Mardi 26 novembre 2019

- Présidence de Mme Annick Billon, présidente -

Table ronde sur les violences conjugales avec des représentants des cultes et des courants philosophiques

Mme Annick Billon, présidente. - Mesdames, Messieurs, chers collègues, je voudrais tout d'abord remercier nos invités d'être venus jusqu'à nous pour cette réunion dédiée au thème de la lutte contre les violences au sein des couples. C'est un thème d'actualité, mais si l'on en parle beaucoup en ce moment, on avance à petits pas dans ce domaine...

Je vous souhaite donc la bienvenue dans cette salle qui fut la chapelle de la Chambre des Pairs puis du Sénat du Second Empire. Nous nous situons, bien sûr, dans le contexte antérieur à la loi de 1905 !

Sous la IIIe République, cette salle fut le cadre de réunions préparatoires à l'élection du Président de la République, alors élu par les deux assemblées parlementaires. Nous nous trouvons donc dans un lieu chargé d'histoire !

S'il est courant que l'on reçoive les institutions que vous représentez, Mesdames et Messieurs, lorsque le Parlement débat de sujets concernant la famille ou la bioéthique, il me semble que cette réunion est sans précédent.

Pourtant, par les contacts privilégiés que vous entretenez avec de nombreuses personnes, hommes et femmes, de générations très diverses, il m'a semblé important de vous entendre réagir sur le sujet des violences au sein des couples, un fléau qui, mes collègues et moi en sommes convaincus, n'est ni une question de milieu, ni une question de culture.

Le Sénat, du reste, a déjà eu une initiative pionnière comparable en organisant en mai 2015, en marge de la COP 21, avec la Conférence des responsables de cultes en France dont certains d'entre vous font partie, un colloque sur Le climat : quels enjeux pour les religions ?

Hier, 25 novembre, Journée internationale pour l'élimination de la violence à l'égard des femmes, le Gouvernement a annoncé des mesures pour accélérer la lutte contre ce fléau dont la prise de conscience a été encouragée, entre autres évolutions favorables, par le décompte glaçant des « féminicides », régulièrement publié dans la presse à l'initiative de militantes, ce qui a eu le mérite de généraliser la prise de conscience d'un fléau que l'euphémisme de « crime passionnel » a longtemps conduit à sous-évaluer.

Depuis le début du mois de septembre, des groupes de travail se sont réunis sous l'égide du Grenelle de lutte contre les violences conjugales constitué par le Gouvernement. L'objectif était de contribuer à traquer les défaillances de la chaîne judiciaire, à identifier les bonnes pratiques et les mesures à adopter pour mettre un terme à ces violences qui font plus de 120 victimes par an, sans compter les enfants.

Ce Grenelle concerne les politiques publiques : réponse pénale, accueil et orientation des victimes, hébergement d'urgence, formation des professionnels de la police, de la gendarmerie et de la magistrature...

Notre délégation travaille depuis de nombreuses années sur ces violences. Nous sommes particulièrement engagés dans la défense des enfants qui, il faut en être conscients, sont des victimes et pas seulement des témoins des violences au sein des couples. Nous estimons que ce constat justifie une interrogation sur le maintien de l'autorité parentale du parent violent. Nous sommes persuadés, ici, au sein de la délégation, qu'un père violent, un conjoint violent, ne peut pas être un bon parent.

Parmi nos autres points de vigilance, je veux citer aussi la vulnérabilité particulière des femmes handicapées et la situation dans les outre-mer.

Certaines des pistes formulées dans le cadre du Grenelle rejoignent d'ailleurs des recommandations identifiées par la délégation. Mais si l'on veut venir à bout de ces violences révoltantes, les politiques publiques ne suffiront pas. Les outils mis en place par le législateur, malgré leur utilité, ne doivent pas être considérés comme autant de « baguettes magiques » capables à elles seules de mettre fin aux violences conjugales.

Car, j'en suis convaincue, une mobilisation de la société tout entière dans tous les territoires, dans la durée et dans tous les secteurs professionnels, est nécessaire pour lutter contre ce fléau. C'est notre responsabilité d'élus, de parents, de citoyens, d'enseignants, de médecins, de voisins, d'amis, de collègues...

Cette réunion vise donc à poursuivre nos réflexions sur les violences conjugales avec les représentants des cultes et des courants philosophiques qui peuvent jouer un rôle non négligeable dans divers aspects de cette lutte, qu'il s'agisse :

- de favoriser auprès des jeunes le plus tôt possible une culture de l'égalité entre filles et garçons, car l'égalité est le prérequis de la lutte contre les violences ;

- d'aider les victimes, et peut-être d'intervenir auprès des auteurs de violences ;

- de contribuer à la prise de conscience de la gravité de ces violences, par-delà le respect de la vie privée et l'attachement à la cellule familiale.

L'ordre d'intervention qui vous a initialement été indiqué a été modifié pour permettre à M. le grand rabbin de nous quitter pour se rendre à une cérémonie en hommage à nos militaires morts au Mali. Tout à l'heure, à l'ouverture de la séance, le président Gérard Larcher a rendu un hommage poignant aux victimes, parmi lesquelles se trouve le fils d'un de nos collègues. Notre assemblée est très affectée par ce drame.

Je me tourne donc vers nos invités, dans l'ordre de leurs interventions :

- François Clavairoly, président de la Fédération protestante de France et de la Conférence des responsables des cultes en France, créée en 2010. Le président François Clavairoly est accompagné de Valérie Duval-Poujol, théologienne, docteure en histoire des religions et spécialiste des questions de traduction de la Bible.

Valérie Duval-Poujol a participé à la table ronde organisée par notre délégation le 14 janvier 2016, dans un contexte très marqué par les attentats de 2015. Cette table ronde dédiée à l'importance de l'égalité entre femmes et hommes dans la lutte contre les extrémismes religieux a beaucoup marqué celles et ceux qui y avaient assisté ;

- Odile Leperre-Verrier, ancienne députée européenne, interviendra pour le Grand Orient de France (GODF) ;

- Haïm Korsia, grand rabbin de France ;

- Brigitte Cabrolier, vice-présidente de la Grande Loge Féminine de France (GLFF), accompagnée de Brigitte Nabet, et de Jeannine Camilleri, respectivement présidente et vice-présidente de la Commission nationale des Droit des femmes de la GLFF ;

- Monseigneur Dominique Blanchet, évêque de Belfort-Montbéliard, vice-président de la Conférence des évêques de France (CEF), et Oranne de Mautort, directrice adjointe et responsable du Pôle famille au sein du Service national Famille et société de la CEF, accompagnés de Grégoire Catta, directeur national du Service national Famille et société ;

- Viviane Villatte, première vice-présidente de la Fédération française du Droit humain (FFDH), accompagné de Sylvain Zeghni ;

- Razvan Ionescu, prêtre, qui représente le Métropolite Joseph, et Andrea Ionescu, de l'Assemblée des évêques orthodoxes de France (AEOF).

Je précise que nous avons sollicité tous les cultes, mais que des contraintes d'agendas ont pu empêcher certains de nous rejoindre aujourd'hui. Le président du Conseil français du culte musulman nous a adressé à l'instant sa contribution écrite à cette table ronde, et je l'en remercie.

Je rappelle aussi que, pour la sérénité de nos échanges, cette réunion n'est ni ouverte au public, ni enregistrée en vidéo.

Je vais maintenant donner la parole alternativement à des représentants des cultes et à des représentants des courants philosophiques, en rappelant à chacune et chacun d'entre vous la nécessité de respecter le temps de parole qui vous a été indiqué, de façon à laisser un peu de temps au débat et aux interventions.

Nous allons, si vous le voulez bien, commencer par le président de la Fédération Protestante de France et par Valérie Duval-Poujol. Vous avez la parole.

M. François Clavairoly, président de la Fédération protestante de France et de la Conférence des responsables des cultes en France. - Je vous remercie pour votre présentation et pour l'introduction à ce sujet, et j'aimerais sans plus tarder vous transmettre une invitation qui concerne la venue du docteur Denis Mukwege à l'Hôtel de Ville de Paris, à l'invitation de la Fédération Protestante de France, conjointement avec Anne Hidalgo, maire de Paris.

Le docteur Denis Mukwege fera une conférence, ce soir-là, sur la défense des droits des femmes et l'action en leur faveur, notamment dans le contexte congolais. Ce travail et cette oeuvre ont été remarqués au plan international, comme le confirme le prix Nobel de la paix remis en 2018 au docteur Denis Mukwege. Nous aurons la joie de vous accueillir, vous-même ou les personnes qui vous représenteront.

Mme Annick Billon, présidente. - Je vous remercie chaleureusement pour cette invitation, mais des engagements souscrits en Vendée, département dont je suis sénatrice, ne me permettent malheureusement pas d'être présente à vos côtés samedi soir. Croyez bien que je le regrette. Je vous remercie pour ce geste, auquel mes collègues et moi-même sommes particulièrement sensibles.

M. François Clavairoly. - Le lien avec ma prise de parole est naturel, puisque le docteur Mukwege est protestant, évangélique, de l'Église du Congo, et c'est à ce titre aussi que nous l'invitons à la Mairie de Paris dans le cadre d'une laïcité « décontractée », ouverte, intelligente, telle que chacun d'entre nous essaie de la promouvoir en tant que responsable de culte, avec les autres responsables de cultes ici présents.

Je suis accompagné de Valérie Duval-Poujol, vice-présidente de la Fédération Protestante de France. C'est aussi une joie de l'avoir avec moi sur ce sujet qui lui tient à coeur depuis de nombreuses années.

Vous l'entendrez de façon plus précise dans les minutes qui nous sont imparties. J'aimerais juste introduire les propos de Valérie Duval-Poujol dans le cadre du protestantisme de manière générale et du protestantisme français en particulier, pour rappeler deux ou trois points d'histoire.

Depuis le grand mouvement de la Réforme, un processus de civilisation qui concerne l'ensemble des pays de cette planète, la « pointe fine » du message protestant a été précisément l'égalité homme-femme, avec une réalisation sur laquelle je voudrais insister : l'accès à l'éducation et à l'enseignement proposé aux filles et aux jeunes filles, dès le début, sous l'impulsion de Martin Luther qui a mis en place les premières écoles de filles dans son pays. De proche en proche, cette initiative s'est étendue à l'ensemble des pays touchés par le protestantisme.

Le deuxième point que je voulais rappeler se situe au XIXe siècle, avec cette dynamique portée par les femmes protestantes - avec les hommes et parfois contre eux - concernant leurs prises de parole, leur responsabilité et leur citoyenneté, à travers des mouvements qui ont agi parfois de manière indirecte et, si je puis dire, selon les méthodes protestantes, c'est-à-dire dans la discrétion. Ces mouvements étaient animés de l'idée d'une coresponsabilité dans la citoyenneté, à la fois au plan public et au plan ecclésial. Cela a conduit, sur le plan ecclésial, à la prise de parole et à la prédication avec des femmes pasteurs, des femmes qui prêchent, qui prennent des responsabilités dans l'Église.

Le troisième point concerne le XXe siècle, avec une attention particulière aux droits des femmes : le droit de vote et la citoyenneté, le droit à préserver leur vie personnelle et leur vie conjugale et, de manière générale, le fait qu'elles soient sujets de droit. On pourrait dire, avec le philosophe Olivier Abel, que si l'Orient a inventé le mariage, avec les alliances traditionnelles entre familles, l'Occident - l'Occident chrétien protestant en particulier, protestant réformé ou luthérien - a inventé le divorce. Cela signifie la possibilité, au nom de la liberté du sujet et au nom de l'individu, qui veut se trouver libre lorsque sa vie est menacée, de se disjoindre de l'époux. Le divorce intervient dans un contexte de violence où la femme peut, au nom de la liberté, de la revendication de son droit, se tenir droite, se tenir libre, et revendiquer le divorce.

C'est un paradoxe, mais c'est ainsi que la foi chrétienne, dans la tradition protestante, invente la liberté d'être libre, autonome, lorsque la violence fait obstacle à la liberté d'être soi-même.

Ce processus nous mène à la période actuelle, au XXIe siècle, avec la revendication des femmes de vivre libérées de toutes violences, verbales, psychologiques ou physiques.

Les Églises protestantes se sont saisies des questions des violences, que nous abordons aujourd'hui avec beaucoup de sérieux. Je laisse immédiatement la parole à Valérie Duval-Poujol.

Mme Valérie Duval-Poujol, théologienne, docteure en histoire des religions et spécialiste des questions de traduction de la Bible. - Bonsoir à chacune et à chacun. Je m'associe aux remerciements exprimés par François Clavairoly au nom de la Fédération protestante pour cette audition.

En introduction, je voudrais rappeler les paroles de Martin Luther King, pasteur baptiste, lui aussi prix Nobel de la paix : « Ce qui m'effraie, ce n'est pas l'oppression des méchants ; c'est l'indifférence des bons ». Et votre invitation nous donne l'occasion de faire reculer l'indifférence dans nos communautés, et je vous remercie pour cela.

Longtemps taboue, la violence conjugale existe depuis toujours, dans tous les milieux, y compris dans les Églises, et nos Églises protestantes, dans toute leur diversité, sont concernées. Le couple, qui est présenté dans les textes de la Genèse comme devant être un lieu d'intimité, de confiance, devient un lieu de terreur, de souffrance, avec des conséquences non seulement sur le ou la partenaire victime, mais aussi sur les enfants ainsi que sur l'entourage. Et on compte aussi des hommes violents dans les rangs de nos pasteurs.

Nous n'avons pas de statistiques confessionnelles, mais les personnes travaillant dans l'accompagnement des victimes de violences conjugales en milieu protestant confirment que c'est une réalité malheureusement importante.

D'une part, je voudrais vous parler de l'engagement de nombreux protestants et protestantes contre ce fléau. Et en même temps, il faut reconnaître que l'appartenance religieuse des victimes est souvent un facteur rendant plus difficile leur départ. Dans certains milieux protestants fondamentalistes, la violence au sein des couples pourra être excusée, légitimée, au travers de lectures erronées de certains textes bibliques. Des enseignements pseudo-bibliques sur la soumission de la femme renforcent le poids du silence et la difficulté pour les victimes de violences conjugales de parler, d'oser dire « non » afin de faire cesser leur cauchemar quotidien. Avec cette compréhension abusive des textes, on enseigne à la femme de rester soumise en toutes circonstances, encourageant le pardon à l'infini, le renoncement, l'acceptation de la violence par le « chef du couple, chef du foyer », ce qui implique soumission à ses ordres, à ses désirs, à ses interdits, à ses demandes, jusqu'au viol conjugal répété.

Il est évident que l'étude sérieuse des textes bibliques infirme totalement ces lectures. Nous en avions parlé dans une précédente table ronde.

Quel est donc l'engagement des protestants ? Je vais me cantonner aux associations explicitement protestantes, mais il est clair que de nombreux protestantes et protestants se sont également engagés dans des instances ou associations non protestantes. Je pense en particulier au Planning familial, qui je le rappelle a été cofondé en 1956 par la sociologue Évelyne Sullerot, fille de pasteur.

Plusieurs axes existent.

Il y a d'abord l'accompagnement des victimes. Les associations et Églises protestantes gèrent de nombreux lieux d'accueil des victimes. J'en citerai quelques-uns :

- le CHRS Le Home à Strasbourg, qui existe depuis 1878 et qui compte 80 lits. Porté par la paroisse réformée du Bouclier, il montre que ce souci existe depuis longtemps. J'en profite pour rappeler que le financement de ces CHRS est assuré par une dotation globale de l'État, et que celle-ci ne cesse de se réduire, alors que les besoins ne cessent d'augmenter ;

- la Fondation de l'Armée du Salut, qui propose des structures d'hébergement et de réinsertion dédiées aux femmes victimes de violences, qu'elles soient seules ou avec des enfants, ainsi qu'un accompagnement avec des psychologues et des groupes de parole. Il existe des établissements à Paris, à Louviers ou à Nîmes.

- S'agissant de l'accompagnement des enfants, mentionnons le projet d'accueil de l'Association Baptiste pour l'entraide et la jeunesse (ABEJ-Solidarités), à Lille, conçu spécialement pour les enfants ;

- enfin, le Centre d'action sociale protestant (CASP) propose, au travers de l'Association Réflexion-Action Prison et Justice (ARAPEJ), en lien avec le monde carcéral, des permanences d'accès au droit spécialisées notamment en matière de violences faites aux femmes, avec également un numéro vert.

Évidemment, si les associations sont protestantes, les victimes qui sont accompagnées viennent de tous horizons confessionnels.

Il y a aussi l'accompagnement des auteurs de violence. La Fondation de l'Armée du Salut a annoncé en septembre dernier le lancement de deux projets expérimentaux, à Belfort et à Mulhouse, visant à accompagner des hommes ayant eu des comportements violents dans le cercle familial, en coordination avec le juge de l'application des peines et le service pénitentiaire d'insertion et de probation (SPIP).

Autre axe, la formation et l'éducation : il s'agit d'un axe fondamental pour faire évoluer les mentalités. Je citerai plusieurs exemples récents :

- une charte d'engagement contre les violences conjugales a été rédigée par un groupe de travail de la Fédération baptiste (FEEB) et proposée aux Églises protestantes, qui ont la possibilité de l'afficher dans leurs salles de culte. Je vous lis un extrait de cette charte : « Notre Église affirme que la violence conjugale dans toutes ses formes est inadmissible, injustifiable et irréconciliable avec la foi chrétienne. » ;

- la formation des pasteurs et des responsables d'Églises : récemment, des formations pastorales ont vu le jour avec l'organisme Empreinte Formation, pour aider les pasteurs à mieux écouter et accompagner les victimes. Au programme, des sujets qui ne sont pas vraiment abordés dans les facultés de théologie : explication de ce qu'est l'emprise, identification du cycle de la violence conjugale et de ses effets, notamment sur les enfants. Je pense aussi au Diplôme d'études supérieures en relation d'aide, à l'Institut des sciences humaines de la faculté adventiste de Collonges, en lien avec l'académie de Grenoble, qui inclut dans ses modules l'accompagnement des victimes de violences conjugales pour ces pasteurs et ces accompagnants ;

- des ressources pour former sur le sujet. Je vous présente en particulier une brochure, qui vient de sortir, et qui a été éditée par la Fédération Baptiste. Elle s'intitule « Ensemble contre les violences conjugales ». Je voudrais mentionner aussi un ouvrage collectif qui sortira en mai prochain : Violences conjugales. Accompagner les victimes, où l'on retrouve à la fois les éléments psychologiques permettant d'analyser cette violence, mais aussi une approche expliquant les textes bibliques pour déconstruire les « mâles entendus », montrer en quoi ces textes ne sauraient légitimer la violence conjugale ;

- des actions aussi pour davantage d'égalité entre hommes et femmes, car c'est sur le terreau des inégalités que prospèrent les violences. Je pense au travail de long terme conduit dans ce domaine par la Fédération Luthérienne mondiale sur la « justice de genre », qui est aussi traduit en français.

Quatrième et dernier axe : sensibiliser.

Plusieurs initiatives tentent de briser le tabou de la violence domestique en libérant la parole et en encourageant le plaidoyer :

- les « jeudis en noir » sont une campagne mondiale, à laquelle participent de nombreuses Églises protestantes. Cette initiative nous vient du Conseil oecuménique des Églises. Il s'agit, tous les jeudis, de porter un vêtement noir et un badge, pour s'ériger contre les violences faites aux femmes. Cette initiative est encore balbutiante en France, mais on voit des groupes, notamment de femmes luthériennes en Alsace, qui commencent à la pratiquer ;

- et puis l'association Une place pour elles, que je préside. Il s'agit d'une initiative pour rendre visibles les victimes de violences conjugales, par un geste simple : on recouvre une chaise d'un tissu rouge dans un lieu public, en particulier autour du 25 novembre. Et on dispose un panneau sur la chaise, matérialisant que cette place est pour Elle, ce qui signifie que cette femme aurait dû être là parmi nous, mais elle est morte sous les coups de son mari, de son partenaire, de son ex. Cette initiative aconfessionnelle se révèle être un excellent moyen de sensibilisation, de libération de la parole. Je me permets de vous faire passer l'information si cela vous intéresse de la reproduire à votre tour. J'ajoute que lors de la dernière Assemblée générale de la Fédération Protestante, il y avait Une place pour Elle, sur l'estrade, à côté du président qui est là ce soir et des intervenants, et pendant tous les débats ;

- enfin, ce samedi, comme le président l'a dit, la FPF organise une soirée grand public avec le docteur Mukwege, lauréat du prix Nobel de la paix. L'« homme qui répare les femmes » va évoquer le viol comme arme de guerre. Notre mobilisation contre les violences conjugales ne nous fait pas oublier toutes les autres formes d'oppression.

En conclusion, j'ai pensé à ce terme swati, en Afrique du sud. Il se trouve que, dans cette langue, pour dire « conjointe », « épouse », « femme », on dit « celle qui meurt sans parler de ce qu'elle a subi ».

Alors je vous invite à vous mobiliser encore pour que « femme » ne rime plus avec « celle qui meurt sans parler de ce qu'elle a subi ». Je pense que cette audition va y contribuer. Merci de nous permettre d'avancer ensemble.

Permettez-moi de conclure avec cet appel du psalmiste : « Faites droit aux faibles et à l'orphelin, rendez justice au pauvre et au déshérité, libérez le faible et le pauvre, délivrez-les de la main des méchants »1(*).

Notre désir est qu'ensemble dans notre pays nous mobilisions nos forces pour que cessent ces violences. Je vous remercie.

Mme Odile Leperre-Verrier (Grand Orient de France). -  Madame la présidente, Mesdames les sénatrices, Monsieur le sénateur, nous voudrions tout d'abord vous remercier de cette invitation à participer à cette table ronde sur les violences conjugales. Elle nous donne ainsi l'opportunité de vous présenter nos positions concernant un dossier particulièrement sensible. 138 femmes mortes sous les coups de leur mari, de leur compagnon, ou de leur ex-conjoint : c'est un constat implacable et glaçant. Nous sommes loin des crimes passionnels, objets privilégiés d'une certaine littérature. Aujourd'hui, où la violence fissure le rempart protecteur de la cellule familiale, la réalité a largement dépassé la fiction.

