Mardi 12 novembre 2019

- Présidence de M. Hervé Maurey, président -

La réunion est ouverte à 9 h 5.

Audition de Mme Delphine Batho, ancienne ministre de l'écologie, du développement durable et de l'énergie

M. Hervé Maurey, président. - Mes chers collègues, nous débutons notre programme d'auditions de la journée en accueillant Mme Delphine Batho.

Madame la ministre, vous avez souhaité être entendue par notre commission d'enquête et votre audition me paraît d'autant plus justifiée que vous étiez ministre de l'écologie, du développement durable et de l'énergie lors du précédent accident dans l'usine Lubrizol de Rouen, c'est-à-dire une fuite de gaz - le mercaptan - en janvier 2013.

Dans le courrier que vous m'avez adressé, vous indiquez deux choses qui me paraissent particulièrement intéressantes : « En 2013, plusieurs dysfonctionnements avaient été relevés dans la gestion de crise de l'événement ; toutes les leçons du précédent incident n'ont pas été retenues. »

Pouvez-vous, en conséquence, nous indiquer dans quelle mesure ces dysfonctionnements ont été pris en compte et les points qui n'ont pas été corrigés ? Ces manques ont-ils contribué, selon vous, à aggraver les conséquences environnementales et sanitaires de l'incendie ? Au-delà de la gestion de crise, quelle est votre appréciation des évolutions récentes du droit applicable en matière de protection contre les risques industriels majeurs ?

Voilà quelques-unes des questions auxquelles nous vous demandons d'apporter une réponse précise.

Avant de vous laisser la parole, je vais maintenant, conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, vous demander de prêter serment. Je rappelle que tout témoignage mensonger devant une commission d'enquête parlementaire est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Delphine Batho prête serment.

Je vous laisse maintenant la parole pour une présentation d'une dizaine de minutes avant de passer aux questions des rapporteurs, puis des autres membres de notre commission d'enquête.

Mme Delphine Batho, ancienne ministre de l'écologie, du développement durable et de l'énergie. - Ayant travaillé pendant des années sur les questions de sécurité et étant engagée sur les enjeux écologiques, je commencerai par une analogie : lorsqu'un attentat terroriste se produit, le premier réflexe des états-majors des services de renseignement est de dire qu'il s'agit d'un échec parce que les systèmes sont conçus pour qu'il n'y ait pas d'attentat. Ce réflexe est conçu comme un préalable pour rechercher des failles de vigilance et y remédier.

Évidemment, il ne faut pas comparer ce qui n'est pas comparable - à savoir un attentat terroriste avec un accident industriel -, mais simplement noter, a contrario, que cette culture ne prévaut pas en matière de sécurité écologique où la doctrine de l'État est souvent de se rassurer à bon compte autour de cette formule qui consiste à dire que le risque zéro n'existe pas. Lors du précédent incident industriel à l'usine Lubrizol de Rouen en 2013, alors que j'étais aux responsabilités, et bien que cet accident n'ait rien de comparable avec celui du 26 septembre dernier ni par son ampleur ni par ses conséquences, à aucun moment, les services de l'État n'avaient été dans l'ignorance de la nature de la substance qui avait été rejetée dans l'environnement. J'ai vécu ce premier incident comme un échec pour les services de l'État.

Il s'agissait d'un échec en lui-même, parce que nos systèmes de prévention des risques technologiques doivent être faits pour qu'il n'y ait pas d'accident impactant les populations et l'environnement. Il s'agissait également d'un échec de la gestion de crise, et j'avais alors relevé une multitude d'anomalies qui m'avaient conduite à saisir les inspections générales des ministères de l'intérieur, de l'industrie et de l'écologie dans un cadre qui allait bien au-delà du classique retour d'expérience.

Le fait qu'un nouvel accident industriel beaucoup plus grave se produise dans la même usine après que Lubrizol a été condamnée pour négligence en 2014 et sans que les leçons de 2013 aient été retenues dans la gestion de crise, constitue à mes yeux, non seulement un échec, mais une faute de l'État. Je dis bien : une faute de l'État, et non celle de tel ou tel gouvernement, même si l'actuel gouvernement a sa part de responsabilité.

C'est essentiellement sur les conclusions du rapport d'inspection de 2013 que je vous ai adressé que je souhaite revenir devant vous.

Les conclusions de ce rapport vont bien au-delà du cas spécifique de la fuite de mercaptan de l'usine Lubrizol de Rouen. Elles portaient sur l'ensemble de l'organisation de l'alerte, de l'information et de la gestion de crise en cas d'accident industriel. Elles concernaient donc tous les sites Seveso dans toute la France, et plusieurs préconisations ont été mises en oeuvre.

La première est la création d'une force d'intervention rapide. En 2013, l'État ne disposait pas de ses propres outils indépendants de mesure des rejets de mercaptan dans l'environnement. Il avait donc besoin de longues heures pour expertiser la situation. En 2019, des mesures ont donc été rapidement réalisées dans l'environnement.

Néanmoins, et je crois que vous avez notamment auditionné Atmo Normandie, on peut toujours s'interroger sur le périmètre géographique des prélèvements qui ont été réalisés, et sur le caractère adapté ou pas des outils de prélèvement.

La dernière mise en demeure préfectorale adressée à Lubrizol ces derniers jours prouve que l'instruction gouvernementale d'août 2014, dite « instruction Lubrizol », n'a pas été appliquée chez cet exploitant et que c'est seulement maintenant que cette défaillance est relevée. Je fais référence à l'arrêté de mise en demeure préfectoral qui est sur le site de la préfecture de Seine-Maritime.

La deuxième recommandation qui a été mise en oeuvre est celle de la formalisation du partenariat avec les associations agréées de surveillance de la qualité de l'air (Aasqa). Je n'y reviens pas, mais je vous rappelle qu'en 2013 la préfecture avait décidé de ne pas associer Atmo Normandie à la gestion de crise.

D'autres préconisations du rapport de 2013 - les plus importantes - me semblent ne pas avoir été mises en oeuvre.

La première est d'associer les maires à la gestion de crise. En 2013, il y avait des défaillances du système et le rapport d'inspection avait insisté sur la nécessité d'avoir une participation des maires beaucoup plus importante à la gestion de crise, de faire des exercices réguliers, etc. En 2019, de nouveau, de nombreux élus locaux ont déploré de ne pas avoir été suffisamment associés.

La deuxième est de développer des systèmes modernes de relais de l'information en cas de crise. En 2013, l'obsolescence des systèmes d'alerte était déjà diagnostiquée. En 2019, ni les anciens systèmes, c'est-à-dire les sirènes déclenchées cinq heures après le début de l'incendie, ni de nouveaux n'ont été mobilisés en dehors d'une communication médiatique classique.

La troisième préconisation du rapport est la généralisation de l'utilisation des réseaux sociaux pour la communication de l'État. En 2013, il n'y avait pas de compte Twitter de la préfecture de Seine-Maritime. En 2019, le premier tweet de la préfecture a été publié à 4 heures 50, soit plus de deux heures après le début de l'incendie. Ce tweet a suscité immédiatement un certain nombre de réponses immédiates aux questions de type : « Est-ce qu'il y a des produits dangereux ? », « Faut-il se confiner ? », « Pourquoi l'alarme ne s'est-elle pas déclenchée ? », « À quoi servent les entraînements ? » L'usage des réseaux sociaux est resté parcimonieux, l'information descendante et sans interactivité.

La quatrième est l'importance de la fonction d'anticipation. La conclusion du rapport de 2013 précise que la gestion de crise doit être organisée autour de trois pôles : la décision, la communication et l'anticipation.

En 2013, il n'y a pas eu d'anticipation de l'évolution du nuage de mercaptan et le manque de sérieux de l'industriel n'avait pas été interprété comme il se doit. Si vous le souhaitez, j'y reviendrai, en réponse à vos questions, pour vous communiquer des détails qui peuvent être éclairants.

En 2019, l'attention - et on peut le comprendre - s'est entièrement concentrée sur la maîtrise de l'incendie et le fait d'éviter un suraccident et des pertes humaines. Rapidement, les questions de bon sens relatives aux conséquences sanitaires de l'accident ont été posées par la population dans un contexte national marqué par la disparition du président Jacques Chirac, qui ne mettait pas Lubrizol au premier plan de l'actualité. Mais il n'y a pas eu d'anticipation, ni sur le périmètre géographique concerné ni au sujet de la question dans toutes les têtes dès le jeudi : qu'est-ce qui a brûlé ? Il a fallu attendre six jours pour avoir la liste des produits de Lubrizol et davantage encore pour ceux de Normandie Logistique. Nous pouvons également nous poser la question de l'anticipation au sujet de l'application des mesures de protection pour les pompiers et les policiers qui sont intervenus sur l'incendie.

La cinquième préconisation est un point fondamental. Une des conclusions majeures du rapport de 2013 est que l'absence de danger sanitaire grave ne doit pas conditionner le traitement d'un accident industriel. En 2013, nous savions que nous avions à faire à du mercaptan : le seuil olfactif était cinq fois inférieur au seuil des mesures de détection et mille fois inférieur au seuil de toxicité, mais l'odeur était réellement incommodante. Tous les acteurs se sont alors focalisés pendant vingt-quatre heures sur l'absence de toxicité.

En 2019, on sait que des produits dangereux ont brûlé. On sait aussi qu'il y a des symptômes significatifs : maux de tête, nausées entraînant la fermeture des écoles qui avaient rouvert de façon précipitée. En revanche, on ignore s'il y aura - ou pas - des conséquences sanitaires à moyen ou long terme, mais la parole publique a été entièrement focalisée sur l'absence de toxicité aiguë. Il a fallu attendre six jours pour connaître la liste des produits et sept pour que l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (Anses) soit saisie.

Pourtant, l'enseignement majeur de 2013, j'insiste, était d'éviter absolument une appréciation du risque basée uniquement sur la toxicité aiguë, c'est-à-dire sur le risque mortel ou sur les conséquences sanitaires immédiates et irréversibles. Tous les symptômes et toutes les conséquences à long terme doivent être pris en compte.

Ainsi, le rapport de 2013 recommandait la relecture par les directions régionales de l'environnement, de l'aménagement et du logement (Dreal) de toutes les études de dangers pour prendre en compte, ce qui, dans le rapport, est qualifié d'incommodité. Les études de dangers restent basées sur les effets létaux, de même que le périmètre du plan de prévention des risques technologiques (PPRT) - l'approche qui prévaut - reste marqué par la catastrophe AZF, c'est-à-dire un risque d'explosion.

La sixième préconisation est que la communication - élément central de la gestion de crise - ne doit contenir que des éléments factuels, les dispositions prises pour réduire ou gérer les risques.

Le rapport d'inspection rappelait qu'il y a deux types de communication de crise possibles : la première, inopérante, vise à rassurer par l'affirmation de la maîtrise et du contrôle des risques. Elle n'est guère convaincante même quand les risques sont quasi nuls.

La deuxième consiste à délivrer un message exclusivement factuel, de nature clinique : voilà ce que nous savons, avec des chiffres et aucune appréciation ; voilà ce que nous ne savons pas et ce que l'on cherche à établir ; voilà les risques auxquels nous faisons face ; voilà les dispositions qui sont prises. Autrement dit, on ne peut pas affirmer qu'il n'existe pas de risque quand on ne sait pas et toute autre façon de procéder discrédite la parole de l'État. C'est la seule doctrine de communication valable quand il est question de la sécurité de la population. Elle est d'ailleurs appliquée aussi bien en matière de terrorisme que par l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN). Je renvoie, par exemple, aux communiqués diffusés par l'ASN ce matin à la suite du tremblement de terre qui s'est produit hier.

En 2013, cette méthode de communication factuelle a été appliquée seulement trente-quatre heures après le début de la crise. En 2019, l'utilisation d'éléments de langage imprécis et approximatifs tels que « qualité de l'air dans un état habituel », « odeur dérangeante, mais pas toxique », « la faune et la flore, pour laquelle la pluie fera le nécessaire » - à tous les niveaux de l'État - a construit une défiance de la population. Il a ensuite fallu près d'une semaine pour que l'on dispose d'un minimum de transparence sur la liste des produits, mais aussi sur la situation du site de stockage de Normandie Logistique ainsi que sur le risque de suraccident, qui préoccupait les services de l'État avec les fûts éventrés depuis la fin de la maîtrise de l'incendie.

Enfin, et je reviendrai sur ce point si vous le souhaitez, les fragilités des compétences des Dreal où aucun directeur ni adjoint n'avait d'expérience en matière de risque industriel ont été relevées.

Les préconisations de ce rapport n'ont pas toutes été suivies d'effets. La question est de savoir pourquoi, par exemple, le préfet de Seine-Maritime, qui était en 2013 préfet de la Drôme, département qui comprend plusieurs sites Seveso, n'a pris connaissance de ce rapport qu'après l'incendie du 26 septembre 2019 ?

Il y a deux manières de le comprendre : soit on cherche un ou des lampistes - c'est la faute de tel ou tel serviteur de l'État - et alors rien ne changera, soit on comprend que ces questions sont posées, quelles que soient les personnes aux responsabilités ; elles renvoient à des mécanismes très profonds qui nécessitent un changement au plus haut niveau de l'État. Contrairement à ce qu'a déclaré le Président de la République à Rouen, il y a bien défaillance de l'État. Il s'agit non pas d'un dysfonctionnement au sens d'un écart par rapport à une situation normale, mais d'une logique technocratique, bureaucratique, qui conduit à chaque étape à éluder une part des informations ou à s'enfermer dans des certitudes en relativisant les risques. C'est en fait celle du fonctionnement normal de l'État en situation de crise écologique : personne ne ment volontairement ; personne n'élude sciemment des conclusions, mais la culture dominante de l'appareil d'État consiste à les mettre de côté, à ne reconnaître que des conclusions partielles parce que l'enjeu n'est pas porté politiquement, l'écologie n'étant pas reconnue comme un enjeu régalien, une priorité de sécurité nationale concernant la protection et la sûreté de la population. Cette culture dont je parle, c'est celle d'une conception élitiste de l'information sur les risques, comme si le niveau d'éducation et d'information de la population ne permettait pas aux citoyens de la comprendre, comme si leurs inquiétudes étaient suspectes. C'est ce manque de culture sur les enjeux écologiques et de santé environnementale qui conduit à la relativisation de la pollution et à des affirmations qui sont parfois à mille années-lumière de l'état des connaissances scientifiques. C'est enfin une conception de l'intérêt général, donnant largement priorité à l'intérêt économique sur tous les autres, que l'on a même pu qualifier de « culture de la raison d'État industrielle », qui conduit, sous la pression du chantage à l'emploi, à en rabattre sur les exigences à l'égard des industriels et, parfois, à ne pas respecter l'État de droit.

Le pouvoir politique n'est pas victime de cette situation. Au lieu de la contrecarrer, c'est parfois lui qui l'inspire et la renforce, avec la baisse des budgets en matière de prévention des risques technologiques, le démantèlement du droit de l'environnement, l'affaiblissement des règles applicables aux installations classées, la préfectoralisation de l'autorité environnementale. Dans le cas de Lubrizol, cet affaiblissement a, par exemple, conduit à une autorisation d'augmentation de capacités de stockage sans étude d'impact environnemental. S'y ajoute une zone de non-droit judiciaire dans la mesure où il n'existe pas de parquet spécialisé pour les infractions et les délits environnementaux. Nous ne disposons pas d'un état des suites judiciaires à l'ensemble des procès-verbaux dressés par l'inspection des installations classées. Comme vous le savez, en 2104, l'entreprise Lubrizol n'a été condamnée qu'à 4 000 euros d'amende pour négligence, alors même que le préjudice subi par la collectivité, du fait de la fuite de mercaptan de 2013, n'était pas contestable.

