appel à des assureurs étrangers qui n'ont pas le dispositif français et européen de réassurance. Des gens ont payé très cher leur assurance, je pense à des cas à Saint-Martin, pas seulement des acteurs privés, pour ne pas avoir grand-chose. C'est un vrai sujet pour les assureurs de pouvoir toucher aussi des entreprises et des particuliers qui se sont fait flouer parce que ce sont des contrats qui ont été faits par téléphone aux États-Unis, au Brésil, au Surinam ou Guyana.

Un huitième sujet est un travail pour élaborer et généraliser une normalisation parasismique et paracyclonique, mais dans une approche intégrée.

Un neuvième sujet - je le mentionne pour mémoire - est de repousser la date de disparition des agences des 50 pas géométriques. Ces terrains avaient vocation à rejoindre les collectivités, mais cela pose des problèmes à certaines d'entre elles car il y a des zones à risques et avec des populations installées. C'est un sujet à prendre en compte, il y a une dimension risques sur une partie du sujet, mais pas la totalité.

Il y a des sujets qui pour le moment sont pris en considération mais qui doivent être vraiment approfondis. Par exemple, celui de faciliter la relocalisation des habitants ou le logement de gens qui occupent des sites dans des zones à risques, sans titre de propriété. Il y a des territoires où, par tradition orale, les gens sont implantés et le cadastre est faux, etc. Il faudra trouver des solutions.

Un autre sujet à creuser est celui du contrôle de la construction, mais des choses existent déjà. Il y a une obligation des acteurs de l'immobilier à faire de l'information sur les risques. La question se pose de savoir s'il ne serait pas opportun, par exemple, d'obliger à un diagnostic du bâti au moment d'une transaction immobilière pour que sa résistance puisse être évaluée par rapport à un certain nombre de critères. Nous sommes à un stade encore embryonnaire. Il y a aussi la question d'instaurer une obligation à évacuer avant ou après un aléa. Nous sommes confrontés à des gens qui ne veulent pas quitter leur maison alors qu'il y a un risque vital, soit par rapport à l'aléa, soit parce qu'ils sont dans des endroits qui peuvent s'écrouler après un évènement.

Un autre sujet à l'étude est que, comme vous le savez, dans un certain nombre de cas, important, l'argent des assurances ne va pas à la reconstruction. C'est un sujet majeur que les assureurs n'arrivent pas à évaluer. Je vais vous apporter un témoignage simple, en étant présent 15 mois, et très présent à Saint-Martin, auprès des différents acteurs. Je croisais des acteurs qui arboraient un grand sourire : les bijoutiers, les vendeurs de voitures et les agences de voyages, des notaires qui me disaient qu'il y avait des transactions avec des investissements, des sommes d'argent importantes qui transitaient pour aller acheter des biens en dehors de Saint-Martin et des biens mis en vente en l'état. Ce n'est pas aujourd'hui quelque chose qui est appréhendé par les assurances. Il faudrait qu'on puisse arriver à un dispositif où il est clair que les indemnités touchées pour la reconstruction vont à la reconstruction. Derrière, il y a des enjeux considérables en matière d'aménagement du territoire. Vous avez des territoires - j'avais déjà vécu ce phénomène-là ailleurs - où cela pose des problèmes au long cours qui peuvent être très importants, des pertes d'attractivité et des préjudices divers. C'est un sujet à creuser qui est compliqué à prendre en compte. Un certain nombre d'opérateurs n'ont pas hésité - quand on parle tout à fait clairement avec des acteurs - à transiger et se mettre d'accord sur une indemnisation par exemple à hauteur de 70 % du préjudice, pour solde de tout compte. Normalement, quand la totalité est versée, il faut que l'assuré fournisse l'ensemble de ses justificatifs.

Il y a également - je sais que cela existe à Mayotte mais aussi dans d'autres territoires, comme en Guyane ou aux Antilles - une importante activité d'auto-construction. Le groupe Allianz, par exemple, me disait que, dans le cadre de leur retex Irma, ils n'assurent maintenant que s'ils disposent d'un permis de construire pour s'assurer que la construction est bien légale. Allianz envoie désormais un préventionniste avant de signer le contrat. Ce préventionniste va sur place et regarde la qualité de la construction, la présence de tirefonds et la conformité de la charpente, si cela a été construit conformément. Si ce n'est pas conforme, ils n'assurent pas. Ces méthodes-là vont aussi, je pense, encourager les acteurs, les assurés à faire attention. Il ne faut négliger aucun levier qui permette de progresser sur la résistance et la résilience des territoires.

Voilà en l'état l'avancée des questions sur le projet de loi. Il y a aussi des réflexions portées par Bercy sur le dispositif catnat.

Un échange avec les territoires est prévu, avant que ce projet de loi n'entre dans le calendrier parlementaire, il y aura, sur les mesures qui seront prévues, un vrai échange, sous l'égide des préfets, avec les collectivités et les élus pour avoir leur retour sur ce qu'ils pensent des mesures et de leur aspect opérationnel, concret, et savoir si cela va permettre de faire avancer les choses.

M. Michel Magras, président. - Je vous remercie, monsieur le délégué interministériel, pour cet exposé qui nous donne un aperçu très complet de vos missions et de vos travaux. Je laisse la parole aux rapporteurs et vous interrogerai sur certains éléments ensuite.

M. Guillaume Arnell, rapporteur coordonnateur. - Je vous remercie, monsieur le délégué interministériel, pour votre exposé. Je sais que nous nous comprenons sur des éléments que vous avez pu parfois livrer en creux. Effectivement, vous avez l'honnêteté de décrire un certain nombre de situations que vous avez vécues sur le territoire, comme le fait que les indemnisations des assurances ne vont pas toujours à la reconstruction : ce sont des choses que nous avons identifiées.

S'agissant du PPRN qui est aujourd'hui vraiment un point de cristallisation des débats sur le territoire, vous avez admis que cela passe obligatoirement par une meilleure information de la population. J'espère que d'autres acteurs qui sont incontournables auront compris la nécessité d'avoir une démarche plus pédagogique, plus consensuelle. Ce n'est pas une question de rapport de force. Bien évidemment, certains acteurs cherchent à se protéger de leur responsabilité juridique, mais il faut voir aussi que nous sommes dans une situation post-traumatique où les effets de la catastrophe ne sont pas complètement gommés.

M. Abdallah Hassani, rapporteur. - Vous avez parlé de la question des assurances, qui est une question primordiale à Mayotte. Les gens ont parfois construit sur la zone des 50 pas géométriques, soit des terrains appartenant à l'État, sans permis.

Or, le transfert par l'État de ces terrains aux collectivités pose parfois problème à ces collectivités qui ont de grandes difficultés à maîtriser le foncier. J'ai en tête un exemple à Mamoudzou, où un remblai cédé par l'État à la commune est d'une configuration telle qu'il est en réalité inconstructible...

Concernant la prévention au sein de la population, vous le disiez, il y a un problème d'éducation de la population. Cela tient souvent du fait que soit le territoire n'a pas connu de catastrophes majeures, soit leur fréquence est faible - à Mayotte, les cyclones sont souvent espacés de 25 ans ! -. À Mayotte, les gens se disent : « de toute façon cela ne se passera pas chez nous, ça s'arrêtera à Madagascar qui va nous protéger », mais le jour où ça surviendra, où il y aura des vents forts, que ferons-nous ? Il faut éduquer la population qui se croit à l'abri de tout risque.

Un autre problème se présente à Mayotte, avec ce « bébé volcan ». J'étais dans mon territoire la semaine dernière, la population n'est pas vraiment informée - le phénomène est encore récent - et les élus le sont également insuffisamment. La visioconférence que nous avons faite a montré que les élus départementaux sont trop peu informés ; ils se plaignent que des choses se passent sans être mis au courant. Comment peut-on informer la population si nous-mêmes, les élus, ne savons pas ? Voilà la situation, j'espère que cela va changer. Vous avez dit venir prochainement à Mayotte, j'espère vous rencontrer à cette occasion sur place.

M. Frédéric Mortier. - Nous allons réaliser tous ensemble un travail collectif, c'est très important. Il y a une volonté gouvernementale - tout à fait claire - d'être complètement transparent sur ce « bébé volcan » sous-marin. Ce type de phénomènes peut être problématique surtout en grandissant. Il y a eu une visioconférence avec la ministre Annick Girardin, les élus de la représentation nationale et le président. C'était un moment important : elle a eu lieu alors que la mission scientifique venait de rentrer et l'exposé des chefs de mission de l'Ifremer et de la cellule géologique vous ont livré les résultats que nous avions eus seulement quatre jours avant. Nous avons échangé avec le préfet sur ce sujet et ce dernier va circuler sur l'ensemble du territoire, dans les communes et dans certains quartiers, pour aller diffuser l'information sur le phénomène.

Il faut avoir deux choses à l'esprit. La première - le président Magras ne me contredira pas - est que la science n'est pas « presse-bouton ». Certains éléments vont demander du traitement avant d'avoir des éléments de compréhension du phénomène, et qu'on puisse les utiliser en prévention et gestion des risques. La seconde concerne la communication. Comme vous le savez, la mission qui est rentrée récemment a fait, deux jours après, l'objet lors d'une conférence de presse et d'un exposé par les chefs de mission. Il y a un élément effectivement essentiel, ce sont ces réunions sur le territoire pour donner directement l'information et même plus puisqu'il est question d'identifier des relais dans les communes et le département, des gens qui seraient des passeurs d'information. Il faut naturellement prévoir de le faire dans la langue locale, le shimaore. J'ai connu cette question en Guyane avec les Amérindiens et les Bushinengués notamment : il faut réfléchir, y compris lors de la fabrication du message, certains mots n'existant pas dans une langue, par exemple. J'ai confiance en la préfecture et son service de communication dont le responsable est mahorais.

Il y a également cet engagement dont je vous ai parlé concernant la mission océanographique qui va partir en juillet. Il y aura un retour d'informations par la suite, et des annonces ministérielles seront faites sur ce qui se met effectivement en place, tant sur la connaissance du phénomène et de son suivi que sur l'aspect de la préparation des populations, la mise en place des dispositifs, des mesures - il y a un travail en cours sur un « Orsec-volcan » - la formation, les évacuations à prévoir, les cheminements à établir. Tout cela est prévu : ce sera l'objet de la deuxième mission d'appui à la planification du ministère de l'intérieur. La première a fait l'objet d'une conférence de presse, la deuxième est en train de terminer son travail et il y en aura d'autres.

Sur le sujet des biens construits sans droit ni titre et dans la zone des 50 pas géométriques, le sujet est à l'étude, ce qui explique effectivement que la disparition de l'Agence des 50 pas géométriques va être repoussée. Il y a aussi une lettre de mission en cours de signature pour trouver des solutions ou en proposer ; il n'y a pas de solution facile qu'on puisse sortir du chapeau à l'heure actuelle, cela va nécessiter un petit peu de temps.

M. Jean-François Rapin, rapporteur. - Je reviendrai sur deux sujets, l'un que vous avez évoqué largement, et sur lequel je pense que Guillaume Arnell interviendra, qui est celui des PPRN. J'ai l'impression que votre vision des PPRN - leur adoption, la façon dont ils sont gérés - semble plus idyllique que ce que qu'on a vu, nous, sur le terrain, quand nous nous sommes déplacés. Nous avons eu l'impression finalement d'une situation conflictuelle créée par le PPRN, entre les élus locaux eux-mêmes et l'État. Nous avons ressenti, au sein des habitants rencontrés, une méfiance vis-à-vis de l'État.

Si l'élaboration d'un document de planification n'est jamais aisée, elle semble ici particulièrement difficile. Probablement y a-t-il des causes à cela, on parlait d'un manque de culture du risque et de la nécessité d'une meilleure acculturation. On parle bien sûr de la difficulté territoriale d'un aménagement qui a été parfois assez hétéroclite. Revenir en arrière, est aujourd'hui parfois difficile. Cela est vrai à Saint-Martin, mais aussi à Saint-Barthélemy. Il y a une préoccupation légitime de préserver le développement de ces territoires, et notamment le pilier de l'économie qu'est l'activité touristique. Il y a une demande sur place d'avoir une grande latitude, parfois contrariée par les politiques de prévention conçues aujourd'hui.

Le deuxième point porte sur l'abord psychologique que vous avez évoqué initialement, ce qui m'a beaucoup plu parce qu'on l'a évoqué, on l'a vu venir dans nos discussions. La question psychologique entrave finalement la résilience et la reconstruction de fait, avec une dimension, à mon avis, dont nous n'avons pas pris conscience pleinement, et surtout l'attitude qui consiste à dire « aujourd'hui, finalement, le problème est terminé, retournez-vous face à vous et débrouillez-vous seuls ». L'État a un travail à assurer pleinement, à la fois dans le suivi psychologique, certes, je l'ai dit à mes collègues et à l'ARS aussi, mais dans le suivi médical qui va se poursuivre durant plusieurs années. Je suis convaincu qu'après un choc psychologique on voit naître un tas de pathologies organiques : diabète, hypothyroïdie, cancer même. Nous avons aussi un devoir de suivi et de mise en orchestration des moyens nécessaires. Je me disais en vous entendant sur le pré-projet de loi sur lequel vous travaillez, que cela pourrait faire vraiment un pan du projet, quels que soient les évènements concernés, en outre-mer ou non. Je crois qu'il y a un vrai travail de fond à mener sur cette question. La reconstruction passe nécessairement par un bien-être psychologique, par un bien-être physique. C'est plus facile d'accepter des choses comme le PPRN, par exemple, quand on est en plein état de conscience et en bon état physique.

M. Frédéric Mortier. - Je vous rejoins totalement, pour avoir vécu de telles situations. Cela doit aussi nous inspirer sur la façon dont on conçoit les secours, plus en amont. J'ai pu voir une intervention des secours que j'ai trouvée remarquable. Les intervenants avaient une qualité d'engagement considérable et il faut saluer le travail qui a été fait par tous, les militaires, la sécurité civile, le SAMU, les pompiers... C'est un élément du retour d'expérience, mais je pense qu'il faut porter une attention aussi à tous les gens du territoire qui sont venus pour aider. Des mécaniques un peu compliquées étaient parfois montées quand certains demandaient seulement qu'on leur mette un local à disposition.

Donner la priorité aux acteurs locaux, qui connaissent leur population et leurs patients, est essentiel. Quand les gens peuvent se reconnecter à des personnes qu'ils connaissent, c'est un début de reconstruction, de possibilité d'expression, parce que, selon les tempéraments, il y a des gens qui parlent beaucoup et il y en a qui se referment complètement. Il faut penser aux enfants. J'en ai vus en état de sidération totale. J'ai vu deux petites filles aux yeux ouverts, leurs parents avaient tout perdu, leur restaurant, leur maison, les papiers, ils n'avaient plus rien. La maman avait une énergie de vie et dialoguait avec une touriste qui râlait parce qu'elle ne pouvait pas partir, parce qu'elle avait perdu une semaine de vacances et son billet d'avion. C'est pourtant cette maman qui avait ses deux petites filles en état de sidération complet qui a fait montre de bon sens et qui a dit à la touriste : « mais vous n'avez perdu qu'une semaine de vacances et nous avons tout perdu ». J'ai eu le sentiment de voir le meilleur de l'être humain, comme le pire.

Je me rappelle avoir oublié mon téléphone portable au COD, qui était une vraie ruche, et il fallait que j'envoie des messages, à une heure du matin et à cinq heures et demie, à la borne que les militaires et Orange avaient installée à l'aéroport de Grand-Case. Pour y aller, je laisse mon équipe. Sur la route, il y a des gravats partout, il n'y a pas d'éclairage, et je vois à quelques centaines de mètres de la voiture des hommes armés de battes de baseball. Je reprends la route de Grand-Case et là je vois les petites lumières des légionnaires et des commandos parachutistes. Cela fait plaisir de voir les légionnaires et les parachutistes dans ces moments-là. On se rend compte que, dans ces situations, nous avons besoin des compétences de tout le monde.