De façon liminaire, nous aimerions rappeler que le Grand Orient de France (GODF) est très attaché à notre devise républicaine. C'est en quelque sorte son ADN. À ce titre, il attache une toute particulière importance à l'égalité. C'est pourquoi nous nous sommes réjouis de voir le Président de la République faire de l'égalité femme-homme un des objectifs majeurs de son quinquennat, en souhaitant bien évidemment qu'il ne s'agisse pas d'un simple effet d'annonce.

Par ailleurs, le débat intervient aujourd'hui dans une période très particulière, où le sujet générique des violences faites aux femmes, qu'elles soient physiques ou morales, a pris une acuité inédite et a donné au combat féministe de nouvelles perspectives. Ainsi, à la suite de #MeToo, le sexisme ordinaire semble perdre du terrain au profit du respect et de la dignité des femmes. Néanmoins, si nous ne pouvons que nous féliciter de voir la parole des femmes se libérer, le débat qui nous réunit aujourd'hui concerne les violences conjugales et nous nous en tiendrons à ce douloureux problème.

Il va sans dire que nous avons été extrêmement attentifs aux mesures annoncées par le premier ministre à l'issue du Grenelle de lutte contre les violences conjugales. Elles vont certainement dans le bon sens, si toutefois les moyens suivent. Nous serons donc confiants mais vigilants. Mais nous aurons l'occasion d'y revenir.

Pour ce qui nous concerne, nous considérons que la lutte contre les violences conjugales passe par une amélioration de la « chaîne pénale ». Par ailleurs, c'est par une mutualisation des moyens que nous pourrons renforcer l'efficacité des dispositifs de protection concernant toutes les victimes. C'est pourquoi, nous aborderons à la fin de notre intervention le problème des enfants.

Notre obédience a toujours marqué un attachement fondamental à la séparation des pouvoirs et au rôle incontournable du pouvoir judiciaire. Cela vaut d'ailleurs pour notre fonctionnement interne. À cet égard, nos instances judiciaires disciplinaires sont particulièrement attentives et réactives. Elles ont ainsi prononcé l'exclusion d'un de nos membres, condamné pour violences conjugales. Mais c'est aussi la lecture que nous faisons du Pacte Républicain.

Force doit donc rester à la loi et à la justice. Nous sommes ainsi persuadés que c'est l'amélioration du système judiciaire qui permettra de résoudre le problème. Malheureusement, il semble aujourd'hui trop souvent impuissant. La garde des sceaux elle-même en a fait l'aveu. Ainsi, le mécanisme des dépôts de plainte et de leur traitement judiciaire ont montré d'insupportables failles. Sans parler du scandale des mains courantes qui restent généralement lettres mortes, 80 % des plaintes déposées sont classées sans suite. Si l'on tient compte de la difficulté psychologique que constitue pour la victime le fait d'aller porter plainte, c'est un véritable parcours du combattant qui lui est infligé.

Pour améliorer l'écoute et la prise en charge des victimes, il faut que les intervenants comme les policiers ou les magistrats - mais cela vaut également pour les médecins et les travailleurs sociaux - soient réellement formés à la spécificité de ces problèmes. Certes, des efforts ont été consentis en ce sens, dans les centres de formation de la police nationale comme à l'École nationale de la magistrature. Ils sont, hélas, encore très insuffisants. Cela devrait permettre une meilleure réactivité, notamment des magistrats, en ce qui concerne la qualification des violences. En effet, trop souvent, les juges ont tendance à correctionnaliser le viol (qui est un crime) en simple agression sexuelle (qui est un délit). « Mal nommer les choses c'est ajouter au malheur du monde », écrivait Albert Camus. En l'occurrence, c'est accroître les risques encourus par les femmes. La France vient d'être montrée du doigt dans un récent rapport du GREVIO. Pour mémoire, le GREVIO est un groupe d'experts indépendants, mis en place par le Conseil de l'Europe pour suivre l'application de la Convention d'Istanbul.

De plus, nous ne pouvons que regretter la trop grande diversité qui prévaut dans le traitement des affaires de violences conjugales, d'un tribunal à l'autre. Tous les tribunaux n'ont pas la pugnacité du tribunal de Douai, qui a été un véritable pionnier en la matière. Cet état de fait nuit à l'égalité de traitement dont devraient pourtant bénéficier toutes les femmes sur l'ensemble du territoire national, et pourrait constituer, à terme, une rupture de la continuité territoriale dans notre République, qui est rappelons-le, « Une et indivisible ».

Au-delà de ces problèmes d'administration de la justice, il est, en second lieu, intéressant de s'interroger sur les dispositifs dont nous disposons pour assurer la protection des femmes victimes de violences conjugales, le but étant qu'ayant retrouvé la sécurité, elles puissent se reconstruire. Là encore, les rapports précédemment cités pointent les failles des administrations en charge de ces dossiers. Non seulement elles manquent d'efficacité, mais elles ont également beaucoup de difficultés à coopérer. Parmi les mesures préconisées, et notamment dans les procédures d'urgence, il semblerait souhaitable de mettre en place des structures d'accueil pluridisciplinaires, véritable SAMU des violences conjugales, où les femmes pourraient être prises en charge sur le plan médical - médecine légale comprise -, psychologique et juridique afin d'être protégées, conseillées, en un mot, accompagnées. Car il est extrêmement important qu'elles soient aidées à sortir de l'emprise dont elles sont victimes. C'est donc un travail d'écoute et de pédagogie.

À ce stade, il nous paraît utile de dire un mot de la proposition de levée du secret médical qui a émergé du Grenelle de lutte contre les violences conjugales. A priori, nous sommes contre. Alors que l'efficacité d'une telle mesure n'est pas avérée, nous estimons qu'elle reviendrait sur un principe fondamental de la déontologie médicale. On ne signale pas une femme victime de violences comme on signale un enfant maltraité. Ce serait l'infantiliser, et cela risquerait en second lieu de la fragiliser un peu plus. En effet, s'il est urgent de revoir les procédures de dépôt de plainte et, a minima, de les faciliter, le consentement de la plaignante nous paraît un passage obligé.

En revanche, il s'agit bien évidemment de mettre en oeuvre l'arsenal judiciaire existant : ordonnance de protection, bracelet électronique d'éloignement, téléphone grave danger, nous ne détaillerons pas tous les dispositifs aujourd'hui à la disposition des magistrats. Ils ont fait leur preuve, mais ils nécessitent non seulement la volonté de les utiliser, mais également des moyens humains et financiers. Enfin, nous ne pouvons omettre d'évoquer la prise en charge psychologique des auteurs de violence. Ils doivent faire l'objet d'un véritable suivi, notamment pendant les périodes de détention, afin d'éviter les récidives trop nombreuses en la matière.

En dernier lieu, le sort des enfants dont les mères sont victimes de violences conjugales nous paraît préoccupant. Ils en sont les victimes collatérales ; ce sont des témoins passifs, quand ils ne sont pas eux-mêmes l'objet de sévices. À cet égard, on peut regretter que nos dispositifs, sans évidemment les ignorer, ne fassent pas de leur protection un traitement particulier. De ce point de vue, nous ne pouvons ignorer le problème de l'autorité parentale. La déchéance doit évidemment être automatique en cas de féminicide. Dans les autres cas, il est indispensable que le juge aux affaires familiales et le juge pénal coopèrent et fassent preuve de discernement, en prenant en compte le fait que l'exercice de l'autorité parentale est pour un père violent le moyen de maintenir son emprise et sa domination sur sa famille.

De façon plus générale, nous pensons que l'exercice de la violence prend ses racines dans l'histoire précoce de l'individu. L'éducation est donc un élément fondamental, incontournable dans l'apprentissage du respect de l'autre, en l'occurrence du sexe opposé. L'école, force d'émancipation, est un passage obligé dans cet apprentissage. Le rappeler n'est pas, hélas, faire preuve de beaucoup d'originalité. Mais la situation est grave. Lutter contre la violence à l'égard des filles, rejeter les stéréotypes sexistes, comprendre l'égalité fondamentale des êtres humains au-delà de toutes les différences, apprendre à se maîtriser et à ne pas recourir à la violence, restent des missions éducatives élémentaires. Cela suppose des enseignants formés, des programmes scolaires adaptés, dans des établissements scolaires sensibilisés, c'est-à-dire une volonté institutionnelle qui va bien au-delà des déclarations d'intention.

Alors que conclure ? Comme nous le disions en introduction, nous avons été très attentifs aux propositions du Gouvernement. Elles dénotent une volonté de répondre dans l'urgence à un problème qui préoccupe nos concitoyennes comme nos concitoyens. Mais nous craignons que les résultats ne soient pas tout à fait à la hauteur des enjeux, ni des engagements. Si nous nous félicitons de certaines mesures, dont la prise en compte dans la loi des violences psychologiques, nous nous interrogeons sur notre réelle capacité d'agir. Car actuellement l'arsenal juridique est là, c'est plutôt son application qui pêche, et il serait infiniment dommageable que les nouveaux dispositifs, notamment légaux, produisent les mêmes effets.

Parmi les pays européens, la France n'appartient pas aux meilleurs élèves, il s'en faut de beaucoup. Sans doute comme d'autres pays, notamment de l'Europe du Nord, la France devrait-elle prendre exemple sur l'Espagne qui, depuis une quinzaine d'années, a pris le problème à bras-le-corps. Ainsi, si en France 3 000 femmes bénéficient d'une ordonnance de protection, elles sont 40 000 en Espagne. Les chiffres parlent d'eux-mêmes.

Certes, la situation ne pourra pas être réglée en quelques semaines. En tant que francs-maçons, nous travaillons dans ce que nous appelons aujourd'hui le temps long. Ainsi, lorsque la pression médiatique sera retombée, lorsque les violences conjugales ne feront plus l'actualité, nous savons qu'il y aura encore, ici et ailleurs - et nous ne pouvons que le regretter -, des femmes battues, des femmes qui tomberont sur les coups de leurs compagnons, et des enfants impuissants qui assisteront à ces scènes d'horreur.

Et c'est là qu'il faudra agir, et continuer à agir, pour passer des intentions à la réalisation avec des moyens, toujours plus de moyens. C'est ce que nous attendons du secrétariat d'État chargé de l'égalité femmes-hommes. Si nous saluons le dynamisme et l'énergie de la ministre, nous souhaiterions que ses compétences soient réaffirmées, et que son secrétariat d'État soit doté de réels moyens, non seulement budgétaires, mais également administratifs, car la tâche est considérable.

Mais je voudrais conclure sur une note résolument optimiste. N'oublions pas que, dans notre pacte républicain, juguler les violences faites aux femmes, et en particulier domestiques, reste un passage obligé vers l'égalité réelle des femmes et des hommes. Alors, un jour peut-être, dans des temps que d'aucuns jugeront lointains et incertains, connaîtrons-nous enfin cette égalité réelle. Des temps où les journées des droits des femmes ou les semaines contre les violences faites aux femmes seront devenues parfaitement obsolètes. Utopie, peut-être pas ?

Mme Annick Billon, présidente. - Merci beaucoup. Je rejoins forcément vos inquiétudes quant aux annonces dont tout le monde se satisfait, sans pour autant que les moyens suivent. On le constate dans tous les domaines, que ce soit l'éducation, la justice, la police, les soins ou l'hébergement. Il est urgent d'avoir des budgets à la hauteur des besoins. La principale critique qui s'exprime depuis les annonces qui ont été faites hier par le premier ministre et la secrétaire d'État portent sur les financements qui leur seront consacrés.

Un autre point m'inquiète : ce sont les inégalités territoriales. Un exemple : lorsqu'on parle de deux centres d'hébergement destinés aux agresseurs par région, cela suppose que les régions investissent dans ces structures à hauteur de 50 %. Or on sait que les collectivités ont aussi des budgets contraints. Faute d'une volonté politique équivalente dans toutes les régions, il y aura des inégalités territoriales.

Par ailleurs, vous avez raison de souligner l'importance des mots : il faut se référer au terme de « féminicide », sans plus jamais parler de crime passionnel.

Je donne la parole à M. le grand rabbin.

M. Haïm Korsia, grand rabbin de France. - Je voudrais d'abord vous remercier très sincèrement de nous offrir la possibilité de nous exprimer, et d'exprimer notre préoccupation collective, chacune, chacun avec ses convictions, dans leurs différences, sur une problématique aussi douloureuse que celle de la violence dans les familles, et plus particulièrement les violences envers les femmes. Je reprends ce qui a été remarquablement dit auparavant sur le travail à accomplir, y compris à l'intérieur de nos cultes, de nos obédiences.

Il y a parfois, trop souvent, dans nos milieux, une sorte de compréhension, d'excuse. Vous le disiez très justement, l'expression de crime passionnel, insupportable parce qu'elle est fausse, vise à excuser cette violence.

La seule référence à un crime passionnel revient à chercher une explication à cette violence : c'est donc déjà l'excuser. Et c'est terrifiant, parce que ce qui mène à la mort ne peut être de l'amour.

Je crois que la société doit apprendre à reformuler des locutions qui nous viennent à l'esprit automatiquement. Le simple fait de parler de crime passionnel avec circonstances atténuantes peut signifier : « c'est terrible, mais ça peut se comprendre ». Une sorte de réprobation collective devrait bannir cette forme de compréhension des violences conjugales.

Si je vous parle de ça, c'est que j'ai lancé à l'intérieur du judaïsme un mouvement contre une autre forme de violence faite aux femmes, qui se manifeste par la difficulté pour certaines femmes d'obtenir l'acte de divorce religieux qu'on appelle le Guett. L'objectif n'est pas de transformer les règles s'appliquant à la délivrance du Guett, mais d'abaisser collectivement le seuil de tolérance à l'égard de ceux qui font obstacle à cette procédure.

Quand on entend parler d'un homme qui refuse de donner le Guett à son ex-épouse, on se dit que c'est inadmissible. Mais quand il s'agit d'un frère ou d'un cousin, on lui trouve toujours des excuses : « Oui, mais vous ne savez pas ce qu'elle lui a fait », ou alors « Oui, mais elle ne veut pas lui confier l'enfant », etc.

Je me bats donc avec une détermination sans limite contre ces refus. J'ai réussi à faire en sorte que des maris récalcitrants puissent être convaincus de délivrer ce document. Je pense à un cas en particulier : l'homme en question a été privé de son passeport pendant vingt-quatre jours en Israël, ce qui lui a permis de mieux comprendre les choses et de donner enfin ce document à son ex-épouse.

Finalement, ce qui importe, c'est l'engagement collectif. Et si personne ne trouve d'excuse à quelqu'un de violent, alors on pourra vraiment engager un combat de chaque instant contre ce fléau.

Je reviens sur ce que disait la présidente en introduction sur l'autorité parentale. Je suis absolument d'accord : quelqu'un qui frappe son conjoint est inapte à être parent. On entend parfois cette phrase terrible : « Oui, c'est un violent, il est terrible, mais vous savez, c'est un bon père ! ». Non, un conjoint violent n'est pas un bon père : sans même s'en rendre compte, il va transmettre à ses enfants le rejet, le dénigrement de leur mère.

Mme Laure Darcos. - C'est un contre modèle !

M. Haïm Korsia. - En effet, c'est un contre modèle terrible, parce qu'on sait très bien que ce type de comportement se répercutera sur le couple que les enfants construiront à leur tour. J'en suis convaincu, il faut absolument montrer que cette violence n'est pas acceptable. Il ne s'agit pas de couper complètement le lien avec le père, évidemment non, mais avec des médiations, c'est-à-dire qu'il est nécessaire de contrôler cette part d'informel qu'il peut transmettre à ses enfants. Nous sommes donc tous comptables collectivement de cela.

Il y a des associations à vocation sociale destinées aux enfants dans le judaïsme, comme l'OEuvre de secours aux enfants (OSE) ou la fondation OPEJ (OEuvre de protection des enfants juifs), où l'on a en tant que rabbin le devoir de signaler tout enfant maltraité ou tout conjoint battu. Au dernier congrès rabbinique, j'ai expliqué à tous les rabbins que si nous avions connaissance d'un comportement illégal soit envers un enfant soit envers le conjoint ou la conjointe, nous encourions une responsabilité pénale en cas d'absence de signalement.

On ne peut pas se satisfaire que les violences restent enfermées dans ce que l'on appelle en hébreu avec une jolie formule Shalom Baït, la paix au foyer, sous-entendu : « Ils trouveront à s'arranger ». Si on laisse faire ces violences intrafamiliales, on les cautionne. Les autorités religieuses ne sauraient s'exonérer de leur responsabilité dans ce domaine. J'estime que quand on marie quelqu'un, on a une responsabilité, en quelque sorte, de « service après-vente ».

On doit donc être capable d'aller voir les mariés en leur disant : « Je sais ce qui se passe et ce n'est pas admissible ». Il faut aller carrément trouver le mari et lui dire : « Ce n'est pas acceptable ».

Comment le faire ? Avec nos moyens religieux, en faisant ce que j'ai imposé à un rabbin dans une ville en province : interdire à un mari qui avait un comportement inadmissible de monter à la Torah et de compter dans le quorum des dix hommes pour l'office - il faut dix personnes pour faire un office, mais lui ne compte pas. Jusqu'à ce que la pression collective soit telle que personne n'imagine excuser le comportement de l'homme violent par des explications telles que « Il l'aime tellement », « Il va être privé de ses enfants »... Il n'y a pas d'excuses pour ces violences !

Certes, pourrait-on dire, rien n'est parfait, il n'y a pas une solution absolue. Ce que je sais de manière très claire en revanche, c'est que le silence, pour paraphraser le poète Yves Simon, est forcément complice ou coupable2(*).

Il est donc vraiment important que l'on parle aussi de ces violences au sein des religions - cela se fait à l'école rabbinique.

Je trouve important aussi de le rappeler avec force : jamais dans les religions, enfin en tout cas pas dans le judaïsme, on ne pourrait légitimer de quelque manière que ce soit une violence envers une femme ou un homme, et encore moins dans un couple, par une interprétation même erronée d'un texte. Cela n'existe pas, et c'est même l'inverse. Je pourrais vous trouver de nombreuses illustrations de cet interdit dans le Talmud, comme par exemple « Un homme doit honorer sa femme plus que lui-même », ou cette phrase, que j'aime particulièrement : « Dieu compte les larmes de chaque femme », et bien d'autres encore.

Pourquoi ? Parce que si, dans une famille, une maman est triste, elle transmet ce manque d'espérance à ses enfants. Tout ce qu'on construit avec cette violence, c'est une société sans espérance.

On ne se rend pas compte à quel point la violence peut tout détruire dans la société. C'est Moïse qui veut empêcher deux hommes de se battre, parce qu'il se dit : s'ils se battent, alors il n'y aura plus d'espérance, il n'y aura plus que la force, c'est la violence qui l'emportera.

Ce qui me paraît particulièrement intéressant, c'est le caractère extraordinairement précurseur du Talmud qui, rappelons-le, a deux mille ans ! Le traité Erouvin, page 100 B, nous renseigne : « Jamais un mari ne doit imposer à son épouse une relation sexuelle contre son gré ». Je ne peux m'empêcher de penser qu'il a fallu attendre près de deux mille ans pour que notre législation interdise clairement le viol conjugal. C'est dire à quel point, dans le judaïsme, le principe du respect de la personne est absolu et l'emporte sur toute autre considération.

Dès le Moyen Âge, un rabbin qui s'appelait Meïr de Rothenburg affirmait : « Aucune condition au monde ne saurait justifier qu'un époux se conduise violemment contre son épouse ». Mais mon professeur d'histoire me disait toujours : les règlements interdisent ce qui se fait. Si donc Meïr de Rothenburg éprouvait le besoin de rappeler cet interdit, c'est que ces violences existaient, et que certains les trouvaient normales... Comment est-ce possible ?

Il faut donc oser poser la question de l'inadéquation de certaines interprétations, sans jamais minorer le rôle des femmes en s'appuyant sur certaines interprétations des textes.

Il y a un verset terrible dans le Lévitique, chapitre 19 - très célèbre chapitre - qui dit : « Ne reste pas indifférent au sang de ton prochain ». Et peut-être que si on ferme les yeux - comme le dit Chantecler dans Le roman de Renart, « maudits soient les yeux fermés » - alors on a une part de responsabilité terrible dans ces violences.

Dans une phrase très belle, le Talmud dit : « C'est pour la vie que [le mariage] a été instauré, pas pour la souffrance ». Il est donc possible, si un mariage ne répond pas à cet impératif de vie, de choisir de rompre cette union.

Je voudrais en conclusion vous préciser deux choses.

Permettez-moi de revenir sur une interprétation assez incroyable de ce qu'on appelle la faute originelle. Qu'est-ce que la faute originelle ? Ève a tenté Adam, donc c'est la faute de femmes, et on a tout dit ! C'est tellement faux et tellement risible que je me sens autorisé, dans cette ancienne chapelle décorée du portrait de Saint Louis, à risquer une interprétation de ce texte, si mon ami le père Dominique m'y autorise.

Ce n'est pas Ève qui tente Adam : relisez bien les mots de la Bible. Dieu dit àAdam : de tous les arbres tu consommeras, l'arbre de la connaissance du bien et du mal, tu n'en mangeras pas. Or on s'aperçoit que quand le serpent vient tenter Ève, elle lui dit : on n'a le droit ni d'en manger, ni d'y toucher. Dieu n'a pas parlé de « toucher ». C'est Adam, infantilisant Ève, comme on le fait avec nos enfants, qui a interdit non seulement d'en manger, mais aussi d'y toucher. Le serpent, poussant Ève vers l'arbre, lui fait toucher le fruit : rien ne se produit. Et donc elle pense que puisqu'elle a touché le fruit sans que rien ne se passe, elle pourrait tout aussi bien le manger. Quand elle explique cela à Adam, il ne peut pas reconnaître qu'il l'a infantilisée. Ce n'est donc pas véritablement à la tentation exercée par Ève qu'il cède, mais il subit les conséquences de sa pulsion d'infantilisation.

Chaque fois que nous infantilisons quelqu'un, cela se retourne contre nous. Il faut donc rééquilibrer les pouvoirs, le partage de l'autorité parentale, la capacité à faire les choses ensemble dans une famille.

Si l'on travaille ensemble là-dessus, en s'appuyant sur nos textes - pour ceux qui croient - et s'appuyant sur nos valeurs humanistes - pour ceux qui espèrent en l'homme -, on pourra collectivement changer la société.

Péguy disait : « Il y a quelque chose de pire que d'avoir une âme même perverse. C'est d'avoir une âme habituée »3(*). C'est finalement lui qui a toujours le dernier mot !