Ma conclusion liminaire est donc plus politique que technique. C'est au plus haut niveau de l'État qu'il doit y avoir un changement de culture, surtout pour ce qui concerne les risques liés à l'écologie, faute de quoi il y a, d'une part, une prise de risque réel pour la sécurité et la santé de la population au regard de l'augmentation de 34 % des accidents dans les sites Seveso au cours des deux dernières années, et, d'autre part, une perte d'autorité et de crédibilité de l'État et, donc une faute politique, qui nourrit la défiance dont s'emparent ensuite les complotistes.

Le remède à toutes les défaillances constatées avec l'incendie de Lubrizol n'est donc pas d'ordre technique. Il y a là, en fait, un enjeu d'intérêt national qui justifie pleinement les investigations de votre commission d'enquête, mais aussi l'état d'esprit dans lequel le Sénat l'a créée, c'est-à-dire par un accord unanime de tous les groupes.

M. Hervé Maurey, président. - Je vous remercie beaucoup de ce témoignage très intéressant et très fort. Qu'appelez-vous l'« instruction Lubrizol » ?

Mme Delphine Batho. - Je parle de l'instruction du 12 août 2014, qui découle directement du rapport d'inspection que je viens d'évoquer. Elle avait deux dimensions : la capacité pour une Dreal de s'appuyer sur une capacité d'expertise inter-régionale ou nationale pour ce qui concerne les risques technologiques et les mesures de rejet dans l'environnement. Elle faisait aussi obligation aux industriels eux-mêmes de nouer des partenariats avec des laboratoires indépendants, de disposer sur site d'un certain nombre d'outils de mesure immédiate d'éventuels rejets dans l'environnement, par exemple.

Mme Nicole Bonnefoy, rapporteure. - Je vous remercie également de votre témoignage extrêmement fort, comme l'a souligné le président. Pourquoi toutes les préconisations formulées dans le rapport de 2013 - créer une force d'intervention rapide, associer les maires à la gestion de crise, développer un système d'alerte moderne, généraliser l'utilisation des réseaux sociaux, anticiper des mesures sanitaires à long terme -, des préconisations qui nous intéressent, n'ont-elles pas été mises en oeuvre ou l'ont-elles été si peu ? Vous l'avez dit, le préfet en poste a même reconnu ne pas avoir eu connaissance de ce rapport, ce qui pose question. Dans votre conclusion, vous parlez de la défiance de l'État, de la faute et des manquements de l'État.

Vous avez également relevé qu'il n'existe pas de parquet spécialisé pour les délits environnementaux. Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur cette proposition ?

Mme Delphine Batho. - En 2018, 828 procès-verbaux ont été transmis à la justice par l'Inspection des installations classées, contre 740 en 2016 et 700 en 2014. Pour avoir personnellement cherché à connaître les suites judiciaires données à ces constatations d'infraction, je n'ai pas trouvé de renseignements.

On le voit avec la saisine du pôle « santé publique » du parquet et la nomination de juges d'instruction pour les questions techniques extrêmement pointues en lien direct avec la santé. Des problématiques similaires se posent pour les rejets dans l'environnement ; cela nécessite un parquet spécialisé. De façon générale, en France, une insuffisance de la police environnementale est insuffisante, tout comme les suites judiciaires données à toutes les infractions de nature environnementale. Les éminents spécialistes du droit de l'environnement que vous pourrez auditionner pourront vous parler de cette dimension, qui est absolument fondamentale.

On a tendance à concentrer nos débats sur l'amont, c'est-à-dire la règle, les dispositions de la loi, et on se préoccupe de façon très nettement insuffisante de la sanction. Le cas de Lubrizol le montre, avec une quasi-impunité : une amende de 4 000 euros est bien entendu dérisoire.

J'ai essayé de répondre à la question de savoir pourquoi on avait mis de côté les préconisations. Je veux y insister, personne n'a décidé de mettre ce rapport « au placard ». Mais n'a été retenue que la création de la force d'intervention rapide. J'avais alors annoncé un plan de mobilisation pour les risques technologiques, ainsi que la création de cette force d'intervention rapide, avant même la publication du rapport d'inspection. Vous pourrez le noter, l'instruction qui met en oeuvre cette force d'intervention a été publiée plus d'un an après la publication du rapport d'inspection. Les autres éléments ont été mis de côté par l'entonnoir des décisions étatiques et peut-être même par une autre dimension, le regard ou l'intérêt que notre société porte sur les sites Seveso. Les deux tiers des quelque deux millions d'habitants qui vivent à côté d'un site Seveso seuil haut résident dans des zones urbaines sensibles (ZUS).

Lorsque j'étais membre du gouvernement, ce sujet a avancé grâce à la mobilisation des parlementaires et des maires, notamment de l'association Amaris, mais avec un intérêt relatif pour le débat public national, par les médias, jusqu'à ce qu'un accident survienne.

Dans le cadre de la loi de finances pour 2013, nous nous sommes battus pour modifier le financement des travaux des habitations au regard des PPRT, mais le Conseil constitutionnel a censuré une de ces dispositions pour des raisons de forme, et cela n'a pas suscité un émoi particulier.

M. Jean-François Husson. - La force d'intervention rapide a été partiellement mise en oeuvre. Atmo Normandie a mis en place ce dispositif, mais, à ma connaissance, seules trois régions l'ont mise en place à ce jour, plus de cinq ans après le premier incident. Vous avez souligné un certain nombre d'autres carences ; je partage vos constats. À l'image des rapports parlementaires, beaucoup de travaux restent sans suite, ce qui pose un véritable problème de légitimité pour les assemblées et les services de l'État. Selon vous, comment conjurer ce risque ? Faut-il demander un état des lieux dix-huit ou vingt-quatre mois après la publication d'un rapport ? Cette situation conduit à un sentiment d'impuissance, voire de mauvaise volonté.

Vous avez parlé de la culture de raison d'État industrielle. Je partage votre sentiment, une actualité chasse l'autre - on le voit avec le séisme qui vient de se produire dans la Drôme et l'Ardèche -, alors que les enjeux écologiques mobilisent des ressources humaines et des moyens.

M. Hervé Maurey, président. - En complément des propos de Jean-François Husson, je poserai la question plus directement : peut-on considérer qu'il y a eu dysfonctionnement des ministères de tutelle - le ministère de l'environnement et le ministère de l'intérieur - quant à la mise en oeuvre de ce rapport ?

Mme Delphine Batho. - Je sais que la force d'intervention rapide a été mise en oeuvre de façon partielle et incomplète : non seulement elle n'a été mise en place que dans trois territoires, avec le partenariat des Aasqa, mais les outils de mesure et les types de mesures sont incomplets. On est dans une situation comparable à celle de 2012 : près de dix ans après la loi Bachelot de 2003, la moitié à peine des PPRT étaient établis et signés. Certes, il y a des raisons : le temps que prennent les études, la réduction des risques à la source, les enjeux financiers, etc., mais cela traduit tout de même un niveau de mobilisation anormal pour ce qui concerne les risques technologiques.

Vous avez évoqué le fait que les conclusions de ce rapport aient été mises de côté. Je me permets d'y insister, il y a là une spécificité liée à l'écologie et à l'absence de considération sur le fait qu'il s'enrichit d'un enjeu de sécurité de la population. L'appareil d'État ne fonctionne pas du tout de la même façon pour ce qui concerne la lutte contre le terrorisme, certains aspects de la sécurité civile, la sûreté des centrales nucléaires, etc., c'est-à-dire tout ce qui est bien identifié comme des risques majeurs. Il est, à mes yeux, fondamental de le comprendre. Et cet état de fait ne vaut pas que pour les risques technologiques ; cela vaut aussi dans bien d'autres domaines qui impliquent des conséquences écologiques ou pour la santé humaine. Il s'agit d'une culture profonde de la relativisation.

Bien sûr, il y a dysfonctionnement, mais je vois bien là la tentation de chercher un lampiste, le nom d'un responsable que l'on pourrait sanctionner. Ce serait trop facile et nous passerions à côté du véritable enjeu. On met de côté l'information qui dérange ou celle qui demande trop d'efforts. Je maintiens l'expression de « culture de raison d'État industrielle ». J'ai été confrontée dans l'exercice de mes responsabilités au refus - ou à la résistance - d'un certain nombre de préfets de prendre des mesures destinées à faire cesser une pollution industrielle. Je l'ai vécu, c'est un fait incontestable. L'année dernière, en tant que parlementaire, j'ai posé une question sur le site Alteo à Gardanne et les boues rouges : j'ai demandé pour quelles raisons un arrêté préfectoral n'était pas respecté de façon officielle ; il n'y a pas de mise en demeure ni de suites judiciaires, ce qui me paraît anormal et me conduit à dire que l'État de droit n'est pas appliqué.

M. Hervé Maurey, président. - Rassurez-vous, nous ne cherchons pas à mettre en cause un « lampiste ».

Mme Delphine Batho. - Je l'ai bien compris.

M. Hervé Maurey, président. - Mais nous nous interrogeons sur la responsabilité des ministres de l'environnement successifs - et Dieu sait s'ils ont été nombreux ces derniers temps.

M. Jérôme Bignon. - Je vous remercie de votre contribution très forte et très intéressante. Vous avez omis de parler d'un point important en matière d'environnement, à savoir la création de trois tribunaux - Le Havre, Brest et Marseille - et de trois parquets spécialisés en matière de pollution maritime. On pourrait s'en inspirer pour traiter des sujets aussi complexes. On ne saurait demander aux parquets de toutes les grandes villes de France d'être compétents sur les sujets relatifs aux problèmes environnementaux, mais on pourrait prévoir un parquet spécialisé dans chaque région.

La Charte de l'environnement date de quelques années, mais on n'arrive pas à la transposer dans le droit positif. Je le vois bien à travers les résistances à parler d'un ordre public environnemental, qui complèterait les pouvoirs des maires en matière de sécurité, de salubrité, de tranquillité et de bien-être, qui datent de 1789 !

Mme Delphine Batho. - Je souscris à vos propos. La Charte de l'environnement commence à entraîner un certain nombre de décisions et de jurisprudences du Conseil constitutionnel. Mais l'article 5 relatif au principe de précaution a donné lieu à une seule décision sur le plan judiciaire. Ce principe a été appliqué s'agissant des produits agricoles, dans le cas de Lubrizol, mais il ne l'a pas été nécessairement pour l'amiante ou d'autres risques que ceux qui sont liés à l'alimentation.

Mme Céline Brulin. - Je vous poserai trois questions.

Vous avez évoqué les dysfonctionnements du système Gala - la gestion de l'alerte locale automatisée - en 2013. Sont-ce des dysfonctionnements d'ordre technique ou plus politique ? Concernant les Dreal, pouvez-vous préciser votre propos concernant les risques industriels ? Enfin, vous avez pointé un lien avec le non-respect des préconisations du rapport d'inspection, que vous avez longuement évoqué, mais y voyez-vous un lien avec les assouplissements réglementaires pour les sites Seveso ?

Mme Delphine Batho. - Ce n'est pas la première fois que j'entends parler du dysfonctionnement du système Gala dans de multiples configurations de gestion de crise.

Concernant le cas précis de Lubrizol en 2013, c'est dans le cadre du rapport d'inspection que le problème a surgi. J'ai compris qu'il s'agissait d'une défaillance technique du prestataire, mais je reste prudente dans ma réponse. En effet, l'une des particularités de l'incident découvert le 21 janvier 2013, c'est qu'il n'y avait pas de préfet en Seine-Maritime, pas plus qu'il n'y avait de directeur de l'agence régionale de santé (ARS). Dans la gestion de crise des premières vingt-quatre heures, l'absence de préfet a assurément joué un rôle. Ayant prêté serment, je ne serai pas formelle pour vous répondre à la question de savoir s'il s'agissait d'un problème technique ou politique. Mais se posait également un problème politique lié à l'absence de préfet.

Concernant la responsabilité de l'industriel lui-même, en 2013, Lubrizol s'est rendu compte de l'incident, qui a commencé durant le week-end, à 8 heures du matin ; elle n'a déclenché le plan d'opération interne (POI) que deux heures après, à 10 heures ; elle n'a pas prévenu la préfecture, qui sera prévenue par les pompiers parce que des habitants ont ressenti une odeur, et les services d'alerte et de veille au niveau ministériel ont été prévenus cinq heures après le début de la crise. À l'époque, dans les états-majors, on avait noté que l'industriel n'avait pas été réactif, qu'il n'avait pas tout dit. Lubrizol avait annoncé à peu près toutes les trois heures que le problème allait être réglé dans la demi-journée. Comme ce ne fut pas le cas, cela a discrédité la gestion de la situation.

Concernant les Dreal, le rapport de 2013 pointe une question qui renvoie, selon moi, à celle d'une possible perte de compétence ou d'un possible affaiblissement de leurs compétences, qui est directement liée à la création des Dreal il y a dix ans. Les Dreal sont issues de la fusion des directions régionales de l'industrie, de la recherche et de l'environnement (Drire). Les régions les plus concernées par les sites Seveso portent une attention particulière aux compétences des équipes.

Là encore, je ne veux pas tomber dans la logique du lampiste ! En réalité, ce problème se pose non seulement en Seine-Maritime, mais aussi dans toute la France. Il faut soulever la question de l'affaiblissement des compétences techniques et d'ingénierie de l'État, qui conduit, pour la mise en oeuvre au quotidien du droit de l'environnement, à externaliser bon nombre d'études, lesquelles ne sont plus réalisées par les services de l'État. Ces derniers sont débordés par la paperasse et passent donc moins de temps sur le terrain. Ce sujet mérite, à mon avis, une grande attention.

La question des moyens humains se pose également. Le ministère de l'écologie a été le plus impacté par la révision générale des politiques publiques (RGPP), laquelle a été suivie de la modernisation de l'action publique (MAP) et de nouvelles diminutions d'effectifs. Depuis 2012, on constate une baisse de 150 millions d'euros pour l'action n  1 du programme budgétaire 181 en autorisations d'engagement et de 50 millions d'euros en crédits de paiement. La perte des moyens humains a touché les équipes de façon générale. La culture des Dreal n'est plus celle des directions régionales de l'environnement.

Tout cela a-t-il un lien avec l'assouplissement des procédures ? Oui, directement !

Je ne me prononcerai pas sur le point de savoir s'il y a un lien entre l'incendie et l'augmentation de la capacité de stockage chez Lubrizol, accordée à deux reprises dont l'une par une régularisation a posteriori - selon les informations qui ont été rapportées par la presse, cette autorisation a été donnée après la constatation d'une anomalie et sans étude d'impact environnemental. Une révision des études de dangers a-t-elle été menée ? Le risque incendie a-t-il été pris en compte ?

En revanche, l'assouplissement et la simplification des procédures imposées par ces « enquiquineurs » du ministère de l'écologie ont des conséquences sur la surveillance des sites industriels, sur la police de l'environnement et sur l'aptitude d'une Dreal à résister à l'amicale sollicitation d'un préfet, pour lequel la situation n'est pas encore assez mûre pour prononcer une mise en demeure - vous voyez ce que je veux dire !

La logique du fonctionnement de l'État et sa capacité à être ferme sur les exigences de sécurité et de prévention des risques technologiques peuvent, dans un certain nombre de cas, passer pour des sources d'enquiquinement aux yeux des industriels, et parfois des élus locaux.

M. Jean-Claude Tissot. - Dans le cadre du principe de précaution, des interdictions de vente de produits agricoles avaient été imposées. Aujourd'hui, à ma connaissance, elles ont été levées, et tous ces produits peuvent être vendus.

À votre avis, les services qui ont autorisé la reprise des ventes avaient-ils assez d'éléments pour être certains de l'absence de contamination ? Des conserves vont être faites, du lait a été transformé, etc. : on retrouvera ces produits sur les étals dans quelques mois ou dans un an. Que faire si l'on découvre durant la procédure d'enquête ou à son terme que des produits pourraient être nocifs ? Je suis très inquiet sur ce point.