Vous parliez de pathologies. Un travail remarquable a été initié par les établissements de préparation et de réponse aux urgences sanitaires (EPRUS) au niveau de la prise en charge. Ensuite, un numéro de téléphone a été mis à disposition mais il n'y avait personne au bout du fil. Tout un travail de communication, de rencontres et d'échanges, a été mené sur le fait qu'il y avait effectivement des gens à qui on pouvait s'adresser pour parler.

Je me rappelle d'un commerçant de Hope Estate, qui a vécu les pillages. Il était en bonne santé, il avait fait un check-up avant, mais il a très vite déclenché un cancer du foie. Pour en avoir parlé avec des médecins qui exerçaient depuis un certain temps, c'est un fait connu qu'après de tels épisodes, des pathologies apparaissent.

Des gens avaient beau être costauds, tenir courageusement - et parmi eux énormément de femmes tout à fait remarquables - dès que l'on évoquait Irma, même un an après, on les voyait se mettre à pleurer sous le coup de l'émotion.

Certains enseignants sont partis - ceux qui sont partis n'avaient pas forcément des familles -, cela a eu un effet catastrophique sur la population. Des gens censés incarner la République, enseigner des valeurs -et qui, majoritairement, ne sont pas du territoire - se retrouvent les premiers à partir alors qu'ils sont en responsabilité. Ce n'est pas une critique que je fais, c'est le constat d'une situation où la responsabilité de chacun est engagée. Il s'agit du vivre-ensemble, du rapport aux autres, et ces événements nous amènent à y réfléchir.

J'ai vraiment été surpris par le nombre de gens que j'ai rencontrés suite aux pillages. Ils ne pensaient pas en être témoins un jour. Même ceux qui vivaient à Saint-Martin depuis très longtemps ou qui ont toujours vécu à Saint-Martin ont été choqués, parce qu'ils ne pensaient pas vivre dans une société comme celle-ci - que ce soit le copain de l'équipe de foot venu cambrioler chez eux ou le petit voisin venu cambrioler leur magasin -. Il y a eu aussi des interactions fortes avec la partie hollandaise, Sint-Maarten, et une prise de conscience du monde dans lequel nous vivons.

Ma conclusion, à titre personnel, c'est que, en réalité, un évènement de ce type a été un révélateur, un déclencheur de choses qui existaient de manière sous-jacente. On change le regard par rapport à un aléa. Le retour d'expérience est très intéressant, en observant toutes ces anomalies et dysfonctionnements, en partant de ce qu'il y a dans les têtes, les valeurs, la culture, le fait que, par exemple, il y a de nombreux points sur lesquels on ne peut pas comparer Saint-Barthélemy et Saint-Martin. Ce n'est pas du tout le même type de population, ni la même histoire, ce ne sont pas les mêmes choix politiques, historiques. Le rapport à la défiscalisation est un exemple : refusée dans un cas, acceptée dans l'autre. Sur le principe, les systèmes peuvent bien fonctionner, s'ils sont bien encadrés et adaptés aux territoires. Je vais vous dire sur le fond ce que je pense de Saint-Martin. C'est un pauvre territoire, en souffrance, qui est soumis aux prédateurs depuis une cinquantaine d'années, voire davantage - puisqu'au départ, c'était une terre de pirates ! -. Je ne sais pas s'il y a de la résilience particulière, mais je pense qu'il y a besoin de tout le monde, au-delà des clivages et des jeux d'acteurs.

Sur la question du PPRN, je vais être franc avec vous. Il y a 15 jours, nous avons eu un échange avec le préfet de la Guadeloupe et la préfète de Saint-Barthélemy et Saint-Martin sur les messages, la présentation, l'aspect pédagogique. Je pense qu'il n'y a pas à rougir, qu'on progresse, et il faut avancer. À Saint-Martin, ce qui s'est passé avec le PPRN s'est également passé auparavant avec le PLU.

J'ai trouvé votre remarque très intéressante. Effectivement, si on regarde ailleurs, concernant le PPRN ou un autre document de planification - il y a aussi les cas de Sivens, de Notre-Dame des Landes - et la question du « Comment en est-on arrivé là ? » se pose.

J'en parlais dans mon propos liminaire : n'avons-nous pas un problème, aussi bien dans l'hexagone qu'en outre-mer, de construction de la décision publique en France et du dialogue entre les élus, les experts et l'État ? Comment fonctionne-t-on en amont ? Historiquement, les décisions étaient prises et on essayait de les faire passer soit par une consultation, soit en « bricolant ». Mais comment y arriver, avec une certaine maturité de la République, dans une démocratie solidement ancrée, avec beaucoup de talents, beaucoup d'acteurs et en même temps avec une organisation institutionnelle compliquée ? C'est difficile de s'occuper des affaires publiques pour un responsable de collectivité, un élu ou un responsable de l'État. Il y a tellement de responsabilités réparties entre tant d'acteurs ! Comment s'organise-t-on en amont par rapport à un projet de territoire, par rapport à des enjeux, un projet de développement pour, dans un premier temps, travailler ensemble, pouvoir dialoguer ? Quels sont les conditions et les prérequis, comment fait-on pour ne pas faire passer les décisions aux forceps ? Il y a des travaux très intéressants du CESE et je sais que certains parlementaires s'intéressent à ces questions. Il me semble que sur le fond, et cela dépasse le cadre de notre échange, il y a le problème de la construction de la décision publique. Ceux qui décident, in fine, lorsque des choix sont faits, argumentés et justifiés, ont la légitimité pour le faire, que ce soit un élu local, que ce soit un élu d'une grande collectivité, que ce soit un fonctionnaire, un préfet. Tous ces exemples sont intéressants pour alimenter le débat : comment pouvons-nous fonctionner différemment ?

Objectivement, concernant le PLU de Saint-Martin, il y avait beaucoup de choses positives, et bien sûr des choses perfectibles. Pour le PPRN, c'est identique. En revanche, effectivement sur les documents de planification, nous voyons bien qu'il y a des tensions. Apprenons de ces difficultés pour travailler autrement. C'est vrai que des dynamiques ont été lancées à travers la mobilisation citoyenne et les réunions participatives. Nous le voyons bien dans l'économie circulaire qui est importante pour les territoires insulaires.

Il faut plus de dialogue entre les différents acteurs. Au début, c'est ce que j'ai fait en tant qu'acteur local de la délégation interministérielle, j'établissais des connexions entre les gens. Des personnes se sont engagées, ont investi leurs propres moyens, recruté des locaux, et y croyaient. Je pense que ce lien entre les acteurs, cette approche en mode intégrateur dont je vous parlais, l'approche interministérielle doit privilégier de plus en plus ces approches transversales.

Les processus d'intelligence collective sont essentiels au niveau des territoires. L'innovation et les idées viennent des territoires. J'ai échangé avec un certain nombre d'acteurs au niveau central mais je préfère prendre la température au niveau du territoire, écouter les acteurs, puis faire remonter et discuter.

Pour le moment, je suis seul et même si je commence à recruter, les jours et les nuits ne suffisent pas. Il est essentiel d'intégrer le facteur temps, je vois bien qu'il y a des pressions et des besoins, et c'est pour cela que votre rôle est très important, vous qui avez le temps de la réflexion et du recul. Je constate, cela me frappe depuis une quinzaine d'années, un mode de fonctionnement superficiel et séquentiel. La priorité à la communication des uns comme des autres ; en tant que fonctionnaire, cela m'interpelle. Je suis forestier à l'origine, et dans cette profession, c'est un élément culturel, nous dialoguons avec ceux du passé et du futur.

J'espère qu'au cours de cette mission de deux ans nous pourrons réussir à fédérer et établir un certain nombre de choses avec les instances et acteurs qui ont la capacité de construire, que nous arriverons à poser des jalons qui donneront une impulsion durable ; l'adhésion de tous permettra d'avancer. La délégation que je porte ne sera jamais qu'un acteur à l'écoute qui va catalyser, chercher à innover dans sa façon de faire, et qui va proposer des choses, que les autres acteurs, avec leurs responsabilités, et dans leurs champs de compétences, devront mettre en oeuvre. J'insiste parce que je vois bien que nous cherchons à nous charger de plein de choses, mais ce sont les acteurs, territoriaux ou centraux, qui ont chacun un rôle et des compétences.

M. Michel Magras, président. - Je vous remercie. Je vous ai écouté, je commence à vous connaître un peu et il y a beaucoup de points que nous partageons. Je m'excuse d'enfoncer un peu le clou sur ce qui a été dit par mes deux collègues sur le PPRN, mais lorsque nous étions en visite à Saint-Martin, dans nos déplacements sur le terrain, j'ai vu deux exemples contrastés.

Le premier est celui du suivi des travaux de reconstruction des établissements scolaires, pour lesquels l'État et les agents de l'AFD mis à disposition semblaient être parfaitement coordonnés avec les élus locaux. Nous avions le sentiment de chantiers cadrés, organisés. Le deuxième exemple est celui de la mise à jour des cartographies des risques à Saint-Martin. Nous avons bien vu, lors de notre rencontre avec les représentants des conseils de quartiers et de nos déplacements sur le terrain, qu'il y avait d'importantes tensions. J'ai moi-même parfois été surpris de la stratégie des services de la DEAL sur le territoire dans la conduite et la présentation de ce travail. Nous avions le sentiment que les personnes en charge du dossier n'avaient pas vécu de cyclone et particulièrement celui-ci. Aussi diplômés soient-ils, ils n'ont pas l'expérience d'un tel événement et peinent à faire un lien avec la population. J'ai parfois eu l'impression que les services de l'État, trop sûrs d'avoir raison, donnaient peu d'importance à la parole des élus.

En tant qu'élu local, je crois profondément que les politiques doivent venir du territoire : les personnes les mieux placées pour connaître ces réalités sont les hommes de terrain, qu'ils soient les professionnels ou autres. Un plan de prévention des risques ne doit pas être imposé aux élus et aux habitants : il faut nécessairement une collaboration, une co-construction.

Vous avez mentionné une résistance à Saint-Barthélemy à l'adoption d'un PPRN. Dans notre conception de cette île, de son avenir, de la nécessité de la faire vivre ainsi que sa population, nous croyons que pour les règles soient respectées, il faut qu'elles prennent en compte les impératifs liés au développement économiquement et au besoin des populations.

Au fil des auditions, nous entendons beaucoup de choses et mesurons la complexité du sujet. La question des assurances, de la gestion et de l'intervention du régime de réassurance par la CCR est particulièrement délicate. J'espère que, dans votre mission et en vue de la présentation du projet de loi, vous arriverez à présenter ces sujets avec la clarté qu'ils méritent.

J'appelle de mes voeux, pour ce projet de loi, une réelle consultation des collectivités. Vous parliez d'une élaboration de ce texte en collaboration avec elles, je salue la conception que vous avez de votre mission. Surtout, j'aimerais - et c'est trop peu souvent le cas - que cette consultation ne soit pas seulement formelle. Sur un tel sujet, nous ne pouvons faire l'impasse sur l'expérience des territoires. Il en va de la réussite de la mise en oeuvre des mesures qui seront adoptées.

Je souhaite également vous interpeller sur la question des territoires du Pacifique - nous avons entendu ce mois-ci le président de la Polynésie française, M. Édouard Fritch -. Le code des assurances comme le code de l'environnement ne sont pas applicables en Polynésie française, eu égard aux compétences dévolues au pays. Aussi, le fonds Barnier, principal outil financier pour appuyer les territoires dans leurs projets de prévention des risques, ne peut pas intervenir auprès de la collectivité. À la suite de la COP 21, on a promis aux collectivités du Pacifique un « équivalent fonds Vert », sur le modèle du fonds Vert international, visant à aider les territoires dans leurs démarches d'adaptation et de lutte contre les changements climatiques.

Cet « équivalent » n'est aujourd'hui qu'une ligne budgétaire de la mission « outre-mer » du budget général de l'État. Surtout, il ne s'agit pas tant de crédits d'intervention que l'utilisation, une fois encore, de prêts bonifiés auprès de l'Agence française de développement (AFD). Alors que le fonds Barnier propose des cofinancements parfois substantiels et des subventions aux collectivités et aux particuliers, ce dispositif repose en réalité essentiellement sur les fonds des collectivités elles-mêmes. Où est l'effort financier de l'État dans cette politique ? C'est ici la solidarité nationale qui doit aider à accompagner ces territoires qui n'ont pas choisi - pas plus qu'ils n'en sont responsables - des risques accrus auxquels les changements climatiques les exposeront à l'avenir.

Je partage vos réflexions sur la construction de la décision publique en France aujourd'hui. Vous le savez, je suis un militant de la différenciation territoriale. Il faut que nous arrivions à élaborer des normes qui soient portées par les réalités de nos territoires.

M. Guillaume Arnell, rapporteur coordonnateur. - Je crois que vous n'avez pas perdu votre temps cet après-midi. Cela vous permet de comprendre notre vécu et ce que nous avons vu lors de nos différents déplacements. Je voudrais revenir sur trois ou quatre points et profiter de la mission qui vous est confiée pour passer quelques messages, propres peut-être à mon territoire, mais c'est celui que je connais le mieux et qui cristallise pour l'instant la plupart des difficultés.

Lors de son déplacement, le Président de la République avait dit : « je vais bousculer les règles ». Le sentiment que nous avons sur le terrain est que parfois certaines règles ont été bousculées, notamment concernant le bâtiment de la préfecture qui avait effectivement été détruit. Il était normal que les services de l'État aient un lieu qui permette l'exercice de leurs missions, au regard de l'ampleur des difficultés à gérer. Mais si on met cela en parallèle avec le fait qu'aujourd'hui, deux ans après, des établissements scolaires ne sont toujours pas achevés, que dans certains les travaux viennent juste de commencer... La cité scolaire Robert Weinum absorbe aujourd'hui le surplus d'un établissement qui n'est toujours pas reconstruit : c'est une réflexion qui doit forcément interpeller.

Lorsque l'État met à disposition une enveloppe et que localement on choisit de privilégier telle ou telle chose, on se rend compte que les 15 millions ont été exclusivement fléchés pour la reconstruction du collège Soualiga. On a hypothéqué quasiment une ou deux générations. Surtout, on sait aujourd'hui que le collège du quartier d'Orléans ne sortira pas de terre avant 2022, dans le meilleur des cas. C'est une question de gouvernance, vous l'avez évoquée comme le président Michel Magras et mon collègue Jean-François Rapin.

Il n'est pas question d'attribuer les difficultés aux uns ou aux autres et il faut assumer les choix qui sont les nôtres. Force est de constater qu'effectivement ce n'est pas une question d'opposition ou de majorité, c'est une question de perception de l'ampleur des dégâts.

Je rappelle qu'il s'agit d'une jeune collectivité. On avait nécessairement besoin de l'ensemble des compétences et le fait qu'on se soit focalisé sur les questions de partage des compétences, territoriales ou de l'État, plutôt que de travailler en synergie pose problème aujourd'hui. À Saint-Barthélemy, j'ai l'impression qu'il n'y a pas eu de cyclone, j'ai vu quelques maisons encore endommagées mais l'activité a complètement repris aujourd'hui. Ce n'est pas le cas de Saint-Martin.