Je souhaite qu'on ne s'habitue jamais à cette violence.

Mme Annick Billon, présidente. - Je vous remercie et sans plus tarder je vais donner la parole à Mme Brigitte Cabrolier, présidente de la Grande Loge Féminine de France.

Mme Brigitte Cabrolier, vice-présidente de la Grande Loge Féminine de France (GLFF). - Merci Madame la présidente.

Depuis plus de soixante-dix ans, la Grande Loge Féminine de France (GLFF), première obédience maçonnique féminine de France, forte de 14 000 membres et présente sur tous les continents, travaille sur une société de justice et de progrès.

Notre spécificité est de nous forger une identité, une parole de femmes entre femmes.

L'article 3 de notre Déclaration de Principes affirme que la GLFF « oeuvre à l'accomplissement et au respect des droits des femmes, condition indispensable de l'universalisme des droits humains ».

Peut-on travailler à l'amélioration constante de la condition humaine sans avoir un regard sur la société qui nous entoure, dont nous sommes membres, toutes, en tant que citoyennes ?

Être franc-maçonne c'est se construire, mais c'est aussi agir, prendre position, c'est se sentir responsable du monde réel dans lequel nous vivons, et se battre pour celles qui n'ont pas la liberté de se battre, c'est se battre pour celles qui n'osent pas, qui ne peuvent pas parler...

Nous sommes des femmes engagées et responsables qui luttons de toutes nos forces contre les atteintes portées à nos principes de tolérance, de respect de l'autre, de parité, de laïcité.

Toute l'action de nos pionnières a été de participer activement à l'émancipation des femmes.

L'émancipation des femmes, c'est sans doute un bon outil pour éviter de tomber dans les griffes d'un prédateur, d'être « sous emprise ».

Nous sommes donc 14 000 femmes « émancipées », libres, non dogmatiques, qui travaillons en loge et qui nous engageons à mettre nos valeurs en pratique, en partage, hors loge, selon des modalités qui conviennent à chacune d'entre nous.

Lorsque nous nous engageons dans la vie civile au sein d'associations, c'est en notre nom propre, pas en tant que franc-maçonne.

Toute maçonne a le devoir de s'informer, de dénoncer, d'intervenir chaque fois que les droits des femmes, des hommes, des enfants, de l'être humain en général sont violés ou bafoués.

Prendre position est une responsabilité à laquelle la GLFF ne peut se soustraire. Si elle est une association discrète, elle n'est pas pour autant muette et elle sait communiquer et rappeler qu'elle travaille « à la recherche constante et sans limite de la vérité et de la justice dans le respect d'autrui ».

La GLFF s'est dotée de commissions nationales dans lesquelles nos régions sont représentées, ce sont des instances de débats, de réflexions, de contributions et de propositions.

Ainsi, la Commission nationale des droits des femmes constate, analyse, propose, lutte pour que les droits des femmes ne restent pas théoriques, mais soient appliqués intégralement. Elle travaille sur la question des violences faites aux femmes, sur des mesures à mettre en oeuvre : c'est ainsi qu'elle a rédigé un rapport alternatif/CEDAW4(*) et a contribué à la Convention d'Istanbul5(*).

Aujourd'hui, Mesdames et Messieurs les sénatrices et sénateurs, nous vous remercions de nous avoir invitées à vous présenter nos réflexions sur le fléau insupportable et inadmissible des violences commises par certains hommes sur les femmes, qui est un problème majeur de notre société.

Soulignons d'abord l'ampleur de ces violences qui prennent des formes multiples : violences au sein du couple, violences au travail, violences dans l'espace public, violences physiques, violences psychologiques, mutilations sexuelles, etc.

Ayons présents à l'esprit ces chiffres :

- en 2019, une femme tuée tous les deux jours par son compagnon ;

- une femme violée toutes les sept minutes ;

- entre 9 000 et 15 000 années de vie perdues en une année.

Pour les survivantes, les violences génèrent des grandes souffrances, des troubles psychiques importants, des séquelles mentales et physiques.

Pour leurs enfants, témoins de ces violences, des souffrances, des séquelles à long terme, difficilement quantifiables.

Pour la société, un coût estimé à 3,6 milliards d'euros par an : soins médicaux, recours aux services de police et de justice, aides sociales, répercussions économiques, etc.

Pourtant, la France s'est dotée depuis ces quinze dernières années de nombreuses lois et a lancé diverses actions. Certes, ces lois et ces mesures ne sont pas toujours faciles à mettre en oeuvre, mais il faut souligner que la législation contre les violences faites aux femmes est mal appliquée, et de plus, toujours incomplète.

Le récent rapport du GREVIO (Groupe d'experts sur la lutte contre la violence à l'égard des femmes et la violence domestique), instance du Conseil de l'Europe, pointe ainsi de nombreux dysfonctionnements concernant la France :

- faiblesse du système des ordonnances de protection ;

- enfants co-victimes des violences conjugales ;

- correctionnalisation fréquente du crime de viol ;

- insuffisance des hébergements spécialisés, des lieux d'écoute, d'accueil et d'orientation ;

- insuffisance des moyens financiers et humains ;

- insuffisance de l'application de la loi de 2001 qui prévoit trois heures d'information sexuelle par an pour les élèves ;

- insuffisance de l'application de la Convention d'Istanbul ;

- femmes victimes de discriminations multiples ;

- situation des femmes réfugiées et demandeuses d'asile.

Ce rapport propose également des améliorations rapides :

- amélioration de la collecte des données au niveau de la justice ;

- amélioration des services spécialisés, en veillant à la répartition géographique ;

- permanence en continu de la ligne 3919, etc.

De même, Nicole Belloubet, garde des sceaux, a reconnu récemment (dans le Journal du dimanche du 17 novembre 2019) que la chaîne pénale n'était pas satisfaisante, et a préconisé diverses mesures à prendre d'urgence.

Hier, Édouard Philippe, premier ministre, a déroulé un plan d'actions, qui pour certaines reprennent des mesures qui auraient dû être appliquées au regard de la signature de la Convention d'Istanbul. Des mesures annoncées sont néanmoins positives et attendues, telles que le recours aux bracelets anti-rapprochement, l'interdiction de la médiation, la reconnaissance de l'emprise, la déchéance de l'autorité parentale...

Cependant, pour nous, franc-maçonnes de la Grande Loge Féminine de France, il est indispensable que soient mises en place à la fois une politique volontariste pour répondre à l'urgence de la situation actuelle et une stratégie nationale d'éradication à terme de ce fléau.

Pour répondre à ces urgences, une loi-cadre est indispensable, comme en Espagne, avec un budget adapté.

Nous insisterons donc sur les mesures qui, à court ou long terme, nous semblent incontournables.

À court terme, nous souhaitons :

- la généralisation de l'expérience faite à Arras, où les conjoints violents sont éloignés dès les premières violences et ont l'interdiction absolue d'approcher leur compagne :

- la généralisation du bracelet électronique d'éloignement ;

- la levée du secret médical : il est envisagé un éventuel partage du secret médical dont les contours restent à définir, mais on oublie de spécifier qu'il faut faire obligatoirement figurer et de façon substantielle, dans la formation initiale et continue du personnel médical et paramédical, la problématique des violences à l'encontre des femmes ;

- l'obligation pour tous les hommes reconnus coupables de violences conjugales de participer à un stage pour une prise de conscience et de responsabilisation, ce qui permettrait un taux de récidive plus faible ;

- la prise en charge systématique de l'addiction à l'alcool, facteur aggravant pour les facteurs de violences ;

- la suppression de la garde alternée des enfants en cas de divorce s'il y a eu des violences ;

- la suppression de l'autorité parentale en cas de condamnation ;

- une meilleure prise en compte de l'intérêt et de la sécurité de l'enfant ;

- la création de tribunaux spécialisés ;

- la formation des magistrats.

À plus long terme, nous préconisons :

- de renforcer, de la crèche au lycée, l'éducation au respect et à l'égalité filles-garçons, femmes-hommes, par la formation des personnels éducatifs ;

- de combattre, dans les différents champs sociaux, les stéréotypes de genre, afin de déconstruire les modèles archaïques préjudiciables à toutes et tous ;

- de créer, en s'inspirant du modèle espagnol, une « loi de protection intégrale contre les violences de genre », c'est-à-dire la mise en place d'un système global, sans faille ;

- enfin, de lutter efficacement contre la pauvreté, car la pauvreté, en touchant majoritairement les femmes, ne leur permet pas d'accéder à leur autonomie et de quitter leur conjoint lorsque leur sécurité l'exige.

En conclusion, la violence des hommes ne s'exerce pas seulement contre les femmes, elle en est un des aspects les plus condamnables, mais elle s'exerce dans tous les champs sociaux : les statistiques du ministère de l'intérieur sont sur ce sujet particulièrement éloquentes. Cette violence est nuisible à la paix sociale et coûteuse à la société tout entière.

Oui, il est urgent de mettre en place une politique volontariste pour lutter contre toutes les violences que subissent les femmes. Et pour qu'elle soit encore plus efficace, il faut aussi mettre en place une politique globale de lutte contre toutes les formes de violence, qui irriguerait dans les champs sociaux. Qu'elles aient lieu à la maison, au travail ou dans la rue, les violences ne sont pas une fatalité. Jamais.

Encore faut-il une volonté politique sans faille et des moyens adaptés.

Mme Annick Billon, présidente. - Je vous remercie, Madame, pour ces propos clairs, et je salue M. le grand rabbin qui nous quitte. Je vais immédiatement donner la parole à Monseigneur Blanchet.

Mgr Dominique Blanchet, évêque de Belfort-Montbéliard, vice-président de la Conférence des Évêques de France. - Madame la présidente, Mesdames les sénatrices, Monsieur le sénateur, c'est avec un grand intérêt que la Conférence des Évêques de France a souhaité répondre à votre invitation pour cette audition. C'est l'occasion, je crois, de pouvoir présenter ce qui a pu être engagé par l'Église catholique en France, pour lutter contre les violences. C'est aussi l'occasion de nous interroger sur notre responsabilité, aujourd'hui, pour travailler à cette volonté d'éradiquer ce fléau.

Il y a vingt ans, l'Action catholique des femmes, qui est un mouvement de l'Église, avait fait un important recueil de la parole de plus de 1 400 femmes, édité en 2000. L'une d'entre elle témoignait, ayant été battue pendant huit ans : « Ce que je me reproche encore aujourd'hui, c'est d'avoir accepté la première gifle. Cette violence a duré huit ans et pendant tout ce temps personne ne m'a aidée ».

Si je mentionne ce recueil, c'est pour souligner que cette attention a été portée par différents groupes au sein de l'Église catholique, qui ont permis d'éveiller la responsabilité de l'Église dans ce qu'elle pouvait suggérer pour faire face aux violences.

Notre propos commun s'énoncera en trois parties :

- la première portera sur l'implication ancienne de l'Église catholique face à ce fléau, comment elle s'est engagée, comment elle s'est tenue ;

- la deuxième concernera l'évolution de sa perception de la violence au sein de l'union conjugale ;

- la troisième tient à son engagement actuel, à travers quelques lieux où nous pouvons et devons agir ensemble. Ce point sera détaillé par Oranne de Mautort, qui est directrice adjointe du service Famille et Société.

En premier lieu, je rappellerai que l'implication de l'Église catholique face à ce fléau est ancienne.

Je crois que les congrégations religieuses sont l'expression la plus évidente de l'implication de l'Église catholique depuis plusieurs siècles pour lutter contre les violences. L'attention aux plus pauvres a été à l'origine de nombreuses vies consacrées comme de nombreuses congrégations. Ainsi, face à la grande vulnérabilité des femmes violentées dans la rue, fuyant leur foyer en raison des violences conjugales, celles qui refusaient un mariage forcé, ou bien l'attention à l'éducation des jeunes filles, d'autres femmes se sont associées en raison de leur foi pour être avec elles.

Cela a donné naissance à de nombreuses congrégations religieuses qui se sont largement développées dans le monde. Mais on peut en citer quelques-unes en exemple, parce qu'elles gardent aujourd'hui encore cette attention, qui est le coeur de leur action.

À cet égard, je mentionnerai la congrégation Notre-Dame de Charité du Bon Pasteur, fondée au XIXe siècle à Angers, qui se présente encore aujourd'hui sur son site avec ces mots : « La mission poursuivie depuis nos fondateurs Saint Jean Eudes et Sainte Marie de Sainte-Euphrasie, est d'aider les femmes bafouées dans leur dignité à se reconstruire dans tous les domaines. Et trouver leur place dans la société, en s'appuyant sur une spiritualité et des valeurs communes ».

C'est une congrégation qui ouvre encore aujourd'hui, en partenariat avec les collectivités publiques - en tout cas c'est la situation à Angers -, des places d'accueil pour des femmes soumises aux violences de toutes sortes. Ces congrégations, ainsi que des mouvements de femmes catholiques, comme l'Action catholique des femmes, ont éveillé la sensibilité de l'Église catholique au fléau des violences envers les femmes.

Plusieurs paroles officielles ont alors été prononcées. Certes, on peut regretter que ce discours officiel soit advenu trop tardivement, mais je relève malgré tout qu'en 2003, la commission sociale des Évêques de France, dans une publication intitulée Les violences envers les femmes, interrogeait : « Jusqu'à quand notre société supportera-t-elle ces innombrables actes de violence ? Jusqu'à quand ces victimes seront-elles abandonnées à leur souffrance, réduites au silence, spoliées dans leur désir de vivre ? ». Cette interrogation est malheureusement toujours d'actualité.

Ces propos avaient pour finalité de rappeler l'enracinement de la lutte contre les violences faites aux femmes au sein de l'Église catholique - à tout le moins dans la sensibilité de quelques personnes - jusqu'à l'expression de cette conviction dans un texte officiel de la Conférence des Évêques de France.

Le deuxième aspect que je voulais aborder avec vous concerne l'évolution de la perception de la violence au sein de l'union conjugale.

Notre réunion d'aujourd'hui évoque spécifiquement cette violence-ci, la violence faite aux femmes dans le cadre conjugal, et il est bon aussi de mentionner l'évolution de la perception de la violence au sein du couple dans le contexte catholique. Elle a bien sûr toujours été bannie par l'Église catholique. Mais sans doute a-t-elle été trop souvent tolérée et tue par des femmes qui ont désiré « sauver leur mariage ».

Quand on parle de sauver son mariage, cela renvoie au fait que le mariage célébré dans l'Église catholique s'appuie sur un engagement d'indissolubilité.

Si cette perspective d'indissolubilité est une réelle force pour dépasser les inévitables conflits - on est là dans le registre des médiations, des conseils, qui sont parfois sollicités -, elle peut aussi être un piège, véritablement lorsque la violence n'est pas dénoncée. Un piège qui se ferme en quelque sorte sur les deux conjoints, notamment, le plus souvent, pour l'épouse.

Et pour que la violence conjugale puisse être clairement dénoncée et jamais couverte, il est nécessaire pour nous, Église catholique, de l'affirmer sans ambiguïté dans des textes du Magistère.

Le Pape François l'a fait en 2016, dans une lettre intitulée La joie de l'amour. Ce texte fait autorité aujourd'hui sur la question du mariage et de la famille. Il réaffirme que la séparation en cas de violence envers le conjoint et/ou les enfants peut devenir une « nécessité morale ».

Je le cite rapidement : « Il y a des cas où une séparation est inévitable. Parfois elle peut devenir moralement nécessaire lorsque justement il s'agit de soustraire le conjoint le plus faible ou les enfants en bas âge aux blessures les plus graves causées par l'abus et par la violence, par l'avilissement et par l'exploitation, par l'extranéité et par l'indifférence » (Pape François, La joie de l'amour n° 241).

En parlant de « nécessité morale de séparation », ce texte, qui fait partie du Magistère de l'Église catholique, va plus loin que la légitimité qui était entendue jusqu'alors et qui était formalisée dans le code de droit canon de 1983. Il y était question de légitimité ; la séparation était légitime en cas de violence. Avec la lettre du Pape François, on parle désormais de « nécessité morale de séparation », ce qui va au-delà.

Forts de ce cadre doctrinal sans équivoque, nous percevons bien qu'il nous faut continuer à nous engager résolument dans la lutte contre le fléau des violences conjugales. Et nous pouvons le faire en agissant d'abord dans des lieux où nous sommes présents, où nous recevons des personnes qui désirent se marier, où nous travaillons aussi à l'éducation. Je laisse la parole à Oranne de Mautort, directrice nationale adjointe du service Famille et Société, en charge du pôle Famille, qui va vous préciser ces engagements.

Mme Oranne de Mautort, directrice adjointe et responsable du Pôle famille au sein du Service national Famille et Société. - Madame la présidente, Mesdames les sénatrices, Monsieur le sénateur, je vous remercie de votre invitation.

Comme vient de le rappeler Mgr Blanchet, la violence envers les femmes est dénoncée sans ambiguïté par l'Église catholique, même si, il faut le dire, cet engagement reste méconnu.

Mais la dénonciation, si claire soit-elle, ne suffit pas. Nous le savons, et nous sommes invités à la fois personnellement mais aussi collectivement, à l'action, et donc nous vous remercions à nouveau de votre invitation.

Pour ce qui nous concerne dans l'Église catholique, je voudrais souligner quatre points.

Le premier point est qu'il s'agit de toujours mieux connaître les phénomènes. Je pense, et vous l'avez dit les uns et les autres, que nous devons continuer à repérer et nommer les différentes formes de violence - physique, psychologique, sexuelle, économiques et administrative.

Nos églises, nos aumôneries - par exemple nos aumôneries d'hôpitaux -, nos mouvements, nos communautés, sont des lieux où beaucoup de personnes viennent chercher une écoute.

Aujourd'hui, nous voulons dire qu'il nous faut toujours davantage écouter une personne qui témoigne. Davantage écouter ces victimes de violences conjugales, pour mieux cerner leurs difficultés à parler, mieux cerner leurs difficultés à porter plainte, à demander de l'aide à un tiers. Il nous faut toujours également chercher à mieux comprendre comment les notions d'emprise et d'abus de pouvoir jouent dans cette situation.

Le deuxième point concerne l'éducation et la prévention auprès d'un large public. Je citerai deux exemples, à partir des expériences concrètes que nous vivons dans l'Église catholique. Je pense d'abord à la question de l'éducation à la sexualité et aux relations affectives, qui doit normalement être abordée dans le cadre scolaire, nous le rappelions tout à l'heure.

À cet égard, l'association CLER Amour et famille est un mouvement de l'Église catholique, agréé association de jeunesse et d'éducation populaire, qui forme des éducateurs et assure des interventions en milieu scolaire. Les animateurs interviennent à partir des questions des jeunes. C'est leur point de départ. Et ils relèvent que ceux-ci ne parlent jamais spontanément de la violence en famille. La violence semble être un fait, mais pas quelque chose à questionner. Ce silence est significatif, la parole n'est pas libérée sur le sujet, le tabou demeure.

Ces mêmes animateurs mettent l'accent sur plusieurs leviers de prévention : l'estime de soi, le respect de soi-même et des autres, la question du consentement, l'égalité, évidemment, entre filles et garçons, mais aussi la mise en mots des émotions. Et ils rappellent qu'il faut du temps pour ce travail.

Un deuxième exemple de prévention concerne la formation des couples aux enjeux de la vie conjugale. Je rappelle que les catholiques préparent chaque année de nombreux couples - 50 000 environ - au mariage religieux. L'objectif est de leur permettre de mieux se connaître pour mieux s'aimer. Ce travail se fait en soulignant notamment le piège de l'idéalisation de la vie amoureuse. Les animateurs soulignent aussi l'impératif de la communication, ainsi que le refus absolu de la violence, y compris de la violence sexuelle. Il ne peut y avoir de relations sexuelles sans consentement à l'intérieur du mariage, défendent fortement les catholiques.

Le troisième point, après la prévention, tient à la formation et à la mobilisation des personnes en responsabilité. Pour prévenir, accompagner, soutenir, il nous faut relayer dans nos églises les lieux ressources comme le 3919, mais aussi les obligations juridiques, les possibilités thérapeutiques. Les catholiques, qui sont souvent en situation d'écoute, sont sans doute, comme tous les Français, un peu démunis devant les actions à mener en cas de violence.

Il nous faut aussi former sérieusement les éducateurs, les prêtres, les conseillers conjugaux et familiaux qui interviennent dans le cadre ecclésial à ce sujet. Je souligne que la formation des conseillers conjugaux et familiaux dure trois ans. Elle comporte des modules pratiques et des modules spécifiques sur la violence intrafamiliale. À titre d'exemple, on peut aussi noter que des journées de sensibilisation se préparent, par exemple dans le diocèse de Strasbourg.

Enfin, le dernier point concerne le soutien aux personnes victimes. En situation d'urgence, il est primordial de bien accueillir et d'écouter les victimes, de les sécuriser pour le logement, de prendre des mesures matérielles et financières, d'organiser la responsabilité parentale, et de soigner. Nous avons évoqué ces aspects ; l'Église y prend sa part. Je pense par exemple aux résidences sociales qui accueillent des familles - souvent des femmes avec enfants -, soutenues par les Apprentis d'Auteuil, l'une à Marseille, une à Chartres. On peut mentionner aussi quelques lignes d'écoute développées dans des diocèses. Mais il s'agit aussi d'inscrire la reconstruction des victimes dans la durée, et cela nous tient évidemment à coeur. Des groupes de parole y contribuent, à l'image de nombreux groupes de personnes divorcées qui sont promus par l'Église catholique dans les diocèses de France.

Pour conclure, je voudrais redonner la parole à une personne victime. Parce qu'écouter ses mots c'est pour nous, et pour moi, souligner le courage de ces femmes et notre devoir d'agir : « Malgré tout, avec le temps, j'ai retrouvé ma dignité, je me bats sans cesse, je veux réussir ma vie, mais j'ai toujours besoin d'être soutenue et écoutée ».

Je vous remercie.

Mme Viviane Villatte, première vice-présidente de la Fédération Française du Droit humain (FFDH). - Mesdames, Messieurs, chers amis, nous vous remercions pour cette invitation adressée aux représentants de la société. Car, en effet, le problème des violences faites aux femmes, y compris au sein du couple, dépasse la sphère privée : chaque citoyen doit exprimer sa responsabilité dans la prise en charge de ce fléau.

Je profite également de cette réunion pour vous féliciter pour le travail qu'accomplit votre délégation en faveur des droits des femmes. Nous nous y référons de temps à autre.