Mme Delphine Batho. - Je ne pense pas que les services aient pu prendre cette décision à la légère. J'attire votre attention sur l'avis de l'Anses : elle a recommandé de mener un programme de suivi sanitaire et scientifique extrêmement poussé en matière tant agricole qu'environnementale.

J'ai été choquée d'entendre que, s'agissant de la faune et de la flore, la pluie s'en chargera... Dans la nature, rien ne se perd, tout se transforme ! Les sols, l'eau, les animaux, doivent faire l'objet d'un suivi précis.

Tout est question de formulation, et personne ne peut dire : « Nous sommes sûrs. » Ce qu'il faut faire, c'est dire que des mesures ont été prises, communiquer les résultats, indiquer que les niveaux relevés sont inférieurs aux seuils réglementaires relatifs aux effets sur la santé, et que, par conséquent, les mesures sont levées, mais que les investigations continuent.

M. Hervé Maurey, président. - Les mesures sont parfois difficiles à interpréter par le citoyen lambda ou le responsable politique qui n'a pas de culture scientifique. Les résultats sont fiables, mais leur interprétation est souvent sujette à discussion, voire à polémique.

Mme Delphine Batho. - Il ne faut pas donner d'interprétation, mais simplement le résultat. On peut comparer avec une prise de sang : personnellement, je ne sais pas combien il faut avoir de globules blancs ou rouges, mais lorsque vous effectuez des analyses, une colonne indique, en face de votre résultat, la fourchette dans laquelle se situe la norme. L'information doit être livrée telle quelle. Le débat démocratique est suffisamment éclairé et les citoyens sont assez informés pour qu'à partir de là une série d'acteurs, comme des associations, commentent les résultats et les interprètent.

M. Pascal Martin. - En tant qu'élu du département de SeineMaritime et ancien président du conseil départemental jusqu'à il y a un mois, j'ai connu les deux crises de 2013 et 2019. Je partage votre constat selon lequel les deux tiers des populations voisines des établissements Seveso vivent dans des quartiers qualifiés de « sensibles » - c'est le cas en Seine-Maritime, où soixante établissements Seveso sont installés pour la plupart en bord de Seine.

Il faut se poser la question des règles d'urbanisme, car, pour l'essentiel, les communes se sont construites autour des installations industrielles - c'est le cas de l'usine Lubrizol installée depuis1956.

Dans le cas de l'incendie de Lubrizol, compte tenu des vents dominants, le panache de fumée, avec ses conséquences sanitaires, environnementales et agricoles, a touché les plateaux nord de Rouen et la campagne de Seine-Maritime, qui ne sont pas des quartiers sensibles.

Enfin, sans vouloir défendre qui que ce soit, je précise que le préfet de la Seine-Maritime, préfet de la région Normandie, n'était en poste que depuis quelques mois. Il aurait certainement dû connaître tous les plans de prévention des 60 établissements Seveso, mais des services, comme la Dreal, sont aussi à ses côtés.

Mme Delphine Batho. - Tomber dans une logique de chasse à l'homme s'agissant d'un serviteur de l'État, ce serait être complètement « à côté de la plaque » au regard de la situation dans laquelle nous sommes.

En 2013, j'ai passé une matinée entière à la réunion mensuelle des préfets à tirer les leçons de la gestion de crise du nuage de mercaptan. Les conclusions du rapport ne valaient pas uniquement pour le site Lubrizol de Rouen, mais pour la France entière et l'ensemble des sites Seveso. Tous les préfets sont censés en connaître les conclusions.

La pollution n'a pas de frontières. En cas de problème, la logique du PPRT est celle du périmètre rapproché s'agissant des effets létaux. Concernant le site de Lubrizol, l'absence de bassin de rétention des eaux de traitement de l'incendie est une question extrêmement importante.

Sur l'urbanisme, je rappelle qu'historiquement toute la réglementation est basée sur la notion de coexistence entre les activités industrielles et les habitations. Il s'agissait d'encourager l'industrialisation, avec la notion de risque « acceptable ».

Imaginer que la réponse à la situation dans laquelle nous sommes aujourd'hui serait d'organiser le grand déménagement de tous les sites Seveso me paraît l'archétype de la fausse bonne idée ! Entre les années 1970 et aujourd'hui, nous avons perdu la moitié des emplois industriels, ce qui a conduit à délocaliser la pollution. On le voit dans l'augmentation de l'empreinte carbone de la France : les émissions ne sont plus chez nous, mais ailleurs. On n'évoque pas du tout les 10 000 rivières détruites en Chine, etc. J'insiste, la délocalisation de l'industrie ne me paraît pas être la solution.

Par ailleurs, je veux attirer l'attention sur le fait que déménager le site ne nous prémunirait pas des conséquences sur la population, puisque la pollution n'a pas de frontières. En revanche, cela aurait pour conséquence de diminuer la pression citoyenne pour davantage de transparence et l'exigence d'une sécurité absolue de ces activités.

Mme Nicole Bonnefoy, rapporteure. - Je veux revenir sur la nécessité de renforcer le droit en matière environnementale, avec la création d'un parquet spécialisé. L'action de groupe existe déjà dans notre droit : cet outil juridique est-il adapté en cas d'accident industriel ? Quels aménagements législatifs préconiseriez-vous ?

M. Hervé Maurey, président. - Connaissez-vous des événements industriels du type de celui de Lubrizol en 2013, qui ont été bien gérés ?

De même, pourriez-vous nous signaler des sites Seveso dont les bonnes pratiques pourraient servir d'exemple ?

Mme Delphine Batho. - Les enjeux environnementaux ont - hélas - été écartés de l'action de groupe lorsque celle-ci a été créée. Cela m'avait conduit à déposer comme parlementaire une proposition de loi à la suite de l'affaire Volkswagen afin d'autoriser l'action de groupe en matière environnementale. L'outil a évolué depuis, mais pas suffisamment eu égard aux critères de saisine. Je peux vous communiquer le travail législatif que j'avais fait sur ces aspects, notamment au moment de la loi de modernisation de la justice du XXIe siècle.

Nonobstant toutes les actions qui peuvent être menées en matière de justice, il existe tout de même des prérogatives d'État qui ne peuvent être simplement renvoyées à un contentieux entre une population et un industriel. Il existe une responsabilité de l'État, qui est de garantir la sécurité des citoyens.

Ai-je connaissance d'événements industriels qui auraient été bien gérés ? Oui, il s'en présente de nombreux chaque année. Je ne suis pas en mesure de vous en fournir la liste, mais les services du ministère de l'écologie et les services des Dreal évitent chaque année des incidents ou des accidents potentiellement sérieux. Cela se fait soit au moyen de mesures d'anticipation et de suivi des sites, soit lors de la gestion de crise, par des actions évitant qu'un accident ne prenne des proportions trop graves.

À cet égard, je souhaiterais attirer votre attention sur l'un des points du rapport que je n'ai pas encore évoqué. Il s'agit des sites industriels défectueux, dénués de véritables propriétaires. Ces sites représentent une véritable angoisse pour les services du ministère de l'écologie, en raison de l'absence d'interlocuteur à même d'assurer les mesures de protection et de sécurité nécessaires. Il existe donc des événements industriels bien gérés. Mais je ne peux vous en dresser la liste.

De la même façon, il me semble que nous ne pouvons pas mettre sur le même plan tous les comportements des industriels en matière de gestion des risques technologiques.

À titre d'exemple, en 2013 j'avais adressé un courrier de mise en demeure à une dizaine d'industriels qui refusaient de prendre les mesures prescrites par les PPRT. A contrario, d'autres industriels avaient bien mis en oeuvre les procédures requises. Je pense que les services du ministère pourront tout à fait vous renseigner sur ce point.

M. Hervé Maurey, président. - Merci beaucoup pour cette audition très intéressante. N'hésitez pas à alimenter nos travaux si vous avez d'autres éléments à porter à notre connaissance.

Mme Delphine Batho. - Je vous ai adressé le rapport. Si vous avez besoin d'autres éléments factuels, y compris sur 2013, je dispose, comme vous le voyez, d'un épais dossier et reste, bien entendu, à la disposition de votre commission d'enquête. Merci beaucoup de m'avoir reçue.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de Mme Corinne Lepage, avocate spécialiste du droit de l'environnement

M. Hervé Maurey, président. - Nous poursuivons nos auditions de la matinée avec l'audition de Mme Corinne Lepage, avocate spécialiste du droit de l'environnement.

Madame Lepage, nous vous connaissons tous, bien sûr, dans cette assemblée. Nous connaissons votre passé de ministre de l'environnement ainsi que votre rôle d'avocate de l'association Respire. Mais aujourd'hui, c'est en tant que spécialiste du droit de l'environnement que nous avons souhaité vous entendre.

En effet, au-delà des questions que se pose notre commission d'enquête sur d'éventuels dysfonctionnements de la part des services de l'État, plusieurs sujets relèvent du droit de l'environnement, de son application et des évolutions éventuelles qu'il conviendrait de lui apporter.

Le premier sujet porte sur la simplification peut-être excessive des règles applicables en matière d'environnement qui a été effectuée depuis une dizaine d'années, et ce quels que soient les gouvernements. Nous aimerions savoir si vous considérez que des simplifications excessives ont effectivement été faites, dont nous payerions en quelque sorte le prix aujourd'hui.

Le deuxième sujet, toujours lié à la question du droit, est celui de la sous-traitance. Il semble effectivement que les règles applicables aux entreprises du secteur de l'environnement ne s'appliquent pas avec autant de rigueur aux entreprises sous-traitantes. De manière générale, nous pouvons nous interroger sur le contrôle de l'activité des sous-traitants. C'est sur ces deux questions principales que nous souhaitons vous interroger ce jour.

Avant de vous laisser la parole, je vais maintenant, conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, vous demander de prêter serment. Je rappelle que tout témoignage mensonger devant une commission d'enquête parlementaire est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Corinne Lepage prête serment.

Mme Corinne Lepage, avocate spécialiste du droit de l'environnement. - Mesdames, messieurs les sénateurs, je vous remercie de m'auditionner ce matin sur ce sujet, sur lequel je ne suis pas totalement objective puisque je suis l'avocate d'une très importante association de victimes. Vous l'avez rappelé vous-même, monsieur le président, mais je devais à l'honnêteté d'ouvrir mon propos en le rappelant également. Je reste objective dans l'analyse du droit que je fais, mais je défends une cause.

Je voudrais tout d'abord vous dire combien il est effectivement préoccupant de constater la réduction du respect des normes environnementales, car elle vient s'ajouter à un mouvement législatif et réglementaire qui se produit depuis une quarantaine d'années et passe très largement inaperçu.

Je pourrais vous fournir un document plus complet sur ce sujet, car j'y ai travaillé avec un spécialiste des risques, chef pompier au Havre et qui a participé au service départemental d'incendie et de secours (SDIS). Nous avons produit une note assez épaisse que je pourrais vous communiquer si cela intéresse votre commission.

La législation relative aux installations classées a été mise en place en 1976. À travers la directive « Seveso 1 » du 24 juin 1982 et la directive « Seveso 2 » du 9 décembre 1996, nous avons ensuite instauré un système très sévère de maîtrise de l'urbanisation autour des sites classés. Comment travaillait-on à l'époque pour déterminer les risques ? C'est cela, en effet, le coeur du problème. Nous travaillions au début sur des scénarii qui dépendaient de seuils de toxicité aiguë. Il s'agit là d'un point important. J'ouvre ici une parenthèse.

Lorsque le préfet de Seine-Maritime a communiqué au moment de l'accident, il a déclaré qu'il n'y avait pas de toxicité aiguë. Les gens ont compris que la fumée n'était pas dangereuse. Or il s'agit d'une interprétation totalement erronée. En effet, l'absence de toxicité aiguë critique signifie l'absence d'atteinte du seuil de létalité. En réalité, il existe deux niveaux de létalité : un premier à cinq morts pour cent personnes et un deuxième à un mort pour cent personnes. Il existe ensuite deux autres catégories, celle des effets irréversibles et celle des effets réversibles. Au total, il existait donc initialement quatre catégories. Ces catégories avaient été définies à l'aune de valeurs américaines. Tel était donc le système que nous avions mis en place à l'origine.

Or, en 1994, les Américains ont décidé de renforcer leurs normes. Je n'entrerai pas dans les détails de cet événement. Mais il faut également souligner un point très important en sus des quatre catégories de seuils dont j'ai parlé. Il s'agit des personnes prises en compte. Autrement dit, le seuil est-il fixé en prenant en compte les populations fragiles - c'est-à-dire les bébés, les personnes âgées, les asthmatiques, les gens malades - ou bien est-il fixé à l'aune du seul citoyen lambda ? Ce point est extrêmement important. Car l'on ne définit pas les mêmes normes si l'on prend en compte les bébés et si l'on prend en compte uniquement des garçons de 25 ans en pleine santé.

En 1994, les Américains ont donc décidé de renforcer leurs normes. À ce moment-là, l'industrie française a protesté. Et le ministère de l'écologie a demandé à l'Institut national de l'environnement industriel et des risques (INERIS) de lancer une étude pour aboutir à des normes, disons, plus acceptables. Cela s'est fait « sous le radar ». Vous l'ignoriez peut-être. Pour ma part, je dois dire que je l'ai découvert ; je ne le savais pas.

Or tout cela nous a conduits à une situation assez absurde. En effet, nous disposons aujourd'hui de deux documents qui obéissent à deux logiques différentes. Nous avons, d'une part, les plans particuliers d'intervention (PPI), établis par le ministère de l'intérieur et la Direction de la sécurité civile, qui prennent en compte les effets de manière assez larges, et, d'autre part, les PPRT, issus de la loi relative à la prévention des risques technologiques et naturels et à la réparation des dommages, dite « loi Bachelot ». Or ce sont les PPRT qui ont introduit la possibilité de réduire les scénarii possibles, donc de réduire les périmètres de protection.

Le ministère de l'intérieur, c'est-à-dire la sécurité civile, a à sa disposition beaucoup moins de moyens techniques que le ministère de l'écologie, qui, lui, a toutes les bases. Par voie de conséquence, nous sommes en face d'une situation dans laquelle, d'une manière assez curieuse, les PPI sont beaucoup plus ouverts sur la question de la prise en compte des effets réversibles à long terme, notamment pour toutes les populations, que les PPRT. En effet, les scénarii envisagés par ces derniers sont évacués comme étant improbables.

Je rappelle que le PPRT de Lubrizol indique que le risque d'incendie est de 1 tous les 10 000 ans et que, dans le pire des cas, 14 maisons seraient concernées. On arrive à des absurdités de ce genre parce que, au fur et à mesure, les scénarii passent du possible au probable et du probable à l'improbable. On arrive ainsi à des zones de protection hyper petites, comme celle de Lubrizol.

Cerise sur le gâteau, si je puis dire, l'instruction de septembre 2017 signée par MM. Collomb et Hulot, parce qu'elle prend en compte le risque terroriste qui évidemment existe, a réduit de manière drastique la possibilité de communiquer les documents d'information. Or cette instruction, dont la valeur juridique équivaut à zéro, a été interprétée de manière encore plus restrictive qu'elle ne l'est réellement. En effet, elle précise qu'il faut prendre en compte les maires, les riverains les pompiers, et les informer, ce qui n'est pas le cas.

On est donc arrivé à une situation où ce qui devrait être la base de tout notre système, c'est-à-dire la culture du risque, n'existe pas, parce qu'il n'y a pas de partage d'informations. Si vous ajoutez à cela les allégements successifs sur les études d'impact, les évaluations environnementales, les études de danger et autres, les gens ne sont plus protégés convenablement. Je le dis de manière caricaturale, mais c'est une réalité.

Je le dis très clairement, je n'arrive pas à comprendre comment, en mars et en juillet 2019, le préfet a pu dispenser Lubrizol de nouvelles évaluations environnementales, alors que le stockage des produits dangereux avait augmenté dans des proportions considérables et qu'arrivaient sur le site des isocontainers, dont l'impact n'avait jamais été évalué - je passe bien entendu par pertes et profits, mais c'est momentané, le fait que, par-dessus le marché, près de 2 000 tonnes de produits étaient stockées par Lubrizol chez Normandie Logistique sans aucun contrôle.