La deuxième remarque que je voulais formuler concerne les réseaux. Ils sont d'une importance capitale au redémarrage de l'activité d'un territoire aussi fortement impacté. Aujourd'hui, vous n'êtes pas sans savoir qu'il y a une difficulté particulière avec l'eau et je viens de recevoir les résultats d'analyse à la sortie de l'usine et à celle des réservoirs. La conclusion est qu'il y a un problème dans les canalisations et que la gestion aujourd'hui n'est pas à la hauteur de l'ampleur de ce phénomène. Quand la population pose la question de savoir comment va se répercuter le coût final du service - alors que la qualité n'est pas là - et qu'on lui rétorque qu'elle n'aura pas à payer beaucoup plus puisqu'elle consommera moins, ce n'est pas du tout la réponse attendue !

Il faut pouvoir donner à la population des éléments précis. Le souci actuel c'est que le territoire, même si on a avancé sur la fibre, est en chantier permanent : toutes les routes sans exception, y compris les impasses, sont défoncées ou en mauvais état. Il y a forcément une corrélation avec les phénomènes accidentogènes ; nous en sommes cette semaine à dix morts par accidents depuis le début de l'année, impliquant surtout des scooters qui, par habitude, tentent de chercher la partie de la chaussée qui est carrossable et s'exposent à des chocs frontaux. On découvre aussi des travaux près de chez soi, sans signalisation, sans déviation, etc. Cela crée un bazar ingérable !

Au niveau des télécommunications, l'opérateur Orange nous pose un problème. Je suis désolé mais je ne comprends pas pourquoi l'État n'est pas capable de le rappeler à ses obligations. Aujourd'hui, nous n'avons pas de réseau pour le téléphone fixe. Le fixe existe aujourd'hui seulement au centre de Marigot. Ce n'est pas normal : tout le monde n'a pas de portable. Les réseaux sont effectivement un vrai problème.

Un dernier point : j'ai vu dans vos missions l'adaptation des marchés publics. C'est un vrai souci, je ne sais pas jusqu'où vous pourrez « ouvrir la fenêtre ». Les gens se sont dit, « il va y avoir du travail pour tout le monde, donc moins de chômage », mais en réalité on a fait venir une main d'oeuvre d'ailleurs, au prétexte qu'il faut aller vite, et aujourd'hui une bonne partie de la population, en particulier les jeunes, se retrouve sans emploi, alors que d'autres travaillent. C'est quasiment inacceptable ! Je pense qu'il faut regarder cette question.

Sur le PPRN, je ne vais pas en rajouter, mais je crois que cette situation est symptomatique de la façon dont le problème a été appréhendé. La première réunion a été une erreur, la deuxième a été conflictuelle, la troisième ne s'est pas terminée, quant à la quatrième... elle s'est mieux déroulée parce qu'elle a été préparée en amont, qu'on s'est entouré d'experts, même s'il y a eu des heures de discussions et des tensions. Lors de cette dernière réunion, au moins il y a eu un échange et elle a pu aller à son terme. Les habitants ont également l'impression d'un traitement différent selon les endroits.

Les maisons que les Saint-Martinois ont conçues n'ont pas été davantage détruites que les bâtiments construits par des métropolitains. Nous devons regarder cela, comme le disait le président Magras : la connaissance ne se traduit pas uniquement par les diplômes, il faut avoir la connaissance du terrain aussi. Je pense que nous avons besoin des anciens, des sages, pour leur vision du territoire, leur expérience. Nous avons constaté par exemple que les toits à quatre pans ont quasiment tous résisté. Avec une conception différente, il y a eu des soucis. Les gens veulent des toitures avec débords alors qu'aujourd'hui on a compris qu'il faut les réduire, sans compter les ouvertures, les orientations par rapport au vent, etc.

La saison touristique a été assez acceptable, on cherche à redonner confiance aux gens, pas seulement aux investisseurs. Il ne faut pas cependant oublier que l'on parle aussi de nos vies, de ceux qui sont obligés de rester sur le territoire, c'est sur cet ensemble de choses que je voulais vous alerter.

M. Frédéric Mortier. - J'ai bien entendu votre message. Sur la première partie de votre intervention et concernant des sujets qui relèvent de la compétence de la collectivité, vous connaissez parfaitement le contexte. Dans vos différentes remarques, il y a aussi les réponses. Je pense que nous sommes d'accord sur le fond, c'est une frustration d'autant plus grande que, pour prévenir ces situations-là, des choses avaient été proposées.

Il faut d'abord constituer une équipe dédiée à la reconstruction et la priorité est bien le projet. Il faut établir une programmation des travaux avec des priorités. Nous avons ainsi construit des PPI, des plans pluriannuels d'investissements. Nous avons mis avec le préfet beaucoup d'énergie pour trouver des moyens alors qu'il n'échappe à personne que nous avons des déficits publics abyssaux et que l'argent est rare.

Je suis entièrement d'accord avec vous, les écoles sont une priorité : cela rejoint les questions psychologiques. À Saint-Barthélemy, la première chose qui a été refaite, ce sont les cimetières. Cela dit quelque chose par rapport à l'histoire, au lien.

Vous avez cité la signalisation : quand une collectivité dispose de 1 300 agents, il n'est pas compliqué de remettre des panneaux d'équerre pour donner des signaux positifs. On s'est investi aussi sur les bâtiments cultuels : ils sont visibles, c'est la même idée qu'à Saint-Barthélemy, cela appartient à tous, on voit bien ce qui s'est passé avec l'incendie de Notre-Dame récemment. Tout ce qui permet de mettre de l'énergie est positif.

Nous avons proposé une programmation, parfois « clé en main ». Effectivement, si l'on regarde les exemples où cela s'est très bien passé - sans parler d'argent - on voit que l'on a hiérarchisé le management. C'est capital : cela veut dire qu'effectivement il y a des décisions qui sont prises, des délibérations affichées dans le bâtiment de la collectivité et que toute une communication est faite autour des décisions. Ce n'est pas une critique d'une collectivité par rapport à l'autre mais le lien avec la population est essentiel. Il y a aussi à Saint-Martin un certain nombre d'élus qui sont loin de leur population. J'ai proposé à certains de les accompagner pour voir des situations de précarité. Je crois qu'il y a parfois un hiatus et cette présence est très importante.

À côté des travaux dans les établissements scolaires qui étaient absolument prioritaires et qu'il fallait engager très vite, il y a un autre sujet, le logement social. Pour des raisons historiques, la collectivité n'a pas cette compétence. Nous avons fait les premières réunions avec les bailleurs sociaux, au mois de novembre 2017. Il y avait effectivement des zones inondées et la réponse pour les habitants touchés était le logement social. La collectivité a des terrains, la SEM aussi : nous les avons réunis pour démarrer des conventions. Quand je vois que des conventions n'ont pas été signées parfois pour des questions de «virgule» alors que les textes étaient prêts et que, derrière, il faut tenir le rythme... Vous parliez vous-même de management et de pilotage de décisions, c'est compliqué !

À partir du moment où il est difficile de monter une réunion, d'établir un ordre du jour, de parler exclusivement du sujet, d'aboutir à des conclusions et de faire un compte rendu, la situation ne fait qu'empirer.

C'est vraiment frustrant à entendre : un certain nombre de propositions ont été posées sur la table. On peut mettre tous les experts que vous voulez, à un moment il faut que qu'ils soient entendus et que les décisions soient prises. Il y a des choses à anticiper, qui sont absolument stratégiques, et il y a des questions logistiques avec des enjeux en matière de développement.

Il y a ainsi des choses à faire pour développer le port et cette question intéresse les grands opérateurs, les transitaires et l'île de Saint-Barthélemy également.

La stratégie de tout miser sur les grands ports de la région n'a sans doute pas été la bonne ; nous avons un système qui n'est pas résilient. Cela veut dire qu'il y a une opportunité de développement. Des opérateurs sont là et cela pourrait être dupliqué sur d'autres territoires. Ils sont prêts à investir et pourtant cela n'avance pas vraiment. Il sera nécessaire - sans que ce soit vécu comme une critique - de faire ce retour d'expérience.

Nous avons parfois, le préfet de la Guadeloupe, Philippe Gustin, a dû vous le dire, été au-delà de notre mission. Notamment parce qu'il y avait des populations en précarité à Saint-Martin. J'ai vu de la souffrance à Saint-Martin que je n'avais même pas vu en Guyane ou au Brésil, des gens vivant dans des conditions d'insalubrité... Ces gens qui vivent sur le territoire, y compris des Saint-Martinois « historiques », sont souvent plus discrets que d'autres !

C'est la raison pour laquelle on avait imaginé la carte Cohésia pour aider les familles en situation de précarité, mise en place sur le modèle de la carte prépayée Klésia. Cela nous a aussi permis, à partir d'autres fichiers, de mieux contrôler les bénéficiaires ; il y avait beaucoup de fraude. Cette carte portait une somme qui ne pouvait être dépensée que sur le territoire français, c'est-à-dire dans la partie française de Saint-Martin ou en Guadeloupe, à Saint-Barthélemy ou même en métropole - il y avait des familles et des enfants -. Nous avons réfléchi à son utilisation pour le versement des prestations sociales sur la base de fichiers apurés. Pour qu'un système fonctionne bien et qu'il soit sain, il faut procéder à ces contrôles.

Des choses peuvent être tentées, nous pouvons innover et cela peut ensuite servir dans l'hexagone, dans d'autres territoires de la Caraïbe ou ailleurs. Cela est valable, y compris en matière de développement de filières courtes intégrées, de modèles d'intégration.

J'ai vécu des histoires formidables au Parc amazonien. Il y avait des « bac moins 12 » il y avait des « bac plus 12 », cinq communautés indiennes, des Bushinengués, des créoles, des métropolitains, des étrangers, et ces modèles de société peuvent fonctionner. Il y a plein de choses en termes de développement qui peuvent être tentées, des solutions de proximité et de bon sens.

En termes de modèles de développement, la carte Cohésia est un outil qui pourrait servir de support pour payer les prestations sociales. Autant que celles-ci bénéficient aux territoires, il s'agit d'argent public. J'ai rencontré des personnes à Saint-Martin, qui m'ont dit que la France allait leur payer leur maison...à Saint-Domingue. Nous ne sommes alors plus crédibles. Des gens ont, eux, besoin de ces aides.

M. Jean-François Rapin, rapporteur. - J'avais une remarque par rapport à ce que vous avez dit sur la nécessité du management au moment de la crise et, après, dans la phase de résilience. Un appel à la solidarité très large a été fait et beaucoup de collectivités contribuent financièrement. Mais il manque parfois d'agents territoriaux dans l'urgence, il manque d'urbanistes, de moyens humains qui existent dans les collectivités métropolitaines. Je formule ainsi une préconisation : peut-être pourrions-nous apporter un peu de souplesse pour permettre aux volontaires, éventuellement de ces collectivités, après accord du maire ou de leur exécutif, de se mettre à la disponibilité de collectivités qui en ont besoin.

M. Frédéric Mortier. - Ce que vous dîtes est très important : nous avons trouvé des solutions pour faire venir des gens. Sur le problème de l'eau, que le sénateur Guillaume Arnell connaît bien, nous avons dû très fortement insister alors que, spontanément, des agents de collectivités se sont proposés, y compris en prenant sur leurs congés !

Pour s'occuper des marchés publics, avec mes collaborateurs, nous avons pris des contacts dans les collectivités et en métropole pour mettre à disposition des gens et proposer un scénario, des moyens. Dans le cadre des marchés et de la commande publiques, une partie peut être externalisée. Nous avons proposé des solutions « clés en main » pour des marchés. S'il y a des cas de refus, il y a sans doute de bonnes raisons derrière et il faut se poser des questions...

M. Michel Magras, président. - Je vous remercie pour votre disponibilité et la qualité de nos échanges. Vous connaissez le travail du Sénat et de la délégation, je crois que vous avez suffisamment fait référence aux travaux du premier rapport. Cette audition contribuera à nourrir l'instruction du volet en cours.

M. Frédéric Mortier. - Je vous remercie pour cet échange constructif. Je suis à la disposition des élus de la République. Vous l'avez compris, je ne serai pas le seul décideur et m'en remets moi-même à la grande sagesse de mes instances supérieures.

Jeudi 4 juillet 2019

- Présidence de Mme Annick Billon, présidente de la délégation aux droits des femmes, et M. Michel Magras, président de la délégation sénatoriale aux outre-mer -

Audition, en commun avec la délégation sénatoriale aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes, de Mmes Sandrine Dauphin, responsable scientifique, et Justine Dupuis, chargée d'études à l'INED, sur les premiers résultats de l'enquête Virage Dom à La Réunion

Mme Annick Billon, présidente de la délégation aux droits des femmes. - Nous avons le plaisir d'organiser ce matin une nouvelle réunion conjointe avec nos collègues de la délégation sénatoriale aux outre-mer. Vous gardez tous en tête le succès de notre colloque commun, au mois de février, sur le thème « L'engagement des femmes outre-mer : un levier clé du dynamisme économique », dont les actes ont été récemment publiés - n'hésitez pas à les diffuser autour de vous, surtout outre-mer !

Nous recevons ce matin Mme Stéphanie Condon, responsable scientifique de l'enquête « Virage dans les Outre-mer » (Virage Dom), et Mme Justine Dupuis, chargée d'études à l'Institut national d'études démographiques (INED), pour évoquer les premiers résultats de l'étude Violences et rapports de genre (Virage) dans les outre-mer, à La Réunion.

Nous poursuivons donc notre séquence sur les violences faites aux femmes dans les outre-mer, commencée l'année dernière et inspirée par nos trois collègues ultramarines Nassimah Dindar, Victoire Jasmin et Viviane Malet, qui ont rejoint la délégation aux droits des femmes lors du dernier renouvellement, tout en étant membres de droit de la délégation sénatoriale aux outre-mer. Je salue également notre collègue Guillaume Arnell, qui vient d'intégrer la délégation.

Nous avions entendu le 15 février 2018, conjointement avec la délégation aux outre-mer, les auteurs du rapport « Combattre les violences faites aux femmes dans les outre-mer » du Conseil économique, social et environnemental (CESE). Michel Magras y reviendra dans quelques instants.

Puis, le 15 mars 2018, Sandrine Dauphin, directrice de projet Virage Dom et Stéphanie Condon nous ont présenté la méthodologie, le calendrier et les objectifs de l'enquête « Virage dans les Outre-mer ». L'agenda de la délégation sénatoriale aux outre-mer ne lui avait pas permis d'assister à cette audition : nous sommes donc particulièrement heureux de cette réunion conjointe ce matin.

Nous avions tous été très intéressés par chacune de ces deux auditions : c'est donc une grande satisfaction de pouvoir approfondir la thématique à travers des déclinaisons locales, en commençant par La Réunion. Disposer de statistiques précises, actualisées et propres à chaque territoire est un enjeu crucial de la lutte contre les violences faites aux femmes.

Nous avons cru comprendre que les premiers résultats pour la Martinique et la Guadeloupe seraient publiés à l'automne 2019. Nous ne manquerons pas d'organiser une nouvelle audition le moment venu, qui intéressera tout particulièrement Victoire Jasmin.

Mesdames, je vous remercie chaleureusement d'avoir accepté notre invitation. Nous allons écouter avec intérêt les enseignements que vous avez pu tirer de l'enquête Virage Dom sur la prévalence des violences faites aux femmes à La Réunion et le contexte dans lequel elles surviennent, qu'il s'agisse des violences commises dans les espaces publics, au travail ou au sein des couples.

Vous pourrez notamment nous indiquer si la libération de la parole à l'oeuvre depuis plusieurs mois se reflète dans les résultats de l'enquête Virage Dom à La Réunion, si vous avez identifié de réelles spécificités de la survenue des violences dans ce territoire, et si vous avez rencontré des difficultés particulières sur le terrain pour mener votre enquête, puis pour en exploiter les résultats.