Sur le fronton de notre immeuble historique, on peut lire la phrase de Georges Martin, fondateur, avec Maria Deraismes, de la Fédération Française du Droit humain (FFDH), en 18936(*). Je cite : « Dans l'humanité, la femme a les mêmes droits que l'homme ; elle doit avoir aussi les mêmes droits dans la famille et dans la société »7(*).

Je souhaitais donc vous dire que nous sommes concernés depuis longtemps par la justice sociale, qui passe bien sûr par la réduction des inégalités entre les hommes et les femmes, la protection des enfants ainsi que par le respect des droits humains et du principe de la laïcité.

Nos membres sont des hommes et des femmes qui travaillent toujours en mixité. Nos engagements concernent notamment la lutte dans l'élimination des violences, sujet de cette table ronde. Notre attachement à la mixité est illustré par le fait que je suis accompagnée de Sylvain Zeghni, conseiller national comme moi, et qui participera au débat qui suivra.

Au Droit humain, comme dans d'autres obédiences, notre méthode de travail consiste à prendre du recul pour ne pas agir dans l'immédiateté, et d'une façon générale nous n'intervenons pas directement en tant que Fédération française - ou internationale, puisque nous sommes présents dans de nombreux pays - sur les problèmes sociétaux.

Nous travaillons via des commissions, nous organisons des réunions, des rencontres avec les personnes concernées, avec des experts aussi, afin d'éclairer nos 17 000 membres - 31 000 à l'international.

En plus des publications de nos différentes commissions selon les sujets, notre cellule de veille publie des communiqués adressés aux différents acteurs et instances de la société. Et toujours, nous insistons sur le respect du droit de chacun, sur l'importance de l'égalité homme-femme et sur la nécessaire prise de conscience de nos responsabilités pour agir.

C'est avec une meilleure connaissance des problèmes que chaque membre va ensuite oeuvrer concrètement dans des associations de son choix, qui peuvent être cultuelles : puisque comme nous sommes laïcs, nous comptons parmi nos membres des croyants et des non-croyants. Nous ne croyons pas tous dans la même chose.

Dans le cadre de violences conjugales, certains oeuvreront plus naturellement pour la protection des enfants ou pour celles des femmes, au regard de leurs compétences spécifiques - de médecins, d'enseignants...- ou bien au sein d'associations présentes sur le terrain, dont certaines d'ailleurs ont été auditionnées dans le cadre du Grenelle de lutte contre les violences faites aux femmes.

Nous sommes convaincus que ces violences ne sont absolument pas une fatalité. Toutefois, les mesures existantes à ce jour ont montré leurs insuffisances puisque chaque année le nombre de victimes augmente tant au niveau des femmes, qui sont nos amies, nos soeurs, nos mères, nos filles, que leurs enfants qui bien sûr sont traumatisés, orphelins, quand ils ne sont pas décédés.

Nous espérions donc plus de moyens humains et financiers pour lutter contre le sexisme, renforcer la formation des intervenants de la chaîne de protection des victimes et assurer un suivi des auteurs de violences conjugales.

Si quelques-unes des mesures annoncées hier par le premier ministre nous satisfont, le compte général n'y est pas. Et trop souvent le Gouvernement se défausse sur les associations sans augmenter leurs subventions en cohérence avec les missions qui leur sont confiées, quand il ne « noie pas le poisson » en annonçant comme des mesures nouvelles des choses qui en fait existent déjà... Beaucoup d'annonces nous laissent donc dubitatifs, nous y reviendrons j'espère ce soir.

Le fait peut-être nettement positif de ce Grenelle me semble être la forte mobilisation des associations de terrain ce 23 novembre, qui confirme une véritable prise de conscience du phénomène des violences par les citoyens.

Nous pressentons qu'il nous faudra encore et encore remettre l'ouvrage sur le métier dans les années à venir. La vigilance et la persévérance restent de mise ! Et je voulais vous dire aussi qu'au cours des débats qui suivront ce premier tour de table, nous aimerions aborder trois aspects des violences : le cas des femmes handicapées, encore plus vulnérables, la situation particulière de l'outre-mer et celle des enfants témoins de scènes de violence.

Et avant de terminer, comme j'ai été très rapide, je voudrais saluer un outil que vous connaissez déjà. Conçu par le Centre Hubertine Auclert, il s'appelle le Violentomètre, que l'on peut - c'est gratuit - envoyer dans les écoles. Je l'ai fait parvenir à mes petites-filles, et je pourrais l'adresser, quand il sera plus grand, à mon petit-fils. On y parcourt différentes étapes, du feu vert au feu rouge, depuis « Profite de ta relation » et « Attention, dis stop ! » jusqu'à « Protège-toi et demande de l'aide ».

Je pense que le but de toutes les associations qui concourent à la lutte contre les violences est de donner de l'aide. Je vous remercie pour votre écoute.

M. Razvan Ionescu, prêtre, Assemblée des Évêques orthodoxes de France (AEOF). - Nous vous remercions de nous avoir invités à participer à cette réunion.

Ce soir, je tenterai de vous proposer une vision théologique, ce qui ne veut pas dire que cette approche est dénuée de contact avec la réalité : pour nous, au contraire, la théologie découle de la vie, c'est très concret.

Nous considérons que c'est le rôle de l'Église d'offrir à ses fidèles, et aussi à toute la société, une sorte d'inspiration, de courage pour qu'à l'intérieur de l'homme s'exprime une sorte de paix profonde, une entente profonde avec soi-même et donc avec les autres. Selon nous, la paix intérieure rejaillit de manière positive sur les relations humaines.

Le but de la vie ecclésiale, c'est peut-être tout simplement de cultiver cette paix très profonde, cette paix qui est très pragmatique et, j'insiste une nouvelle fois, qui n'est pas dépourvue de contact avec la vie, au contraire. Si on arrive à ce but, qui est un but spirituel pour nous, je pense que la violence ne trouvera jamais une terre d'accueil dans le coeur des gens, dans les familles, dans les couples.

Parfois on se sent impuissant à aider les gens à améliorer l'équilibre de leur couple, de leur famille, de leurs relations avec leurs enfants.

On considère pourtant que c'est le rôle de l'Église d'intervenir dans ces difficultés. D'une façon très concrète, ça se fait à travers ce qu'on appelle la paternité spirituelle, la confession, les discussions avec le prêtre... J'aimerais bien que cette approche soit tellement visible dans nos sociétés qu'elle constitue un exemple pour les autres.

Malheureusement nous rencontrons beaucoup de difficultés, mais en même temps nous nous investissons beaucoup : une très grande partie de notre vie concerne cet engagement personnel dans la vie des autres, des couples et des familles.

Concernant l'égalité homme-femme, on parle aussi de la vocation de chacun : tout ce que je viens de dire, prenez-le comme une sorte d'introduction aux propos de mon épouse Andrea Ionescu, qui représente aussi aujourd'hui l'Assemblée des évêques orthodoxes de France.

Mme Andrea Ionescu (AEOF). - Je vous remercie de votre invitation. Nous sommes honorés et heureux de participer à votre réunion au nom de l'AEOF, l'Assemblée des évêques orthodoxes de France.

Je vais revenir sur la violence conjugale, mais permettez-moi de commencer en faisant un petit peu de théologie pour mieux situer mes propos du côté de la confession chrétienne orthodoxe.

C'est en essayant de répondre à la question fondamentale pour la foi authentique : comment, et en qui crois-tu, chrétien orthodoxe ? « que surgit devant notre intérieur, presque involontairement, l'image de la Mère de Dieu. Le premier don du Christ, la première, la plus profonde révélation de son enseignement et de son appel nous sont offerts à travers l'image d'une femme. Pourquoi serait-ce aussi réconfortant, consolant et salvateur ? ». Car « Dans ce monde où règnent l'orgueil et l'agressivité », où « tout est réduit aux instruments de pouvoir, de domination, à la production, et aux moyens de production, à la compétition, à la violence, au refus de faire des concessions, de se réconcilier, de faire silence, de s'abîmer dans les profondeurs paisibles de l'existence, c'est précisément à tout cela que s'oppose une image, qui vient tout démasquer par sa seule présence »8(*), dit le théologien Alexandre Schmemann. Cette image, c'est celle de Marie, la mère du Christ, qui constitue la référence absolue de la vision de la femme pour l'Église orthodoxe. C'est le modèle féminin, car elle vit son humanité et sa féminité au niveau le plus élevé.

Ce fait se reflète aussi sur la position de la femme au sein du couple, marié et béni par Dieu : une présence vocationnelle, d'épouse et de mère.

Toutefois, dit un autre théologien orthodoxe, Paul Evdokimov, « Ce qu'une femme est appelée à faire dans le monde n'est pas [seulement] une coopération d'efforts ou de coopération pragmatiquement utiles et justifiées, mais la création ensemble avec l'homme de la toute nouvelle réalité du masculin et du féminin formant le corps du sacerdoce royal. [...] Ainsi, l'unité de la vie conjugale n'est pas une unité fermée sur le terrestre, mais déjà l'UN ouvert sur le siècle futur et qui dépasse les conditions de ce monde »9(*).

De même, pour Saint Jean Chrysostome, « Le mariage est l'image non pas de quelque chose de terrestre, mais du céleste, il figure le Royaume de Dieu, et seule sa présence par anticipation le justifie ».

La femme, bibliquement, n'est donc pas une aide-servante, mais un vis-à-vis ; face au fils de Dieu se pose la fille de Dieu ; l'un complète l'autre ; « Dans le Seigneur, dit Paul, ni l'homme sans la femme, ni la femme sans l'homme »10(*).

Or la violence contre la femme est la négation absolue de cette noble vocation. Comme vous l'avez dit ici, il n'y a pas d'amour qui tue. Il n'y a pas d'appel à la sainteté qui passe par la violence contre celui qui est appelé. Le don de la liberté présuppose un engagement personnel, voulu.

Il n'y a donc aucune forme de cautionnement de la violence conjugale dans l'orthodoxie. La femme ne peut être forcée en rien, elle doit être portée par la noblesse du vécu de son époux vers son accomplissement en tant que partenaire sur le chemin de la vie et éventuellement en tant que mère de ses enfants.

Ainsi l'Église orthodoxe s'implique activement, à travers toute sa mission, dans l'éradication de la violence conjugale. Consciente de la souffrance que de tels cas engendrent dans le couple et la société, et notamment des traumas parfois irréversibles causés aux enfants, l'Église orthodoxe s'engage à oeuvrer de pair avec les autres organismes et institutions pour mieux enseigner, éduquer, informer, conseiller, soutenir, encourager l'entente des couples, hommes et femmes égaux, et combattre la violence conjugale au sein de nos communautés de fidèles et de toute la société.

Nous vous savons gré et vous félicitons pour tout votre travail dans le cadre de cette délégation du Sénat et nous vous remercions encore une fois de nous avoir conviés à cette table ronde.

Mme Annick Billon, présidente. - Merci à tous pour ces interventions aussi variées que riches. Les positions que vous défendez sont, nous avons pu nous en rendre compte, le résultat d'un cheminement qui s'est fait à travers l'histoire.

Les violences, nous sommes tous d'accord autour de la table pour affirmer qu'elles sont inacceptables et inadmissibles. J'aimerais pour ma part vous demander, dans la mesure où des violences avérées, mettant en danger à la fois le conjoint et les enfants, ont été identifiées, si vous disposez d'un protocole dans vos institutions diverses. Comment incitez-vous la victime à aller porter plainte ?

Avant son intervention, peut-être une précision à l'attention de Mme Villatte, qui est intervenue sur la situation des femmes en situation de handicap.

Je voudrais préciser que la délégation a travaillé pendant plusieurs mois sur la thématique des femmes en situation de handicap victimes de violence. Elle rendu son rapport il y a quelques semaines, le 3 octobre. Comme nous souhaitions que nos propositions s'appuient sur un texte officiel, nous avons pris hier, le 25 novembre, l'initiative de déposer une proposition de résolution. Elle est aujourd'hui co-signée par 138 sénateurs. Nous espérons qu'elle puisse être inscrite à l'ordre du jour du Sénat au début de l'année 2020. Ce texte est disponible sur le site du Sénat.

M. Max Brisson. - Ma question, qui s'adresse à l'ensemble de nos invités, sera très courte et dans le prolongement de la vôtre.

Vous avez expliqué avec précision, comme notre présidente l'a dit, les procédures et la manière dont vos cultes ou vos obédiences ont pris en compte au fil de leur histoire et de celle de notre pays la question des violences faites aux femmes.

Il me semble que l'on peut dire, sans conteste, que notre société s'est beaucoup mobilisée cette année sur la question des violences. Toutefois, j'ai bien entendu et compris qu'il fallait inscrire ce travail dans la durée, et non pas uniquement sous le coup de l'émotion, liée en particulier à la recrudescence des féminicides dans notre pays.

Il n'empêche que cette recrudescence a bien eu lieu et je souhaiterais savoir si dans vos obédiences, dans vos cultes, dans vos assemblées il y a bien débat sur le sujet, ainsi qu'une réelle prise de conscience, au-delà de cette description dans le temps, Monseigneur, que vous avez évoqué en particulier pour l'Église catholique.

Le mouvement à l'oeuvre dans notre société, qui se traduit notamment à travers le Grenelle de lutte contre les violences conjugales et la proposition de loi pour lutter contre les violences intrafamiliales, récemment adoptée par le Sénat, a-t-il joué un rôle selon vous ? Comment cela a-t-il été perçu ?

Mme Brigitte Nabet, Grande Loge Féminine de France (GLFF). - J'interviens en tant que présidente de la Commission nationale des droits des femmes au sein de la Grande Loge Féminine de France (GLFF).

Bien évidemment, ces questions, nous les avons travaillées. Nous avons auditionné en interne ; nous organisons également des colloques sur les violences conjugales.

Nous avions, il y a quelques années, reçu les avocates de Jacqueline Sauvage. Nous avons aussi récemment entendu la Fédération nationale Solidarité Femmes (FNSF) pour être en phase avec les réalités du terrain, même si bon nombre de nos soeurs sont engagées dans des associations et oeuvres parallèlement à leur participation à la GLFF.

Le colloque que nous projetons va se dérouler en plusieurs temps :

- le temps du constat des violences faites aux femmes, de ce qu'elles sont et de ce qu'elles représentent ;

- puis, dans un deuxième temps, l'identification des solutions à mettre en place.

Les solutions ont été évoquées tout à l'heure : il y a l'éducation, mais aussi tout un plan d'actions que nous voulons promouvoir.

Lorsque nous auditionnons les associations et quand nous sommes sur le terrain, nous constatons bien évidemment les difficultés auxquelles certaines d'entre elles sont confrontées. Nous sommes inquiètes, parce que nous voyons qu'il y a de la compétition pour entrer dans une structure telle que la Fédération nationale Solidarité Femme (FNSF). Sur certains de nos territoires, les budgets sont très contraints, ce qui freine l'action des associations.

Et c'est donc aussi sur ce point que nous voulions mettre l'accent : les moyens financiers nécessaires pour accompagner les femmes, pour les aider à se reconstruire et à sortir de leur situation, de leur précarité.

En ce qui concerne le logement, les mille logements d'urgence annoncés récemment correspondent à peine aux besoins identifiés dans ma région, la Nouvelle-Aquitaine. Nous continuons à travailler mais l'insuffisance des moyens est un vrai sujet d'inquiétude.

M. François Clavairoly. - J'aimerais faire une première partie de réponse, et ensuite Valérie Duval-Poujol fera une seconde partie, pour dire que la réflexion sur le sujet ne commence pas avec MeToo et les débats d'aujourd'hui.

Premier point : on l'a rappelé tout à l'heure, c'est une question qui traverse le christianisme, et le christianisme catholique, protestant, orthodoxe, depuis très longtemps, de manière tant factuelle qu'institutionnelle, en France, depuis le XIXe siècle, avec toutes les oeuvres sociales qui ont été mises en place à cette époque.

Je crois que le paysage social français est lié à l'action du christianisme dans ce pays. Il faut se le redire de temps en temps. Cela a du sens dans un lieu comme celui-ci, qui est à la fois un lieu de la République et, comme l'a rappelé la présidente en introduisant cet échange, une chapelle. Il faut le garder présent à l'esprit, sous peine de faire comme le Grenelle de lutte contre les violences conjugales et d'oublier que le christianisme a co-construit ce pays. Je souhaite le réaffirmer ce soir, en tant que représentant de l'« ultra-minorité » protestante.

Deuxième point : après avoir rappelé que nous n'avons pas attendu le Sénat pour nous pencher sur ces questions, il est nécessaire de dire que - je rejoins sur ce point l'intervention précédente - l'on constate actuellement une contraction des budgets sociaux, des dotations aux structures - oeuvres, fondations, associations... - qui travaillent sur les violences. Cette réduction est un vrai scandale, il faut le souligner : ça ne va pas. Ça ne va pas pour l'action auprès des femmes qui sont victimes de violence, et ça ne va pas non plus pour l'action auprès des personnes défavorisées, des handicapés et des personnes en situation d'extrême pauvreté ou d'exclusion.

Je veux donc rappeler qu'il y a un vraiment un enjeu politique au sens le plus noble du terme : il est impératif que nous ne sortions pas de cette rencontre, de ce débat, pour être prêts ensuite à passer à autre chose demain, sans prendre les mesures nécessaires. Je vous encourage donc à porter cette parole dans vos engagements de parlementaires, de sorte que les moyens dédiés à ces actions soient en cohérence avec des besoins très importants.

Mme Valérie Duval-Poujol. - Nos protocoles, notre levier, c'est le 3919. Nous essayons aussi d'être des diffuseurs d'information au niveau de la base, des gens fréquentant nos églises. Notre objectif est qu'ils sachent qu'on n'a pas à leur donner l'autorisation de fuir la violence de leur conjoint. À nous de leur dire qu'il n'y a aucun obstacle du point de vue de la foi pour qu'ils se lancent dans ce processus et pour se séparer de cette violence. Ça, c'est notre responsabilité.

Je voulais également évoquer l'outre-mer. Nous y sommes très présents, avec beaucoup de protestants dans ces territoires. Et des organismes comme Empreinte formation, qui dispensent des formations à l'accompagnement des victimes et à la relation d'aide, se rendent dans les outre-mer. Selon les remontées des formateurs qui interviennent là-bas, la violence semble culturellement acceptée et validée : le travail y est donc encore plus urgent.

Enfin, il est important de prévoir des lieux de débats. Nous sommes en train de monter un groupe de réflexion qui va associer des théologiennes - musulmanes, catholiques, juives, protestantes - pour qu'ensemble nous puissions réfléchir à nos textes et aux rapports entre ces textes et les violences. Nous nous sommes dit que qu'il fallait y réfléchir à plusieurs.

Mme Annick Billon, présidente. - Juste une précision par rapport au 3919 (c'est d'ailleurs la question que j'ai adressée à Mme la secrétaire d'État hier). Ce numéro est désormais beaucoup mieux connu (par plus de 50 % de la population aujourd'hui), ce dont on peut se féliciter. Il n'est toutefois pas encore accessible 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 ; il ne devrait l'être que dans un an, ce qui s'explique par les contraintes liées aux procédures de marché public. Il s'agit donc d'une véritable préoccupation.

Nous avons quatre sénateurs dans cette délégation qui sont élus de territoires ultramarins. Cette problématique des violences faites aux femmes dans les outre-mer est inscrite à l'agenda de la délégation. Il semble que les réponses apportées à ce problème doivent intégrer les spécificités dues au phénomène îlien.

Je vais passer la parole à Mgr Blanchet, puis à Oranne de Mautort.

Mgr Dominique Blanchet. - Pour répondre à votre question sur les protocoles, je dirai qu'il n'existe pas de procédure dans nos églises pour conduire un fidèle à déposer plainte. Toutefois, nous avons le même réflexe que celui que vous indiquiez ; nous contribuons donc en quelque sorte à faire connaître le 3919 et son importance dans ces situations, ce qui appelle des moyens adaptés.

En outre, je peux dire que dans l'Église catholique, il existe des espaces d'écoute et de confiance, liés entre autres à la préparation au mariage. De fait, les couples qui se sont mariés à l'Église catholique savent qu'ils ont des lieux où ils peuvent venir parler.

Je pense que c'est une expérience relativement commune pour un prêtre que d'accueillir une personne soumise à des violences qui ne sont pas normales. Aucune violence n'est normale. Dans ces situations, le prêtre peut encourager la victime à envisager la séparation, ainsi que tout le processus qui en découlera.

J'en discutais encore tout récemment avec des évêques de l'Est de la France, qui me disaient le nombre de fois où ils ont encouragé des séparations. Mais cela est possible parce qu'il y avait un cadre de confiance et d'écoute qui permettait à cette parole d'aller plus loin. Si nous ne sommes pas dans le cadre d'un protocole formalisé, nous sommes malgré tout dans un espace qui permet d'enclencher un processus de réaction face aux violences.

Mme Oranne de Mautort. - Je souhaiterais ajouter deux points. Le premier porte sur la question des Antilles. Effectivement, les évêques des Caraïbes ont publié une déclaration spécifique sur le sujet en 2015, en invitant par exemple à mettre fin à la culture du silence et en appelant à travailler avec les institutions, tout en reconnaissant qu'il y avait quelque chose de spécifique dans les Caraïbes sur le plan des violences.

Le deuxième point concerne la situation actuelle. Je crois pouvoir dire que nous avons enclenché un vrai mouvement dans les églises, dans nos institutions.

Pour ma part, j'assure de nombreuses formations car je suis aussi théologienne. Dans le cadre de ces formations, j'aborde systématiquement la question des violences intrafamiliales, en rappelant les fondamentaux que nous avons évoqués tout à l'heure. Je dois dire que le sujet n'est pas si bien connu.

Nous adoptons une posture assez modeste sur le sujet. Il faut absolument être clairvoyants sur tout cela, mais, les choses, je crois, commencent à bouger, ce qui est plutôt positif.

Mme Annick Billon, présidente. - Merci Madame. Benoît Graisset-Recco, troisième grand maître adjoint du Grand Orient de France (GODF), souhaite intervenir.

M. Benoît Graisset-Recco, Grand Orient de France. - Madame la présidente, sur l'importance du débat, je voudrais rappeler que le Grand Orient de France le pratique depuis trois siècles ; c'est notre métier si j'ose dire ! Je voulais donc souligner un élément de principe sur notre prise de conscience des violences faites aux femmes, et sur la nécessité de les dénoncer, que nous partageons avec l'ensemble des organisations qui sont présentes autour de la table.