Dans ces conditions-là, comment peut-on dispenser une entreprise d'une étude de danger ? C'est une aberration d'autant plus grande que l'étude de danger de 2009, revue en 2014, qui avait permis ce PPRT « riquiqui », car il est vrai que le périmètre est vraiment très petit, était fondée sur le fait que le stockage avait été réduit. Par conséquent, on établit un PPRT réduit parce que le stockage de certains produits, notamment de cuves d'acide chlorhydrique, a été réduit, mais, lorsque ce dernier augmente considérablement, on considère que ce n'est pas la peine de refaire une étude supplémentaire. Ce n'est pas possible !

C'est très grave, parce que nous risquons d'avoir ailleurs des problèmes identiques. Je sors un peu de mon rôle d'avocate pour dire que, en matière de confiance du citoyen, ce n'est pas brillant.

La sous-traitance est un problème majeur qui concerne toutes nos industries, y compris dans le domaine nucléaire. D'une part, dans ces entreprises, le personnel n'est pas formé de la même manière. D'autre part, cela m'a été dit par des sous-traitants du nucléaire, mais je pense que c'est valable ailleurs - il faut savoir comment cela se passe dans la vraie vie -, les entreprises ont un contrat pour aller faire du nettoyage, qui est de moins en moins du nettoyage et de plus en plus de l'intervention de maintenance. Elles doivent faire un certain nombre de choses dans un délai extrêmement court, ce qui n'est possible ni matériellement ni physiquement. Que font alors les employés ? Ils indiquent que ces tâches ont été accomplies, alors qu'elles ne le sont pas. S'ils ne le font pas, l'entreprise n'aura plus le contrat à l'avenir et c'est donc un risque de chômage pour eux. La pression qui s'exerce sur eux ne va évidemment pas dans le sens de la sécurité et de la sûreté. C'est vrai dans le secteur nucléaire et sans doute dans d'autres. En outre, ce sont des employés peu formés et peu suivis médicalement - le suivi sociomédical pose problème.

Même s'ils savent ce qu'ils doivent faire, une fois sur deux, les employés des entreprises de sous-traitance ne peuvent pas le faire et, si l'un d'entre eux faisait de l'excès de zèle, les autres lui tomberaient dessus, au regard de ce qui peut leur arriver.

La sous-traitance est un problème très important, pour toutes les raisons que je viens d'indiquer, qui fragilise encore l'édifice.

M. Hervé Maurey, président. - Sur l'autorisation accordée par le préfet au début de l'année 2019, vous avez indiqué d'abord que le préfet n'avait pas demandé d'évaluation environnementale, puis qu'il avait dispensé l'usine d'une étude de danger.

Mme Corinne Lepage. - Il a accordé une dérogation.

M. Hervé Maurey, président. - Normalement, il aurait pu demander une étude environnementale, mais il ne l'a pas fait c'est bien cela ?

Mme Corinne Lepage. - La législation a évolué. Avant, c'était automatique pour un certain nombre d'opérations. La loi a rendu possible le cas par cas : chaque situation fait donc l'objet d'une évaluation préfectorale et d'une dérogation éventuelle et peut ainsi ne pas être soumise aux évaluations environnementales, études d'impact ou études de danger selon le cas. C'est ce qui s'est passé ici.

M. Hervé Maurey, président. - Le préfet l'a donc dispensé de cette étude environnementale.

Mme Corinne Lepage. - Oui, absolument. Il existe un acte qui dispense expressément. Il se trouve dans les visas de l'arrêté de mars 2019 et de celui de juillet 2019.

Mme Christine Bonfanti-Dossat, rapporteur. - De nombreuses voix s'élèvent pour interdire purement et simplement le recours à la sous-traitance. Qu'en pensez-vous ?

Lorsque nous sommes allés à Rouen, il a été question de l'éco-quartier Flaubert, qui est le plus gros chantier d'aménagement en cours dans la ville. Si le président de la métropole Rouen-Normandie a exprimé le besoin de prendre le temps de la réflexion, il entend cependant bien défendre l'idée de construire la ville sur la ville, comme il dit, pour limiter l'artificialisation des sols. Or ces sols ne sont pas dépollués. Que pensez-vous de cette urbanisation près des usines pétrochimiques ?

Mme Corinne Lepage. - Ce n'est pas raisonnable ! On ajoute du risque au risque. Les habitants qui ont vécu les 12 heures de l'incendie - car cela a duré 12 heures - ont vécu l'enfer : ils ont eu peur « d'y passer ». Et l'on voudrait rajouter 5 000 personnes de plus ?

Évidemment, je suis contre l'artificialisation des terres. Je ne suis pas d'accord sur tout avec les écologistes plus verts que moi, si je puis dire, notamment quand il s'agit de construire en hauteur. Je pense qu'il n'y a pas le choix et que, si l'on veut garder nos sols - ce qui est absolument indispensable, parce que l'avenir est à la matière première agricole -, il faut arrêter de les artificialiser. Pour autant, ce n'est pas une raison pour exposer 5 000 personnes à un risque, de surcroît sur un terrain qui n'est pas dépollué et sur lequel on m'a dit - comme je ne l'ai pas vérifié moi-même, je le dis sous toutes réserves, c'est-à-dire avec des points d'interrogation, du conditionnel et des guillemets - qu'il y aurait eu des stockages de produits venant d'AZF, en attendant de savoir ce qu'on en faisait. Je ne sais pas si c'est vrai ou pas : ces indications m'ont été données à Rouen. Quoi qu'il en soit, ce terrain n'est pas dépollué. La meilleure preuve en est que la construction se fait en surélévation sur une base de sept mètres.

Sur des terres très polluées, quand il s'agit de déchets industriels spéciaux, cela coûte les yeux de la tête : des milliers d'euros par tonne. On les a donc laissés, on a mis de la terre dessus et on va construire. Très franchement, ce ne sont pas les écoquartiers dont on rêve !

Je me pose une autre question, mais n'ai pas la réponse : la volonté de réaliser le la ZAC Flaubert n'a-t-elle pas un lien avec la réduction du périmètre du PPRT de Lubrizol ?

Par ailleurs, et là encore je n'ai pas la réponse, pourquoi y a-t-il à Rouen un PPRT pour toutes les installations Seveso et un PPRT à part pour Lubrizol ? Lubrizol aurait dû être dans le PPRT de Rouen. Cela a-t-il un rapport avec la ZAC Flaubert, avec les modalités d'évaluation du risque dominos ? Je ne sais pas. Je n'accuse de rien. Je pose des questions.

M. Hervé Maurey, président. - Je comprends et je partage vos remarques sur le quartier Flaubert. En même temps, que fait-on d'un site comme celui-là ? Si l'on considère qu'il ne faut pas construire à proximité d'un site industriel, cela peut aller jusqu'à remettre en question la présence d'habitations autour de tout site industriel. On voit donc bien la limite du propos et le risque, qui serait de proposer que tous les sites industriels soient à la campagne.

Mme Corinne Lepage. - Ce n'est pas notre histoire, en effet.

Il y a une quarantaine d'années, on essayait d'isoler les sites industriels des zones d'habitation : elles se sont rapprochées encore et encore. C'est comme cela !

La loi Bachelot avait précisément pour ambition, comme les PPRT, de réduire les risques, sauf que le récent rapport de vos collègues, maires ou élus de villes dans lesquelles se trouvent des sites Seveso, montre très bien que, en réalité, on n'a pas eu les moyens d'appliquer convenablement cette loi : les travaux qui devaient être effectués dans les habitations proches ne l'ont pas été, notamment parce que l'on mettait à la charge financière des ménages qui les occupent la réalisation de ces travaux - ce qui n'est tout de même pas très correct, à mon avis -, il n'y a quasiment pas eu d'expropriation, parce que l'on n'a pas d'argent pour exproprier.

Continuons-nous dans cette voie ou pas ? En d'autres termes, prenons-nous le risque d'avoir des accidents industriels, avec des risques pour la population ? Cela renvoie à votre question première sur l'allégement des normes. Si l'on prend cette décision-là, cela ne peut être fait qu'avec, d'abord, ce que l'on appelle une culture du risque, c'est-à-dire un contrôle beaucoup plus étroit que celui qu'il y a eu dans le cas de Lubrizol, ensuite une culture partagée. Je ne sais pas si votre commission a eu connaissance de la brochure « censée » - j'utilise les guillemets - informer le public des risques concernant Lubrizol : il n'y a rien du tout, c'est nul. Quand l'accident s'est produit, les gens étaient perdus : ils ne savaient pas quoi faire, il n'y a pas eu d'exercice d'alerte.

On ne peut pas dire en même temps que l'on prend ce risque, en essayant de le réduire au minimum et d'informer les gens le mieux possible, et qu'il n'y a pas de danger.

En effet, le fond de l'affaire, c'est de rassurer, de dire aux gens qu'il n'y a pas de danger et qu'ils peuvent dormir tranquillement. Mais cela ne fonctionne pas ! Si l'on prend nos concitoyens pour des êtres raisonnables - ce qu'ils sont - il faut leur expliquer la situation. Ils veulent travailler, et sont tout à fait capables de comprendre la nécessité du développement économique, mais il faut qu'ils aient les cartes en main. Il y a tout de même un problème de législation. Je suis très inquiète de voir qu'on supprime les enquêtes publiques, car rien ne remplace le contact du public avec un commissaire enquêteur : ce n'est pas la même chose de s'exprimer sur Internet et de dire quelque chose à quelqu'un qui va en tirer des conséquences.

Mme Nicole Bonnefoy, rapporteure. - Je souhaite vous interroger sur la sous-traitance. La première question que j'ai posée au PDG de Lubrizol lorsqu'il est venu devant nous - c'était notre première audition - était de savoir si le personnel sous-traitant avait été formé au même niveau que le personnel de Lubrizol. Sa réponse a été : oui. Pourtant, nombre d'intervenants et d'observateurs ont affirmé qu'il y avait un problème de sous-traitance. Certains ont même exprimé le souhait de l'interdire. Je crois donc qu'il y a un problème - et vous-même avez parlé de personnel peu formé. Qu'en pensez-vous ?

Mme Delphine Batho préconise la création de parquets spécialisés pour traiter des délits environnementaux. Qu'en pensez-vous ? L'action de groupe existe déjà dans notre droit. Cet outil juridique est-il adapté pour un accident industriel ? Des évolutions législatives sont-elles nécessaires ?

Le Gouvernement a souhaité faire la transparence dans cette affaire, en associant la population. Le mot de transparence a été répété à l'envi, mais lorsque le citoyen ou le sinistré demande les expertises indépendantes, l'État les refuse ! Vous êtes bien placée pour le savoir, puisque votre association Respire a demandé des expertises indépendantes, qui lui ont été refusées par l'État avant d'être accordées par la justice. Pourquoi est-on obligé à de tels recours ?

Mme Corinne Lepage. - S'agissant de la sous-traitance, il faudra examiner les pièces dans la procédure pénale. Je ne les ai pas encore vues, même si j'ai déposé une plainte au nom de l'association Respire. Toutefois, j'ai pu lire dans la presse les propos du président, largement démentis, selon lesquels Lubrizol a fait un effort particulier en matière de formation de ses sous-traitants. Il faudra le démontrer ! Et il s'agirait d'un cas particulier, car le cas général ne paraît pas être celui-là. En tout cas, dans son arrêté du 8 novembre, le préfet met en demeure Lubrizol sur toute une série de règles qui ont été manifestement violées : plan d'opération interne (POI), sprinklers, règlement général de sécurité...

Mme Nicole Bonnefoy, rapporteure. - Et quid de l'interdiction de la sous-traitance ?

Mme Corinne Lepage. - Les interdictions générales et absolues... Je serais plutôt favorable à une limitation très étroite des tâches qui peuvent être confiées à la sous-traitance. La maintenance classique ou les interventions dans les locaux administratifs peuvent évidemment être sous-traitées. Mais tout ce qui touche à l'entretien du site lui-même, non !

M. Hervé Maurey, président. - Sauf à avoir recours à des sous-traitants dont le niveau de qualification serait connu avec certitude.

Mme Corinne Lepage. - Certes, mais qui vérifie ?

J'aurais beaucoup de critiques à faire sur la manière dont l'État a géré cette affaire. Mais, pour sa défense, les moyens dont disposent les services de l'État en matière de contrôle sont en chute libre ! Là aussi, il faut une clarification. Je ne suis pas contre la réduction du train de vie de l'État mais j'observe que la réduction de ses dépenses s'est largement faite sur les organismes de contrôle, dans tous les domaines : vétérinaires, concurrence et répression des fraudes, etc. Or ce sont eux qui tiennent le système. Sinon, vous votez des lois qui ne seront jamais appliquées !

Il existe déjà un pôle « santé-environnement » au parquet de Paris et au parquet de Marseille. Le problème est que leurs moyens sont très insuffisants. Du coup, les dossiers traînent en longueur. Ainsi, l'un de mes dossiers, sur les algues vertes, dort depuis cinq ans. Pour celui de l'incinérateur de Massy, la procédure a mis dix-neuf ans ! Et parfois, on nous refuse une expertise, faute de moyens, tout en reconnaissant qu'elle serait nécessaire.

L'action de classe n'en est pas une. Des associations de victimes sont reconnues comme telles et peuvent agir dans la procédure pénale. Cela évite d'engorger les juridictions d'instruction, certes : on attend l'audience pour que les membres de l'association demandent réparation. Mon association a fait une demande ; nous avons attendu trois semaines un accusé de réception. En tout cas, les actions de classe, en France, n'en sont pas. Pourquoi ? Parce qu'on n'en voulait pas réellement ! Le monde économique était vent debout contre ce système, qui marche très bien aux États-Unis. Le succédané que nous avons fonctionne sans doute pour des notes de téléphone ou des frais bancaires, mais pas dans des dossiers comme Lubrizol.

Nous avons fait immédiatement un référé-constat dans cette procédure, comme je le fais couramment dans beaucoup de procédures. Cela va très vite et permet un débat contradictoire, avec un état des lieux immédiatement après l'événement. Pour la première fois, j'ai eu en face de moi un État qui était violemment opposé. J'ai reçu deux mémoires de l'État, deux de l'ARS et un du SDIS pour dire : « Circulez, il n'y a rien à voir. » La présidente du tribunal administratif de Rouen ne l'a pas entendu de cette oreille et nous avons un expert, avec lequel nous avons déjà tenu deux réunions d'expertise. Cela permet de faire l'état des lieux. Par exemple, sur les prélèvements, il faut préciser où ils ont été faits, et ce que l'on a prélevé. Il faut débattre de manière contradictoire, en présence d'un expert judiciaire, astreint aux règles de déontologie.

M. Hervé Maurey, président. - Comment peut-on être réellement sûr qu'un organisme est indépendant ?

Mme Corinne Lepage. - On ne peut pas en être sûr, monsieur le président.

M. Hervé Maurey, président. - Je craignais cette réponse.

Mme Corinne Lepage. - On me dit souvent, par exemple, que les associations ne sont pas indépendantes. Personne n'est indépendant, nous avons tous notre culture, notre religion, nos manières de voir les choses, des amitiés... Pour moi, être indépendant, c'est le contraire d'être dépendant. En somme, c'est ne pas dépendre financièrement de quelqu'un ou d'un organisme. Un expert judiciaire, lui, est totalement indépendant. Il a dû présenter patte blanche, dire qu'il n'avait aucun intérêt avec aucune des parties en cause et il figure sur une liste établie par les cours d'appel.

Mme Céline Brulin. - Quels sont les protocoles mis en place pour les suivis sanitaires et environnementaux ? Un point zéro était-il défini ?