Nous vous laisserons vous organiser à votre guise, Mesdames, pour faire votre présentation à deux voix, dans le temps de parole qui vous a été indiqué préalablement à cette réunion.

Avant que mon collègue Michel Magras, président de la délégation sénatoriale aux outre-mer, intervienne à son tour préalablement à vos interventions, je souhaite lui redire à quel point j'apprécie nos réunions conjointes et cette co-présidence dont nous commençons, et c'est une très bonne chose, à avoir l'habitude. Cela élargit le point de vue de nos délégations respectives.

M. Michel Magras, président de la délégation sénatoriale aux outre-mer. - Je vous remercie vivement, Madame la présidente, d'avoir une nouvelle fois pris l'initiative d'associer la délégation sénatoriale aux outre-mer à une activité de votre délégation.

Nous avons organisé conjointement, le 20 février 2019, un colloque au Sénat sur le rôle et la place des femmes dans la vie économique et entrepreneuriale des outre-mer. Au cours de ce colloque, qui a enregistré un grand succès, une vingtaine d'intervenantes venues de l'ensemble des territoires ultramarins ont pu témoigner de leurs expériences. Elles se sont exprimées dans le cadre de trois tables rondes thématiques relatives respectivement aux enjeux d'une gouvernance entrepreneuriale féminisée, à l'engagement des femmes dans l'agriculture et au rôle des femmes dans l'innovation économique.

Cette initiative commune à nos deux délégations a mis en lumière l'importance de l'entrepreneuriat féminin dans les territoires ultramarins en tant que levier de développement, de croissance et d'innovation, mais aussi comme source d'émancipation ! Les Actes sont à présent disponibles.

L'an dernier, nous avons également entendu, dans le cadre d'une audition commune, Mme Ernestine Ronai et M. Dominique Rivière, sur le rapport qu'ils ont réalisé au nom du CESE, intitulé « Combattre les violences faites aux femmes dans les outre-mer ». Cette réunion a été très appréciée de l'ensemble des participants, et en particulier des membres de notre délégation, qui ont été nombreux à s'exprimer et à témoigner sur ce sujet éminemment douloureux. Je pense notamment à mes collègues Viviane Malet, Gérard Poadja, Guillaume Arnell, Dominique Théophile, Vivette Lopez... Ce rapport dressait un bilan très préoccupant de la situation dans les outre-mer, étayé par un travail approfondi auprès des populations, des services des ministères compétents, notamment celui de la Justice, et des associations.

Une quarantaine de propositions avaient également été émises. Le rapport proposait de développer la coopération et la coordination des acteurs, d'améliorer la formation des professionnels, de faire davantage de prévention et d'information auprès des populations - et des jeunes en particulier - ou encore de consolider les procédures de soutien aux victimes... La nécessité de poursuivre ce focus sur les outre-mer nous paraît donc évidente.

D'une part, les connaissances restent lacunaires, d'où l'importance d'études comme celles que nous allons découvrir ce matin. Les éléments statistiques manquent pour certains territoires. En outre, il faut replacer les données dans le contexte des territoires, en tenant compte des niveaux de vie, des différences culturelles ou encore de la confrontation entre modernité et sociétés traditionnelles... D'autre part, il nous semble essentiel, pour obtenir des résultats, d'assurer un suivi et un soutien au travail des acteurs de terrain. Nous ne pouvons donc que nous féliciter de ces réunions communes, encouragées d'ailleurs par ceux de nos collègues qui sont membres de nos deux délégations.

Ce matin, je salue à mon tour Stéphanie Condon, responsable scientifique de l'enquête Virage Dom, et Justine Dupuis, chargée d'études à l'INED, en les remerciant de leur présence parmi nous. Elles vont nous présenter les résultats pour La Réunion de l'enquête Virage Dom relative aux violences envers les femmes dans les espaces publics, au travail et dans les couples. Je ne doute pas que ce travail considérable puisse servir d'appui à nos politiques publiques et contribue à lutter contre ces situations dramatiques. À cet égard, je salue la présence de notre collègue de La Réunion, Viviane Malet.

Mme Stéphanie Condon, responsable scientifique de l'enquête Virage Dom. - Je vous prie de bien vouloir excuser l'absence de Sandrine Dauphin. Notre enquête s'insère dans une suite de travaux scientifiques consacrés à la compréhension des mécanismes de la violence interpersonnelle, particulièrement à l'encontre des femmes, et à la mesure de la prévalence de ces violences. Une coopération internationale a permis l'élaboration de concepts théoriques et d'outils fiables, avec des enquêtes similaires du point de vue des questions posées, des conditions de l'entretien et des règles déontologiques. En 2015, une enquête avait été réalisée en France métropolitaine. Nous avons adapté le questionnaire à La Réunion et aux Antilles, ce qui a impliqué le rajout de questions en lien avec le contexte d'emploi, les pratiques linguistiques et religieuses et le contexte familial.

Cette enquête vise à actualiser et à approfondir les résultats de l'Enquête nationale sur les violences envers les femmes Réunion (Enveff) de 2002 et de l'Enveff Martinique de 2008 grâce à un questionnaire très proche et un échantillon de répondants plus important, à savoir le double. En Guadeloupe, il s'agira de la première enquête de ce type.

L'enquête fournira des indicateurs de prévalence des violences dans des sphères précises de la vie quotidienne. Nous avons mesuré les violences, au cours des douze mois avant l'enquête, dans la relation de couple, dans le cadre du travail, dans les espaces publics et tout au long de la vie, afin d'analyser le contexte de survenue des violences et leurs conséquences sur les parcours des personnes, notamment les impacts sur la santé, la scolarité et les démarches de recours juridique.

Nous avons mis en place des comités de pilotage locaux composés d'acteurs institutionnels, associatifs, professionnels et scientifiques. Ils ont suivi l'ensemble du projet et nous accompagnent jusqu'aux restitutions publiques.

L'enquête a été réalisée par téléphone auprès de 3 000 personnes âgées de 20 à 69 ans à La Réunion, en Martinique et en Guadeloupe. Aux Antilles, l'échantillon était un peu moins important. Ce mode de collecte permet de recueillir des informations sur la vie intime dans un cadre d'écoute, de proximité et de confidentialité. Les enquêteurs sont spécifiquement formés puis accompagnés tout au long de l'enquête.

40 % des répondants ont été contactés sur une ligne fixe et 60 % sur leur mobile, à partir d'une liste établie de manière aléatoire. La passation de chaque questionnaire a duré 45 minutes en moyenne, avec de fortes variations suivant l'expérience des personnes.

J'en viens à la présentation des résultats à La Réunion, qui ont fait l'objet d'une restitution publique le 8 mars dernier à Saint-Denis.

À partir du recueil d'informations sur des faits précis, nous avons construit des indicateurs de prévalence des violences dans l'espace public (rue, transports, bar, chez le médecin, dans les hôpitaux, etc.), la sphère professionnelle et l'espace privé.

Nous avons distingué cinq catégories de violences : les insultes ou violences verbales, y compris à caractère sexiste ou raciste, les interpellations, le harcèlement et les atteintes sexuelles - le fait d'être suivie ou de recevoir des propositions sexuelles de manière insistante, le « pelotage » - les violences physiques et les violences sexuelles - les attouchements, les tentatives de rapports forcés et les viols.

Deux femmes sur cinq ont déclaré au moins un fait subi dans l'espace public au cours des douze derniers mois, contre un quart en France métropolitaine. La violence dans les espaces publics est principalement verbale et prend très rarement la forme de violences physiques ou sexuelles. 36 % des femmes déclarent avoir été sifflées ou interpellées sous un prétexte de drague, soit deux fois plus qu'en métropole. 3 % des femmes déclarent avoir fait l'objet de propositions sexuelles insistantes malgré leur refus (la moitié d'entre elles plusieurs fois), et 2 % des femmes ont subi des actes de pelotage.

Le plus souvent, ces faits sont subis dans des lieux fréquentés habituellement (77 %) et dans la journée (63 %). De fait, une grande majorité des femmes interrogées déclarent sortir rarement la nuit, pour 70 % d'entre elles, et très rarement seules.

Malgré la rareté des transports en commun à La Réunion par rapport aux grands centres urbains métropolitains, 11 % des actes cités par les répondantes ont eu lieu dans les transports.

Si les proches restent aujourd'hui les principales personnes auprès desquelles les femmes se confient, le taux de femmes ayant déclaré des faits de violences physiques ou d'insultes aux forces de l'ordre est passé de 14 % en 2002 à 23 % en 2018. Les actions menées auprès des forces de l'ordre, notamment de formation, ont donc été utiles.

Les auteurs de violences physiques dans l'espace public sont presque exclusivement des hommes, généralement seuls mais parfois en groupe, dans 10 % des cas. Il s'agit principalement d'hommes inconnus des victimes. La proportion d'hommes connus des victimes est toutefois beaucoup plus importante qu'en métropole.

Nous avons mis en évidence un certain nombre de facteurs de risque liés à l'âge ou aux différences de socialisation. Plus de la moitié des femmes âgées de 20 à 29 ans déclarent avoir subi des sifflements ou des interpellations au cours de l'année. Du fait de leurs usages différents des espaces publics, elles sont ainsi plus exposées et constituent des cibles plus vulnérables.

Par ailleurs, près d'une femme sur deux déclarant des violences est en emploi ou au chômage contre un tiers des femmes inactives.

Enfin, les femmes nées en France métropolitaines ou originaires d'autres territoires d'outre-mer subissent plus d'actes de violences que les natives de La Réunion, du fait certainement d'une socialisation différente et donc d'un usage différent des espaces publics.

Mme Justine Dupuis, chargée d'études à l'Institut national d'études démographiques. - L'étude a également porté sur les violences subies dans la sphère professionnelle. L'évolution du contexte social et législatif (loi du 17 janvier 2002 encadrant le harcèlement moral) a conduit à une moindre acceptation sociale de ces actes.

L'enquête s'est concentrée sur des femmes ayant travaillé au moins quatre mois au cours des douze derniers mois, que ce soit à temps plein ou partiel. Pour rappel, le taux de chômage des femmes à La Réunion est particulièrement élevé, puisque près de deux femmes sur cinq sont au chômage. De plus, trois femmes sur cinq travaillent dans l'administration publique, l'enseignement, la santé ou l'action sociale.

Onze faits ont été regroupés en cinq catégories : les insultes, les violences psychologiques (critiques, intimidations), les violences physiques, le harcèlement sexuel et les violences sexuelles.

Une femme sur quatre a déclaré au moins un fait de violence. Les violences sont pour la plupart répétitives et peuvent se cumuler. Ce sont principalement des violences psychologiques. Ces faits concernent 22 % des femmes en 2018 contre 19 % en 2002, et leur nombre est 1,5 fois plus élevé qu'en métropole.

Les jeunes femmes de moins de 29 ans, les salariées de l'État et les cadres sont celles qui subissent le plus de violences au travail. Les femmes victimes de violences au travail en parlent plus qu'en 2002 : 68 % de femmes avaient relaté des faits de violences dans ce cadre en 2002, elles étaient 91 % en 2018.

Enfin, une femme sur vingt déclare avoir été confrontée à des propos à caractère sexuel ou des propositions sexuelles insistantes, et 3 % d'entre elles ont subi du harcèlement sexuel dans l'année.

La dernière sphère investiguée est celle des relations conjugales.

Dans l'enquête Virage Dom, la relation de couple est définie au sens large. Les personnes interrogées ont déclaré une relation de quatre mois ou plus au cours des douze derniers mois.

Nous avons regroupé les vingt-trois questions en quatre catégories de violences : les violences verbales, les violences psychologiques (jalousie, contrôle, dévalorisation, dénigrement, violences économiques et menaces envers les enfants), les violences physiques et les violences sexuelles.

Les violences psychologiques restent les principales violences déclarées. Plus d'une femme sur quatre a rapporté de telles violences en 2018, soit autant qu'en 2002. Les insultes sont plus souvent rapportées en 2018 qu'en 2002, passant de 5 à 7,4 %.

L'indicateur de conflictualité au sein du couple est en augmentation depuis l'enquête de 2002, la répartition des tâches de la vie quotidienne et l'éducation des enfants constituant les principaux sujets de dispute en 2018.

Nous avons identifié plusieurs facteurs de risques : l'âge, les jeunes femmes (20 à 29 ans) étant les plus exposées aux insultes et aux violences psychologiques ; le chômage ou l'inactivité ; le fait d'avoir trois enfants ou plus et le fait de s'être séparée récemment de son conjoint. Les femmes récemment séparées sont deux fois plus nombreuses à déclarer au moins un fait de violence au cours des douze derniers mois, 6 % d'entre elles ont été menacées par leur ex-conjoint et 3 % l'ont été avec une arme ou ont subi une tentative de meurtre.

Trois quarts des femmes ont rapporté ces faits à un membre de la famille ou un ami en 2018, contre seulement 50 % en 2002. Elles vont également en parler auprès d'acteurs institutionnels, elles sont, par exemple, 16 % à avoir consulté un médecin. Dans le même temps, la proportion des faits les plus marquants déclarés à la police est passée de 12 à 21 %.

Mme Stéphanie Condon. - Ce sont les premiers résultats de l'enquête que nous avons menée à La Réunion. Nous réaliserons des analyses plus détaillées sur certaines formes de violences et thématiques précises, concernant notamment les violences subies par les jeunes femmes et les jeunes hommes, les violences au sein des couples avec enfants, les violences intrafamiliales et les violences subies par des groupes spécifiques de personnes comme les femmes migrantes.

L'analyse des premiers résultats pour la Martinique et la Guadeloupe donnera lieu à une restitution publique en Martinique et en Guadeloupe autour du 25 novembre prochain.

Les observatoires régionaux de santé de La Réunion, des Antilles et de métropole ont participé à l'exploitation des données recueillies.

Enfin, nous avons également obtenu de la CNIL le droit de conserver des relations avec les personnes ayant participé à l'enquête.

Mme Annick Billon, présidente de la délégation aux droits des femmes. - Merci de cette présentation exhaustive et assez alarmante.

Mme Viviane Malet. - Je remercie Madame la présidente de la délégation aux droits des femmes de nous avoir conviés ce matin. Notre collègue Nassimah Dindar, qui avait prévu d'être présente ce matin, vous prie de l'excuser car elle a eu un empêchement de dernière minute.

Cette étude vient compléter l'excellent rapport du CESE. Les chiffres font froid dans le dos. Nous ne pouvons pas baisser les bras ! Dans ma vie professionnelle et dans ma vie d'élue, j'ai été confrontée à ces réalités, disons, un jour sur deux.

C'est vrai, on vit plus à l'extérieur dans les outre-mer, notamment grâce au climat. Les centres commerciaux se sont développés, de même que les transports en commun, même s'ils sont encore imparfaits. C'est sans doute ce qui explique que les violences se développent dans l'espace public. Avant, ces faits étaient plus cachés dans les familles, et l'on n'en parlait pas. Les victimes étaient soumises à la pression familiale.

Les femmes se sont libérées et les hommes les considèrent comme des proies.

Les femmes sans domicile fixe sont également exposées à de grandes violences. J'ai eu connaissance de cas terribles de femmes seules livrées aux violences sexuelles dans la rue.

Vous évoquez les violences au travail, surtout dans les collectivités. Il y en a effectivement plus qu'en métropole. Nous avons vu arriver des jeunes filles diplômées, ce qui a déstabilisé le monde masculin. Les hommes ont peur que les femmes leur passent devant lors des promotions, ce qui crée un terreau pour des violences physiques et psychologiques. Malheureusement, le CNFPT (Centre national de la fonction publique territoriale) propose peu de formations pour tenter de remédier à ces problèmes. Souvent, les plaintes des femmes ne sont pas prises au sérieux sur le lieu de travail, mais c'est aussi parfois le cas devant la police ou la justice.