L'élément de principe repose de notre point de vue sur l'égalité. L'égalité est un thème que nous partageons depuis de très nombreuses années, bien avant le mouvement #MeToo, bien avant ce que nous pouvons vivre aujourd'hui.

De l'égalité hommes-femmes nous sommes passés à l'égalité femmes-hommes : le vocabulaire dit quelque chose de notre conscientisation. Ceci est un élément extrêmement important, l'égalité faisant partie de notre devise « Liberté, égalité, fraternité », qui est également celle de la République.

Pour nous, ces principes ne peuvent être écartés de l'universalisme et de l'humanisme. Avant tout, toute violence qui est faite à un humain est de ce point de vue quelque chose qui bafoue ce qui a été construit par les penseurs de la Renaissance et l'organisation sociétale issue de la Philosophie des Lumières.

Le deuxième point que je voulais évoquer par rapport à la question sur le protocole concerne la mise en pratique de ces principes. Nous le faisons - et je dis « nous » en élargissant sans doute ma prise de position à nos organismes -, pour faire prendre conscience à nos adhérents et à nos militants du caractère inacceptable des violences conjugales. Telle est notre contribution au combat contre les violences.

Plus particulièrement, le Grand Orient de France prévoit des protocoles pour faire la lumière sur de telles situations et prendre les dispositions qui s'imposent. Ainsi, comme l'a évoqué Odile Leperre-Verrier, nous avons dû nous séparer d'un adhérent dont le comportement était tout à fait condamnable de ce point de vue.

À travers cette prise de conscience et cette organisation interne, il est évident qu'il s'agit aussi pour nous de pouvoir aider telle ou telle à porter plainte à l'extérieur. Ces actions, qu'il s'agisse de celles qui reposent sur les principes d'universalisme et d'humanisme ou des mises en pratique que nous pouvons faire dans nos débats sur l'égalité femmes-hommes ou sur la dénonciation de tel ou tel comportement, sont inspirées - j'ose le mot - par l'amour de la République.

Pour nous, un élément essentiel est la transmission de ce que peut faire, de ce que doit faire la République, à travers les outils existants, sans s'interdire de les compléter. Il s'agit surtout de faire en sorte que plus personne ne soit mal accueilli en portant plainte et que les plaintes ne soient pas mises de côté, même si nous avons tous à l'esprit la difficulté liée au manque de moyens pour traiter chaque plainte. Je forme le voeu que la séquence du Grenelle et la médiatisation des féminicides aboutissent à des améliorations concrètes en ce domaine.

Mme Françoise Laborde. - Merci Madame la présidente, et merci à l'ensemble de nos intervenants. Il est vrai que notre délégation aborde des sujets qui touchent à la fois les femmes et les hommes, comme nous y invite son intitulé : Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes.

Nous avons beaucoup travaillé sur les violences faites aux femmes en outre-mer dans le cadre d'un travail conjoint avec la délégation sénatoriale aux outre-mer.

Nous avons également mené une réflexion spécifique sur les violences faites aux femmes en situation de handicap, victimes parmi les plus vulnérables. La présidente l'a dit, nous avons publié un rapport sur ce sujet le 3 octobre dernier.

Dans le cadre de ce travail d'ensemble sur les violences faites aux femmes, il nous a aussi semblé important, le lendemain de la journée symbolique du 25 novembre, de rencontrer les personnes représentant les cultes, les obédiences. Je me réjouis donc de cette table ronde.

Vous avez toutes et tous souligné l'enjeu de la libération de la parole. Nous sommes d'accord. Nous avons suivi tout ce qui a été présenté dans le cadre du Grenelle sur ce point.

Nous partageons un certain nombre de constats, notamment sur la question des financements. Vous pouvez compter sur nous pour relayer vos inquiétudes et plaider pour une hausse des moyens.

Beaucoup de choses ont été dites sur la tolérance aux violences et sur les excuses qu'on peut trouver aux auteurs, ainsi que sur l'emprise exercée sur les victimes. Vos propos sur l'infantilisation de celles-ci m'ont également intéressée.

J'ai parfois aussi été un peu surprise par l'usage de certaines expressions comme « sauver son mariage », et je me dis que le vocabulaire est assez révélateur de cette tolérance aux violences.

Quelle que soit notre aspiration au bonheur familial, on ne doit pas minimiser les violences au nom des valeurs familiales. On doit au contraire défendre l'absence de violence envers les individus, qui sont souvent les femmes et les enfants.

Je m'interroge sur la levée du secret médical en cas de violences conjugales. On se pose moins cette question quand il s'agit de violences commises contre des enfants. J'ai bien entendu ce que vous avez dit par rapport aux femmes, qui peut-être n'auraient plus confiance en leur médecin.

Ne pourrait-on étendre ce raisonnement au secret de la confession ? Le curé, le rabbin ou le pasteur connaissent bien souvent l'auteur des violences, puisque le couple vient sûrement ensemble au culte.

Pour moi, tout cela se rejoint : secret médical, secret de la confession, secret tout court. Dans les protocoles dont vous parlez, en réalité vous relayez les lois de la République et les dispositifs d'aide aux victimes comme le 3919, ce qui me semble très positif.

J'espère que vous rappelez également sans ambigüité que le devoir conjugal n'existe pas, et que le viol dans le couple est puni par la loi. Tant que vous relayez les lois de la République, tout va bien !

Mme Annick Billon, présidente. - Merci chère collègue. Qui souhaite répondre ?

M. Razvan Ionescu. - Je voudrais intervenir sur le secret de la confession. C'est cela qui permet aux gens qui viennent se confesser de s'ouvrir à nous. Sans le secret de la confession, on ne pourrait pas entendre ce qu'on entend.

Toutefois, bien que le prêtre soit lié par ce secret, il peut prendre des mesures. Si l'on se rend compte qu'il y a des situations de danger, on a le droit, je pense, de protéger une personne chez qui on constate une certaine fragilité.

Concernant les femmes, j'ai eu l'occasion, dans le cadre de la confession, de rencontrer des couples qui se déchiraient. Imaginez ce que l'on peut entendre quand on confesse les deux conjoints... Mais on ne peut faire état de ce que nous confie l'un des conjoints auprès de l'autre. Le secret doit rester absolu.

En revanche, on peut conseiller aux gens de prendre les mesures nécessaires pour se protéger. J'ai donc eu l'occasion, par exemple, de conseiller une femme pour lui permettre de réagir aux dangers qui la menaçaient. Heureusement, ce type de situation n'est pas courant, mais ça peut se produire. Pour conclure, nous disposons d'outils pour porter un regard attentif par rapport à la souffrance des gens.

En fait, nous n'appliquons pas à proprement parler de protocole, mais il y a toute une attention spirituelle à la souffrance des gens. On ne peut pas se contenter de laisser les gens qui souffrent sans rien faire. Notre attention s'adresse à chacun en particulier.

Mme Laurence Rossignol. - Merci à tous pour votre participation à cette réunion. C'est agréable et encourageant de voir à quel point des sujets comme celui des violences patriarcales ont pris une dimension collective, et combien le consensus autour du traitement de ces sujets marque une vraie avancée.

Je me posais une question sur les règles spécifiques aux mariages religieux par rapport aux règles du code civil et du mariage civil.

N'avez-vous pas parfois l'impression que cette idée selon laquelle les liens du mariage sont sacrés, et donc ne peuvent pas être dissous, comme sont dissous les actes du mariage civil, peut poser problème ? Les liens du mariage étant sacrés, ne peut-on penser qu'il ne peut y avoir vraiment de dissolution du mariage religieux, et qu'il n'y a donc pas de remariage possible pour ceux qui ont divorcé civilement ? En conséquence, cela donne à ces personnes une position un peu à part dans leur communauté, puisque je crois savoir que, même si elles peuvent participer à la communauté, elles ne peuvent pas communier au moment de l'eucharistie. Toutefois, je suis loin d'être une experte dans ce domaine.

Dès lors, n'avez-vous pas l'impression que ces règles-là sont de nature à dissuader les femmes victimes de violences de divorcer civilement, dans la mesure où elles savent, si leur foi est très importante ou si leur respect de la règle religieuse est très ancré, que par ailleurs, le mariage religieux ne pourra pas être dissous ?

Mgr Dominique Blanchet. - Cette question vaut surtout pour l'Église catholique et l'Église orthodoxe ; elle concerne moins l'Église protestante. Je pense que ce qui est important pour le mariage, catholique en tout cas, c'est que le cadre protégé est celui de la parole des conjoints eux-mêmes, de ceux qui s'engagent. Ce n'est pas l'Église qui dit : « Il faut absolument vous engager dans l'indissolubilité ».

Nous avons bien conscience, dans nos assemblées, que beaucoup de couples ne sont pas mariés. Mais lorsqu'ils décident de s'engager, ils se donnent mutuellement leur parole que leur union sera indissoluble et protégée par l'Église.

De nombreux témoins nous disent combien cet engagement à l'indissolubilité les a aidés, les a portés pour dépasser des conflits et trouver en eux-mêmes des ressources de solution. Je pense que cela rejoint les interrogations posées par les décisions énoncées hier à l'issue du Grenelle sur le risque d'interprétation d'une médiation en cas de violences.

Parfois, assez régulièrement, voire souvent, il y a la déclaration de nullité d'un mariage. Il ne s'agit pas de dire que le mariage était nul, mais de déclarer ensemble qu'on s'est trompés, aussi bien chacun des conjoints que l'Église, qui a quelque part scellé cette parole.

Voilà un travail que nous menons régulièrement. La déclaration de nullité peut parfois survenir à cause d'une violence qui était déjà là au moment de l'échange des consentements. C'est plus compliqué en revanche quand la violence surgit après que rien ne pouvait permettre de la détecter. Je pense par exemple à des maladies ou des addictions à l'alcool qui peuvent déclencher la violence.

Concernant le secret de la confession, j'ai bien aimé l'expression qui a été utilisée tout à l'heure. Le paradoxe est bien que c'est le secret de la confession qui permet la parole. La confession est vraiment un lieu où nous pouvons entendre des choses qui ne sont révélées que parce qu'on est dans un cadre strictement confidentiel. Toute la question est de savoir ce qu'on peut faire moralement en responsabilité quand on a entendu une parole dans le secret de la confession qui implique la mise en danger d'autrui...

Puisque c'est un secret absolu, il ne peut pas, nous, nous faire agir en dehors de l'échange. En revanche, dans le cadre de cet échange, nous pouvons conseiller la personne qui se confie, y compris l'encourager à nous en reparler en dehors du cadre confidentiel.

Les protocoles républicains peuvent ainsi être communiqués dans le cadre du secret de la confession. Autrement dit, je pense que d'un point de vue social - et je ne défends pas le secret de la confession simplement en raison de ma religion -, les lieux rendant possible la confidentialité sont très précieux pour que la parole puisse se dire. Si l'on supprime de tels espaces, la possibilité de parler va devenir très compliquée. C'est ma perception.

Enfin, je terminerai avec une dernière remarque. C'est que nous travaillons beaucoup, et Oranne de Mautort l'a souligné, à l'éducation, qui est aussi une forme de prévention. Dans ce cadre-là, il peut également exister des dimensions de confidentialité qui sont nécessaires pour faire advenir la parole des plus jeunes.

Je pense par exemple à la question de la pornographie. Quand il y a un sondage fait dans une classe, qui est anonyme et dont on garantit la stricte confidentialité, on est surpris de constater que leur quasi seule source d'information sur la sexualité est la pornographie. Il faut qu'il y ait des lieux où tout cela puisse se dire, pour ensuite partir de ce constat et travailler avec eux. C'est aussi une forme de prévention, certes très en amont, contre les violences.

Mme Jeannine Camilleri (GLFF). - Je vous remercie. Ce qui m'intéresse plus particulièrement, c'est le secret médical. L'annonce de la garde des sceaux il y a quelques jours sur une éventuelle levée du secret médical a été contredite par la ministre de la santé, qui a évoqué les difficultés que poserait cette évolution. Il me semble pourtant que c'est un aspect essentiel de la lutte contre les violences, qui peut contribuer à sauver des femmes.

Lorsqu'on dit « on peut lever le secret médical dans certaines circonstances », il s'agit de sauver une femme. Alors à quel moment, vous qui êtes législateurs, allez-vous rencontrer un problème moral ?

Permettez-moi une distinction entre le légal et le légitime. Si la loi évolue, c'est pour évoluer en fonction de ce qui devient légitime, faute de quoi on légifère comme des machines. Excusez-moi pour cette image.

Si on s'appuie toujours sur le légal, il n'y a pas de progrès possible. Or le légal ne peut évoluer qu'en fonction de l'éthique. Sur la question du secret médical, il s'agit de sauver une vie : on est bien dans la logique du serment d'Hippocrate ! Il est donc important que vous en discutiez !

Mme Annick Billon, présidente. - Merci Madame Camilleri. Il est vrai que nous avions voté au Sénat l'obligation de signaler pour les médecins, en cas de violences sexuelles commises sur des mineurs. Des recommandations en marge de la loi, portées par notre délégation, ont appelé à une réflexion sur la question générale de l'obligation de signalement des médecins en cas de violences.

Je reste persuadée qu'il y a une grande méconnaissance des règles du code pénal sur ce sujet et il me paraît urgent d'éclaircir les conditions dans lesquelles le secret médical peut être levé pour protéger d'éventuelles victimes, mais aussi pour que les médecins se protègent. On rencontre des difficultés pour aller vers cette levée du secret médical, car on a souvent davantage l'impression d'encourager la dénonciation que de protéger les gens par le signalement. Or l'objectif est bien de protéger les personnes vulnérables.

La parole est à M. Ionescu.

M. Razvan Ionescu. - Je voudrais compléter l'intervention de Mgr Blanchet et ajouter que chez les orthodoxes, il y a un deuxième, voire un troisième mariage. Je précise toutefois que le premier mariage est le sacrement par excellence, le deuxième et le troisième mariage relevant plutôt de l'ordre pénitentiel. Mais quand même, ils sont le signe de la compréhension de la faiblesse humaine.

Comme on constate la faillite d'une union, on prononce le divorce : les gens ne peuvent plus vivre ensemble. De telles situations existent depuis énormément de temps. Notre Église donne une deuxième chance, voire une troisième, mais pas plus que cela. Le troisième mariage est vraiment le tout dernier.

Je voulais dire aussi que, en tant que prêtres, nous gardons un contact très étroit avec les gens qui vivent la vie de notre Église. Nous sommes associés à la vie de leur famille, nous comprenons ce qui s'y passe. Et la crise s'installe bien avant la violence. Notre travail est de parvenir à aider les couples à fonder quelque chose de durable, de stable dans leur famille.

Mme Valérie Duval-Poujol. - Je voudrais rebondir sur la médiation, précédemment évoquée. Il faut dire que c'est un des points saillants dans la formation que nous avons dispensée aux pasteurs soucieux d'accompagner les victimes de violences conjugales.

Ce dont ils nous ont fait part, c'est qu'ils auraient agi différemment s'ils avaient été avertis dès le début de leur ministère de la différence entre un conflit et une violence conjugale.

Ce témoignage a été l'un des apports peut-être les plus importants de cette formation : les pasteurs apprennent à faire la différence entre la violence conjugale, qui implique l'emprise, et un conflit de couple. De ce fait ils arrêtent de vouloir faire de la médiation et de la réconciliation en cas de violence conjugale. Et le premier fruit, direct, immédiat, de ces formations est qu'ils ne font plus venir Monsieur quand Madame leur a fait part des violences qu'elle subit.

Nous avons donc vu qu'au-delà du problème de la confession, il était possible d'agir, d'avancer grâce à cet accompagnement.

M. Grégoire Catta, prêtre, Conférence des évêques de France. - Je souhaite souligner que, dans l'Église catholique, la confession est vraiment spécifique à ces moments où la personne demande à venir recevoir le sacrement de confession.

Le secret est absolu. Toutefois, la confession peut être un lieu où l'on conseille le fidèle. Par exemple, un prêtre peut dire à une femme battue qu'elle peut obtenir la nullité du sacrement de son mariage, et cela peut la libérer. Par conséquent, nous pouvons quand même agir dans ce contexte.

Mais la majeure partie du temps et des lieux où l'on entend des choses se passe dans un cadre beaucoup plus large, qu'on pourrait rapprocher du « secret professionnel » : ce sont les gens qui viennent se confier à nous, dans une logique d'accompagnement spirituel et non pas en confession.

On n'est alors plus dans le secret, ni dans la confession stricte. Nous devons évidemment garder pour nous ce qui nous est dit, mais cette situation nous rapproche des débats sur le secret médical, quand pour sauver une vie il faut savoir passer outre.

Je pense que c'est une distinction importante, car le secret de la confession est finalement quelque chose de très réduit dans le temps. Bien souvent des personnes viennent se confier à nous hors du contexte de la confession.

Mme Odile Leperre-Verrier. - Je voudrais revenir d'un mot sur la levée du secret médical. Je qualifierais celle-ci de « fausse bonne idée ». En effet, on ne dit pas s'il s'agit d'une obligation ou d'une possibilité. Or ce n'est pas du tout la même chose. Si c'est une obligation, ça veut dire au bout du compte que le médecin qui n'aurait pas signalé une violence pourra être montré du doigt et qu'on aura ainsi le coupable idéal. Et nous forçons à peine le trait.

En outre, le secret médical est un principe. Et quand on commence à transiger avec les principes, on ne sait pas très bien où ça mène... De surcroît, je n'ai pas nécessairement le sentiment que la question a été centrale dans les affaires de féminicides.

Souvent, les femmes victimes ont malgré tout pu porter plainte, puis il y a eu une sorte d'escalade de la violence. C'est cet engrenage auquel il faut mettre un terme. Il me semble ainsi que la levée du secret médical n'aurait sans doute rien changé dans la plupart de ces situations. Il y a donc ici matière à interrogation.

Pour que les femmes victimes de violences puissent avancer et se reconstruire, nous pensons qu'il est fondamental qu'elles parviennent à se prendre en charge, notamment dans cette reconnaissance de l'emprise dont elles sont victimes. Cela implique d'apprendre à dire non. Il s'agit d'un travail d'accompagnement sur le long terme, certainement difficile à mener mais indispensable pour progresser. Il s'agit donc vraiment d'une nécessité.

Enfin, s'il y a une réelle urgence, il nous semble que l'on peut s'appuyer sur le principe de l'assistance à personne en danger, notion juridique qui pourrait sans doute s'appliquer dans ces situations. C'est une réponse, certes peut-être un peu hypocrite, mais cela reste une réponse.

Mme Annick Billon, présidente. - On le voit, l'obligation de signalement est un sujet de débat. Il faut clarifier les conditions dans lesquelles le secret médical peut ou doit être levé en cas de violences.

Il y a beaucoup de réticences et d'incompréhensions sur ce sujet ; les avis sont très partagés. Les médecins eux-mêmes n'ont pas toujours les idées très claires sur leurs devoirs et obligations dans ce domaine.

Comme je l'ai dit, le Sénat avait voté l'obligation de signalement des médecins en cas de violences sexuelles commises contre des enfants, dans le cadre de l'examen du projet de loi renforçant la lutte contre les violences sexuelles et sexistes. Cette disposition a été supprimée en commission mixte paritaire.

Le débat a ressurgi dans le cadre des travaux de la mission commune d'information sur les infractions sexuelles sur mineurs commises par des adultes dans le cadre de leur métier ou de leurs fonctions.

La réflexion doit donc se poursuivre. Un groupe de travail commun à la commission des lois et à la commission des affaires sociales du Sénat approfondit justement la question et nous nous référerons avec intérêt à ses conclusions.

Mme Noëlle Rauscent. - J'ai trouvé ce débat très intéressant. Je remercie la présidente de l'avoir organisé. Je voulais revenir sur la prévention. À cet égard, je souhaiterais savoir si, dans vos religions ou obédiences, on parle systématiquement des violences faites aux femmes, de l'égalité entre les hommes et les femmes et du respect, parce que je pense que c'est une chose très importante.

Mme Annick Billon, présidente. - Merci, chère collègue. Je donne la parole à Sylvain Zeghni.

M. Sylvain Zeghni, Fédération française du droit humain (FFDH). - Je voudrais revenir sur la notion de secret médical, qui est effectivement importante. Il est toujours dangereux de prévoir des obligations dans la loi.

S'agissant d'un mineur qui n'a pas forcément les moyens de s'exprimer ou d'une personne handicapée dont la conscience est altérée, on voit bien le rôle décisif du personnel médical et de tous les intervenants médicaux. Effectivement, ces professionnels doivent dénoncer ces violences à la place d'une victime qui n'a pas la possibilité de se protéger.

En revanche, les situations de violences conjugales posent effectivement la question du droit moral du médecin de trahir son patient, d'aller contre sa volonté, même s'il sait que les violences répétées, les coups répétés peuvent amener, dans le cas le plus défavorable, à la mort de la personne.

C'est effectivement une question importante, et je crois que définir une obligation générale de dénoncer ces violences, c'est aussi détruire la relation avec le patient, et pour tout dire la confiance.

J'aimerais aussi évoquer la situation des enfants, qui sont des co-victimes de ces violences. Les statistiques le montrent, celles-ci causent des traumatismes psychologiques, parfois même des traumatismes physiques : même quand les enfants ne sont pas battus, on sait qu'ils sont plus souvent malades, plus fragiles, que le taux d'opérations est bien plus important, de 20 %, pour ces enfants.

Effectivement, nous avons beaucoup parlé des femmes ce soir, mais tout ce que l'on pourra faire en matière de lutte contre les violences conjugales ne servira à rien si l'on n'agit pas aussi à l'égard des enfants. C'est question doit être abordée en lien avec l'autorité parentale. La question des enfants doit donc impérativement être aussi être étudiée.

Mme Annick Billon, présidente. - Merci pour cette intervention. La question des enfants a été un peu abordée par différents intervenants. Le Sénat a récemment débattu d'une proposition de loi pour lutter contre les violences intrafamiliales. Dans ce cadre, de nombreux amendements ont été défendus pour protéger les enfants, qui sont toujours victimes en cas de violences conjugales.

Nous avons notamment déposé des amendements sur la suppression de l'autorité parentale en cas de féminicide, parce qu'il nous semble évident que le meurtrier d'un conjoint ne peut en aucun cas être un bon parent.