Mme Corinne Lepage. - Il y a eu un incendie d'une immense ampleur. Les sapeurs-pompiers et les policiers ont été remarquables : grâce à eux, nous avons eu un accident industriel, pas une catastrophe majeure. Tout est imbriqué et le feu pouvait partir n'importe où : l'incinérateur voisin, les silos tous proches, les cuves de Total... Bref, cela aurait pu être la disparition de Rouen.

Le SDIS a immédiatement mesuré un certain nombre de facteurs, pour savoir si les pompiers pouvaient sortir. Il n'était pas chargé de la sécurité sanitaire de la population rouennaise, mais il était chargé de savoir s'il n'exposait pas à la mort ses hommes en les faisant sortir. Des prélèvements ont été faits avec des lingettes et analysés avec les moyens du bord. Ce qui n'était pas habituel - hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAP), dioxines, métaux lourds - n'avait pas été mesuré quotidiennement. Il existe en France deux ou trois camions « nucléaire, radiologique, chimique, bactériologique » (NRCB), parfaitement équipés. Celui qui était à Rouen, qui venait de Nogent-le-Rotrou, n'avait pas l'équipement nécessaire, semble-t-il, pour des relevés chimiques. Ce qu'on aurait pu mesurer ne l'a donc pas été.

De plus, avec leurs lingettes, les pompiers ont fait des mesures surfaciques, mais toutes les normes sont définies en volumétrie. Ce qui est sorti de ces analyses n'était donc comparable à aucune norme : on ne peut pas passer du surfacique au volumique. Atmo Normandie n'a mis en place des instruments pour mesurer les HAP et les dioxines que quelques heures après la fin de l'incendie, c'est-à-dire dans l'après-midi qui a suivi. Et les premières lingettes utilisées ont été détruites.

La population rouennaise s'interroge aussi sur les suivis mis en place, qui ne rassurent personne. En particulier, il n'y a pas de suivi médical prévu. Résultat : c'est la société civile qui s'organise pour le faire. Ce n'est pas normal. C'est le travail de l'État. Ce constat rejoint celui des difficultés de communication relevées : comment a-t-on pu dire, avec le nuage au-dessus de la ville, que la qualité de l'air était normale ? D'ailleurs, Atmo Normandie a refusé de publier ses résultats, parce que ceux-ci ne concernaient que les éléments habituels, qui n'étaient pas impactés par les fumées.

Les Rouennais expriment une très grande inquiétude, notamment sur la question du lait maternel, dans lequel on a relevé la présence de produits toxiques. Mais y en avait-il avant aussi ? Rouen, ce n'est pas la campagne... En tout cas, ce n'est pas sain de donner à un bébé du lait contenant des HAP.

M. Jean-Pierre Vial. - La quantité des matières détenues par l'entreprise, leur localisation et leur nature étaient-elles bien déclarées et communicables immédiatement aux services de secours ?

Mme Corinne Lepage. - Alors que la loi oblige les installations classées pour la protection de l'environnement (ICPE), notamment celles classées Seveso seuil haut, à tenir à disposition de l'État à tout moment la liste et la quantité de produits présents sur leur site, ils n'ont pas été capables de le faire. À la première réunion d'expertise, début octobre, l'État n'avait toujours pas la liste de Normandie Logistique et venait seulement de publier celle de Lubrizol. Ce n'est pas normal. Il est tout aussi anormal que Lubrizol ait stocké, sans aucune protection particulière, 2 000 tonnes sur le site de Normandie Logistique. En juillet 2019, un arrêté préfectoral a permis à Lubrizol d'augmenter considérablement les stockages. Pourquoi stocker encore, à côté, 2 000 tonnes ? On est dans le flou artistique. Dans les mises en demeure adressées le 8 novembre dernier, le préfet demande la liste exacte des produits, ce qui veut dire qu'il ne l'a toujours pas !

M. Hervé Maurey, président. - Vous avez parlé de critiques à émettre sur le fonctionnement des services de l'État au moment de la catastrophe et après. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Mme Corinne Lepage. - Même avant ! Mais je rappelle que les moyens ont baissé. Il y eu dix-neuf visites sur le site de Lubrizol. Comment est-il possible que, le 8 novembre, le préfet soit encore obligé de mettre en demeure Lubrizol de lui fournir un POI et un règlement de sécurité corrects ? L'arrêté indique ainsi que « le plan de défense incendie n'est pas complet », que « le POI du site ne contient pas les éléments liés avec l'instruction gouvernementale », que « l'exploitant n'a pas étudié, dans son étude de danger relatif aux unités de stockage, les stockages extérieurs », c'est-à-dire Normandie Logistique. L'arrêté indique aussi que « les stockages extérieurs susceptibles d'avoir des effets externes du site ne disposent pas de système de détection incendie », et que  « les dispositifs de confinement des eaux d'extinction du site n'ont pas permis de recueillir les eaux polluées lors de l'incendie ». Après dix-neuf visites !

M. Hervé Maurey, président. - C'est donc après l'incendie que l'État demande à l'entreprise communication de documents ?

Mme Corinne Lepage. - Il les avait déjà demandés le 19 juillet, en donnant un délai d'un ou deux mois, selon les documents. À la date de l'incendie, Lubrizol n'était pas en règle avec l'arrêté de juillet 2019. Or, avant juillet 2019, Lubrizol aurait déjà dû avoir un POI et un règlement de sécurité corrects, et n'aurait pas dû stocker dans de telles conditions des produits chez Normandie Logistique.

Deuxième problème : la communication de crise. Nous comprenons tous la difficulté de l'exercice. Et le préfet avait des mesures urgentes à prendre pour savoir s'il fallait évacuer Rouen ou non. Cela a été bien géré. Mais pourquoi n'a-t-il pas pris des instructions strictes de confinement ? C'est le patron du SDIS qui a dit : « Je rappelle que toute fumée de ce genre est une fumée toxique. » Les gens ont eu le sentiment d'être totalement abandonnés, de ne pas savoir quoi faire : certains sont partis, d'autres sont restés ; certains services publics ont fonctionné - les conducteurs d'autobus ont été obligés d'aller prendre leur service à six heures du matin -, mais des fonctionnaires ont été dispensés de service. Et le suivi n'est pas assuré, notamment pour les questions alimentaires. Je comprends très bien que les agriculteurs aient eu envie de revendre leurs produits, mais ils se sont tirés une balle dans le pied. On les a autorisés à revendre le lait le 14 octobre, et leurs autres productions, le 16 octobre. Personne n'a acheté et ils ne vont pas être indemnisés pour cette partie du préjudice.

Puis, certains producteurs, dont personne n'a ramassé le lait pendant quinze jours, alors qu'ils n'ont qu'une capacité de stockage correspondant à deux jours de production, l'ont répandu sur les champs. Et que se passera-t-il après ? Si les champs ont été pollués, qui va les indemniser ? Le rapport de l'Anses commence par préciser qu'il n'y a pas d'évaluation du risque sanitaire, et indique que si le Gouvernement autorise les produits, il faut mettre en place un suivi. Résultat : personne n'achète les produits ! C'est dommage pour les agriculteurs.

M. Daniel Gremillet. - On sait que du lait provenant de cette zone a été mélangé à du lait provenant de toutes les régions de France, et incorporé dans des produits transformés. Faut-il vendre ces produits ?

Mme Corinne Lepage. - Je ne suis pas qualifiée pour vous répondre. En principe, oui - j'en achète comme vous. Mais je ne suis pas capable de vous répondre.

M. Daniel Gremillet. - Dommage, car c'est un sujet complexe, et le problème n'est pris en compte par personne. Or, il suffit que du lait de trois ou quatre producteurs soit mélangé avec celui d'une centaine de producteurs...

Mme Corinne Lepage. - Si vous parlez des dioxines, il y a des seuils. Mais il faut du temps pour que les dioxines descendent dans le lait. Du coup, le lait des premiers jours posait peut-être moins de problèmes que celui des jours suivants. Certains, pourtant, préconisent de ne pas acheter les produits de telle ou telle marque, parce que ces marques achètent le lait de cette région.

Au début des années 1990, je défendais une société qui vendait du jambon, au moment de l'affaire des poulets à la dioxine en Belgique. Cette société a retiré de la vente tous les produits provenant de la Belgique et a demandé à son assurance de l'indemniser. L'assurance a refusé, en arguant du fait que nul ne l'avait obligée à faire cela. J'ai gagné, et l'assurance a payé, car la cour d'appel de Versailles a considéré que, en application du principe de précaution, cette société devait retirer les produits, même si, ultérieurement, les analyses ont montré qu'ils n'étaient pas toxiques.

M. Hervé Maurey, président. - Selon vous, que faudrait-il faire pour que nous soyons correctement informés ? Je dis bien « informés », et non « rassurés », car vous avez bien fait la distinction entre informer et rassurer, en soulignant, à juste titre, que les pouvoirs publics voulaient trop souvent rassurer. De quoi a-t-on besoin pour avoir vraiment une information fiable sur la réalité de la situation du point de vue sanitaire ?

Mme Corinne Lepage. - En amont, nous disposons d'un outil qui fait un très bon travail : l'Autorité environnementale. Ses résultats doivent être partagés. Les enquêtes publiques sont très importantes. Et il faut développer la culture du risque pour que les gens n'aient pas le sentiment qu'on leur cache la réalité. On a besoin de savoir, en s'appuyant sur des études fiables, vérifiées par des tiers et soumises à un débat public. Les dispenses d'études et d'enquêtes ne sont jamais bienvenues.

M. Hervé Maurey, président. - Et sur cette catastrophe ?

Mme Corinne Lepage. - Il faudra du temps pour avoir le recul nécessaire. Nous avons des prélèvements très hétérogènes : parfois de l'eau, parfois de l'air, parfois des sols... Et beaucoup d'évaluations sont surfaciques, ce qui ne sert strictement à rien, puisqu'on ne peut les comparer aux normes. De plus, quand on trouve des anomalies, on ne cherche pas pourquoi. Ainsi, on a trouvé un taux de dioxine anormal sur une table de ping-pong, et on nous dit que c'est normal !

Pour conclure, j'ai le sentiment, dans cette affaire, qu'on est toujours en train de rattraper la guerre d'avant. Des autorisations ont été données de manière laxiste. Quand l'accident se produit, on essaye de ne pas trop en parler. Vient ensuite la communication dont j'ai parlé tout à l'heure : « Il ne s'est rien passé. » Cela entraîne une communication de réassurance, pour la conforter.

Pour que les choses soient sues, il faut beaucoup plus de participation. Le comité de transparence et de suivi va dans la bonne direction, incontestablement. Mais il faut beaucoup plus d'éléments d'information. Surtout, on a besoin d'un vrai suivi médical. Ce qu'a proposé l'ARS n'est pas accepté.

M. Hervé Maurey, président. - Merci beaucoup. Je vous invite à nous adresser tout complément d'information qui pourrait nous être utile, notamment sur le dernier point : que faut-il pour disposer d'une information incontestable et incontestée ?

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 11 h 5.

La réunion est ouverte à 14 h 30.

Audition de Mme Agnès Buzyn, ministre des solidarités et de la santé

M. Hervé Maurey, président. - Madame la Ministre, notre commission d'enquête a souhaité entendre les différents ministres concernés par la catastrophe de l'usine Lubrizol de Rouen au début de ses travaux, car leurs déclarations, ainsi que celle du Premier ministre, qui n'ont pas toujours paru très cohérentes les unes par rapport aux autres, ont quelque peu semé le trouble dans les esprits.

Le Premier ministre a estimé, je le cite, que « les odeurs étaient gênantes, mais pas nocives ». Vous-même, quelques jours plus tard, avez déclaré que vous ne saviez pas ce que donnent ces produits mélangés quand ils brûlent. Vous avez également dit que la ville était polluée, alors que la ministre de la transition écologique et solidaire expliquait qu'il n'y avait pas de polluants anormaux dans les prélèvements effectués. Bref, tout cela a suscité un certain trouble dans l'esprit de nos concitoyens.

Si nous avons souhaité vous recevoir la première, c'est parce que les inquiétudes concernent principalement l'impact sanitaire de cette catastrophe. On est ici devant un type d'accident que l'on n'avait pas encore connu en France. À la différence de la catastrophe d'AZF, il n'y a pas eu de morts, de blessés ou de destructions, mais tout le monde s'interroge sur le fait de savoir si, à moyen ou à long terme, on sera confronté à des conséquences sanitaires, et sur quelles zones. Nous aimerions donc savoir ce que l'on peut réellement en dire aujourd'hui.

Nous avons auditionné la semaine dernière Mme Thébaud-Mony, spécialiste santé et environnement, qui indiquait que, selon elle, des substances cancérigènes étaient présentes sur le site, et qu'on pouvait par là même s'attendre à un certain nombre de pathologies à terme. Que pensez-vous de ces affirmations, qui ne sont pas anodines ?

Certains articles de presse évoquent la trace de produits toxiques dans le lait maternel. Nous voudrions savoir ce qu'il en est et si des éléments n'ont pas encore été divulgués : à ce stade, il n'est pas normal que l'on ne sache pas tout. Des études de sol sont, je crois, en cours, ainsi que différents examens et analyses. Quand et comment ces questions trouveront-elles des réponses ?

La semaine dernière, nous avons également auditionné les représentants de Santé publique France, qui nous ont annoncé une enquête de santé à compter mars 2020. Pourquoi si tard ? Celle-ci sera-t-elle suffisante pour lever toutes les inquiétudes ?

En corollaire, nous aimerions savoir pourquoi l'État a, jusqu'à présent, refusé de faire appel à des experts indépendants, comme on nous l'a indiqué.

Enfin, nous nous interrogeons sur la stratégie de l'État, qui semble surtout s'efforcer de rassurer et non d'informer. Nous avons entendu ce matin Delphine Batho, qui rappelait qu'à la suite de l'accident de 2013 concernant Lubrizol, un rapport d'Inspection préconisait de cibler la communication sur le factuel et le clinique, d'informer et non de chercher à rassurer à tout prix - ce qui, paradoxalement, semble aujourd'hui augmenter l'anxiété.

Je me dois, conformément à la procédure applicable, de vous rappeler que tout témoignage mensonger devant une commission d'enquête est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende. Je vous demande de bien vouloir prêter serment.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Agnès Buzyn prête serment.

Mme Agnès Buzyn, ministre des solidarités et de la santé. - Monsieur le président, mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, l'incendie de l'usine Lubrizol, survenu dans la nuit du jeudi 26 septembre, a suscité une profonde inquiétude dans l'ensemble de la population rouennaise et, plus largement, chez nos concitoyens concernés par les conséquences du panache de fumée. De nombreuses interrogations légitimes sur les effets sur la santé de cet accident industriel grave ont circulé.

Je souhaite vous expliquer de manière détaillée les actions qui ont été engagées par mon ministère. J'aborderai d'abord les mesures de gestion de crise dès l'origine de l'accident, la surveillance et le bilan de l'impact sanitaire, le contrôle de la qualité des eaux destinées à la consommation humaine et, enfin, l'impact à moyen et long terme pour les populations.

Tout d'abord, concernant les mesures de gestion de crise et la diffusion des premières recommandations sanitaires, je tiens à vous indiquer que l'ensemble de mes services, c'est-à-dire le Centre opérationnel du ministère de la santé, l'Agence régionale de santé (ARS) de Normandie, les agences sanitaires nationales - Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (Anses) et Santé publique France - l'Institut national de l'environnement industriel et des risques (Ineris) ont été mobilisés dès la nuit de l'incendie pour appuyer les services de la préfecture de région dans la gestion de cette crise.

Les priorités ont porté sur la prise en charge d'éventuelles victimes, ainsi que sur l'évaluation des effets sanitaires immédiats du panache de fumée, compte tenu de la présence de très nombreux produits toxiques stockés en masse sur le site.