Les personnes âgées constituent aussi des cibles. On parle de solidarité familiale dans les sociétés ultramarines, mais les aînés, notamment ceux qui touchent une petite retraite, sont surtout vus comme des sources de revenus dans les familles défavorisées.

Enfin, je me pose la question : le phénomène a-t-il réellement augmenté ou est-ce la libération de la parole qui donne cette impression ? Pour autant, je crois savoir qu'à La Réunion seuls 20 % des faits sont déclarés à la police, donc c'est peut-être un début de réponse sur l'ampleur réelle du phénomène.

Mme Annick Billon, présidente de la délégation aux droits des femmes. - Connaissez-vous le taux de chômage des jeunes à La Réunion, qui pourrait expliquer la fréquence relative des violences ?

Quels sont les acteurs qui combattent ces violences sur votre territoire ?

Mme Viviane Malet. - Le taux est d'environ 46 % chez les jeunes, mais il peut grimper à 58 % dans certains quartiers.

S'agissant des acteurs, il y a une déléguée aux droits des femmes, comme dans les départements de la métropole, et des associations. Souvent, ces dernières se plaignent de ne pas avoir de visibilité budgétaire pluriannuelle. C'est quand même, toutefois, le département qui joue le premier rôle.

Mme Victoire Jasmin. - En Guadeloupe, il y a de grandes similitudes avec La Réunion, mais il y a peut-être plus de plaintes déposées.

Je fais partie de l'association Forces, qui comporte en son sein un observatoire collectant des données sur les femmes en Guadeloupe. Toutes les femmes sont potentiellement victimes, mais c'est encore plus vrai pour les femmes qui ne travaillent pas.

Il y a aussi beaucoup de violences intrafamiliales envers les femmes et les enfants. À cet égard, je me réjouis de l'adoption définitive au Sénat, voilà deux jours, de la proposition de loi visant à lutter contre toutes les violences éducatives ordinaires. Le phénomène est encore dissimulé dans le milieu familial, mais, peu à peu, la parole se libère.

Nous rencontrons aussi un problème avec la prostitution, en lien avec un fort taux de chômage. Elle est aussi pratiquée par de nombreuses femmes venant d'Haïti et de Saint-Domingue. Des associations ont pris des initiatives pour tenter d'endiguer ce phénomène.

Le nombre de féminicides et de suicides chez les femmes est réellement préoccupant.

Récemment, une Guadeloupéenne vivant en métropole a créé une association pour venir en aide aux femmes victimes de violences. Nous nous sommes rendu compte que beaucoup de femmes venues des Antilles avaient fui jusqu'à la métropole la violence qu'elles rencontraient sur leur île d'origine.

S'agissant des violences au travail, il faudrait que les médecins du travail prennent le problème plus au sérieux. La souffrance n'est pas toujours prise en compte et les faits ne sont pas systématiquement dénoncés par les personnes habilitées à le faire.

Enfin, il y a dans nos îles un sérieux problème d'homophobie.

Toutes les tranches de la population sont potentiellement concernées par les violences. Il faut prendre en charge les hommes responsables de tels comportements pour éviter la récidive. À cet effet, des procédures ont été mises en place par les parquets.

Je reviens sur les violences commises dans l'espace public. Si traditionnellement, le fait de siffler une femme dans la rue n'était pas vu comme une forme d'agression, ce n'est plus le cas avec les jeunes femmes, surtout celles qui viennent de l'extérieur. Il faut que les hommes soient éduqués dès le plus jeune âge à intégrer ces changements de comportement.

M. Guillaume Arnell. - Issu d'une famille nombreuse, avec cinq soeurs, j'ai été sensibilisé très jeune à la cause féminine. J'ai d'ailleurs une soeur qui intervient dans ce domaine via une association.

Quelle que soit la superficie du territoire, on retrouve les mêmes problématiques.

De plus en plus, les langues se délient, la cellule familiale s'ouvre, mais ce n'est pas pour autant que les faits diminuent.

Sur mon territoire, il y a une forte pénétration de communautés venant d'autres îles des Caraïbes, qui n'ont pas forcément les mêmes pratiques.

À mon sens, il faut une éducation dès le plus jeune âge et une vigilance de tous les instants, mais on n'arrivera à rien en parlant seulement aux femmes : il faut absolument intégrer et associer les hommes à ce mouvement qu'implique la libération de la parole.

Il est anormal qu'aujourd'hui on prête moins l'oreille aux féminicides qu'à la violence routière. À cet égard, les magistrats et magistrates ne sont pas toujours irréprochables.

Mme Annick Billon, présidente de la délégation aux droits des femmes. - Je suis d'accord avec vous, mon cher collègue, je suis convaincue que les hommes sont tout aussi concernés que les femmes par cette éducation.

Mme Jocelyne Guidez. - Je suis élue de l'Essonne, mais j'ai des origines martiniquaises par mon père. La Martinique est un territoire vieillissant, avec 43 % de chômage. Les jeunes qui partent pour étudier en métropole ne reviennent malheureusement pas. Cela crée un déséquilibre dans la société martiniquaise, les jeunes qui restent étant touchés par le désoeuvrement et l'ennui, ce qui les pousse souvent à tomber dans la délinquance et la violence. Tant que l'on ne leur donnera pas de travail, la violence ne sera pas endiguée.

Par ailleurs, quand les « exilés » de métropole reviennent, ils ont du mal à s'intégrer, car ils ne sont plus considérés comme des gens du cru. C'est aussi une forme de violence.

Mme Noëlle Rauscent. - Victoire Jasmin a parlé tout à l'heure de la prostitution en Guadeloupe, avec tout ce que cela implique de violence et d'économie souterraine. Rencontre-t-on le même problème dans les autres territoires ultramarins ?

Mme Stéphanie Condon. - Même si nous sommes partis de l'enquête réalisée en 2015, il y avait des préoccupations locales dont nous voulions tenir compte dans notre enquête. Nous avons beaucoup échangé avec les actrices et acteurs, les délégués et les élus, avant de réaliser l'enquête en 2018. Nous devons toutefois souligner les limites de notre enquête. Par exemple, la prostitution est très difficile à capter par ce type d'enquête, même si elle a un impact important. Vous nous avez demandé s'il y en avait plus qu'avant. Il y a certainement une question d'une plus grande visibilité dans les lieux publics dans ces territoires. Les associations à La Réunion et en Guadeloupe réfléchissent à cette question, qui ne se limite pas aux femmes migrantes.

Au début du projet en 2013-2014, nous avons constaté qu'il y avait beaucoup d'idées reçues sur la question des violences envers les femmes. Depuis, nous avons eu de nombreux échanges avec des actrices et acteurs locaux, il y a une accumulation de savoirs issus de recherches menées dans d'autres zones géographiques. L'information circule.

Pour ce qui est des violences intrafamiliales, dans cette enquête, nous nous penchons sur les périodes que sont la petite enfance, la préadolescence et l'adolescence, mais aussi sur le profil des auteurs. Nous avons commencé à analyser les données. On voit des situations dont la configuration est propice à ces violences.

Nous rappelons que nous avons interrogé les victimes mais pas les auteurs de violences.

Nous constatons aussi un impact du chômage en tant que contexte. Effectivement, le chômage et tout ce qu'il induit comme précarisation individuelle ou au sein du ménage, ou même dans un bassin d'activité, reste un grand problème. Nous avons aussi interrogé des hommes, même si nous n'avons pas encore analysé les résultats. Lors de notre mission exploratoire, en Guadeloupe, nous avons pu relever que beaucoup de jeunes hommes au chômage ressentent une frustration quant à leur insertion dans la vie sociale ou la vie de couple, et notamment par rapport aux femmes de leur âge, qu'ils perçoivent comme inaccessibles.

Nous avons souligné la variété des types de faits. Nous espérons avoir réussi, par la richesse de notre questionnaire, à caractériser les personnes victimes de violences. Dans les mois qui viennent, nous pourrons tirer des enseignements qui compléteront notre connaissance, y compris en réalisant des entretiens approfondis auprès de personnes interrogées dans l'enquête. Idem concernant l'homophobie. Nous posons des questions sur les pratiques sexuelles mais nous butons sur des problèmes d'effectifs pour mener des analyses statistiques complètes.

Les migrations sont toujours au centre de la problématique de socialisation des personnes résidant dans les départements et régions d'outre-mer.

Vous nous avez interrogées sur les difficultés rencontrées pour réaliser l'enquête. Le travail d'échanges avec les acteurs locaux était très important pour la mettre en place. Chacun reçoit des coups de téléphone de démarcheurs ou de sondeurs : face à toutes ces sollicitations, ce n'est pas évident de capter l'attention des gens. L'expérience d'enquêtes antérieures nous a aidés à élaborer les argumentaires pour encourager les gens à participer à l'étude. Aux Antilles, cela a été un peu plus difficile car les habitants sont beaucoup plus sollicités. Les problèmes techniques et climatiques ont aussi ralenti l'enquête de terrain mais le travail des équipes sur place a été remarquable.

Mme Justine Dupuis. - Y a-t-il plus de déclarations parce qu'il y a plus de faits ou une libération de la parole ? Malheureusement nous ne pouvons pas répondre à cette question. En revanche, nous comptons mener des entretiens qualitatifs qui nous fourniront des pistes d'hypothèses.

Mme Stéphanie Condon. - Monsieur Arnell nous a interrogées sur la famille. Lors des missions exploratoires, notamment en Guadeloupe, on nous avait prévenues que les problèmes étaient gérés en famille, qu'il y avait une question d'honneur qui empêchait la dénonciation des violences et que la « solidarité familiale » est toujours mise en avant. Nous ne savions pas si nous parviendrions à recueillir des informations. Lorsque nous avons demandé qui étaient les premières personnes à qui les victimes s'étaient confiées, nous avons constaté qu'elles parlaient d'abord des violences à des membres de la famille ou au travail. Parler, c'est franchir un cap, dépasser la honte. C'est très complexe.

M. Michel Magras, président de la délégation sénatoriale aux outre-mer. - Au cours de ce débat, nous avons senti la nécessité d'associer les hommes à la lutte contre la violence en général au sein de l'espèce humaine.

Deux catégories sont à signaler : les personnes âgées, à domicile ou en maison de retraite, qui sont bien plus démunies que les autres car elles n'ont pas toujours la force de réagir, et les jeunes. J'ai noté, pour ma part, une certaine recrudescence de la violence verbale entre les jeunes et chez les adultes. Notre langage courant adulte est parfois perçu par les jeunes enfants comme agressif ou violent. Songeons au drame récent dont la presse s'est faite l'écho concernant une jeune fille de 11 ans victime de harcèlement scolaire dans deux établissements successifs, et qui a mis fin à ses jours.

Votre travail est particulièrement intéressant car nous avons besoin de statistiques pour connaître certaines réalités sur nos territoires. Dans les outre-mer, nous avons l'habitude d'être « en haut de la liste » dans bien des domaines. Le travail à accomplir est certainement plus important chez nous qu'ailleurs. Le présent constat, édifiant, constitue une excellente base de travail. À nous de trouver les solutions. Disposons-nous d'un arsenal réglementaire, législatif, mais aussi associatif suffisant ? Y a-t-il lieu de créer un guide de bonne conduite, un recueil de recommandations, des formations ? Ce travail pourrait déboucher sur une approche nouvelle afin de régler un jour le problème.

Merci, Mesdames, pour la qualité de votre étude.

Mme Annick Billon, présidente de la délégation aux droits des femmes. -Merci à tous.

- Présidence de M. Michel Magras, président -

Table ronde sur les sargasses - MM. Laurent Bergeot, chef du service de la recherche au Commissariat général au développement durable (CGDD), au ministère de la transition écologique et solidaire ; et Guy Fabre, directeur exécutif adjoint des territoires de l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (ADEME) ; Mme Valérie Pernelet-Joly, chef de l'unité d'évaluation des risques liés à l'air au sein de la direction de l'évaluation des risques de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation (ANSES) ; MM. Frédéric Mortier, délégué interministériel aux risques majeurs outre-mer auprès du ministre de la transition écologique et solidaire ; et Dominique Théophile, sénateur de la Guadeloupe

M. Michel Magras, président. - Mes chers collègues. Nous avons décidé d'organiser cet après-midi une table ronde entièrement dédiée à la question des sargasses, ces algues brunes qui échouent de plus en plus depuis 2011 sur les rivages, sur une zone allant de la Guyane au Golfe du Mexique.

Nous avons estimé qu'il était urgent de se saisir de ce sujet extrêmement préoccupant pour plusieurs raisons : en effet, ce phénomène est devenu récurrent et interpelle donc à juste titre les responsables politiques que nous sommes. À cet égard, notre collègue Dominique Théophile a dressé un bilan très détaillé des effets croissants des sargasses dans son rapport qu'il a remis en février 2019 au Premier ministre. Je le remercie d'avoir accepté d'être parmi nous pour ce débat.

La crise de 2018 constitue un phénomène majeur sans précédent ayant des effets d'une gravité alarmante à la fois sur l'économie, l'écologie et la santé. Nous avons pu observer que les algues s'amoncellent sur les plages, gênent l'activité des bateaux, bloquent parfois même l'accès des ports, et dégagent des gaz toxiques tels que l'hydrogène sulfuré et l'ammoniac. Ces émanations sont à l'origine de malaises et de gêne respiratoire et peuvent aussi avoir à long terme des conséquences bien plus graves sur les organismes. À titre personnel, je suis convaincu que la stagnation des algues dans les baies et au-dessus des récifs coralliens sera à l'origine de conséquences écologiques majeures qui ne pourront être mesurées que dans quelques années.

Confrontées à cette situation, les collectivités ultra-marines rencontrent de réelles difficultés à agir en raison de leur manque de connaissances scientifiques mais aussi de moyens humains, techniques et financiers. Nous nous trouvons donc face à un phénomène qui s'apparente à un nouveau risque majeur, même si juridiquement il n'est pas qualifié de tel.

Or, la problématique des risques majeurs est un thème sur lequel nous travaillons depuis 2018, dans le cadre de notre première étude centrée sur la prévention, l'anticipation et la gestion de la crise. L'une de nos préoccupations était de reconnaître aux Antilles et en Guyane les sargasses en tant que risque à part entière ce qui permettrait de pouvoir déclarer l'état de catastrophe naturelle.

Après cette première étude, nous avons décidé de travailler sur un second volet consacré aux questions de la reconstruction et de l'organisation de la résilience des territoires sur le plus long terme.

Je précise que Guillaume Arnell est notre rapporteur coordonnateur pour l'ensemble de l'étude et que nous avons désigné comme binôme de rapporteurs, sur le second volet, nos collègues Abdallah Hassani, sénateur de Mayotte, et Jean-François Rapin, sénateur du Pas-de-Calais.

Nous avons réuni, dans le cadre de cette table ronde thématique, un éminent panel : M. Laurent Bergeot, chef du service de la recherche au Commissariat général au développement durable (CGDD), ministère de la transition écologique et solidaire ; M. Guy Fabre, directeur exécutif adjoint des territoires de l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (ADEME) ; Mme Valérie Pernelet-Joly, chef de l'unité d'évaluation des risques liés à l'air au sein de la direction de l'évaluation des risques de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation (ANSES) et M. Dominique Théophile, sénateur de la Guadeloupe, auteur du rapport « La lutte contre les sargasses dans la grande Caraïbe : stratégies de prévention et de coopération régionale ». Je souligne qu'il est à l'origine de la Conférence sur les sargasses qui se tiendra fin octobre à la Guadeloupe.

M. Frédéric Mortier, délégué interministériel aux risques majeurs outre-mer, que nous avons déjà auditionné mais qui a également dans son champ de compétence le pilotage et l'avancement du plan national de prévention et de lutte contre les sargasses, a souhaité se joindre à notre audition.