C'est un sujet de préoccupation. Dans la mesure où plus de 80 % des femmes victimes de violences dans la société sont des femmes qui ont des enfants, nous ne pouvons absolument pas dissocier le sort des enfants de la lutte contre les violences faites aux femmes.

Je vais redonner la parole à Françoise Laborde, qui faisait partie de la mission qui a traité des violences faites aux enfants dans des institutions diverses et variées, sportives, cultuelles ou culturelles, que j'ai précédemment citée.

Mme Françoise Laborde. - Les médecins ont aujourd'hui la possibilité de s'exonérer du secret médical dans certaines conditions, mais comme il s'agit d'une simple faculté, les règles ne sont peut-être pas assez claires et ils ne se sentent pas toujours assez protégés.

Nous aurions souhaité instaurer une obligation de signalement et de levée du secret médical en cas de violences sexuelles commises contre des mineurs, parce qu'on ne peut pas laisser un enfant en danger !

Dans certaines professions il y a une obligation de signalement, dans d'autres une simple possibilité. Lorsque j'étais enseignante, je me souviens que ma hiérarchie nous demandait de signaler toute violence contre un enfant, car on ne pouvait pas laisser un enfant dans une situation de danger.

C'est justement ce qui a souvent fait la différence dans nos sociétés. La présidente l'a rappelé, nous avons eu ce débat dans l'hémicycle. Des réticences assez fortes avaient alors émergé. Je les avais expliquées par le poids de notre histoire, marquée par le régime de Vichy. Cela explique selon moi que le signalement soit trop souvent perçu, à tort, comme de la délation.

Il pourrait y avoir d'autres exemples, mais entre signalement et dénonciation, on ne fait pas toujours bien la différence. Certes, les médecins doivent respecter le serment d'Hippocrate, mais il y a aussi des personnes en danger. Il faudra donc faire des choix.

Sur de tels sujets, nous avons besoin, en tant que législateurs, d'éthique et d'un travail de fond. Parce que nous sommes législateurs, mais au départ nous sommes aussi enseignants, médecins, agriculteurs...

Par conséquent, on voit bien la contradiction sur la levée du secret médical - qui pourra évoluer -, entre ce qu'a annoncé le premier ministre et ce que pourra dire Mme Buzyn, avec son expérience de médecin. C'est tout l'intérêt de ce genre de table ronde et du travail collectif que de nous aider à avancer sur ces questions très complexes.

Mme Andrea Ionescu. - Je voudrais revenir sur la question du secret médical avec ma casquette - au-delà de notre conviction et de notre foi, nous faisons tous partie de la société civile - d'interprète-traductrice et d'experte à la cour d'appel de Paris.

Je souhaiterais évoquer une situation qui, je le crains, n'est pas du tout exceptionnelle. Dans mes fonctions d'interprète-traducteur, j'ai été confrontée à une situation où une mineure de 17 ans, qui faisait l'objet d'une enquête par la brigade des mineurs pour un fait de vol simple, présentait des traces de coups terribles au point qu'elle avait même du mal à s'asseoir. Elle était couverte de bleus. Cette petite était tellement battue par son conjoint qu'elle souffrait en outre de fractures.

L'officier de police judiciaire l'a remarqué mais a refusé de faire remonter cette situation au motif que celle-ci sortait du cadre de son affaire. Le médecin qu'elle a consulté a vu ce qui se passait : elle a appelé son référent et lui a indiqué qu'elle allait faire un signalement, car cette enfant était une victime et que les vols qu'elle commettait étaient la conséquence de ce qu'elle subissait chez elle. Son référent lui a demandé de ne rien dire.

Il n'y a donc pas eu de signalement. Le médecin m'a dit : « Madame, je suis impuissante, mon référent me l'interdit, mais peut-être allez-vous pouvoir faire quelque chose ». En allant au tribunal, j'ai présenté la situation à la procureure. Je lui ai fait valoir que j'étais bien consciente du fait que je devais rester neutre en tant qu'interprète, mais que la situation n'en était pas moins intolérable. La procureure a été extrêmement sensible à mes arguments. Elle a tout de suite appelé le procureur du parquet des mineurs et une enquête a été ouverte. Mais si je n'avais pas été là, un maillon dans la chaîne, la situation n'aurait pas été connue. Et cette situation n'est en rien exceptionnelle.

Mme Annick Billon, présidente. - Merci beaucoup pour ce témoignage fort, qui démontre aussi, et vous l'avez tous signalé, l'importance de l'écoute et de la compréhension des victimes.

M. Max Brisson. - Toutes les institutions ont leur histoire, et cette histoire est aussi la nôtre, vous avez eu raison de le rappeler. En la matière, cette histoire est incontestablement celle de la domination de l'homme sur la femme.

D'ailleurs, la République n'est pas exempte de reproches à cet égard. Le code civil a porté cette domination depuis Bonaparte. Nous toutes et tous sommes les héritiers de cette histoire. Ce qui me paraît important aujourd'hui, c'est que la prise de conscience est collective et qu'elle est de plus en plus partagée.

Il aurait presque été souhaitable qu'un certain nombre d'entre nous quittent la réunion pour se rendre dans l'hémicycle, où le Sénat débat du budget, pour se battre sur la question des moyens. Il faudra que nous menions ce combat, parce qu'il y a là un insupportable paradoxe, entre cette prise de conscience, entre les débats, le Grenelle, les votes de l'Assemblée et du Sénat, et les coupes budgétaires qui se poursuivent. Nous connaissons les difficultés financières de notre pays, mais on ne peut ériger de « causes nationales » sans leur donner les moyens.

D'autres pays l'ont fait, à l'instar de l'Espagne. Je parle en connaissance de cause, étant élu d'un département voisin. En France, nous accusons du retard par rapport à la société espagnole. Nous avons à nous y mettre toutes et tous et c'est en cela que je vous remercie.

Mme Annick Billon, présidente. - À mon tour, je vous remercie pour ce long temps d'échange. Nous n'avons pas vu le temps passer ! Il était important que nous ayons ensemble ce débat.

Je conclurai malgré tout avec un bémol. De nouveaux outils sont mis au point et d'autres émergeront sans doute à la suite du Grenelle de lutte contre les violences conjugales, alors que des dispositifs adaptés existaient déjà. Pour ma part, j'aspire à ce que les procédures et les moyens soient les mêmes sur l'ensemble du territoire. Il en va de même pour les violences faites aux enfants.

Je rappelle par ailleurs mes réserves concernant les moyens. C'est la grande question qui demeure posée à la fin de ce Grenelle.

On peut aussi s'interroger sur le calendrier : comme l'ont souligné mes collègues, la « grande cause » du quinquennat a été déclarée en 2017 ; deux ans plus tard, nous sommes confrontés à un nombre de féminicides qui ne diminue pas...

Un certain nombre de lois et décrets existent, mais leur application est souvent parcellaire, voire défaillante. Il faudrait commencer par garantir l'application de tous les textes et procédures à notre disposition avant d'adopter de nouvelles mesures.

Pour ce qui est des associations, on a vu que certaines pouvaient se concurrencer, ce qui est regrettable. Là encore, les moyens sont trop souvent alloués de façon aléatoire dans les départements et les régions, et on ne peut que le regretter. Par ailleurs, des revirements viennent aussi perturber le jeu des subventions qui existaient depuis des années et qui ne sont pas reconduites. Ces phénomènes m'inquiètent.

Nous avons évoqué notre intérêt pour la situation dans les outre-mer. Notre délégation s'est également penchée sur les difficultés auxquelles sont confrontées les femmes dans les territoires ruraux quand elles sont victimes de violences. Notre devise « Liberté, égalité, fraternité » devrait s'appliquer à toutes les femmes, qu'elles vivent en métropole, dans les territoires ruraux ou dans les territoires ultramarins. Toutes devraient pouvoir être accueillies, accompagnées et trouver des hébergements dans les mêmes conditions. Malheureusement, nous savons que ce n'est pas le cas.

Je remercie sincèrement le secrétariat de la délégation pour l'organisation de cette table ronde, en cette semaine symbolique de lutte contre les violences femmes aux femmes.

Nous avons eu plaisir à vous écouter et à échanger avec vous, et je ne doute pas que le compte rendu de cette réunion sera lu avec intérêt et relayé. Merci à tous pour votre participation.

Mes chers collègues, je vous donne rendez-vous jeudi matin, 28 novembre, pour notre troisième temps fort de cette semaine, avec une table ronde sur les violences sexuelles dans les territoires en crise. Ce grave sujet rejoint l'invitation que nous avons reçue de la Fédération protestante de France pour écouter le docteur Denis Mukwege, lauréat du prix Nobel de la paix en 2018, et expert incontesté de la prise en charge des victimes de ces fléaux.

Je vous remercie.

Jeudi 28 novembre 2019

- Présidence de Mme Annick Billon, présidente -

Table ronde sur les violences faites aux femmes dans les territoires en crise et les zones de conflits

Mme Annick Billon, présidente. - Mes chers collègues, Mesdames et Messieurs, nous reprenons ce matin, avec cette table ronde sur les violences sexuelles faites aux femmes dans les territoires en crise, une thématique inscrite à notre programme de travail en novembre-décembre 2013, il y a tout juste six ans. Cette réflexion avait conduit à la publication d'un rapport intitulé Pour que le viol et les violences sexuelles cessent d'être des armes de guerre, dont Brigitte Gonthier-Maurin, alors présidente, avait pris l'initiative.

Hélas, ce sujet est resté d'actualité et la multiplication des zones de conflits se traduit encore aujourd'hui par la persistance d'un fléau qui fait des victimes toujours plus nombreuses, et par l'impunité de bourreaux dont la barbarie ne connaît pas de limites.

Je remercie ma collègue Claudine Lepage, vice-présidente, d'avoir souhaité que notre délégation se saisisse à nouveau d'un sujet qui, en réalité, au cours de ces six dernières années, est resté présent dans notre agenda, comme le soulignent ces trois exemples :

- en février 2016, à l'occasion d'un travail sur les femmes victimes de la traite des êtres humains, nous avons entendu le témoignage bouleversant de Nadia Murad, qui à l'époque n'avait pas la notoriété qui est la sienne aujourd'hui, sur les violences inconcevables subies par les esclaves sexuelles de Daech ;

- en février 2018, à l'occasion d'une table ronde sur l'excision, le docteur Ghada Hatem, fondatrice de La Maison des Femmes de Saint-Denis, inscrivait les mutilations sexuelles dans un continuum de violences marqué par « l'excision, le viol, le mariage forcé, [...] l'exode, les crimes de guerre... » ;

- le 20 juin 2019, une table ronde sur les enjeux du G7 en termes d'égalité femmes-hommes nous permettait de mentionner qu'à travers la Déclaration de Dinard d'avril 2019, le G7 s'était inscrit dans la problématique des violences sexuelles dans les situations de conflit, cet engagement faisant écho au G8 de 2013 qui, comme le notait notre rapport de 2013, avait souhaité, à la demande du Royaume-Uni, apporter sa contribution à la prévention des violences sexuelles et au financement de programmes de prise en charge des victimes.

Je remercie les experts et responsables d'organisations non gouvernementales qui sont venus ce matin pour nous éclairer sur un sujet qui fait partie des préoccupations majeures de notre délégation et je leur souhaite la bienvenue au Sénat.

Le professeur Henri-Jean Philippe est secrétaire général de l'association Actions Santé Femmes (ASF) dédiée à « l'accès aux soins gynécologiques et obstétricaux des femmes les plus vulnérables dans le monde », qui intervient notamment en République démocratique du Congo (RDC) depuis 2016, au sein de l'hôpital de Panzi du docteur Denis Mukwege, lauréat du prix Nobel de la paix 2018. Le professeur Philippe est accompagné de Sophie Martinez, sage-femme, responsable de la mission d'ASF en RDC.

Nous accueillons aussi Céline Bardet, présidente de l'ONG We are NOT Weapons of War (Nous ne sommes pas des armes de guerre ou WWoW), qu'elle a fondée en 2014, juriste très engagée dans la justice pénale internationale. Les actions de WWoW concernent non seulement le plaidoyer, mais aussi l'aide aux victimes, ou plutôt aux survivantes, via l'utilisation des nouvelles technologies facilitant la coordination des actions judiciaires. Céline Bardet nous a précisé, en amont de cette réunion, qu'elle avait co-organisée en mars 2019 avec Denis Mukwege, lauréat du prix Nobel de la paix, le Forum Stand Speak Rise Up à l'initiative de la grande-duchesse du Luxembourg. Cette manifestation a permis d'entendre les témoignages de cinquante survivantes et de réfléchir à la prévention de ces viols et à l'accompagnement des victimes.

Je souhaite également la bienvenue à Justine Masika Bihamba, fondatrice de l'ONG Synergie des femmes pour les victimes de violences sexuelles (SFVS), qui oeuvre pour protéger les femmes victimes de ces violences, plus particulièrement dans le Nord-Kivu. Je la remercie d'autant plus d'être présente avec nous aujourd'hui qu'elle est très éprouvée par le décès, il y a quelques jours, d'une compagne de lutte très proche, qui partageait le même engagement pour aider les femmes victimes de violences sexuelles et les enfants nés des viols à travers l'ONG congolaise Solidarité féminine pour la paix et le développement intégral. Justine Masika Bihamba est accompagnée de Louis Guinamard, que nous avions auditionné dans le cadre de notre précédent rapport en 2013. Louis Guinamard a publié, en tant que journaliste, une enquête intitulée Survivantes : femmes violées dans la guerre en République démocratique du Congo. Il a depuis poursuivi son engagement puisqu'au titre de l'association Equipop, il a directement participé à l'organisation du sommet Women seven en mai dernier à l'UNESCO, dans le cadre du G7.

Nous retrouvons également Fanny Benedetti, directrice exécutive d'ONU Femmes France, qui a été au cours des dernières années une véritable partenaire de la délégation, nous apportant de précieux éclairages notamment au moment de la Conférence de Paris de 2015 sur les changements climatiques (COP21).

J'ai le regret de vous annoncer que Souad Wheidi, présidente de l'ONG Observatory on gender in crisis, dont le témoignage sur le calvaire des femmes victimes de viols en Libye avait bouleversé nos collègues en 2013, ne pourra finalement pas participer à cette table ronde.

Je donne sans plus tarder la parole à ma collègue Claudine Lepage, vice-présidente de la délégation, qui a pris l'initiative de cette table ronde et je l'en remercie. Claudine Lepage va rappeler les principaux constats établis par le rapport de la délégation il y a six ans, afin que chacune et chacun d'entre vous puisse réagir en fonction de son expérience et à la lumière de l'actualité.

Mme Claudine Lepage, vice-présidente. - Merci, Madame la présidente.

Parmi les constats établis par le rapport que nous avons publié il y a six ans, je souhaiterais rappeler aujourd'hui les éléments suivants.

La prise de conscience récente de l'utilisation du viol comme arme de guerre remonte aux années 1990, quand l'opinion internationale a découvert les horreurs commises en ex-Yougoslavie et a eu connaissance des dimensions « stratégiques » du viol, utilisé de manière massive à des fins de nettoyage ethnique, pour faire porter « l'enfant de l'ennemi » à des femmes utilisées comme esclaves sexuelles.

L'objectif est, avec l'utilisation du viol comme arme de guerre, de détruire des communautés entières, notamment en infligeant aux hommes l'humiliation d'assister au viol des femmes de leur famille.

Cette barbarie concerne tous les âges, de très jeunes enfants - parfois des nourrissons de quelques mois - comme des personnes âgées. Les hommes et les jeunes garçons ne sont pas épargnés, ce qui confère une dimension singulière à cette violence dans des sociétés où elle est particulièrement taboue.

Les technologies numériques, permettant aux bourreaux de filmer ces atrocités, ont ajouté la menace permanente, pour les victimes, que ces vidéos se retrouvent en ligne et que leur déshonneur et celui de leurs proches soient connus de tous. Le rôle de l'image constitue donc une dimension nouvelle des viols de guerre, comme nous en a alerté en 2013 Souad Wheidi, présidente de l'ONG libyenne Observatory on gender in crisis.

L'une des causes de l'expansion du viol de guerre est que les conflits actuels ne sont plus limités à des champs de bataille circonscrits, mais atteignent les lieux de vie des populations civiles, qui deviennent ainsi la cible de ces violences.

L'impact de celles-ci n'est pas limité aux territoires en crise : les femmes accueillies en Europe dans le cadre d'un parcours migratoire ont, dans une proportion importante, subi des violences, tant dans leur pays d'origine que dans les camps de réfugiés.

Les conséquences sur la santé des victimes sont destructrices, sur les plans psychologique et physique. Souad Wheidi le faisait observer en 2013 : « une part de ces femmes est morte, même si elles sont apparemment vivantes. Il faut voir le regard de ces femmes : c'est un regard mort ».

À cette fragilité évidente s'ajoute la solitude absolue des victimes, souvent rejetées par leur communauté au nom de l'honneur, contraintes d'élever seules l'enfant du viol et condamnées à une précarité économique et sociale terrible. Il résulte de ces constats le besoin d'une prise en charge globale de ces femmes, comme d'ailleurs l'ont souligné les responsables de structures telles que Women Safe, que nous avons entendus dans le cadre de nos travaux sur les mutilations sexuelles en 2018.

Face aux dévastations causées par le viol sur les victimes et au nombre colossal de celles-ci, les sanctions des bourreaux sont rares et disproportionnées.

À bien des égards, les constats établis par la délégation en 2013 pour l'ex-Yougoslavie, la RDC, la Libye et la Colombie sont transposables à la Syrie, où l'utilisation massive du viol a été révélée par Annick Cojean et Manon Loizeau, dont le documentaire Syrie, le cri étouffé, auquel a d'ailleurs participé Souad Wheidi, a été très remarqué en 2017.

J'ajoute, s'agissant de la dimension historique des viols de guerre, que nous avons rencontré à deux reprises, en juin puis en décembre 2014, des représentants du Conseil coréen des « Femmes de réconfort », ces esclaves sexuelles de l'armée impériale japonaise pendant la Deuxième Guerre mondiale. De même, lors de notre colloque sur les femmes dans la Grande Guerre, en octobre 2018, nous avons évoqué la question des viols de guerre à propos des scandales survenus dans les territoires français qui ont été occupés en 1914-1918. Nous aurions pu mentionner également les viols des femmes allemandes pendant la Deuxième Guerre mondiale, qui s'élèvent à deux millions. Les historiens évoquent 100 000 viols commis rien qu'à Berlin entre avril et septembre 1945 par les Soviétiques, mais aussi par les Alliés dans le reste de l'Allemagne. Nous pourrions malheureusement étendre ce « palmarès » au reste du monde...

Pour en revenir à la situation actuelle, s'agissant enfin des réactions juridiques de la communauté internationale aux viols de guerre, notre rapport de 2013 commentait les résolutions adoptées par le Conseil de sécurité en faveur des droits des femmes et des enfants dans les conflits armés. Ce travail a commencé en octobre 2000 avec la Résolution 1325, devenue emblématique de l'engagement de l'ONU.

L'édifice juridique des résolutions Femmes, paix et sécurité constitué au cours de ces quelque vingt années peut toutefois sembler menacé, si l'on en juge par la polémique qu'a suscitée, en avril dernier, un projet de résolution appelant à une approche globale centrée sur les survivantes, à la reconnaissance des enfants nés du viol, à l'application de sanctions et à des engagements en matière de réparations pour les victimes. Le représentant de la France a vivement regretté « l'opposition de membres du Conseil de sécurité à voir réaffirmé le besoin d'accès des victimes de violences sexuelles à la santé sexuelle et reproductive », notant que les victimes ne sauraient être « sacrifiées sur l'autel des intérêts étroits et idéologies rétrogrades ». Fanny Benedetti pourra nous apporter l'éclairage d'ONU Femmes France sur ce point.

Enfin, on voit apparaître un aspect effroyable des violences faites aux femmes dans les pays en crise : il s'agit des mariages précoces, et donc forcés, dont l'augmentation est constatée dans les camps de réfugiés. Nous en avons été alertés par le Fonds des Nations Unies pour l'Enfance (UNICEF) lors de la table ronde organisée à l'occasion de la Journée internationale des filles, en octobre 2018. Une résolution du Sénat, adoptée à l'unanimité en mars dernier, a exprimé notre inquiétude face à ces pratiques d'un autre âge qui font craindre un recul considérable des droits des femmes dans les territoires concernés.

Je suis donc impatiente d'entendre les réactions de nos invités.

Mme Annick Billon, présidente. - Merci, chère collègue. Je vais laisser la parole à nos invités pour répondre aux questions suivantes :

- Les violences faites aux femmes dans les territoires en crise ont-elles évolué ? Constate-t-on de nouvelles manifestations de ce fléau ?

- A-t-on progressé pour aider les victimes à se reconstruire ? Quels sont les principaux besoins de celles-ci ?

- En matière de sanctions, l'impunité des bourreaux est-elle toujours la règle ? Les crimes sexuels sont-ils plus couramment reconnus comme crimes de guerre ou crimes contre l'humanité ?

À ce propos, je donne sans plus tarder la parole à Céline Bardet, présidente de WWoW, pour évoquer la question des réponses judiciaires et des réparations pour les victimes.

Mme Céline Bardet, fondatrice et présidente de We are NOT Weapons of War (WWoW). - Je vous remercie. Bonjour à toutes et à tous, et merci beaucoup pour cette invitation. J'en suis honorée.

La question de la justice revient souvent lorsque l'on évoque les violences sexuelles dans les zones de crise et de conflits, mais également en droit commun.

Je soulignerai deux éléments en réponse à vos propos. D'une part, le viol comme arme de guerre est devenu un sujet public qui apparaît « en haut de l'agenda » : cette reconnaissance constitue un véritable motif de satisfaction. L'attribution du prix Nobel de la paix à Denis Mukwege et Nadia Murad a eu un impact significatif, lançant un appel à l'international pour considérer le viol comme un enjeu de sécurité, alors que la tendance sociétale conduit généralement à minimiser la gravité d'un viol. D'autre part, j'insiste sur le travail assez rare des deux lauréats du prix Nobel de la paix. En effet, au-delà de leur plaidoyer, ils sont parvenus à concrétiser des actions en une année seulement. Denis Mukwege a, entre autres réalisations, lancé le Fond global pour les survivants ; Nadia Murad travaille à la création d'un hôpital à Sinjar.