Les recherches de toxiques dans l'air, réalisées en urgence par les pompiers du SDIS 76, ont permis de rassurer les services de santé et la population concernant les risques sanitaires immédiats. En effet, la présence de substances toxiques dans le panache à des concentrations qui pourraient induire un risque sanitaire aigu majeur n'a pas été détectée.

Toutefois, pour prévenir l'impact de ces fumées pour des populations sous le panache, notamment les personnes les plus fragiles, et assurer une prise en charge adaptée, mes services ont, dès le matin du 26 septembre, recensé en Normandie et dans les régions limitrophes les capacités d'hospitalisation en réanimation en cas de détresse respiratoire. Les capacités de renforcement du SAMU de Seine-Maritime en équipe médicale et en matériel ont également été identifiées en urgence. Ces dispositions n'ont heureusement pas eu à être mises en oeuvre, car il n'y a pas eu de victimes.

Les indicateurs d'activité remontés par le SAMU et les établissements de santé du secteur, les SAU, ont également été surveillés attentivement. Ces informations ont permis de constater l'absence de cas graves en lien avec l'incendie et un recours modéré auprès des services d'urgence hospitaliers. Cinquante-et-un passages aux urgences sans critère de gravité et en lien avec cet événement ont été enregistrés le 26 septembre.

Mes services se sont, dès les premières heures, attachés à définir les recommandations sanitaires permettant de limiter l'exposition des populations aux particules émises par l'incendie, puis aux retombées. Nous avons immédiatement donné des conseils à la population pour éviter les contacts avec les suies, notamment de nettoyer son environnement à l'humide en se protégeant, éviter toute consommation d'aliments souillés, notamment ceux des potagers.

De nouvelles recommandations plus spécifiques ont été diffusées par la suite par mes services : gestion des déchets verts, conduite à tenir pour les sports en extérieur, etc.

Je suis venue à Rouen, sur le site même de Lubrizol, dès le lendemain de l'incendie, pour soutenir les secours et les professionnels de santé, mieux comprendre la situation sanitaire, dire ce que nous savions à ce moment et ce que nous ne savions pas, et m'assurer en particulier de la mesure en temps réel de l'impact sanitaire immédiat.

Concernant la surveillance et le bilan de l'impact sanitaire immédiat, afin d'assurer une surveillance de la population dans les jours qui ont suivi l'incendie, j'ai saisi Santé publique France pour obtenir en urgence une synthèse concernant l'impact sanitaire observé.

L'analyse des données de surveillance épidémiologique a montré un impact sanitaire réel, mais modéré : 259 passages aux urgences, surtout les premiers jours, deux à cinq passages par jour dans les jours qui ont suivi. Il s'agissait essentiellement de pathologies asthmatiformes, de nausées, de vomissements ou de céphalées. Dix personnes ont été hospitalisées et sont sorties après un court séjour. Comme je l'indiquais, aucun cas grave n'a été rapporté durant la phase aiguë.

Le bilan sanitaire de la phase aiguë a été confirmé depuis par l'Anses. En effet, les cas rapportés par les différents centres antipoison n'ont pas présenté de caractère clinique de gravité qui pourrait constituer la signature d'une substance provoquant des risques sanitaires élevés à court terme.

La cellule d'appui psychologique a été mise en place à Rouen du 2 au 11 octobre pour accompagner la population, et assurer le soutien et l'écoute des habitants. Elle a reçu au total 47 personnes, surtout les premiers jours.

Troisièmement, s'agissant du contrôle de la qualité des eaux destinées à la consommation humaine qui est, rappelons-le, une prérogative de mes services, une surveillance renforcée a été mise en oeuvre par l'ARS de Normandie, avec la réalisation d'analyses immédiatement après l'incendie, en complément des analyses régulières habituelles.

Il convient de rappeler que le risque immédiat de contamination des eaux de consommation en Seine-Maritime était limité, l'alimentation en eau de ce territoire étant assurée par des ressources souterraines ne provenant ni de la Seine ni d'autres rivières.

La surveillance renforcée a également été mise en place par les ARS dans les régions Hauts-de-France et Grand-Est concernées par le panache. Ces analyses, largement poursuivies depuis avec la définition d'un vaste plan de surveillance des captages pour un grand nombre de substances, ont permis de confirmer l'absence de contamination des ressources en eau destinées à la consommation humaine. L'eau du robinet a donc pu continuer à être consommée sans inquiétude et mes services, en lien avec les préfectures concernées, ont communiqué en ce sens auprès des populations.

Mon ministère a suivi avec attention les résultats des analyses réalisées par les différents services de l'État pour caractériser la contamination dans les autres milieux, notamment pour plusieurs substances préoccupantes - je pense à l'amiante, aux dioxines, aux hydrocarbures aromatiques polycycliques, et au plomb - pour adapter, le cas échéant, des recommandations sanitaires diffusées aux populations.

En fait, cela n'a pas été nécessaire car l'ensemble des résultats d'analyses transmis à ce jour n'a pas mis en évidence de résultats non conformes aux valeurs seuils.

J'en viens maintenant à un point crucial d'inquiétude légitime des populations touchées, l'impact à moyen et long terme pour leur santé et celle de leurs enfants. Nous ne pourrons pleinement rassurer les habitants de ces territoires que dans le cadre d'une démarche rigoureuse d'évaluation quantitative des risques sanitaires et de surveillance épidémiologique adaptée des populations.

Le 2 octobre, nous avons ainsi saisi l'Ineris et l'Anses pour procéder à l'évaluation précise des conséquences de l'incendie à moyen et long terme sur l'environnement et sur la santé. Ce travail rigoureux et complexe est fondamental. Il se structure autour de trois étapes principales.

Première étape : identifier les contaminants susceptibles de s'être formés à l'occasion de l'incendie et qui représenteraient un enjeu sanitaire. Les agences ont répondu sur ce point le 9 octobre, ce qui a permis de lever les mesures de gestion mises en place à titre préventif - je pense notamment au séquestre du lait.

Deuxième étape : mener une campagne ciblée de prélèvements, notamment dans les sols et dans les végétaux, pour rechercher des contaminants dans ces milieux. C'est ce qu'on appelle la surveillance de pollution environnementale. Celle-ci est en cours d'élaboration depuis l'arrêté préfectoral du 14 octobre dernier, et les résultats sont attendus pour le 15 janvier.

Troisième étape : réaliser, sur la base de l'ensemble des résultats disponibles, après que tous les prélèvements ont été réalisés, une étude quantitative des risques sanitaires. Il s'agit d'une analyse de l'impact sanitaire potentiel, principalement pour une exposition chronique.

Un projet d'arrêté préfectoral, prochainement soumis à validation du Conseil départemental de l'environnement et des risques sanitaires et technologiques (CODERST), prescrit la réalisation de l'évaluation quantitative des risques sanitaires par les deux exploitants, Lubrizol et Normandie logistique. Cette évaluation quantitative des risques sanitaires, dont les résultats sont attendus au premier trimestre 2020, sera expertisée par les agences sanitaires nationales.

En complément, j'ai saisi Santé publique France, le 8 octobre, afin de disposer d'un avis sur les actions de surveillance sanitaire à mettre en oeuvre pour assurer le suivi à long terme des effets de l'incendie sur la santé des populations. La méthodologie qui a été mise en oeuvre par cette agence vous a été expliquée, je pense, la semaine dernière par le professeur Geneviève Chêne, sa nouvelle directrice générale.

Pour conclure mon propos introductif, je souhaiterais vous livrer un premier retour d'expérience, qui répond partiellement à votre question, monsieur le président.

Vous pouvez le constater, je me suis engagée dès le premier jour pour comprendre et expliquer la situation avec rigueur, et en toute transparence. Je reste engagée pour tirer toutes les leçons de cette crise. Je pense qu'il convient de souligner le caractère singulier de cet accident industriel, qui a heureusement engendré peu de blessés, mais qui a impliqué un nombre très important de personnes, à la grande différence de l'accident d'AZF.

La gestion de crise liée à ce type d'événement est de facto intersectorielle. Elle implique plusieurs ministères et plusieurs services de l'État au niveau territorial.

Malgré cette complexité, on peut observer une action coordonnée et cohérente des services de l'État pour protéger les populations. À ce titre, je souligne la qualité et la diligence des expertises mobilisées dès les premières heures, notamment pour lever les incertitudes sur les fumées, puis sur les suies.

De même, l'engagement de tous les professionnels de santé est à chaque fois à la mesure des enjeux. Je voudrais remercier encore une fois tous les professionnels de santé du territoire qui ont répondu à la population.

Je tiens également à souligner le rôle important de mes services dans cette gestion de crise. À la demande du Premier ministre, et en appui à la cellule post-accident activée à la préfecture de Seine-Maritime, la Direction générale de la Santé (DGS) a accueilli et animé dès le 1er octobre et jusqu'au 18 octobre, une cellule nationale d'appui afin d'assurer un soutien aux autorités locales et à la cellule post-accident, et de coordonner les actions interministérielles, notamment la mobilisation des expertises.

Cependant, malgré toute cette mobilisation et notre volonté de faire toute la transparence, nous n'avons pas su répondre aux inquiétudes légitimes de la population, notamment concernant les risques sanitaires et environnementaux liés à d'éventuelles contaminations. Je pense qu'il conviendra de réfléchir collectivement à de nouveaux modes d'information et à de nouveaux modes de communication auprès de la population.

Plus largement, il nous faudra mener dans les prochains mois, une réflexion sur les modes de réponse au niveau national face à ce type de crise. Je pense que les conclusions de votre commission d'enquête vont largement y contribuer.

Je suis prête à répondre plus précisément à vos questions mais, d'ores et déjà, je tenais à vous faire l'historique des actions du ministère des solidarités et de la santé.

M. Hervé Maurey, président. - Merci madame la ministre. Vous avez effectivement répondu partiellement à mes questions. J'espère que vous aurez l'occasion d'y revenir à travers celles qui seront posées par les rapporteurs et par les membres de la commission d'enquête.

Je pense qu'il serait intéressant, à l'issue de cette audition, que vous puissiez nous nous faire remettre un tableau exhaustif mentionnant toutes les études, prélèvements, analyses réalisées et en cours d'élaboration en précisant leurs auteurs. Cela permettra d'apporter une réponse très précise à la question essentielle que j'ai posée : que sait-on aujourd'hui ? Qu'ignore-t-on ? Quand et comment le saura-t-on ? Un tel document serait très utile.

Vous n'avez pas répondu à l'affirmation très grave de Mme Thébaud-Mony selon laquelle il existait sur le site des produits cancérigènes. Réfutez-vous cette affirmation ? La confirmez-vous ou la considérez-vous comme prématurée ?

Mme Agnès Buzyn, ministre. - Le site de Lubrizol lui-même comporte énormément de produits toxiques. Je n'en ai pas la liste exhaustive, mais les hydrocarbures polycycliques sont, par exemple, des produits cancérigènes et leucémogènes connus.

Je parle, là, des produits stockés. Ma préoccupation a été de savoir si, en brûlant, les produits toxiques se trouvant dans le panache, l'air, l'eau, les suies, puis dans les sols et les végétaux, exposaient la population ou si, en brûlant, ils se transformaient en atomes de carbone et de suie standard. C'est ce que mes services se sont attachés à rechercher.

M. Hervé Maurey, président. - Quelle réponse avez-vous à ce stade ?

Mme Agnès Buzyn, ministre. - La réponse est non. C'est pourquoi nous avons petit à petit levé les incertitudes concernant l'air, les suies, le lait. En réalité, en brûlant, tous les produits toxiques retrouvés dans les analyses restaient en dessous du seuil admissible environnemental. Je ne dis pas que cela n'a rien dégagé mais, dans tous les cas, cela n'a pas atteint des seuils nécessitant des mises à l'abri ou des mesures complémentaires de protection des populations.

J'ai levé les incertitudes petit à petit quant à la présence de ces produits toxiques initiaux sur le site. À ce stade, tout reste en deçà des seuils environnementaux admissibles. J'ai été très prudente. J'en viens à la question que vous m'avez posée : pourquoi ai-je cherché à rassurer ? Je n'ai pas cherché à rassurer, j'ai dit que nous recherchions tel ou tel produit dans l'environnement. Tant que je n'avais pas la certitude qu'ils ne s'y trouvaient pas, je ne pouvais pas rassurer qui que ce soit, mais une fois qu'on est sûrs qu'ils n'y sont pas, on peut en informer les populations sur des bases scientifiques. C'est à ce stade que la population n'est pas toujours convaincue. Vous pouvez reprendre tous mes propos : je n'ai jamais été rassurante outre mesure, sauf lorsque j'ai eu un résultat. J'ai été très rigoureuse.

Enfin, le tableau exhaustif est disponible jour par jour. Nous allons vous le transmettre. Il a été établi pour les services du Premier ministre.

M. Hervé Maurey, président. - La parole est aux rapporteurs.

Mme Nicole Bonnefoy, rapporteure. - Madame la ministre, j'ai bien compris que vous aviez cherché avant tout à lever les incertitudes, ainsi que vous venez de le dire mais, il faut selon moi disposer pour ce faire de la liste des produits brûlés et en connaître la composition. Où en est-on de la publication in extenso de la liste des produits brûlés, ce qui passe bien évidemment par la levée du secret de fabrication ? Ce secret a-t-il été levé ? Peut-on avoir cette liste, ainsi que celle des molécules qui composent ces produits - PCB, dioxines, etc. -, qui ont pu potentiellement polluer les sols, ce qui contribuera à lever les incertitudes ?

Mme Agnès Buzyn, ministre. - Je laisserai Élisabeth Borne vous répondre à propos des produits présents sur le site. J'ai demandé à mes services de rechercher les produits cancérigènes - hydrocarbures polycycliques, dioxine, amiante. Avant même d'en avoir la liste exhaustive, nous savons ce qui est dangereux pour la population.

Nous avons croisé une méthode de raisonnement générale avec la liste fournie par Lubrizol à Élisabeth Borne et à ses services. L'Anses, Santé publique France et l'Ineris ont estimé ce que pouvait produire leur combustion et ont décidé de compléter ou non les prélèvements initiaux. C'est la direction régionale de l'environnement, de l'aménagement et du logement (Dreal) qui détient cette liste. L'Ineris et l'Anses en ont été destinataires pour évaluer si nous avions bien tout appréhendé ou s'il convenait de rechercher d'autres produits. Cela fera partie de leurs travaux ultérieurs.

Mme Nicole Bonnefoy, rapporteure. - A-t-on la liste des molécules composant ces produits liés à la levée du secret industriel ?

Mme Agnès Buzyn, ministre. - Je pense que c'est la Dreal qui la détient. Un produit est composé de molécules. À partir du moment où on a la liste des produits, on a la liste des molécules. Je ne vois pas comment on peut faire la différence entre les deux. La DREAL a communiqué la liste aux agences sanitaires qui, sur la base de l'ensemble des produits stockés sur l'usine, doit nous dire s'il convient de compléter la recherche d'autres toxiques sur les prélèvements initiaux.

Mme Christine Bonfanti-Dossat, rapporteur. - L'inventaire des actions que vous avez menées ressemble à un inventaire à la Prévert. Cependant, des experts - dont je ne fais pas partie - disent qu'ils peinent à identifier le cocktail de substances résultant de cette combustion, et affirment que plus de 3 000 molécules chimiques ont brûlé ensemble.

Ils disent aussi qu'il n'existe aucun modèle, aucune simulation numérique décrivant un tel mélange réactionnel, et qu'on pourrait, in fine, découvrir des composés inattendus. Vous l'avez dit, vous avez recherché les toxiques en priorité, mais le cocktail dégagé reste aujourd'hui encore mystérieux. Vous avez demandé à réaliser des prélèvements d'eau, à rechercher des particules de dioxine, de goudron, d'amiante. Des lingettes provenant de 52 endroits différents ont même été analysées. C'est ce qui a permis aux experts d'écarter a priori des risques aigus pour la santé, mais où en sont les examens médicaux et les bilans de santé des populations exposées aux substances dégagées ?