Je vous remercie tous de votre participation à cette réflexion sur un sujet si fondamental pour nous.

Avant de vous laisser la parole, je tiens à transmettre une information à mes collègues. Aujourd'hui se tient la dernière audition avant la rentrée de septembre. Nous comptons mettre à profit la période de vacances parlementaires, qui n'est pas une période de vacances dans nos collectivités. Fidèle à sa mission constitutionnelle de représentation des collectivités territoriales de la République, le Sénat a mis en place une plateforme de consultation des élus locaux. Alors que le déplacement des rapporteurs s'est concentré sur la reconstruction des îles du Nord, il nous semble nécessaire d'entendre largement les témoignages d'élus des outre-mer sur les enjeux de résilience de nos territoires face aux risques et leurs attentes en la matière. Pour le moment, notre délégation n'avait jamais eu recours à ce dispositif spécifique. En accord avec le Président Thani Mohamed Soilihi, responsable de la délégation du Bureau chargée de la réforme territoriale du Sénat, notre délégation lancera avant le 14 juillet une consultation pour recueillir les avis des différents élus locaux au sujet des risques auxquels ils sont confrontés. Ce sera l'occasion pour eux de s'exprimer sur ce sujet et de nous faire part de leurs témoignages. Merci de relayer cette information auprès des différents élus. Plus ils participeront, plus cela permettra de nourrir les travaux menés par nos rapporteurs sur ces enjeux centraux dans nos territoires. Cette consultation pourra notamment être l'occasion pour les élus du Pacifique d'évoquer les services côtiers face aux risques climatiques, aux élus de Mayotte de parler de leur vécu de la gestion de la naissance d'un nouveau volcan, ou, pour les élus des Antilles et de la Guyane de celle de la lutte contre les sargasses.

Je vous laisse donc sans plus tarder la parole pour votre exposé liminaire sur la base de la trame qui vous a été transmise par le secrétariat de la délégation, avant que les rapporteurs et, éventuellement, les autres collègues présents puissent vous interroger.

Je vous demanderai d'être assez concis et précis compte tenu de votre nombre.

M. Laurent Bergeot, chef du service de la recherche au Commissariat général au développement durable (CGDD). - Je vous remercie. Je vais tenter de vous exposer l'état des connaissances scientifiques relatives aux sargasses, tout en soulignant que celles-ci doivent encore être développées, en faisant la distinction entre ce qui se passe sur nos côtes et en outre-mer. Au vu de la trame qui nous a été transmise, je me limiterai à évoquer les points sur lesquels je suis compétent, en laissant à mes collègues le soin de traiter les autres.

Je commencerai donc par évoquer l'état des connaissances sur les algues sargasses et les raisons de leur prolifération. Généralement, les algues observées étaient accrochées à un endroit fixe. On se trouve aujourd'hui face à des macroalgues brunes pélagiques. Elles n'apparaissent pas fixées au substrat mais flottent à la surface, formant des radeaux, voire des bans de plusieurs kilomètres, et qui ont un cycle biologique qui se réalise en pleine eau.

Ainsi, l'observation des sargasses donne lieu à des situations très différentes : des individus rares et isolés, d'autres formant des grands amas de quelques dizaines de mètres de diamètre reliés par des filaments et puis les plus importants atteignent plusieurs centaines de mètres en largeur pour sept mètres d'épaisseur. Elles vivent en zone tropicale en pleine mer. Au final, les sargasses peuvent se former sur la zone Est des États-Unis. Elles s'accumulent donc sur plusieurs centaines de kilomètres carrés. En raison de la présence d'un courant circulaire tropical Nord-Atlantique que l'on connaît maintenant de longue date, le phénomène a atteint une ampleur impressionnante.

En temps normal, les bans de sargasses jouent un rôle écologique important, puisqu'ils constituent un refuge pour plusieurs espèces marines, qu'il s'agisse de poissons ou de tortues. Au sein des radeaux de sargasses se retrouvent ainsi des centaines d'espèces différentes et sont des dispositifs concentratoires de poissons qui y vivent de manière temporaire ou permanente. Il y a des espèces endémiques et des espèces menacées pour certaines d'entre elles. Parfois même, ces espèces consomment de la sargasse ; c'est notamment le cas du lambi, une espèce de mollusque qui se raréfie beaucoup.

L'IRD (Institut de recherche pour le développement) a mené deux campagnes en 2017 et une troisième en 2018 au sujet des sargasses. Les résultats ne sont pas encore complets mais, parmi les informations marquantes, il ressort que les sargasses peuvent être distinguées selon trois morphotypes présentant chacun des caractères constants sans intermédiaire entre ces formes. Il semble donc que l'on soit ici en présence de trois taxons. Ce constat est fondamental pour mener par la suite des recherches au sujet du développement et de l'évolution de cette algue. Il nous démontre également à quel point les connaissances doivent encore être complétées. En effet, parmi ces trois formes, l'une d'entre elles n'avait jamais été observée antérieurement. Se pose alors la question de savoir s'il s'agit réellement d'une nouvelle forme, ou bien plutôt d'une nouvelle variété découlant d'une forme déjà connue. L'IRD a découvert d'autres morphotypes dans la mer des Sargasses, qui ne correspondent pas à d'autres taxons. Ces échantillons méritent plus d'investigations.

Il existe donc un vaste champ des connaissances à développer. On sait aussi qu'en Atlantique tropical Nord, la distribution des sargasses ne montre pas de cohérence avec le taux de chlorophylle A, la salinité ou la température et ne semble pas conditionnée par l'environnement local.

Les grandes questions qui doivent encore être résolues par les scientifiques sont notamment les suivantes : pourquoi ces échouages massifs surviennent-ils ? Est-il possible de prévoir ces phénomènes ? Quel est le rôle du courant dans cette situation ? La température influence-t-elle ces échouages ? Quelles sont les différentes espèces de sargasses et espèces associées ? Combien d'espèces différentes pouvons-nous dénombrer dans un même radeau ? Existe-t-il un lien entre le type de radeau et la zone géographique ? Quelles sont les parts de reproduction sexuée et de reproduction non sexuée dans le développement des sargasses ? Quelle est l'origine évolutive de ces espèces ?

Ce que l'on constate, c'est qu'à priori une nouvelle mer des Sargasses est apparue plus au sud avec une nouvelle zone source née d'un courant marin tournant dans le sens des aiguilles d'une montre qui libère des tapis d'algues flottantes depuis l'Amérique du Sud vers l'Afrique de l'Ouest.

Je souhaiterais désormais évoquer les principales hypothèses qui ont pu être avancées par les scientifiques pour expliquer ce phénomène.

Tout d'abord, la température de la surface de la mer a été anormalement haute en 2010-2011, ce qui pourrait expliquer le développement des sargasses dans cette même période.

Toutefois, la communauté scientifique a également indiqué un rôle possible des apports de nutriments en surface par des upwelling1(*) tropicaux, des courants qui remontent en surface et qui peuvent donner lieu ponctuellement ou de manière chronique à des développements.

De même, on a évoqué l'accroissement des rejets de nutriments amazoniens, avec des apports agro-industriels et l'urbanisation comme facteur d'explication.

Le rôle des fleuves amazoniens et africains est régulièrement mis en avant dans la prolifération des sargasses. Le Congo, l'Amazone, l'Orénoque ou la Magdalena charrient plus de sédiments chargés d'éléments nutritifs que par le passé, ce qui pourrait favoriser le développement de ces algues. Sont mises en cause, l'érosion des sols et la destruction des mangroves due à la déforestation.

Enfin, le réchauffement climatique est également visé en raison de l'accroissement de la température marine, et de son influence sur les courants marins facilitant le déplacement des sargasses.

On remarque que les sargasses se déplacent à large échelle sur un territoire très vaste. Leur observation permet d'affirmer qu'il s'agit d'une dynamique saisonnière avec une phase de stockage à l'Est et une consolidation de croissance à l'Ouest.

Plusieurs projets ont été lancés afin de développer nos connaissances sur ce phénomène, et portant sur la biologie, l'observation satellitaire, la modélisation et les impacts sociétaux, économiques et environnementaux.

Vous connaissez le projet Eco 3 SAR soutenu par l'ADEME et la collectivité territoriale de la Martinique. Des tests ont été mis en place conjointement avec le CNRS, l'Université des Antilles, un laboratoire d'analyse départementale de la Drôme et la société Holdex en Martinique. Dans la foulée de celui-ci, un appel à projets piloté par l'ANR a été lancé ciblant les lacunes (valorisation, biologie, impacts...) pour que la recherche puisse être poursuivie. L'appel à projet qui s'est clôturé le 4 juin 2019 était doté de seize millions d'euros. Une vingtaine de consortiums ont répondu à l'appel.

Le bilan des échouages massifs de sargasses est très lourd représentant des milliers de km2. On fait un rapport de 2 % entre ce qui est observé sur la mer et ce qui échoue sur nos côtes. Les côtes des Antilles subissent ce phénomène de manière irrégulière depuis 2011. En 2014-2015, aucun échouage n'a été relevé. En 2016, les échouages sont restés limités. Le phénomène s'est amplifié en 2017 et a connu un pic en 2018. La Guyane n'aurait subi des échouages qu'en 2015.

Pour l'année 2019, l'état des lieux reste à faire. Nous ne disposons que des chiffres relevés par l'Université de Floride du Sud et la NASA : la quantité mesurée en juin 2019 s'avère certes plus faible que lors de juin 2018, année record, mais plus élevée qu'en 2015, qui était la seconde année record pour le même mois de juin. Toutes régions confondues, la quantité totale observée en juin 2019 représente plus de dix millions de tonnes. Je rappelle pour mémoire qu'en 2018, année record, elle était de vingt millions de tonnes. En somme, l'été 2019 pourrait être comparé à l'été 2015, selon l'Université de Floride.

Sur les impacts écologiques et sanitaires, je laisserai la représentante de l'ANSES évoquer en détail les impacts sanitaires des sargasses. S'agissant des dommages écologiques, ils sont nombreux : effets « barrière » et « écran », pièges pour les tortues marines en période de ponte, dégradation chimique des eaux côtières, abrasion de tout ce qui est vivant et qui s'accroche au fond. Il y a des impacts aussi de la collecte mécanisée à terre avec accentuation de l'érosion côtière avec des prélèvements importants de sable, des remblais pour les équipements, un écrasement des nids des tortues marines.

Les barrages bloquants créent de nouvelles zones impactées. Il en est de même avec les zones de stockage qui exposent du fait de la concentration de nouveaux endroits au risque de contamination des sols et des cours d'eau.

Sur les perspectives de coopération internationale, le rapport du sénateur Dominique Théophile avait insisté, à juste titre, sur la nécessité de traiter cette situation au niveau régional au sens large. Bien entendu, la notion de région doit être comprise à très grande échelle, puisque les sargasses concernent plusieurs États. En janvier 2018, l'Ambassade de France, avec l'IRD, avait été à l'origine d'un colloque qui s'est déroulé sur le campus de l'Université du Texas à ce sujet. Les résultats ont été très intéressants et fédérateurs puisque les expériences ont pu être croisées.

Il me semble nécessaire d'inscrire le sujet des sargasses à l'ordre du jour des grandes organisations internationales scientifiques. À ce sujet, la conférence internationale qui aura lieu en Guadeloupe du 23 au 26 octobre 2019 devrait déboucher sur la création d'un Observatoire international des sargasses. Il s'agissait aussi d'une préconisation contenue dans le rapport du sénateur Dominique Théophile.

Enfin, la Commission océanographique intergouvernementale, liée à l'UNESCO et qui prépare le programme sur les sciences océaniques 2021-2030, a été mise en relation avec les organisateurs de cette conférence, ce qui permettra de mettre en place des actions coordonnées sur ce phénomène d'ampleur internationale dans la perspective d'un sommet à Merida, au Mexique, en novembre 2019.

M. Michel Magras, président. - Je vous remercie pour ce tour d'horizon complet. Le sénateur Dominique Théophile pourra approfondir tout à l'heure certains aspects que vous avez évoqués. Écoutons désormais Monsieur Guy Fabre qui représente l'ADEME.

M. Guy Fabre, directeur exécutif adjoint des territoires de l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (ADEME). - Je vous remercie de m'accueillir parmi vous. Cela me permet de partager avec vous l'expérience que nous avons pu glaner tout au long de ces années au sujet des sargasses. En effet, l'ADEME a été présente aux côtés de l'État et des collectivités depuis l'origine.

En principe, l'ADEME se concentre sur une mission de prévention et de valorisation des déchets. Pour autant, les algues sargasses constituant également des déchets à partir de l'échouage, nous sommes intervenus sur tout le spectre de la problématique au niveau de la prévention, de leur impact sanitaire, de leur collecte et de leur valorisation. En somme, notre action a été menée sur tous les fronts. Notre présence sur l'ensemble du territoire nous a permis d'être un appui pour l'État, notamment durant la mission menée par le préfet Serge Bideau, rapporteur du plan sargasses établi avant le rapport Théophile.

À ce jour, les autres acteurs reprenant leurs responsabilités, nous nous replions sur notre coeur de métier, peut-être pour être plus efficaces sur ce sujet.

Sur le sujet de l'appel à projet ANR, auquel contribue l'ADEME, déjà deux projets concernent la valorisation écologique, énergétique ou économique de ce sujet, pour une valeur d'1,2 million d'euros. L'ADEME sera totalement présente lors de ce rendez-vous, qui relève de notre compétence. En outre, je rejoins les propos tenus précédemment qui mettent en évidence la multitude des causes possibles à l'origine de ce phénomène. À titre personnel, il me semble évident que le changement climatique et la sécheresse sont également en fond d'écran.

Nous avons commencé à travailler sur la collecte des sargasses. Pour ce faire, un bureau d'études a été contacté pour nous accompagner. Sa mission consistait à expertiser les différentes expériences menées. Chaque choix de matériel a été analysé, ce qui a permis de connaître ses forces et ses faiblesses aussi bien en pleine mer qu'en zone côtière. Au final, un catalogue a pu être établi, permettant de qualifier l'ensemble des technologies de collecte et de valorisation. Celui-ci permet donc à tout acteur qui recherche des solutions de collecte de sargasses de trouver une technique adaptée à son cas.

Je tiens à souligner la difficulté de respecter le délai de 48 heures dans la collecte, toujours très délicat à tenir, annoncé comme objectif à atteindre par les responsables politiques. Il correspond à la période durant laquelle l'algue se transforme en déchet toxique. Pour tenir ce délai, nous devons nous organiser le mieux possible en amont.

L'un des enseignements majeurs qui doit être retiré de notre expérience est de renoncer à une collecte en haute mer. En effet, nous ne pouvons pas déterminer efficacement où se trouvent les bancs de sargasses, et elle implique de lourds et coûteux équipements. Au contraire, la meilleure solution consiste à collecter les algues dans une zone proche des côtes ou au fond des baies.

Pour ce faire, il y a lieu de mettre en place des barrages qui permettent de diriger les flux de sargasses vers leur point de collecte. Cette conclusion a nécessité plusieurs années d'expérience pour être considérée comme une solution optimale. Je note également qu'elle permet de conserver l'algue dans un état correct, et donc d'envisager diverses possibilités d'utilisation.

Pour ce qui est de la valorisation, nous ne disposons que de peu de possibilités pour valoriser les sargasses. Dans tous les cas, nous devons nous concentrer sur les conditions de son stockage, afin que ses qualités soient préservées. Or, les territoires concernés font face à des difficultés pour trouver des zones de stockage adaptées dans l'attente d'une filière industrielle de valorisation mature.