Par ailleurs, le questionnement récurrent sur une éventuelle augmentation des viols et des crimes sexuels ne me semble pas pertinent. Il faudrait à mon avis s'intéresser aux études : or, nous ne disposons pas de base solide pour analyser les viols de guerre. Des ONG produisent des estimations, mais elles sont en réalité peu fondées. Nous travaillons actuellement, au sein de WWoW, à la construction d'une étude globale sur ce sujet, qui manque aujourd'hui. Cette absence de documentation chiffrée reflète d'ailleurs le manque de considération vis-à-vis de ce phénomène. Par ailleurs, disposer d'études est essentiel, car une bonne compréhension de l'ampleur de ces viols et des actions mises en place permettrait de lutter plus efficacement.

En outre, si la lisibilité et la notoriété nouvellement acquises par le sujet sont des évolutions globalement positives, elles ont aussi des conséquences négatives, car beaucoup de personnes s'emparent de cette thématique sans forcément posséder l'expertise requise, ce qui peut donner lieu à des discours maladroits.

Enfin, il est nécessaire de se pencher sur les programmes d'aide. Contrairement à ce que j'entends régulièrement, il y a de l'argent. L'Organisation des Nations unies (ONU) investit notamment beaucoup, mais il faut s'interroger sur les destinataires et la façon dont cet argent est utilisé.

En tant que juriste spécialisée dans les crimes de guerre et enquêtrice criminelle internationale, je vous remercie d'avoir rappelé que le viol est un élément constitutif de crime international. En effet, le génocide, le crime contre l'humanité ou le crime de guerre sont composés de meurtres, de pillages ou encore de viols. L'impunité est une réalité, que j'explique par le fait que l'on a longtemps considéré le viol comme un crime « secondaire ». Néanmoins, la guerre en ex-Yougoslavie a frappé l'opinion publique internationale, notamment à travers les viols de guerre. En effet, l'existence de camps de viols en Bosnie-Herzégovine demeure un fait exceptionnel dans l'Histoire. Bien que de nombreuses critiques puissent être faites à l'encontre du Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie (TPIY) où j'ai débuté ma carrière, les violences sexuelles lors de ce conflit y ont tout de même été jugées assez rapidement, établissant une jurisprudence très utile aujourd'hui. Ainsi, dès 1998, le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) a qualifié le viol d'élément constitutif de génocide. Je cite ces jurisprudences, car il est à mon sens important de rappeler que, bien que l'on ait parfois l'impression que la justice ne fait rien, elle s'exerçait déjà il y a vingt ans et tentait d'avancer. Cependant, son travail reste difficile.

Il me semble intéressant de citer les propos éloquents d'Adèle Haenel après sa décision de porter plainte : « La justice a fait un pas, j'en fais un ». Cette phrase est pertinente, car elle illustre la singularité des violences sexuelles, qu'il s'agisse des conflits ou du droit commun. Ces violences sont causes de traumatismes et de stigmates spécifiques.

Il faut donc en premier lieu arrêter de croire que le système judiciaire, tel qu'il est construit actuellement, peut fonctionner. Il ne s'agit pas de dire que le système dans son ensemble est mauvais, mais simplement qu'il n'apporte pas de réponse efficace aux violences sexuelles de droit commun, ni a fortiori à celles qui sont commises en zones de conflit. Je souhaite partager cette analyse avec vous, car elle peut faire écho aux débats qui ont lieu en France actuellement.

Nous travaillons à faire évoluer ce système. D'une part, la justice doit être plus proactive envers les victimes et arrêter d'attendre que celles-ci portent plainte. D'autre part, comme vous l'avez mentionné, la place des victimes doit être revalorisée. Le forum Stand Speak Rise Up que nous avons co-organisé avec Denis Mukwege à l'initiative de la grande-duchesse du Luxembourg en mars 2019 est la première manifestation internationale à avoir placé les survivantes au coeur du projet, en les faisant participer activement aux ateliers et aux débats. Depuis cette rencontre, plusieurs évènements ont adopté une telle démarche. La première action à entreprendre est donc de faire participer les victimes : cela passe en priorité par l'écoute. Il est nécessaire d'écouter les victimes et de les faire participer à la réflexion sur le viol, puisqu'elles connaissent par leur expérience vécue les difficultés inhérentes à leur situation et leurs besoins. Je suis convaincue que nous devons travailler dans cette optique avec les personnes concernées et co-construire les réponses à apporter pour leur venir en aide. Un mouvement s'est créé et s'inscrit dans cette démarche, initié par Denis Mukwege et WWoW.

Par ailleurs, je me pose sérieusement la question de l'utilisation de l'argent. Travaillant sur diverses zones géographiques, en Afrique comme au Moyen-Orient, avec une association dont le budget annuel est inférieur à 80 000 euros, je ne constate pas d'amélioration sur le terrain et ne comprends pas comment est utilisé cet argent. À titre d'exemple, la situation en RDC, que Denis Mukwege a contribué à mettre en lumière, est tragique et perdure depuis vingt-cinq ans dans l'indifférence la plus totale des structures internationales.

Enfin, la question de la réparation, encore assez floue aujourd'hui, est importante pour les victimes. Des solutions sont mises en place, à l'image du Fonds mondial pour les survivantes créé par Denis Mukwege et de systèmes de réparation à l'initiative des États. L'enjeu est d'accompagner les victimes durant la procédure judiciaire, longue et compliquée, afin qu'elles se reconstruisent. La justice ne peut pas fonctionner si l'on n'accompagne pas la victime dans une approche holistique. De plus, le besoin de justice des victimes apparaît souvent dans un second temps, après le soin et la reconstruction, et constitue un second aspect singulier des violences sexuelles. Il est donc essentiel de donner du temps aux victimes et de les accompagner dans leur cheminement.

Mme Annick Billon, présidente. - Je vous remercie.

S'agissant des soins aux victimes, nous écoutons à présent les témoignages du professeur Henri-Jean Philippe et de Sophie Martinez, sage-femme, sur l'action d'ASF.

Professeur Henri-Jean Philippe, gynécologue, secrétaire général d'Actions Santé Femmes (ASF). - Merci beaucoup, Madame la présidente.

Nous sommes très honorés d'être conviés à cette table ronde qui a un sens tout particulier aujourd'hui et vous en remercions sincèrement. Nous connaissons les travaux considérables menés par la délégation depuis plusieurs années.

Nous avons préparé une présentation des actions de notre association, relativement petite et au budget assez proche de celui qu'évoquait WWoW. ASF se consacre prioritairement à la santé des femmes en difficulté en France et dans le monde. Son action s'articule autour de quatre domaines d'intervention :

- les missions de défense des droits des femmes, visant à soutenir par l'expertise médicale les femmes dont les droits ne sont pas respectés, alors qu'il est démontré que le non-respect des droits humains a des conséquences sur la santé ;

- les missions d'éducation et de prévention ;

- les missions d'accompagnement ;

- les missions de soins et d'urgence.

Depuis plus de dix ans - quatre via cette association - nous organisons des colloques sur les droits et la santé des femmes. Après l'avortement et les conflits armés les années passées, le colloque de 2020 abordera les crimes d'honneur et les mariages forcés. Voici une vidéo présentant notre action en RDC.

[Une vidéo est projetée.]

Comme vous l'avez vu dans cette vidéo, l'hôpital de Panzi vit au rythme des moments de bonheur et des périodes de prise en charge de situations dramatiques. Cette mission est pilotée par Sophie Martinez, à qui je laisse la parole.

Mme Sophie Martinez, sage-femme, responsable de la mission d'ASF en République démocratique du Congo. - Bonjour à tous. Cette mission a été mise en place en 2016 et se compose de deux versants. Le versant obstétrical initial vise la prise en charge des patientes au moyen d'un transfert de connaissances et d'expérience, avec un travail en étroite collaboration avec les soignants sur place. Cette démarche est essentielle et a particulièrement bien fonctionné à Panzi. L'objectif est de sécuriser les conditions d'accouchement et d'accueil néo-natal, la mortalité per et post partum étant particulièrement élevée dans ces régions où les conditions économiques et géopolitiques sont compliquées. Outre la prise en charge habituelle, adaptée aux conditions locales, nous accompagnons physiquement et psychologiquement des patientes avec des grossesses non désirées, issues de viols. L'avortement n'est pas autorisé par la loi dans ces pays, ni forcément envisagé par les patientes, et elles mènent donc à terme la grossesse résultant des horreurs qu'elles ont subies, qui requiert une prise en charge très particulière de la part des soignants.

Le versant chirurgical, plus récent, touche à la thématique de la réparation et de la reconnaissance évoquée précédemment. En tant que soignants, nous agissons sur la réparation physique, complémentaire de la réparation psychologique. Les victimes de ces exactions terribles sont physiquement très abîmées. Dans le cadre des missions d'accompagnement, un enseignement universitaire est dispensé en amont, notamment par le professeur Philippe, complété par un accompagnement en bloc opératoire lors duquel sont transmises des techniques spécifiques, dont peu de chirurgiens ont la pratique. Ces patientes, dans une situation de délabrement physique parfois extrêmement important, ont profondément besoin d'être réparées par des experts, qui enseignent ensuite leurs techniques afin que celles-ci soient transmises par la suite.

Professeur Henri-Jean Philippe. - Je voudrais évoquer la reconstruction : Denis Mukwege a acquis une expertise et une expérience de chirurgien gynécologue peu communes, dont nous avons bénéficié en travaillant à ses côtés. Nous essayons de lui apporter en retour l'expertise de chirurgiens plasticiens réparateurs. En effet, bien que les blessures au niveau du périnée soient parfaitement prises en charge, il nous est apparu que certaines techniques chirurgicales spécifiques devaient impérativement être enseignées et nécessitaient d'être pratiquées par des chirurgiens plasticiens. D'autres traumatismes, tels que les brûlures, les plaies ou les non-traitements corrects, à l'origine de séquelles importantes, relèvent également de l'expertise des plasticiens. Nous tentons de créer avec Denis Mukwege à Panzi des diplômes universitaires de chirurgie réparatrice afin d'étendre cette expertise et de proposer une prise en charge plus fonctionnelle. Comme cela a été dit précédemment, ces femmes violées sont d'abord exclues, notamment du système de santé.

Je partage l'avis de Céline Bardet au sujet de l'estimation du nombre de viols. Il est impossible d'en connaître les chiffres, en France comme à l'étranger. À titre d'exemple, sollicités par Bernard Kouchner au moment du conflit au Kosovo pour prendre en charge, aux niveaux médical et psychologique, les femmes violées dans les camps, nous avons constaté à notre arrivée qu'il n'y avait pas de femmes violées : c'est inconcevable pour les Kosovars, une femme devant se battre jusqu'à la mort si l'on tente de la violer. Identifier une augmentation ou une diminution des violences sexuelles est donc extrêmement ardue, ce phénomène étant souvent tu pour des raisons personnelles, culturelles ou coutumières.

Vous disiez également que les viols pendant les conflits avaient toujours existé et qu'ils restent négligés, considérés comme un fait habituel. Mais le terme de « viol comme arme de guerre » est apparu lors de la guerre en RDC ; il apporte une connotation tout à fait différente. Nous qui ne sommes pas experts du viol saisissons ainsi mieux son atrocité et le sens de ce crime. Il ne s'agit en effet pas seulement de crimes sexuels, déjà terribles, mais de viols organisés pour détruire des populations. L'usage du terme de viol de guerre est donc important.

Enfin, vous évoquiez les besoins de ces femmes. Comme l'a expliqué Céline Bardet, elles ont d'abord besoin d'être reconnues pour pouvoir agir par la suite sur le plan médical, social et juridique. L'exclusion des femmes dans ces pays est comparable à celle des femmes ayant des fistules obstétricales. Au Burundi, elles sont ainsi surnommées « les femmes de l'arrière-cour », ce qui signifie qu'elles sont mises dehors et deviennent inexistantes, y compris vis-à-vis du système de santé. À mon sens, le besoin primordial de ces femmes demeure d'ordre médical.

Mme Annick Billon, présidente. - Je vous remercie pour ces premières réponses.

Je donne maintenant la parole à Louis Guinamard, qui avait contribué, comme je l'ai dit en introduction, à la réflexion de nos collègues, en 2013, avec son ouvrage Survivantes : femmes violées dans la guerre en République démocratique du Congo, ainsi qu'à Justine Masika Bihamba, présidente de l'ONG Synergie des femmes pour les victimes de violences sexuelles (SFVS). La parole est à vous.

M. Louis Guinamard. - Merci, Madame la présidente.

Je prendrai la parole très brièvement pour ma part. Premièrement, je vous remercie, Madame la présidente, d'avoir évoqué le décès de Maître Mambo Zawadi lors du crash de l'avion à Goma il y a quelques jours, dont vous avez dû entendre parler. Maître Zawadi était une activiste très impliquée au Nord-Kivu et une très proche collaboratrice de Justine Masika Bihamba. Deuxièmement, je me considère comme un simple rouage dans la lutte contre ces violences et ne vais pas rappeler ce que j'ai exposé en 2013. Depuis, je suis en contact avec des militantes de terrain, dont Justine Masika Bihamba, et l'objet de mon travail aujourd'hui est de donner la parole aux femmes engagées dans ce combat. Je suis ravi d'être parmi vous et surtout de laisser la parole à Justine Masika Bihamba. Basée à Goma, elle travaille depuis vingt ans sur ce dossier dans le Nord-Kivu avec SFVS.

Mme Justine Masika Bihamba, fondatrice et présidente de l'ONG Synergie des Femmes pour les Victimes de Violences Sexuelles (SFVS). - Merci, Madame la présidente, de me donner l'opportunité d'évoquer une nouvelle fois mon combat.

Je remercie également les intervenants qui se sont déjà exprimés sur ce sujet depuis le début de cette réunion.

Il est parfois difficile d'aborder la situation des victimes des violences sexuelles. Comme l'a dit Louis Guinamard, je suis présidente de l'ONG Synergie des femmes pour les victimes de violences sexuelles, plateforme réunissant trente-cinq organisations. Nous nous sommes rassemblées pour réfléchir ensemble à l'aide à apporter à nos soeurs abusées sexuellement. Comme cela a été dit précédemment, les femmes et les enfants qui subissent ces sévices sont en fait victimes deux fois. En effet, au lieu de les considérer comme telles, ils sont rejetés et n'ont pas accès aux soins dont ils auraient besoin. Nous nous sommes demandé ce que nous pouvions faire. Nous avons alors constaté que travailler individuellement était trop compliqué et qu'il était indispensable de se rassembler. Nous faisons de notre mieux pour que les victimes aient accès aux soins médicaux. À ce propos, je remercie Henri-Jean Philippe et Sophie Martinez d'être venus nous aider. Je crois d'ailleurs qu'un médecin du Nord-Kivu participe à vos formations. En outre, nous assurons la prise en charge médicale et adressons les victimes de violences sexuelles à certaines structures, notamment à Goma. Des conseillères délivrent un véritable accompagnement psychosocial en prodiguant des conseils aux victimes.

De plus, nous favorisons la réinsertion socio-économique, sur laquelle je vais mettre l'accent. L'autonomisation de la femme est effectivement très importante, d'autant plus quand les viols sont accompagnés d'enfants non désirés. La prise en charge de ces enfants peut devenir un problème, la seule vue de ces enfants rappelant aux mères le drame qu'elles ont vécu. Toutefois, si la mère a des moyens suffisants pour subvenir aux besoins de l'enfant, celui-ci est à moitié accepté. Même la communauté fait preuve de méchanceté à l'égard des victimes, appelant les enfants par le nom des agresseurs. Aussi, nous tentons, avec le peu de moyens dont nous disposons, de faire de ces femmes des cheffes d'entreprise. Mais pas au sens où vous l'entendez ! Une femme qui cuisine et vend des beignets devant chez elle est cheffe d'entreprise, puisqu'elle peut engager quelqu'un pour l'aider dans son commerce. Nous regroupons également les femmes exerçant les mêmes activités, afin qu'elles mutualisent leur travail et puissent épargner. L'argent économisé peut être prêté à d'autres membres du groupe et les intérêts accumulés partagés en fin d'année. Cette organisation leur permet de faire des projets, par exemple l'achat d'un matelas avec les intérêts annuels, et cela fonctionne très bien.

Après avoir également travaillé sur les conséquences du viol, avec les victimes, il nous a paru nécessaire de nous concentrer sur les causes, dont les quatre suivantes nous semblent saillantes :

- l'exploitation illégale des ressources naturelles qui alimente les conflits ;

- l'impunité, en lien avec d'importantes difficultés en RDC dans le domaine de la justice ;

- la non-réforme du système de sécurité, avec de nombreux groupes armés congolais et étrangers présents sur le territoire, qui commettent des violations graves des droits humains et sèment la désolation ;

- les coutumes et traditions maintenant la femme en position d'infériorité par rapport à l'homme.

Nous rencontrons ces problèmes quotidiennement et tentons de contribuer à leur éradication. Les actions que nous menons sur le terrain, au niveau provincial, ne sont pas suffisantes et nous devons nous aider du réseau national, voire international, pour trouver des solutions à ces problèmes. Notre force sur le terrain est que les femmes nous acceptent. La confiance qu'elles nous accordent nous permet de leur apporter l'aide dont elles ont besoin. En outre, un second atout est que les femmes que nous avons accompagnées agissent en relais dans leurs communautés en orientant les victimes vers notre association.

Nous rencontrons des difficultés à l'échelle nationale en raison de l'immensité du territoire de la RDC. Par exemple, les problématiques diffèrent entre le Nord-Kivu et le Sud-Kivu et la configuration géographique rend la communication difficile. Aussi nous n'avons pas de vision globale des difficultés rencontrées et des actions menées dans chaque région du pays.

Nous travaillons en lien avec les autorités aux niveaux local, national et international, mais elles ne nous écoutent pas systématiquement. En RDC, les autorités considèrent le viol comme un problème international qui ne serait pas de leur ressort, bien qu'une conseillère spéciale du chef de l'État en matière de lutte contre les violences sexuelles et le recrutement d'enfants ait été nommée. Suite à notre plaidoyer, une ligne budgétaire a été ajoutée pour les fonds de réparation des victimes, qui constitue un défi majeur. Nous ne savons malheureusement pas si ces fonds sont attribués, car jamais une victime n'en a bénéficié.

Nous saluons donc le lancement du Fonds mondial de réparation pour les victimes des violences sexuelles dans les conflits, créé à New York, qui nous l'espérons permettra aux victimes de percevoir au moins 80 % des fonds mobilisés et donc de voir leur situation évoluer significativement. À titre de comparaison, aujourd'hui, 60 % de la somme versée revient à l'administration des organisations internationales afin de payer les primes de risque, les salaires ou encore le logement sur place des personnels dans des conditions sécurisées. Ensuite, une partie rembourse les frais de logistique des agents de l'ONU travaillant avec ces organisations internationales. Enfin, les organisations locales prennent une part pour couvrir leur frais de fonctionnement. In fine, la victime ne touche que 5 % de la somme initialement allouée.

Concernant les procédures judiciaires, je vais revenir sur les propos de Céline Bardet. Nous constatons des avancées, y compris en RDC, mais elles restent toutefois insuffisantes. Ainsi, un chef rebelle a été condamné dans le Sud-Kivu et le procès de grands chefs rebelles est en cours dans le Nord-Kivu. De plus, à l'échelle internationale, Bosco Ntaganda a été condamné à trente ans. Cette peine est trop faible à mon sens ; elle ne l'empêchera pas de commettre de nouvelles violations graves des droits humains à sa sortie de prison. Des progrès restent à faire et les efforts doivent se poursuivre malgré les difficultés. La loi sur la répression des violences sexuelles entrée en vigueur en 2006 est le fruit de notre plaidoyer, qui a commencé en 2002. La Déclaration de Kampala a également institué une tolérance zéro vis-à-vis des violences sexuelles.

En conclusion, je vous demanderai : quelles vont être les suites de notre discussion de ce jour ?

Mme Annick Billon, présidente. - Merci Madame pour ce témoignage ancré dans la réalité.

Vous avez soulevé le problème lié à l'utilisation et à la répartition de l'aide allouée aux victimes, également évoqué par Céline Bardet. Cette défaillance fera vraisemblablement partie des questions que vous poseront mes collègues ultérieurement.

Nous abordons enfin la thématique de la réponse de la Communauté internationale et des résolutions Femmes, paix et sécurité de l'ONU : quel bilan et quelles perspectives après 2019 ? Fanny Benedetti, nous vous écoutons avec intérêt.

Mme Fanny Benedetti, directrice exécutive d'ONU Femmes France. - Merci, Madame la présidente. Je remercie la délégation de cette invitation et de votre intérêt continu pour ce sujet important.

Je souhaiterais tout d'abord rebondir sur les propos de Justine Masika Bihamba au sujet de l'autonomisation économique des femmes comme vecteur de reconstruction, sur laquelle ONU Femmes travaille également. Au-delà du soutien médical et psychologique, la perspective de se reconstruire à travers un soutien à l'autonomisation économique est déterminante.

En préambule, je précise que l'ONU n'est pas un monolithe ; elle apporte une grande diversité de réponses complémentaires. En conséquence, l'analyse qu'elle délivre, réalisée par différentes entités, n'est pas forcément unanime. Le bilan officiel sur la mise en oeuvre des résolutions est en cours d'élaboration et sera publié l'année prochaine à l'occasion de l'anniversaire des vingt ans de la Résolution 1325. La tenue de cette table ronde est appropriée puisqu'elle permettra de nourrir ce bilan.

Parallèlement, le secrétaire général de l'ONU a publié il y a un mois un rapport sur la mise en oeuvre de la résolution du dispositif Femmes, paix et sécurité du Conseil de sécurité. Ce bilan n'est pas positif et même « très contrasté », selon ses mots. Je traduis ses propos : « Le contraste entre la rhétorique et la réalité est frappant. Là où il y a eu des engagements préalables, ceux-ci n'ont pas été assortis de mesures concrètes. Les efforts visant à soutenir et à accompagner les femmes de manière à leur permettre de prendre toute leur part dans la vie de leur famille et de leur communauté ont été insuffisants ». Il plaide pour « que soit mis au coeur de l'effort onusien au sens large la promotion de la participation des femmes à la vie civile et à l'éducation, les organisations de la société civile, les artisans de la paix et les défenseurs des droits humains en tant qu'acteurs politiques, clés du maintien de la paix et de la sécurité internationale ». Le secrétaire général parle en son nom à travers ce rapport, à la différence du bilan global qui émanera de diverses entités de l'ONU, comme le Département des opérations de maintien de la paix ou le Conseil de sécurité. Son rapport concerne la mise en oeuvre d'opérations ou de recommandations par les agences de l'ONU elles-mêmes.