Vous n'êtes pas sans savoir que de nombreuses personnes se réunissent toutes les semaines devant le palais de justice de Rouen en scandant : « Notre passé sent Lubrizol, notre avenir sent le cancer ». L'État vient d'annoncer une enquête de santé en mars 2020. Est-ce fait pour rassurer ces populations ?

Mme Agnès Buzyn, ministre. - Oui, il existe un effet cocktail, et c'est bien la difficulté : personne n'a établi de modélisation à ce sujet. Aujourd'hui, l'Ineris et l'Anses tentent de définir quelles molécules issues de l'effet cocktail rechercher en plus de celles que nous avons recherchées initialement.

En France, il n'existe rien d'équivalent, et je ne sais si cela a été fait ailleurs. Ce travail est en cours. Des chimistes des agences sanitaires étudient la volatilité des composés, la façon dont ils brûlent. C'est sur la base de leur analyse des produits stockés et de l'effet cocktail potentiel qu'on recherchera éventuellement d'autres substances dans les prélèvements initiaux et sur les prélèvements effectués dans le sol et sur les plantes. Aujourd'hui, je l'ai dit, on n'y retrouve pas d'hydrocarbures polycycliques, de dioxine ou d'amiante.

Vous me demandez par ailleurs pour quelles raisons il n'existe pas d'examen de santé biologique. C'est le travail que doit mener Santé publique France qui doit, sur la base de la pollution environnementale, rechercher des atteintes du foie, etc. Cependant, pour savoir ce qu'il faut rechercher sur l'être l'humain, il faut savoir quel type de pollution est présent dans l'environnement. Aujourd'hui, nous n'avons pas retrouvé de polluants au-dessus des seuils de contamination habituelle de l'environnement. Nous ne pouvons donc diligenter une enquête sur l'être humain. Nous ne pouvons faire de prise de sang pour rechercher tel ou tel toxique, puisque nous ne savons pas quel toxique peut être présent dans l'environnement. Nous attendons que nos experts travaillent sur les effets cocktails et déterminent si des prélèvements complémentaires sont nécessaires.

Une fois que l'évaluation environnementale sera achevée, Santé publique France mettra en place, si cela s'avère nécessaire, un suivi épidémiologique de la population pour connaître le nombre de cas d'atteinte hépatique ou d'insuffisances médullaires.

Mme Christine Bonfanti-Dossat, rapporteur. - Cela ne sera-t-il pas trop tard ?

Mme Agnès Buzyn, ministre. - Non. On est sur du long terme et sur des substances qui, si elles ont un effet, ont un effet d'accumulation. Il n'existe pas de produit cancérigène qui provoque un cancer en l'espace d'une semaine. C'est l'accumulation d'un produit dans le temps qui, éventuellement, expose, au bout de plusieurs années, à un risque de cancer. Ces enquêtes épidémiologiques vont se faire sur plusieurs mois, sur la base de la pollution environnementale.

À ce jour, nous n'avons que des résultats sous les seuils environnementaux pour tous les toxiques que nous avons recherchés. Nous ne savons donc pas quoi chercher dans la population. Faute de substances précises présentes dans l'environnement, nous n'avons pas de raisons de nous pencher plus particulièrement sur le coeur, le foie ou les reins.

Santé publique France lance en mars une enquête épidémiologique qui va prendre en compte le ressenti des personnes. Nous pensons qu'il existe dans la population rouennaise une forte inquiétude. C'est donc une enquête très générale destinée à savoir comment les personnes ressentent leur vie après l'événement et s'ils ont des symptômes particuliers. Il ne s'agit pas d'une enquête liée à la recherche d'un toxique particulier, puisque nous ne savons pas s'il y en a, au-delà de ceux que nous avons d'ores et déjà recherchés.

M. Hervé Maurey, président. - Vous répondez donc, à la demande d'une étude épidémiologique sur le long terme, comme cela a pu être fait, notamment aux États-Unis après les événements du 11 septembre, que l'on verra en fonction des résultats de l'enquête qui sera réalisée en mars 2020 ?

Mme Agnès Buzyn, ministre. - Non, on va croiser une approche populationnelle très générale avec une enquête basée sur des éléments scientifiques de contamination éventuelle de la population.

M. Hervé Maurey, président. - On verra donc en fonction des résultats de ces enquêtes ?

Mme Agnès Buzyn, ministre. - Je ne peux pas vous le dire aujourd'hui. Ce sont Santé publique France et l'Anses qui doivent me dire s'il y a lieu ou non de mener une enquête épidémiologique de long terme sur la santé, ce qui ne veut pas dire qu'on ne peut pas en faire une sur le ressenti de la population.

M. Hervé Maurey, président. - Nous sommes donc bien d'accord.

Mme Christine Bonfanti-Dossat, rapporteur. - En d'autres termes, il est urgent d'attendre...

Mme Agnès Buzyn, ministre. - Ce n'est pas que je souhaite attendre, mais on applique un raisonnement par étapes pour savoir si on retrouvait des toxiques. On n'a pas retrouvé les toxiques les plus cancérigènes ni les plus fréquents qu'on s'attend à découvrir sur un site pollué de type Seveso - hydrocarbures, dioxine, etc. On cherche donc à présent des éléments rares. Je ne sais s'ils existent dans l'environnement. Les analyses des agences sont en cours. Je ne dis pas qu'il est urgent d'attendre : j'attends des analyses concrètes des agences sanitaires pour décider de ce qu'il convient de faire.

M. Hervé Maurey, président. - C'est ce que les Normands traduisent par « P'têt ben qu'oui, p'têt ben qu'non » !

Mme Nicole Bonnefoy, rapporteure. - J'entends ce que vous dites, mais je ne comprends pas, et cela m'inquiète. Je le répète, il me semble que lorsqu'on dispose de la liste des produits brûlés et de leur composition intégrale, on pourrait rechercher des combinaisons de substances dangereuses.

Vous avez dit par ailleurs que la surveillance de la population est confiée à Santé publique France, que nous avons auditionnée. Nous comprenons bien sa mission mais regrettons la faiblesse de ses moyens. Ses représentants nous l'ont d'ailleurs dit : le suivi et la surveillance de la population sont une priorité après l'incendie de Lubrizol, mais leurs moyens sont extrêmement faibles, ce qui les oblige à négliger leurs autres travaux. Allez-vous leur donner des moyens supplémentaires pour réaliser la surveillance de la population ?

Mme Agnès Buzyn, ministre. - Vous avez raison, il y avait un certain nombre de molécules sur le site, mais elles se sont transformées en atomes de carbone lors de l'incendie, ce qui a produit des suies. Ce n'est pas parce que certaines molécules sont stockées qu'on les retrouve à dix kilomètres à partir du moment où elles ont brûlé. La combustion a dégradé les substances. Avec la chaleur, les atomes explosent et se retrouvent isolés. Ce n'est plus une molécule chimique, mais du carbone, avec de l'oxygène, de l'hydrogène, etc. Pour l'instant, nous ne trouvons aucune des molécules initiales dans nos analyses.

Nous avons demandé aux agences de vérifier si d'autres molécules auraient pu résister à la combustion et se retrouver dans l'environnement. En fait, on ne trouve sur le sol que du carbone, comparable à la suie d'une cheminée.

Quant à la surveillance des populations, elle est très étroitement effectuée par Santé publique France. Tous les registres sont en éveil - cancers, maladies rares. Ils couvrent tout le territoire national. La surveillance de la population rouennaise sera renforcée. Les hôpitaux et les professionnels de santé vont nous faire remonter, comme on le leur demande, les maladies particulières qu'ils observeraient dans leur patientèle. La surveillance de la population est également renforcée en termes de morbidité. Il pourrait même y avoir une enquête de biosurveillance, afin de vérifier si, par rapport à un toxique donné, il faut rechercher une maladie particulière mais, pour l'instant, nous n'avons pas de piste. Il faudrait qu'on sache quels produits sont réellement dans l'environnement. Nous ne trouvons rien d'anormal et on ne sait donc quoi rechercher.

Santé publique France est évidemment accompagnée dans sa montée en charge. Les registres existent. On ne va pas en créer de nouveaux.

M. Hervé Maurey, président. - Santé publique France a donc selon vous les moyens de faire son travail ?

Mme Agnès Buzyn, ministre. - Si les représentants de Santé publique France me disent qu'ils ont un surcroît de travail et nous font remonter une note de besoin, on l'étudiera. Pour le moment, ils n'ont pas fait mention d'un besoin particulier par rapport aux registres nationaux déjà existants. Il est hors de question qu'un manque de moyens empêche la surveillance du territoire. Je reste évidemment attentive à ce que les moyens attribués à Santé publique France lui permettent de couvrir sa charge.

Mme Pascale Gruny. - Madame la ministre, disposez-vous des mêmes études pour les Hauts-de-France ? Le nuage est également passé au-dessus de ce territoire qui est le mien. Nous avons subi le blocage des cultures, du lait, et cela suscite des inquiétudes. Le lait a souvent été jeté dans les sols. Que va-t-il se passer ensuite ?

La parole du Gouvernement et des experts est aujourd'hui contredite par d'autres, qui se prétendent spécialistes. Il serait bon qu'on réfléchisse à adopter une position claire. Je pense que les chaînes d'information en continu ne contribuent pas à la transparence du débat. On entend des propos contradictoires jusque dans cette enceinte, d'où les questions que vous ont adressées les rapporteurs.

Enfin, vous avez appliqué le principe de précaution, mais si l'on ne découvre rien et que l'usine n'est pas reconnue responsable, est-ce l'État qui prendra en charge les indemnités des agriculteurs - je parle ici pour ma région ?

Mme Agnès Buzyn, ministre. - Je ne regrette pas d'avoir appliqué le principe de précaution, même s'il a pu être mal interprété par la population.

Qui va payer pour tout cela s'il n'y a pas eu de polluants - hormis le carbone de la suie - issu de l'incendie ? Je suis ministre de la santé : je ne peux donc répondre à cette interrogation.

Quant à la parole publique, c'est un sujet qui me préoccupe depuis des années, en tant que scientifique et en tant que médecin. J'ai eu à gérer l'accident de Fukushima en tant que présidente de l'Institut de radioprotection et sûreté nucléaire (IRSN). J'ai évoqué le risque de radioactivité sur tous les plateaux de télévision et sur toutes les stations de radio. Je sais donc bien que la parole publique est sans arrêt questionnée.

Pour autant, dire que les agences sanitaires ne sont pas des experts indépendants me trouble. Les agences sanitaires ne sont pas aux ordres. Elles sont composées d'experts, de scientifiques. Rien n'obligera jamais un scientifique à dire quelque chose qu'il ne pense pas. Je ne vois pas qui, dans ces agences, aurait envie de mentir à la population. Faut-il ne plus avoir d'agences de l'État sous prétexte qu'elles ne seraient pas indépendantes ? Faut-il que chaque citoyen effectue ses recherches pour son propre compte ?

On assiste à un glissement du discours concernant la parole politique et la parole institutionnelle. Nos institutions sont de très grande qualité. L'Anses, Santé publique France sont composées d'experts de haute valeur. Cela me choque qu'on mette leur parole en cause au motif que ce sont des agents publics. Ce sont avant tout des scientifiques et les expertises de ces agences font d'ailleurs souvent l'objet de groupes de travail de personnalités scientifiques extérieures, qui viennent apporter leur expertise pour traiter une question.

Je pense que c'est à nous tous de rétablir les choses et de dire que nos agences scientifiques et sanitaires sont indépendantes. On n'est pas dans l'URSS des années 1950. On ne leur donne pas d'ordres. On les saisit - c'est notre travail de politique -, mais la réponse est totalement indépendante.

Pour avoir été moi-même à la tête de trois agences sanitaires, l'IRSN, l'Institut du cancer (INCA) et la Haute Autorité de santé (HAS), je sais qu'aucun politique ne m'aurait fait dire ce que je ne pense pas. Il faut rétablir les institutions dans ce qu'elles ont de protecteur pour la population et ne pas laisser prospérer le doute sur le fait que nos agences, qui ne sont pas composées de politiques, pourraient émettre des avis faussés. On prend là un risque en termes d'image de ce que représente l'État pour la population. L'État, ce n'est pas qu'un Gouvernement et des politiques, l'État c'est aussi des institutions apolitiques.

M. Hervé Maurey, président. - Nous regrettons, tout comme vous, le discrédit qui est jeté sur la parole publique mais force est de constater que toutes ces déclarations contradictoires - je ne parle pas forcément des vôtres - ne concourent pas à la fiabilité de l'information.

Si l'on vous interroge sur le fait de savoir quelle va être la suite des événements en termes d'enquête et de suivi, c'est pour pouvoir indiquer à nos concitoyens ce qui va être fait, ce qu'ils peuvent en attendre - d'où ma demande de tableau, qui permettra de disposer d'un certain nombre d'informations dont on a besoin.

Nous partageons votre constat, mais je ne suis pas convaincu que l'on fait forcément ce qu'il faut pour éviter ce genre de situation.

Mme Agnès Buzyn, ministre. - Vous avez raison, monsieur le président, mais je veux faire ici l'éloge de la complexité. Cet incendie est très complexe. Dire qu'on n'a pas trouvé d'hydrocarbures à J + 1, et qu'on saura s'il y a de la dioxine à J + 8, parce que les analyses prennent 8 jours, n'est pas simple à admettre pour la population, mais la transparence et la sincérité nuisent à la simplicité. Il serait plus simple de dire que tout va bien. Ce n'est pas ce que nous avons dit. Même si cette complexité peut être anxiogène, on doit expliquer à nos concitoyens que nous ne savons pas ce que nous cherchons. Il faut l'assumer.

J'entends vos questions, mais personne dans le monde n'est capable de dire ce que donne tel ou tel produit qui brûle à telle ou telle température. Il faut établir des modélisations. Des chimistes travaillent sur cette question, et il faut dire à la population que c'est très compliqué, que nous faisons tout notre possible pour lui donner les informations en temps réel, mais qu'elles ne tombent pas toutes au même moment.

Tout ce que je peux affirmer, c'est que nous avons tout de suite évacué les risques les plus importants concernant les toxiques et les cancérogènes standards que l'on doit rechercher après un incendie de ce type.

Pour ce qui est de l'effet cocktail, personne n'est capable de le modéliser. Nos agences y travaillent, mais il n'y a pas plus d'expertise aux États-Unis ou en Allemagne qu'ici pour savoir ce que cela donne. Cela va prendre trois mois de plus, car il faut savoir quelles molécules peuvent être issues de cette combustion et ce qu'il faut rechercher dans les prélèvements. Il faut oser le dire ! Je suis prête à l'assumer devant la population. Il faut parfois disposer de plus de trois minutes chez Jean-Jacques Bourdin. La pédagogie nécessite parfois un peu plus que quelques minutes d'interview. La simplification à outrance nuit à la crédibilité. En simplifiant, on finit par être dans l'erreur. Cela interroge aussi notre capacité à gérer le temps long dans les médias.

M. Hervé Maurey, président. - Je tiens à dire que nous demandons systématiquement aux personnes qui critiquent ces études ce qu'elles souhaiteraient pour être réellement rassurées. En général, nous n'obtenons pas de réponses très claires.

Mme Agnès Buzyn, ministre. - Quant aux Hauts-de-France, ils font partie de la surveillance et de toutes les réunions. Son ARS s'est mobilisée, tout comme l'ARS de Normandie. On inclut toutes les populations qui étaient sous le panache pour la surveillance, les registres et l'information. Les choses sont traitées en bloc.

M. Hervé Maurey, président. - On a posé la question à Santé publique France, qui parlait essentiellement de la Normandie, mais on a veillé qu'ils n'oublient pas les Hauts-de-France.

M. Jean-François Husson. - J'apprécie le niveau d'échange qui est le nôtre ; je pense néanmoins que la représentation nationale, les ministres, le Gouvernement doivent tenir une ligne de conduite et parler de manière moins intempestive, tout en faisant confiance aux organismes sous leur tutelle.