En outre, les filières de valorisation envisagées doivent passer par une phase de test. Nous ne trouverons aucune voie royale ni aucun exutoire tant que nous ne disposons pas des résultats de la recherche.

Malgré tout, je garde bon espoir pour que l'amélioration de nos connaissances permette de trouver des solutions de valorisation pérennes, notamment à travers les projets lancés par l'ANR.

Dans tous les cas, ce qui limite les perspectives de développement des filières de valorisation des sargasses est sa composition chimique, puisque cette algue contient de l'arsenic, du sel et parfois des résidus de sable, ce qui limite ses bioressources végétales.

Ainsi, la piste de l'épandage agricole, bien qu'originellement plébiscitée, a dû être abandonnée dans la mesure où le sel présent dans l'algue rendait le sol inculte.

La nutrition, malgré les ressources de la sargasse, est une solution qui a aussi été écartée en raison de la toxicité de l'arsenic.

L'utilisation dans le compostage a été envisagée plus longuement, ce qui nous permet d'avoir plusieurs retours d'expérience, y compris de la part des industriels, ce qui laisse supposer un avenir économique. Toutefois, il convient de mélanger l'algue à d'autres produits de compostage en raison de la présence d'arsenic et de sel. De ce fait, son utilisation reste limitée à 12 % du produit fini pour respecter les normes.

L'hypothèse de la méthanisation à but énergétique est apparue intéressante. Toutefois, la sargasse étant très peu méthanogène, cette filière ne serait pas suffisamment rentable sur le plan économique, d'autant plus qu'elle entraîne à son tour la production de déchets.

Par ailleurs, la sargasse a été testée pour de la pyrogazéification. Toutefois, sa réaction à très haute température est trop instable pour garantir aux industriels de la rentabilité, et ce sans compter les déchets créés qui garde la même toxicité et ne font que déplacer le problème.

De gros espoirs ont été portés dans le domaine de la combustion. Toutefois, les cendres concentrent toutes les impuretés évoquées tout à l'heure, ce qui pose à nouveau le problème de leur stockage.

En revanche, la filière bioplastique constitue une piste sérieuse. Bien qu'il soit impossible d'obtenir un produit transparent, cette voie mérite d'être encore creusée.

En somme, les trois hypothèses de valorisation qui restent d'actualité sont le compostage, la combustion, et la filière bioplastique. Ce sont à ce jour les seules envisageables.

Par ailleurs, je tiens à insister sur la problématique du stockage des sargasses, qui est un préalable indispensable pour tout projet de valorisation. Nous sommes actuellement en train d'expérimenter un premier site à Capesterre de Marie-Galante, sachant qu'un second sera mis en place en Martinique.

Pourquoi le stockage est-il un enjeu essentiel ? Quelle que soit la solution retenue pour valoriser les sargasses, les industriels auront besoin d'un lieu de stockage tampon pour sécuriser leur production. Cela pourra notamment être utilisé en cas d'année de non-échouage de sargasses. En effet, dans une optique industrielle, une absence de sargasses serait dommageable. Ce projet se réalise en coopération avec le BRGM.

Enfin, nous devons rester à l'écoute de nos voisins confrontés aux mêmes situations, et qui pour certains imaginent des solutions innovantes. Le rapport du sénateur Dominique Théophile a permis de mettre en place une Conférence internationale, initiative que je salue. Notre agence interviendra pour animer cette conférence en présentant les expériences menées par les industriels dans la collecte et la valorisation de cette algue.

M. Michel Magras, président. - Je vous remercie. Nous allons maintenant entendre Madame Valérie Pernelet-Joly qui représente l'ANSES, organisme qui a été sollicité à plusieurs reprises pour les travaux de la délégation.

Mme Valérie Pernelet-Joly, chef de l'unité d'évaluation des risques liés à l'air au sein de la direction de l'évaluation des risques de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation (ANSES). - Je vous remercie pour votre invitation à cette table ronde. Je suis parmi vous pour présenter les résultats des recherches menées par l'ANSES au sujet des effets de la décomposition des sargasses aux Antilles et en Guyane.

L'ANSES fait partie des institutions et organismes français qui travaillent sur l'évaluation du risque. Nous sommes chargés de veiller à la sécurité sanitaire à tous les niveaux : l'alimentation, l'environnement, le monde du travail, la santé et le bien-être des animaux. En revanche, nous n'intervenons pas au niveau de la gestion du risque et ne sommes pas un organisme de recherche. La gestion du risque relève de la compétence de plusieurs ministères et la recherche incombe aux universités et à d'autres institutions.

Au sujet des algues sargasses, nous avons été saisis en octobre 2015 par plusieurs directions des ministères de l'écologie, de la santé, et du travail. Nous avons rendu un avis le 17 février 2016, qui par la suite a été actualisé en mars 2017. L'actualisation était due à une demande d'information complémentaire au sujet du profil toxicologique du H2S. En outre, il s'agissait aussi d'approfondir les risques induits par les autres substances dangereuses émises par la décomposition des algues sargasses.

Sur l'arc antillais, nous avons travaillé avec le Centre d'études et de valorisation des algues. Nous ne disposons que de peu de données au sujet de la composition des algues sargasses des Antilles. Elles sont composées d'eau entre 70 % et 90 %, et le reste est formé de minéraux, dont des chlorures, des sulfates, des carbonates, des polysaccharides ioniques, du magnésium, du calcium, du cuivre et du zinc. Toutefois, ces algues transportent également des métaux lourds dont l'arsenic, le cadmium et le plomb. S'agissant de l'arsenic, on retrouve une part de 80 à 100 ppm dont 40 à 70 ppm de forme toxique.

Dans la mer des Caraïbes et le Golfe du Mexique, les échouages sont un phénomène ancien. À l'inverse, dans l'arc antillais, ces échouages remontent à 2011. En 2011, 2012 et 2014, ces échouages ont été massifs, moindres en 2013 et 2015, mais de nouveau massifs depuis 2016 avec plusieurs tonnes d'échouages annuels.

Les algues se sont développées dans le Golfe du Mexique puis ont été expulsées par les courants pour former la zone qualifiée de « petite mer des Sargasses » au large du Brésil. Ce phénomène nouveau a fait l'objet de plusieurs études qui ont avancé trois hypothèses d'explications.

Une première hypothèse évoque la modification des courants marins qui aurait porté les sargasses dans l'arc antillais. Cette théorie a vite été abandonnée par manque de preuves scientifiques.

Une deuxième hypothèse s'appuie sur l'explosion de la plateforme pétrolière Deepwater en 2010. Les dispersions provoquées auraient favorisé le développement des algues. Toutefois, les observations satellites de la biomasse réalisées entre 1995 et 2015 démontrent que la composition des algues n'a pas été modifiée après 2010. Cette explication a donc été écartée.

Une troisième hypothèse met en avant le lien entre la nouvelle zone de développement des sargasses, le nord du Brésil, et les apports en nutriments des différents fleuves, tels que l'Amazone, le Congo ou les fleuves vénézuéliens. Toutefois, cet élément est complété par les poussières du désert venant d'Afrique, chargées de phosphore et qui favorisent la croissance des sargasses.

Cette dernière hypothèse reste la plus plausible à ce jour pour expliquer cette nouvelle « petite mer des Sargasses » qui impacte de plein fouet les côtes antillaises.

Afin de comprendre les risques sanitaires inhérents aux algues sargasses, il faut prendre conscience de ses phases de décomposition. Lors des échouages, nous observons trois zones bien distinctes.

Une première zone composée d'algues fraîches.

Une deuxième zone dans laquelle les algues, en cours de dégradation, commencent à se compacter ; c'est dans cette zone que l'hydrogène sulfuré trouve son origine.

Une troisième zone formée de dépôts plus anciens. Les algues aboutissent à créer une croûte solide qui peut supporter le poids d'un homme. Toutefois, celle-ci est très dangereuse puisque si la croûte est percée, cela produit un phénomène de dégazage d'H2S très important.

En termes de décomposition, seul le H2S est mesuré en lien avec les échouages de sargasses. À ce jour, nous ne disposons pas des informations relatives à d'autres substances émises, car le matériel n'a pas été déployé. Nous recommandons de réaliser ces relevés.

Si je compare à la situation des algues vertes en Bretagne, les ulves, il est fort possible que nous fassions les mêmes constats. Il ne s'agit pas des mêmes espèces, puisque les sargasses sont branchues, à l'inverse des ulves qui sont plates. Ainsi, les ulves ne permettent pas le passage d'oxygène, ce qui favorise la création d'hydrogène sulfuré, alors que les sargasses permettent cette circulation et la retardent. Pour autant, toutes les deux sont à l'origine de l'émanation de H2S. Or, nous avions trouvé d'autres substances toxiques lors de nos travaux au sujet de l'ulve. Par conséquent, cela ne m'étonnerait pas que nos recherches concernant la sargasse concluent à la présence d'autres substances. Nous nous attendons à y retrouver d'autres composés, du soufre et de l'ammoniac.

S'agissant du H2S, ses émanations à doses critiques se révèlent très dangereuses pour la santé, ce qui ne représente pas la dose impactant les populations locales. Cela est toutefois le cas si les algues ne sont pas ramassées ou si une croûte est percée, ce qui provoque d'importantes émanations et une toxicité aiguë. Cela peut produire des irritations oculaires et respiratoires, et même des troubles neurologiques, cardio-vasculaires et cardio-respiratoires, jusqu'au décès dans des cas extrêmes.

En revanche, nous ignorons actuellement les effets précis d'une exposition chronique au H2S. Quelques études suggèrent des effets sur les capacités respiratoires, oculaires et cardiaques, mais aussi au niveau neurologique avec des niveaux plus élevés, avec des temps de réaction plus longs, une perte d'équilibre ou un rétrécissement du champ visuel. Ces données découlent d'une étude menée en Islande en 2016 dans le cadre des émissions naturelles de H2S provenant d'un volcan, qui a mis en évidence l'augmentation des admissions à l'hôpital et sa corrélation avec les émanations de H2S.

La saisine de l'ANSES visait à déterminer si les sargasses comportaient des risques sanitaires. À titre personnel, cette question m'avait fortement étonnée. En effet, plusieurs signaux sans aucune ambiguïté démontraient déjà que des risques étaient réels pour la santé. Afin d'affronter ceux-ci, nous avons proposé plusieurs recommandations, à destination du grand public et des travailleurs affectés au ramassage des algues.

Pour le grand public, nous avons essentiellement recommandé des mesures de prévention. Ainsi, nous préconisons de ramasser systématiquement les algues échouées pour éviter la formation de croûtes et d'amas d'algues. Nous avons insisté sur l'interdiction des chantiers de ramassage au public, et communiqué sur l'information à donner à propos des risques sanitaires.

Pour les travailleurs, nous avons indiqué qu'il fallait porter systématiquement un détecteur de H2S, des bottes, des gants et un masque filtrant. Cet équipement va de pair avec une formation à son bon usage. Je tiens d'ailleurs à souligner que des travailleurs ne les portaient pas lors de nos recherches, ce qui montre que cette recommandation n'est pas triviale. Par ailleurs, nous préconisons de privilégier les moyens de ramassages mécaniques, à l'aide de tractopelles par exemple, qui doivent pouvoir mesurer le niveau de H2S dans l'air pour pouvoir évacuer la zone si besoin est.

En outre, afin d'être en mesure de connaître le niveau d'exposition de chacun, il faut mettre en place un système fiable de traçabilité. Celui-ci permettra de savoir ce que chacun a fait et ainsi à quel niveau de risque il a pu être exposé.

Par ailleurs, nous devons porter toute notre attention vers la collecte de documentation au sujet des sargasses. Nous avons beaucoup de lacunes : ainsi, nous ignorons la relation entre le niveau d'exposition et les effets sanitaires. Nous avons donc recommandé une étude épidémiologique prospective et une étude sur la décomposition des algues dans l'air.

Cette dernière étude nous avait été demandée lors de notre saisine ; malheureusement, l'absence d'échouage d'algues en 2016 ne nous a pas permis de la mener à bien. Il faudrait également conduire des essais de toxicité qui permettraient de connaître les impacts environnementaux des algues. Ce type de recherche faciliterait les filières de valorisation puisqu'il permettrait de déterminer dans quelles conditions les algues peuvent être stockées.

Suite à ces recommandations, nous ignorons quelles ont été les suites données. J'ai eu des réponses au sujet des hypothèses de valorisation. En revanche, il me semble que les études épidémiologiques proposées n'ont reçu aucune suite.

Dans ce contexte, je m'étonne de ne pas retrouver ici de représentant du ministère de la santé ou des agences régionales de santé, directement concernés par ce problème majeur. J'ai su que des discussions avaient été menées sur ce sujet, mais je n'en connais pas la teneur.

M. Michel Magras, président. - Je vous remercie pour ce témoignage. Pour répondre à votre remarque, je tiens à rappeler que nous menons actuellement des travaux sur le second volet du rapport relatif aux risques naturels. Toutefois, cela n'exclut pas que nous organisions par la suite un événement plus complet à ce sujet incluant ainsi d'autres participants. J'ai bien noté que des actions supplémentaires devaient être mises en place, et qu'elles requièrent des moyens substantiels.

M. Guy Fabre- Je tiens à répondre à Madame Pernelet-Joly. Une étude est en cours dans le cadre du projet Eco 3 SAR. Toutefois, l'absence d'échouage a perturbé sa réalisation, faute de données à analyser. Bien entendu, nous ne manquerons pas d'associer l'ANSES à celle-ci.

M. Michel Magras, président. - Nous souhaitons maintenant entendre notre collègue Dominique Théophile sur son rapport, et notamment ses préconisations.

M. Dominique Théophile, sénateur de la Guadeloupe, auteur du rapport « La lutte contre les sargasses dans la grande Caraïbe : stratégies de prévention et de coopération régionale ». - Je vous remercie. Il est toujours délicat de s'exprimer après les sachants. Mon approche a été politique puisque la mission qui m'a été confiée découlait de plusieurs revendications des populations locales. Celles-ci ont interpellé les parlementaires et élus municipaux au sujet des sargasses, la question des déchets étant une compétence des communes. Cette situation nous a conduits à organiser une grande réunion consacrée à ce sujet. Dans la foulée, Nicolas Hulot, à l'époque ministre de la transition écologique, et Annick Girardin, ministre des outre-mer se sont rendus en Guadeloupe afin de prendre la mesure du phénomène sur le terrain.

Ils ont visité l'ensemble des territoires concernés. Au final, trois millions d'euros ont été débloqués pour assurer le ramassage, complétés par la suite par douze millions d'euros. Bien entendu, ces montants restent insuffisants en raison du retard dans les techniques utilisées pour le ramassage.

Le Premier ministre a considéré que cette problématique devait être abordée à l'échelle de la Caraïbe, en incluant également tous les États voisins. D'ailleurs, plusieurs questions restent sans réponse au sujet de la « nouvelle mer des Sargasses », mais également de certaines mutations observées.

Dans ce contexte, j'ai été mandaté par le gouvernement afin d'analyser les différentes stratégies de lutte contre les sargasses. Cette mission nécessitait évidemment que je me déplace directement dans l'ensemble des territoires concernés.

Je me suis tout d'abord rendu en Guadeloupe et en Martinique. À quelques exceptions près, j'ai observé que les situations étaient similaires. Si la Martinique était confrontée à des problématiques de stockage plus importantes, elle avait néanmoins réussi à développer une technique ingénieuse de barrages déviants en bambou permettant d'orienter les sargasses vers un site où le ramassage était possible. Dans ces deux collectivités, les autorités ont très vite pris conscience du volet sanitaire. Suite aux travaux menés par le préfet Serge Bideau, le plan départemental de lutte contre les sargasses a pu être mis en place. Ce plan fixe un cadre administratif et technique précis. Il permet de délocaliser les populations exposées à un niveau de toxicité important, détecté par des capteurs mis à jour automatiquement. Par exemple, une école a été déplacée en application de cette mesure.