Il est miraculeux que cet incendie ait eu aussi peu de conséquences en termes sanitaires. J'ai cependant l'impression que peu de sites Seveso ont jusqu'à présent été touchés par un tel sinistre. Même si le Président de la République estime que tout a bien fonctionné dans la chaîne de commandement des services de l'État, je pense qu'on manque de connaissances sur le type de produits qui étaient stockés à cet endroit. J'estime que des interdictions auraient dû être émises.

La chaîne des différents partenaires vous paraît-elle, à ce stade, suffisamment rigoureuse ? Je pense qu'une plus grande connaissance aurait permis une intervention plus efficace et d'avoir au moins les bons éléments en matière de communication de crise. Celle du Gouvernement a été catastrophique durant cinq jours. On met du temps à se relever de ce genre de choses !

Mme Agnès Buzyn, ministre. - Je ne peux me prononcer sur la nature des produits que stockait l'usine Lubrizol. Cela relève de la DREAL et non de mon champ de responsabilité. Nous avons immédiatement recherché les produits les plus dangereux qu'il faut systématiquement rechercher. Cela a été ma priorité en tant que ministre de la santé.

S'agissant de la communication, les conclusions de la mission d'information de l'Assemblée nationale et de votre commission d'enquête seront intéressantes, même pour le Gouvernement. Le problème est que chaque ministre est amené à s'exprimer sur des sujets qui ne sont pas de sa compétence. Si on amène Mme Borne à parler de la santé et qu'on me demande de me prononcer sur la Dreal, on est beaucoup moins pertinent et on risque de commettre des erreurs. La parole unique nécessite qu'on fasse converger la totalité des informations auprès d'un seul ministre, et nous sommes nombreux à gérer la crise : le ministre de l'intérieur pour l'incendie, la ministre de l'environnement pour la question du site Seveso, la ministre de la santé pour l'impact sanitaire. Très vite, les questions partent dans tous les sens et donnent lieu à une forme de cacophonie.

Là aussi, on apprend en marchant. Les gestions de crise sont souvent pensées en termes d'impact immédiat. On a tous à l'esprit une explosion comme celle d'AZF, avec des morts et des blessés. En général, les centres de gestion de crise sont attentifs à l'impact sanitaire immédiat par rapport au nombre de morts ou de blessés. Or les organisations à mettre en place ne sont pas les mêmes lorsque l'urgence porte sur une gestion de crise de moyen et long terme, comme on le vit aujourd'hui. Le ministère de l'intérieur n'est pas forcément le plus adapté pour gérer une telle situation. Il faut donc réfléchir à des organisations à géométrie variable.

J'ai eu la même expérience en tant que présidente de l'IRSN. Cet institut était très bien organisé pour gérer une fuite sur une centrale nucléaire, mais traiter un impact sanitaire majeur à long terme nécessite d'autres expertises. Il faut déterminer un chef de file en fonction de chaque cas pour gérer la situation. C'est la raison pour laquelle une cellule nationale d'appui a été mise en place au sein du ministère de la santé. On s'est en effet vite rendu compte que les questions de la population ne portaient pas sur les produits toxiques au sein du site, mais bien sur leur impact sanitaire. C'est le ministère de la santé, qui dès J + 2 ou J + 3, s'est retrouvé en première ligne, sans avoir été identifié au départ comme chef de file.

C'est sur ce plan que la mission d'information et votre commission d'enquête vont permettre aux services de l'État de s'enrichir de ce retour d'expérience collectif. J'entends évidemment les remarques qui sont faites.

Mme Céline Brulin. - Je pense avoir compris que ce sont des analyses environnementales qui vont donner lieu ou non à un suivi épidémiologique, mais ce protocole est-il le seul envisageable ? Y a-t-il des débats scientifiques sur le sujet ? On nous a expliqué qu'un suivi des populations avait été organisé après les attentats du World Trade Center. Quels sont les débats sur la manière dont on peut conduire ces protocoles ? Pourquoi la France a-t-elle fait le choix que vous venez de nous exposer ? Ne faudrait-il pas produire un état zéro de la santé de la population ? Certaines personnes peuvent être en droit de demander réparation...

Par ailleurs, vous avez évoqué les capacités des établissements hospitaliers, notamment des services de pneumologie, mais il existe sûrement toute une palette d'accidents plus ou moins graves. Pensez-vous que les services sanitaires soient calibrés pour y faire face - fourniture de masques et de protection le cas échéant, etc. ?

Mme Agnès Buzyn, ministre. - La surveillance épidémiologique de la population est permanente sur l'ensemble du territoire, grâce aux différents registres des maladies. Sur Rouen, l'état zéro est connu.

Mme Céline Brulin. - Des analyses ont prouvé que le lait maternel de certaines femmes contenait des hydrocarbures aromatiques polycycliques, mais on ne peut dire aujourd'hui si c'était le cas avant la catastrophe de Lubrizol ou si c'est lié. De quels outils disposons-nous pour le dire ?

Mme Agnès Buzyn, ministre. - Ces analyses de lait maternel ont été prescrites par des médecins traitants pour neuf femmes allaitantes. Les prélèvements ont été réalisés par le CHU de Rouen et traités par le CHU de Limoges. Ce n'était pas lié à l'événement.

Il ne faut pas mélanger une surveillance épidémiologique avec une recherche spécifique sur des toxiques particuliers, qui doit être encadrée. Je ne sais pas quoi répondre à ces femmes. Ce n'est pas ainsi qu'on fait de la recherche.

On a aujourd'hui des éléments qui recensent les toxiques présents dans le corps humain. Les registres des maladies permettent de connaître la fréquence de telle ou telle anomalie - malformations congénitales, cancers, etc. La surveillance de la population rouennaise va être renforcée. On va demander aux professionnels de santé, aux hôpitaux, aux établissements de bien faire remonter toutes les anomalies, mais il n'y aura pas de surveillance spécifique dédiée à un toxique tant que nous ne saurons pas s'il existe des toxiques particuliers dans l'environnement. Cela reprend ma réponse à Mme Bonnefoy.

Pour surveiller quelque chose, il faut savoir à quels risques les personnes sont exposées. Aujourd'hui, nous n'avons pas de risque particulier par rapport aux toxiques les plus fréquents. Tant qu'on ne sait pas s'il existe des toxiques rares, nous ne mettrons pas en place d'autre surveillance que la surveillance épidémiologique habituelle de la population.

La grande différence par rapport au World Trade Center, c'est qu'il n'y a pas eu d'incendie, mais un affaissement des tours, avec un nuage de poussière où les toxiques étaient présents. Il n'y a pas eu de combustion. L'amiante est parti partout dans Manhattan, ainsi que la dioxine, mais ce n'est pas du tout le même phénomène.

Pourquoi ne trouve-t-on rien dans le cas qui nous occupe ? Visiblement, la combustion a fait que les molécules toxiques se sont désagrégées et qu'on ne les retrouve pas, ce qui constitue la grande différence avec le World Trade Center.

Mme Agnès Canayer. - On ressent aujourd'hui, au-delà des 112 communes de Seine-Maritime et des Hauts-de-France, une vraie inquiétude des populations, qui se posent de nombreuses questions. La foison d'analyses ne répond pas forcément à leur inquiétude car, comme vous l'avez dit, beaucoup de discours sont peu accessibles, même si votre parole est très pédagogique. On comprend, derrière vos propos, la portée des enjeux, mais il est clair que, pour nombre de personnes, les explications des différentes agences ou des scientifiques restent absconses. Il manque en outre une coordination entre les diverses analyses, dont on a déjà parlé.

Sur quel réseau les ARS de Normandie et des Hauts-de-France s'appuient-elles pour aller vers les populations et leur expliquer les enjeux et les risques de la question ?

Mme Agnès Buzyn, ministre. - Votre question me permet de revenir sur un des retours d'expérience que nous avons eu dès les premiers jours. Nous n'avons pas suffisamment été capables de communiquer des éléments utiles aux professionnels de santé. Pharmaciens, médecins, infirmières à domicile sont les premiers vers lesquels se tourne la population pour avoir des informations. Ce sont de très bons réseaux de terrain pour informer, voire rassurer, s'il y a lieu.

Nous avons immédiatement donné un certain nombre d'informations aux Unions régionales des professionnels de santé (URPS), mais peut-être pas de façon suffisamment pédagogique pour que ce soit diffusé à tous les professionnels du territoire afin qu'ils puissent l'utiliser vis-à-vis de la population.

C'est pour moi un retour d'expérience très utile. On devrait davantage animer ce réseau de soignants, en lui donnant des outils traduits dans le langage du grand public. L'ARS s'en est très rapidement rendue compte. Elle a animé des groupes de travail avec les professionnels de santé pour rédiger des documents grand public afin que l'infirmière, le pharmacien puissent éventuellement communiquer des informations plus concrètes aux soignants. Les informations qui ont été envoyées aux ordres de médecins, de pharmaciens, d'infirmiers, etc., comme aux URPS, n'ont pas été diffusées assez largement, peut-être parce que les documents tels qu'ils étaient rédigés ne leur étaient pas utiles sur le terrain.

M. Jean-Pierre Vial. - Mon département a été concerné il y a quelques années par une affaire de dioxine qui s'est terminée par un non-lieu. Il faut faire preuve de beaucoup de prudence sur ces sujets. Le jour de l'incendie, vous avez immédiatement donné des consignes concernant les produits les plus dangereux. Avez-vous agi ainsi parce que vous ne connaissiez pas les produits ? Si vous en aviez eu connaissance, auriez-vous émis les mêmes recommandations ?

Mme Agnès Buzyn, ministre. - On connaissait au moins une partie des produits, notamment les hydrocarbures polycycliques, dont on était certain de la présence dans l'usine. C'est la première chose qu'on a recherchée, parce que c'est un produit très cancérogène. Je voulais être certaine que ces produits n'allaient pas se retrouver dans la nature.

On avait une idée d'un certain nombre de produits mais, même si je n'en avais eu aucune idée, j'aurais donné les mêmes consignes. On aurait cherché ces produits, qui sont les plus habituels. Les pompiers ont l'habitude : c'est ce qu'ils recherchent systématiquement lors d'un incendie.

M. Jean-Pierre Vial. - Si vous aviez eu une connaissance exacte des matières, auriez-vous donné des instructions plus complètes ?

Mme Agnès Buzyn, ministre. - Non, je ne vois pas ce que j'aurais pu faire de plus. L'amiante était dans le toit et on le savait. On en a donc recherché.

Tant que les agences sanitaires n'auront pas rendu leur rapport sur les autres produits à chercher, je vous répondrai négativement, mais peut-être vont-elles me dire dans un mois qu'on aurait dû à l'évidence rechercher tel ou tel produit. On a listé tout ce qui est habituel, classique, toxique, dangereux pour la population. Je pense qu'on va aller après cela vers des produits très rares, si jamais il y a lieu de les rechercher.

Mme Nicole Bonnefoy, rapporteure. - La réglementation et des contrôles réguliers veulent qu'on limite la survenue et les conséquences des risques industriels pour les populations et pour l'environnement. Les entreprises doivent s'en prémunir en amont. Ils doivent donc modéliser tous les facteurs pour qu'on puisse régler l'aléa industriel lorsqu'il survient.

Cela signifie que l'incendie n'a pas été modélisé en amont. Lubrizol savait bien quelles substances se trouvaient stockées ou fabriquées dans l'usine. Il n'avait donc pas envisagé la possibilité de combustion de toutes ces substances entre elles ? Si cela avait été le cas, on n'aurait pas eu besoin d'attendre pour savoir quoi rechercher. C'est étonnant.

Par ailleurs, la santé des salariés de Lubrizol et des entreprises environnantes ayant été mise en danger, compte tenu de la contamination des lieux de travail, avez-vous pris des mesures particulières pour renforcer les dispositifs de suivi médical ?

Mme Agnès Buzyn, ministre. - Concernant la modélisation, je laisserai le ministère de la transition écologique et solidaire vous répondre. Quant à la réglementation sur les sites dangereux, je ne sais si elle fait partie de la loi ou non ni même si d'autres pays en ont une.

S'agissant des mesures spécifiques vis-à-vis des populations les plus exposées, comme celles qui ont travaillé à l'extinction de l'incendie - je pense aux pompiers et aux forces de l'ordre -, un suivi sanitaire est organisé par Santé publique France, qui propose quatre approches différentes.

Pour les salariés des entreprises et les travailleurs qui sont intervenus lors de l'incendie, un suivi spécifique sur le long terme permettra d'évaluer les conséquences de l'événement. Il sera coordonné dans le cadre du groupe d'alerte en santé-travail animé par Santé publique France et composé de membres permanents spécialistes des risques pour la santé d'origine professionnelle, de représentants de l'inspection du travail en direct et de centres de consultation locale de pathologie professionnelle.

Pour évaluer un éventuel impact spécifique sur la santé de ces travailleurs, les résultats des visites médicales et des bilans sanguins seront analysés, et le groupe d'alerte en santé-travail sera chargé d'émettre pour la suite des recommandations pour les médecins du travail. Le groupe d'alerte a commencé ses travaux.

Mme Christine Bonfanti-Dossat, rapporteur. - En matière de pollution de l'air, la justice européenne considère que l'État français n'a pas agi suffisamment pour préserver la santé de ses concitoyens. Outre le risque sanitaire important, la Commission peut décider de porter l'affaire devant la Cour de justice de l'Union européenne. Les textes évaluent la sanction financière à 11 millions d'euros, avec des astreintes journalières d'au moins 240 000 euros jusqu'à ce que les normes de la qualité de l'air soit respectées.

N'est-il pas urgent d'agir au moment où nous sommes sur le point de commencer l'examen du projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS), qui comporte des baisses drastiques pour des postes déjà en souffrance ?

Mme Agnès Buzyn, ministre. - Vous avez raison, il est urgent d'agir et je crois pouvoir dire que mon prédécesseur, Marisol Touraine, était très mobilisée sur la pollution de l'air. Je le suis aussi. Cela relève cependant de la responsabilité du ministère de la transition écologique et solidaire.

Pour autant, le ministère de la santé est évidemment partie prenante dans le plan Priorité prévention, et surtout dans le plan Santé environnement, qui va être lancé en mars 2020. Il devrait être présenté en conseil interministériel devant le Premier ministre en février. C'est un plan très ambitieux. La pollution de l'air y sera traitée, avec des actions conjointes du ministère de la transition écologique et solidaire et du ministère de la santé.

En matière de prévention, il n'y a pas de baisse drastique des budgets, mais une augmentation dans tous ceux que je présente.

Mme Nicole Bonnefoy, rapporteure. - Après cette catastrophe, ne pensez-vous pas qu'il faille renforcer l'articulation des réglementations en termes de prévention des risques chimiques ou nucléaires entre le code de la santé publique, le code de l'environnement et le code du travail ? Chacun est certes dans ses compétences, mais il est nécessaire de mieux faire.

M. Hervé Maurey, président. - Plus de transversalité, moins de silos !

Mme Agnès Buzyn, ministre. - Chacun gère effectivement la crise dans son champ de compétence, ce qui ne veut pas dire qu'il n'existe pas des plans conjoints. Le plan Santé-environnement est un plan coécrit par le ministère de la santé et le ministère de la transition écologique et solidaire, tout comme le plan Santé au travail. Il existe un grand nombre d'instances où les différents ministères doivent se coordonner.

Cependant, en termes de gestion de crise, c'est au ministère de la transition écologique de connaître les contenus des sites Seveso et non au ministère de la santé.

M. Hervé Maurey, président. - Madame la ministre, merci.

Je vous rappelle que nous vous avons adressé un questionnaire et que nous aimerions pouvoir avoir une réponse écrite à celui-ci.

Je formule à nouveau ma demande d'un tableau synthétique. N'hésitez pas à compléter notre information par toute communication écrite que vous jugeriez utile.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 15 h 55.