Par la suite, je suis allé à Sainte-Lucie, État qui se trouve à une vingtaine de minutes par avion de la Guadeloupe. La législation en vigueur à Sainte-Lucie est totalement différente de la nôtre. Ainsi, les autorités locales nous ont loué les bienfaits de la transformation et de la valorisation des sargasses. Par exemple, les algues séchées permettent de faire cuire du poulet.

Dans le même ordre d'idée, un jeune entrepreneur commercialise des engrais liquides à base de sargasses au sein du marché économique dont Sainte-Lucie fait partie. Je précise que ce marché est composé de neuf États, et fonctionne grâce à une monnaie unique, à l'instar de l'Union européenne. Ce type d'expérience serait interdit en France en raison de la présence d'arsenic et de cadmium, qui sont cumulatifs et résilients.

À Sainte-Lucie, j'ai pu rencontrer le Premier ministre Allen Chastanet qui évoque fréquemment sa volonté de faire des sargasses une force pour le développement économique. Au vu du nombre d'initiatives mises en oeuvre dans cet État, j'ai constaté que la dimension sanitaire n'était pas du tout prise en compte par les responsables politiques. Leur préoccupation reste exclusivement centrée sur le tourisme et l'environnement.

Je suis également parti en République dominicaine où le phénomène des sargasses a été pris en compte à un autre niveau. Plusieurs pistes de travail sont explorées, notamment dans le cadre de recherches universitaires. Les projets ne relèvent pas encore de la sphère économique puisque le stockage n'est pas encore au point, et que les stocks de sargasses ne sont pas prévisibles. Ces paramètres freinent pour le moment les velléités des investisseurs. Je me suis notamment rendu à Punta Cana, coeur économique du pays où se concentrent la plupart des hôtels. En raison de l'objectif du gouvernement de passer de six à dix millions de touristes annuels sur deux ans, les échouages de sargasses constituent une préoccupation majeure, mais restent de la responsabilité des acteurs privés. Les hôteliers ne peuvent pas se permettre de laisser leurs plages envahies. De ce fait, ils utilisent la main-d'oeuvre locale pour ramasser à la main les sargasses avant que les touristes n'arrivent le matin.

Le gouvernement a décidé d'aider les acteurs privés dans le financement de cette lutte. Ainsi, chaque fois que cent dollars sont dépensés par une entreprise privée, le gouvernement octroie la même somme. Cette politique a été décidée en raison de l'augmentation des plaintes de touristes, qui ont triplé depuis l'arrivée des sargasses.

Les hôtels ont expérimenté un système de séchage des algues au sein de containers dotés de fours. L'algue est placée sur un tapis, elle rentre dans le container, puis ressort séchée, avec un volume diminué. Le four fonctionne grâce à de l'énergie solaire, en vertu d'un conseil donné par les Antilles françaises pour éviter la mise en place d'un moteur, la température de 55°C étant facile à atteindre avec des panneaux photovoltaïques.

Ce procédé est très intéressant car il apporte une solution à nos problèmes de stockage. En effet, le lexivia émis par les sargasses est toxique pour les zones de stockage, et peut les marquer pour toujours. L'épandage ne doit être fait que sur dix centimètres pour sécher efficacement, ce qui suppose des surfaces très étendues.

Au Mexique, j'ai pu observer plusieurs initiatives intéressantes.

À Cancun, les moyens déployés sont énormes en raison des enjeux touristiques. Si les algues sont séchées, elles peuvent être mises sur des liners de piscine et éviter la contamination du sol et des eaux. Toutefois, cela reste à la charge des acteurs privés, surtout les hôteliers, qui font tout pour que les touristes ne soient pas confrontés à ces algues. Ainsi, le Mexique a acquis un système ingénieux de barrages bloquants ancrés au sol. Celui-ci a été développé par un ingénieur, Monsieur Meunier, qui avait été confronté à ce problème en République dominicaine, et avec laquelle les Mexicains ont commencé un partenariat. Cela porte ses fruits puisque les sargasses ne sont plus visibles sur les plages.

Par ailleurs, un « kit sargasses » a été mis en place pour collecter les algues. Toutefois, il n'est pas suffisant pour les ramasser en pleine mer, ce qui nécessite du matériel amphibie. Ce matériel a été commandé par la Guadeloupe et devrait être livré début 2020. Cela démontre à quel point la recherche est avancée au Mexique, puisque l'Université des Amériques y a engagé une équipe dédiée à l'étude des sargasses. D'ailleurs, la France souhaite développer une coopération avec cet État au sujet de la recherche sur les sargasses.

Nous avons proposé d'organiser une conférence internationale sur les sargasses afin de faire l'état des lieux de la recherche sur ce sujet. Selon moi, trois niveaux doivent être explorés : tout d'abord, les éléments de recherche fondamentale, pour mieux comprendre les données scientifiques ; ensuite, l'état de la recherche appliquée, notamment au niveau des hypothèses de valorisation de cette algue ; enfin les déclarations et engagements des États. À ce sujet, nous avions préconisé la création d'un Observatoire international pour effectuer un suivi des actions mises en place par la suite.

Après à la remise de notre rapport, la proposition de cette conférence a été retenue. Elle aura lieu entre le 23 et le 26 octobre 2019 en Guadeloupe, à Jarry. Une première séquence concernera l'ensemble de la population et les étudiants des universités. En effet, il est fondamental que cet événement ne soit pas réservé qu'aux spécialistes. Il y aura également un forum dédié à la présentation de différents projets menés sur les sargasses.

L'objectif poursuivi est à la fois stratégique, en visant à renforcer la collaboration entre les différents acteurs, mais aussi opérationnel, en recherchant le partage d'expériences concrètes. Par exemple, des maisons sont construites en briques fabriquées à base de sargasses au Mexique, dans la région du Yucatan. Cette initiative pourra être confrontée à notre principe de précaution.

Je ne peux pas rentrer plus dans les détails mais la réalisation de ce rapport nous a permis de constater la variété des techniques utilisées. Pour les populations, elle a démontré que cette situation concernait aussi d'autres régions. Le gouvernement a également pu comprendre à quel point les sargasses devaient être prises au sérieux. Le manque de moyens sera certainement compensé par la mise en place d'une approche internationale de ce phénomène.

M. Michel Magras, président. - Je vous remercie. Je constate qu'un vaste programme nous attend. Nous allons écouter maintenant M. Frédéric Mortier, dont le champ de compétences s'étend aux sargasses.

M. Frédéric Mortier, délégué interministériel aux risques majeurs outre-mer. - Je vous remercie. Sur le plan réglementaire, ce phénomène n'est pas considéré comme un risque naturel, du fait de son caractère non ponctuel et non directement létal. Pour autant, vous avez tous démontré à quel point le phénomène était récurrent. De ce fait, les solutions se doivent d'être durables. Je constate à quel point les acteurs tant privés que publics se sont mobilisés sur ce sujet, et souligne également la qualité des travaux menés.

Notre mission vient d'être mise en place. Elle implique de s'y consacrer intensément puisque l'État la considère comme prioritaire. Un plan national interministériel de prévention et de lutte contre les sargasses a été lancé en 2018, dans la foulée de la visite de Nicolas Hulot et d'Annick Girardin.

En termes de financement, les budgets alloués à la suite de la visite du Président de la République ont permis de mettre en place une trentaine de capteurs de soufre et d'ammoniac en Martinique et en Guadeloupe. De plus, les personnes exposées ont pu être recensées sur les territoires impactés et une convention entre le ministre de l'écologie et Météo France a été conclue afin d'expérimenter une technique de prévisibilité.

En 2018, l'État a alloué aux collectivités deux fonds spéciaux de trois millions d'euros en plus de leurs moyens propres. En 2019, l'État a octroyé trois millions et demi d'euros, ainsi qu'un fonds d'un million d'euros et une somme de 500 000 euros annuels pour financer les barrages.

Depuis 2011, ce phénomène ne doit plus être considéré comme un aléa, mais bien comme un élément intégré à l'organisation globale de ces territoires. La mobilisation doit donc concerner l'ensemble des acteurs, y compris les industriels. Plusieurs filons peuvent être exploités. À cette fin, nous devrions rechercher le retour des expériences vécues dans les côtes bretonnes au sujet des algues vertes, ce qui permettrait de disposer de plusieurs exemples visant à transformer ce problème en ressource.

Par ailleurs, j'ai noté dans vos témoignages la difficulté à procéder au ramassage des sargasses, en raison d'un retard dans le matériel. Les communes auraient dû être équipées dès janvier 2019. En mars 2020, de nouveaux équipements seront livrés, suite aux différents appels d'offres en cours, ce qui est nécessaire au vu du caractère pérenne de la menace.

La question financière doit être résolue de manière durable. À l'heure actuelle, plusieurs pistes sont envisagées : la solidarité nationale à travers la dotation d'équipement des territoires ruraux (DETR) ou la dotation globale de fonctionnement (DGF), un prélèvement sur recettes où l'État renoncerait à des recettes au profit de cette action, ou même une fiscalité additionnelle qui serait dédiée au ramassage et assise par exemple sur la TEP (taxe d'embarquement pour les passagers). À ce jour, toutes ces solutions restent ouvertes. Parmi les réponses possibles figurent des sources internationales ou européennes de financement. Nous ne devons pas limiter notre raisonnement à l'échelle nationale.

En termes de perspectives, nous constatons des progrès importants dans le développement des connaissances sur ce phénomène. La gestion du problème implique de dégager une solution pérenne de financement, modulable selon l'importance des échouages. Cela nécessite que l'État et les collectivités travaillent de concert.

Enfin, je tiens à souligner l'importance de valoriser les expériences concluantes menées au sujet des sargasses, afin de trouver des solutions viables.

M. Michel Magras, président. - Je vous rejoins tout à fait. J'avais eu l'occasion de pointer la faiblesse des fonds alloués à la lutte contre les sargasses. Je laisse la parole à mes collègues qui auront certainement des questions à poser.

Mme Victoire Jasmin. - Je vous remercie. Vous avez évoqué toutes les incidences financières et économiques des sargasses. Il me semble que les conséquences systémiques de ce phénomène sont énormes. La conférence organisée en octobre permettra sans doute d'en débattre.

Selon moi, la connaissance précise de la composition des sargasses est un préalable indispensable à tout projet de valorisation. Beaucoup d'éléments sont avancés, notamment la présence d'arsenic, de mercure ou d'ammoniac, ce qui serait toxique pour le cerveau, sans que nous ne disposions d'une information détaillée. Les travaux commencés par notre collègue Dominique Théophile doivent être poursuivis et approfondis dans ce sens.

Par ailleurs, les sargasses ne sont pas les mêmes selon qu'elles se trouvent au large ou sur la plage. De même, entre le moment où elles s'échouent et celui où elles s'amoncellent, nous observons des transformations. Les mêmes constats sont réalisés selon le climat : les sargasses sont différentes par temps de pluie et par temps sec.

En Guadeloupe, nous avons travaillé très tôt sur ce sujet. Ma mère réside à proximité des lieux envahis de ces algues. Si au large elles ne dégagent pas d'odeur, elles commencent à dégager des odeurs pestilentielles dès qu'elles stagnent sur les plages.

Dans ce contexte, entendre que les associations se précipitent sur des projets de valorisation est préoccupant. Je considère qu'il faut avant tout procéder à une analyse complète de leur composition. Tout investissement en vue d'une application industrielle suppose que des connaissances sérieuses soient recherchées en amont. Pour cela, des moyens financiers et humains sont nécessaires.

J'insiste sur le fait qu'il s'agit d'un enjeu de santé publique. À Petit-Bourg, ainsi qu'à Capesterre de Marie-Galante, des écoles ont été contraintes de fermer en raison des malaises provoqués par les algues. À Capesterre, l'ensemble du territoire est frappé du fait des nuisances et des conséquences écologiques. Nous devons rester vigilants et ne pas céder à la tentation de mettre la charrue avant les boeufs. À défaut, des conséquences bien plus graves risquent de survenir. Je note d'ailleurs que les malaises relevés à Capesterre, Sainte-Anne et Goyave ont été bien plus graves qu'ailleurs.

Je ne préconise pas d'arrêter toutes les recherches en cours au sujet des filières de valorisation. Ce que je souhaite, c'est que nous concentrions nos efforts sur la connaissance scientifique de la sargasse, et notamment sur une approche comparative entre l'espèce au large et l'espèce sur la plage. Il ne faut pas que nous nous mettions en situation d'être accusés d'avoir placé au second plan les questions sanitaires ayant notamment à l'esprit l'affaire du chlordécone.

Dans cet objectif, des études doivent être réalisées auprès des populations exposées pour définir quels sont les impacts sanitaires de cette algue. Nous devrions également développer la coopération avec nos voisins pour déterminer quelles sont les bonnes pratiques agricoles.

Connaître quelles sont les causes de ce phénomène nous permettra de gagner en pertinence dans notre approche de ce phénomène. En résumé, toutes les pratiques qui seraient identifiées comme des causes au développement des sargasses doivent être remises en cause. Au niveau systémique, il me semble essentiel de savoir quelles sont les substances qui composent cette espèce. Je rappelle que certaines d'entre elles peuvent causer des dommages au niveau cérébral.

M. Frédéric Mortier. - C'est la raison pour laquelle le programme lancé par l'ANR a été conçu. À Saint-Martin, quelques analyses démontrent la concentration en métaux lourds des sargasses, ce qui exclut toute utilisation dans le maraîchage. Les hypothèses de valorisation sont intimement liées à la composition du produit.

M. Laurent Bergeot. - Parmi l'ensemble des études menées, l'une concernant sa toxicité est en cours de réalisation. Je tiens également à souligner que l'ANR est une partie des financeurs sur ce sujet, chacun ayant sa sphère d'expertise particulière. Cet appel à projets est remarquable en ce qu'il a été lancé de manière collective. De ce fait, il concerne l'ensemble des aspects de ce sujet.

Lorsque vous avez évoqué la nécessité de mieux anticiper le développement des sargasses et de développer les connaissances sur les différentes espèces de cette algue, je vous rejoins complètement. Nous devons porter tous nos efforts à collecter davantage de données sur les différents types de sargasses, mais aussi sur leurs déplacements.

Ces questionnements sont partagés entre toutes les autorités des zones concernées. Nous avons tous intérêt à résoudre ce problème qui impacte l'économie, l'écologie et la santé. Ce travail est donc commun. D'ailleurs, je ne peux que me féliciter de constater que ce sujet a été mis au premier plan cette année par l'ensemble des acteurs.

Enfin, j'insiste sur l'importance à accorder à la prévention. Chacun doit être informé pour être en mesure d'identifier cette algue. Toute une chaîne de connaissances reste à développer pour être en mesure de détecter et d'anticiper les phénomènes d'échouage. Cela est effectivement un préalable pour mobiliser au mieux les moyens financiers qui seront alloués par les pouvoirs publics.

En outre, ce problème concerne tout autant les sciences humaines et sociales. Il est appréhendé différemment selon les États. Par exemple, aux États-Unis, toutes les utilisations possibles sont testées. Il me semble important que nos échanges portent aussi sur la manière d'approcher ce phénomène du point de vue humain. Nous ne devons pas nous limiter à une vision purement scientifique.

M. Michel Magras, président. - Toutes ces questions témoignent de la difficulté de ce sujet, sur lequel nos connaissances n'en sont qu'à leur début. Rappelons-nous que la population subit de manière quotidienne les effets néfastes de ce fléau. Je vous remercie tous d'avoir contribué à cet échange.


* 1 Remontées d'eau.