Les premiers résultats d'évaluation issus de ce rapport, que vous pourrez consulter en détail, dressent un état des lieux des trente recommandations adressées à l'ONU sur le sujet.

- 50 % ont été mises en oeuvre ou sont en progrès ;

- 40 % sont incomplètes et des progrès importants sont nécessaires pour que leur réalisation soit satisfaisante ;

- 10 % ont fait marche arrière ou n'ont pas progressé.

Les facteurs déterminants du succès de la mise en oeuvre de ces recommandations adressées à l'ONU dans le cadre des résolutions 1325 et suivantes sont :

-  la priorité accordée au financement ;

- la présence ou pas d'une obligation de rendre compte (« redevabilité ») et la mise en place de mécanismes de suivi et de surveillance ;

- la présence ou non d'une expertise en matière de genre, en l'espèce insuffisante.

Quels sont les principaux constats de ce rapport ?

Le premier constat, généraliste et politique, souligne le niveau aujourd'hui particulièrement élevé de violences politiques ciblant les femmes, incluant des assassinats, des enlèvements, des violences sexuelles, des agressions sexuelles, des violences collectives et des disparitions forcées. Le contexte global est également marqué par la montée du discours misogyne et homophobe de la classe politique, ayant contribué à l'augmentation des violences faites aux femmes au sens large, ainsi qu'aux Lesbiennes Gay Bi Trans Queer Intersexes, et aux défenseurs des droits humains.

Selon le bilan spécifique de la mise en oeuvre de l'ensemble des résolutions du Conseil de sécurité pour l'année 2018, moins de 20 % de résolutions contiennent des références spécifiques à la nécessité de garantir les droits et libertés pour la société civile au sens large, et surtout les droits des femmes. Selon un bilan établi par le Conseil de sécurité pour l'année 2018, 72 % de toutes les décisions adoptées contiennent des références explicites à l'agenda Femmes, paix et sécurité.

Le secrétaire général indique que seul 0,2 % du total de l'aide bilatérale consacrée aux situations fragiles dans les contextes de conflits et post-crise est revenu aux associations de femmes, ce qui rejoint plusieurs constats partagés ce matin.

Les données chiffrées sont sujettes à beaucoup de réserves, en raison de leur faible nombre et de la difficulté à récolter ces données. L'ONU estime qu'une femme déplacée ou réfugiée sur cinq est ou a été victime de violences sexuelles, cette statistique étant mesurée auprès des camps de réfugiés où l'ONU est présente. En outre, neuf pays sur dix ayant les taux les plus élevés de mariages d'enfants se caractérisent par un contexte fragile.

Ensuite, la participation des femmes aux délégations chargées des négociations de paix stagne, alors que la Résolution 1325 appelle à une meilleure association des femmes à ces négociations. Toutefois, on observe un léger progrès en 2018, puisque 14 des 19 délégations comptaient des femmes, dans le cadre des six missions actives dirigées ou codirigées par l'ONU, avec un pourcentage néanmoins très faible.

Je vous communique des chiffres bruts, en l'absence de données consolidées. Seuls 19,7 % des accords et traités conclus entre 1990 et 2018 en vue de favoriser la fin des conflits contenaient des dispositions spécifiques aux droits des femmes et des filles en général. En 2018, ce chiffre est limité à 7,7 %.

Le personnel militaire des missions de maintien de la paix de l'ONU comprend 4,2 % de femmes. Un progrès significatif est relevé au sein du Département des opérations de maintien de la paix en 2018. En effet, dix des quinze missions disposent d'unités spéciales dédiées à l'égalité femmes-hommes (gender experts), en général du personnel civil.

Le rapport souligne le chiffre honorable de 41 % des États membres ayant adopté des plans d'actions nationaux Femmes, paix et sécurité, comme l'exige la Résolution 1325. En revanche, seulement 22 % de ces plans prévoient des mesures de financement, la plupart d'entre eux se limitant donc à des dispositifs préexistants.

Je citerai à présent des actions onusiennes plus concrètes, en particulier les réalisations intéressantes de l'équipe d'experts des violences sexuelles auprès de la représentante spéciale du secrétaire général sur les violences sexuelles dans les conflits armés, en collaboration avec les opérations de maintien de la paix dans les situations de crise.

En 2018, en République centrafricaine, la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation en Centrafrique (MINUSCA) a travaillé, avec l'appui du Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD), avec la police et la gendarmerie sur la question de la conduite des enquêtes. Cette collaboration a abouti à la création d'une unité mixte d'intervention rapide et de répression des violences sexuelles faites aux femmes et aux enfants (l'UMIRR).

La mise en place du même type de protocoles en Côte d'Ivoire, menée avec les forces ivoiriennes de défense et de sécurité, s'est révélée utile et efficace, avec un impact significatif sur le nombre de violations attribuables aux forces militaires.

En RDC, l'équipe d'experts a facilité la condamnation à perpétuité de Frédéric Batumike, dirigeant provincial inculpé de viols systématiques d'enfants à Kavumu, dans le Sud-Kivu, en 2010 et 2011. L'équipe assiste également l'investigation en cours sur Ntabo Ntaberi Sheka et ses co-défendants pour un viol de masse de 387 personnes dans le territoire de Walikale en 2010. Nous nous rendons ainsi compte du temps que prennent ces enquêtes et ces procès, qui débutent parfois dix ans après les faits incriminés, et qui peuvent aussi être ralentis par des annulations de procédure, à l'instar des enquêtes menées par la Cour pénale internationale.

Dans le même objectif de lutte contre l'impunité, l'équipe de l'ONU en Guinée-Conakry a contribué à la mise en accusation de quinze militaires haut gradés, dont le président Moussa Dadis Camara, pour l'assassinat de 157 personnes et des violences sexuelles commises sur au moins 109 femmes et filles en 2009.

Mme Céline Bardet. - Je me permets d'intervenir afin de préciser qu'il s'agit simplement d'un acte d'accusation, sans que soit prévue à ce jour une date de procès. La situation en Guinée ne progresse pas du tout. Par ailleurs, ce résultat est également le fruit du travail des organisations civiles oeuvrant sur le terrain.

Mme Fanny Benedetti. - Je vous remercie pour ces précisions. Je ne tiens bien sûr pas à nier le rôle de la société civile, qu'ONU Femmes soutient. Mon but n'est pas de dire que tout va bien, mais de donner des exemples concrets de l'action menée par l'ONU, en collaboration avec tous les acteurs de la société civile. Bien que ce bilan soit insuffisant, je pense qu'il faut encourager l'action de l'ONU. La France a d'ailleurs une place prépondérante et particulière au sein de l'ONU, puisqu'elle est membre du Conseil de sécurité et que le chef du Département de maintien de la paix est depuis toujours un Français. De fait, il me semble important que vous soyez informés des actions de l'ONU, quels que soient leurs résultats.

Pour terminer rapidement, je précise que le rapport expose des recommandations à plusieurs égards. En premier lieu, il formule dix recommandations immédiates et urgentes à l'attention de l'ONU, puis dix préconisations aux États membres et aux organisations régionales et, enfin, sept préconisations immédiates au Conseil de sécurité.

Par ailleurs, je comprends que la suppression de la référence à la santé sexuelle et reproductive des femmes victimes de viols lors des conflits, dans le cadre du projet de résolution destiné à accroître la protection de ces femmes, mentionnée par Mme la présidente, puisse être mal perçue. Cependant, les réticences suscitées par la notion de santé sexuelle et reproductive des femmes ne se retrouvent pas seulement au Conseil de sécurité, mais dans toutes les enceintes onusiennes. Il était prévisible que le Conseil de sécurité, dont l'action est « verrouillée » par le gouvernement actuel des États-Unis, bloque le projet de résolution. Cet incident a eu un impact assez positif à mon sens, car il a attiré l'attention du public et des médias sur un sujet auparavant peu connu.

Je vous remercie.

Mme Annick Billon, présidente. - Merci à vous tous pour ces premières réponses. Je retiendrai de vos propos quelques points saillants.

Tout d'abord, il apparaît nécessaire de nommer les faits, à l'image des viols identifiés comme des « armes de guerre ». De nombreuses personnes et personnalités s'emparent de ce sujet, s'exprimant parfois maladroitement en raison du défaut d'expertise.

Ensuite, nous l'avons constaté dans plusieurs rapports, nous avons besoin de connaître la situation des droits des femmes via des données chiffrées et des statistiques, afin de mesurer le fléau et d'orienter les moyens humains et financiers.

En outre, je note un besoin de soins médicaux et d'accompagnement psychologique pour les victimes. De plus, le besoin de justice est très important, la fin de l'impunité et les premières condamnations pouvant dissuader les criminels.

Cette réunion s'inscrit dans une série d'auditions dédiées à l'actualité internationale des droits des femmes. À votre question sur les suites de cette table ronde, je répondrai, Madame Masika Bihamba, que nos travaux sont susceptibles de déboucher sur des propositions de résolutions, à l'instar de la proposition de résolution pour la lutte contre les mariages d'enfants, les grossesses précoces et les mutilations sexuelles, qui fut votée à l'unanimité au Sénat au mois de mars 2019, et qui est donc devenue une résolution du Sénat. Je citerai également la récente proposition de résolution sur les violences faites aux femmes en situation de handicap, déposée le 25 novembre 2019, et qui sera prochainement examinée en séance publique. Nos travaux d'aujourd'hui et tous ceux qui concernent l'international pourraient donc, eux aussi, donner lieu à une proposition de résolution.

Mme Claudine Lepage, vice-présidente. - Merci, Madame la présidente. Je remercie tous les intervenants pour leur contribution à ce sujet qui, comme vous le constatez, nous concerne de près.

J'ai une question pour Justine Masika Bihamba à propos de l'inscription à l'état civil des enfants sans identité, sujet sur lequel je travaille dans le cadre de l'Assemblée Parlementaire de la Francophonie. Vous savez sans doute que l'UNICEF estime que 230 millions d'enfants dans le monde n'ont pas d'identité. J'aimerais savoir, et je pense connaître la réponse, si les enfants nés du viol sont déclarés par la mère, sachant qu'un enfant non déclaré est la proie de tous les abus possibles. Je sais que la situation globale en RDC n'est pas très bonne ; qu'en est-il cependant dans votre région, le Nord-Kivu ?

Mme Justine Masika Bihamba. - Merci beaucoup pour cette question qui soulève un réel problème. Nous, organisations de la société civile, avons mené un plaidoyer qui a abouti à un arrêté du gouverneur du Nord-Kivu il y a environ deux ans, qui stipule que les enfants issus du viol doivent être enregistrés à l'état civil. J'ignore en revanche la situation dans les autres provinces de RDC.

Mme Maryvonne Blondin. - Merci à vous toutes et tous d'être venus évoquer ces violences et surtout vos actions. Que pouvons-nous faire pour vous aider et vous accompagner ?

Je m'interroge sur la suite donnée aux recommandations et aux préconisations prescrites par l'ONU et relève la difficulté de les imposer aux États, comme vous l'avez mentionné Madame Benedetti. Je ferai un parallèle avec la Commission Égalité et lutte contre les discriminations de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, qui élabore de nombreux rapports traitant de sujets similaires à ceux évoqués ce matin. Nous décernons des prix au nom de ce Conseil, comme le prix Václav Havel pour des personnes ayant subi ce type de violences.

Au Conseil de l'Europe, outre l'Assemblée parlementaire, le Comité des Ministres accepte ou non les résolutions qui lui sont proposées et les ministres se chargent le cas échéant de les décliner dans leurs pays respectifs. La Convention d'Istanbul est l'outil le plus contraignant juridiquement pour les 47 États membres, certains pays évoqués pendant la séance ne faisant pas partie de cette Convention. Ensuite, l'évaluation de l'application de la Convention par les États membres est un enjeu important qui relève du GREVIO, un groupe d'experts dont le rôle n'est pas de sanctionner les États mais de les accompagner et de les conseiller.

Je m'interroge, Madame Masika Bihamba, sur l'autonomisation économique des femmes, thème souvent évoqué. Dans les traditions de votre pays, et de beaucoup d'autres, les femmes violées subissent un déshonneur et sont mises à l'écart. Elles sont totalement exclues, sans accès à quoi que ce soit. L'autonomisation est permise grâce aux actions du collectif d'associations et des organisations internationales luttant contre ces violences. Vous avez raison, Madame Bardet, de mettre en avant l'ensemble de vos actions, car les organisations dont vous faites tous partie sont le bras armé de ce que le politique peut faire, et sont donc indispensables.

Je me demande par ailleurs si vous êtes surveillés lorsque vous vous rendez dans ces pays et aimerais connaître l'accueil qui vous est réservé par les autorités.

Mme Céline Bardet. - L'accueil dépend du contexte. Par exemple, intervenir dans le cadre d'une organisation internationale est plus facile. Il existe évidemment des enjeux de sécurité dans ces zones de conflits, par définition dangereuses, comme le montre le documentaire Libye, anatomie d'un crime, réalisé par Cécile Allegra. J'ai à titre personnel subi plusieurs menaces graves.

J'estime qu'il est pertinent, pour faire évoluer les choses, que les institutions remettent en question leurs actions lorsque celles-ci ne sont pas efficaces. Votre question soulève une autre interrogation : dans quelle mesure travaillons-nous avec les institutions des pays ? Ainsi, l'attitude des autorités de Guinée, dont nous revenons, suscite des questionnements. Je crois toutefois que l'on ne peut pas faire avancer un pays si l'on ne collabore pas un minimum avec les institutions locales, mis à part les cas extrêmes tels que la Libye et la Syrie évidemment.

Ce partenariat est essentiel, car il s'inscrit dans une approche de développement, au-delà de l'humanitaire, nécessaire à mon sens pour progresser. Agir sur le terrain est incontestablement difficile, d'autant plus lorsque les victimes ne parlent pas, comme au Kosovo ou en Libye, et que les institutions ignorent le problème. Je relativiserai tout de même cette situation, en indiquant que certaines institutions ont conscience de cette difficulté. Le ministre de la sécurité publique de Guinée nous demande par exemple de travailler avec la police de l'Office de Protection Genre, Enfance et Moeurs (OPROGEM), pour mettre en place un outil sur les données et la préservation des preuves. Comme vous l'avez justement rappelé, la justice avance lentement.

Nous devons donc réfléchir aux modalités de préservation des preuves et aux possibilités pour la victime d'enregistrer son témoignage, pour lui éviter d'être interrogée à de nombreuses reprises et de perdre les éléments de preuve. Nous pourrons évoquer ce sujet ultérieurement. Je pense que nous devons travailler avec les institutions, tout en ayant conscience de leur fonctionnement et de leurs limites, puisqu'il s'agit parfois de gouvernements corrompus, auteurs ou commanditaires de crimes. Je ne connais pas l'expérience de Justine Masika Bihamba à ce sujet en RDC, qui est un territoire particulier. Pour ma part, j'estime qu'il est important de coopérer avec les institutions bien que cela soit difficile en termes de sécurité.

Mme Sophie Martinez. - Je voulais souligner qu'il est souvent compliqué d'obtenir ne serait-ce que les documents pour entrer dans un pays. Ainsi, nous avons dû annuler nos missions à plusieurs reprises, car nous n'avions pas obtenu nos visas dans les délais impartis ou pour des raisons de sécurité.

Je confirme qu'il est important de travailler avec les institutions locales. Dans ce contexte-là, nous oeuvrons avec la direction des établissements de soins, pour les informer que nous sommes présents. Nous sommes ensuite libres de mettre en place ce que nous estimons bénéfique du point de vue médical.

La problématique de la sécurité est importante, puisqu'il ne faut en aucun cas mettre en danger les personnes avec lesquelles nous travaillons sur le terrain. Cette notion est essentielle et il est inconcevable de transgresser la loi, car cela nuirait à la sécurité des personnes. Je concède toutefois que cela est souvent très compliqué.

Mme Françoise Laborde. - Par vos actions humanitaires et associatives, vous faites avancer les choses ; je tenais à vous remercier pour cela.

Le bilan de l'ONU est en effet, comme le disait Mme Benedetti, contrasté. S'agissant des financements, je m'inquiète du faible montant parvenant in fine aux personnes à qui ils sont réellement destinés. Bien que ce constat ne soit pas une surprise, son ampleur m'interpelle. J'ai deux questions. Pensez-vous que nous puissions vous aider, à notre niveau, à mener un suivi de l'utilisation de ces fonds ?

De plus, quelle aide pouvons-nous apporter concernant le parcours migratoire de ces jeunes enfants, garçons et surtout filles, qui viennent dans notre pays ? Je rejoins vos propos, Madame Masika Bihamba, sur l'affichage international de tolérance zéro, dont nous sommes en réalité bien loin.

Mme Annick Billon, présidente. - Je complèterai la question sur les moyens par une référence au budget français. Nous examinons actuellement le projet de loi de finances pour 2020. Bien que le budget en faveur de l'égalité femmes-hommes soit en hausse, une grande partie de ces crédits est dédiée aux aspects internationaux. Pourriez-vous nous apporter quelques précisions sur l'utilisation des financements sur le terrain, au vu des échos pour le moins mitigés qui ressortent de nos échanges ?

Mme Céline Bardet. - Je vous remercie d'aborder la question des migrations. Je spécifierai tout d'abord deux choses. D'une part, le viol comme arme de guerre semble concerner en réalité un pourcentage assez limité du total des viols, puisqu'il implique une stratégie systématique mise en place dans un objectif précis. D'autre part, il diffère des violences, y compris sexuelles, dans la guerre et dans les zones de crise. Je ne veux pas dire que l'un est plus grave que l'autre ! Je tiens à souligner cette distinction, car il me paraît important de qualifier correctement les faits, en particulier pour avancer sur le plan juridique et judiciaire. Je ne développerai pas davantage cet aspect qui pourrait faire l'objet d'une discussion à part entière. Je mentionnerai enfin les violences faites aux femmes, qui relèvent d'un autre ensemble à mon sens. Nous travaillons sur les violences sexuelles dans les zones de crise et dans les conflits, dans une approche non genrée, beaucoup d'hommes subissant aussi ces sévices. Je reviens sur le documentaire Libye, anatomie d'un crime qui montre le système de viols comme armes de guerre mis en place à partir de 2014 à l'encontre des hommes.

La route des migrations constitue un véritable sujet, qui me consterne à titre personnel. Cette table ronde représente peut-être un levier pour apporter une réponse coordonnée aux personnes ayant subi des traumatismes et vivant sur notre territoire. Les violences sexuelles étant singulières, il faut les traiter de manière spécifique. Beaucoup de migrants ont été victimes de violences sexuelles dans leur pays d'origine ou durant leur parcours migratoire. Je suis aussi juge de l'asile et je vois tous les jours, à la Cour nationale du droit d'asile (CNDA), des personnes ayant subi de telles violences.

Par ailleurs, il me semblerait pertinent que les institutions ouvrent un débat sur les financements, afin de réfléchir à une méthodologie innovante permettant d'optimiser les flux financiers, et de mesurer les impacts des investissements. L'ONU fait un travail très important sur le terrain ; loin de moi l'idée de critiquer cette action. Mais on peut aussi améliorer les choses.

Enfin, de mon point de vue, pour que les programmes aient un impact financier concret, cela suppose de disposer de données pour évaluer l'ampleur du sujet. Le chiffre évoqué précédemment d'une femme réfugiée sur cinq ayant subi des violences sexuelles est évidemment sous-estimé. Nous avons développé un outil, BackUp, qui permet aux victimes via une web-application de se signaler et d'être identifiées partout dans le monde tout en préservant leur témoignage et les preuves ; de coordonner les services sur le terrain via une plateforme collaborative professionnelle pour assurer une prise en charge immédiate et adaptée des victimes identifiées et, enfin, de collecter et d'analyser les informations sur le Back Office, générant des données sourcées et viables utiles à la constitution de dossiers judiciaires admissibles et l'émission de rapports d'analyse sur le phénomène des violences sexuelles liées aux conflits armés. BackUp est un outil transversal qui dispose aussi d'une fonction d'early warning system - notamment en ce qui concerne les environnements fragiles ou instables sujets à des recrudescences de violences lors des périodes électorales.

Nous avons lancé les phases pilotes en Guinée-Conakry, au Burundi et au Rwanda en 2019. La République centrafricaine, le Mali, la Libye et la Colombie sont les prochaines zones identifiées en 2020, un budget de 250 000 euros étant nécessaire pour cela. Nous souhaitons aussi déployer cet outil, qui répond à l'urgence de quantifier les données, sur la route des migrations, mais nous n'avons pas les fonds suffisants.

- Présidence de Mme Claudine Lepage, vice-présidente -

Professeur Henri-Jean Philippe. - Vous souhaitez évaluer l'importance des agressions survenues lors des trajets migratoires. Je reçois en consultation de gynécologie-obstétrique à l'Hôtel-Dieu à Paris des femmes migrantes qui sollicitent le droit d'asile. Je dirais que 80 % de ces femmes, pour ne pas dire 100 %, ont été victimes de viol durant leur parcours migratoire. Il ne s'agit donc pas d'un phénomène épisodique. La consultation débute par un entretien avec la patiente pour évaluer sa situation, au cours duquel elle précise par exemple avoir traversé le Mali et l'Algérie jusqu'à la Libye, où elle a été violée pendant un an. Ces récits sont quotidiens.

Je leur demande fréquemment pourquoi elles sont venues en France, où leur condition est loin d'être idéale puisqu'elles vivent dans la rue. Elles m'expliquent qu'elles vivent des situations sociales très difficiles sur place, par exemple un mariage forcé. Nous savons de quels pays il s'agit et pouvons donc orienter nos actions.

Je souhaitais poser une question à l'ensemble des intervenants. Nous parlons ce matin des viols dans le contexte des conflits. Je distinguerai deux situations :

- le viol comme arme de guerre, problématique avec des causes et des solutions différentes, peut-être finalement plus simple à traiter ;

- les viols en général, parfois banalisés dans la pratique, mais avec des conséquences tout sauf banales, puisque les victimes de ces pays se retrouvent dans une situation d'exclusion encore plus dramatique qu'en France.

De fait, la dimension culturelle et coutumière est extrêmement importante et je ne sais pas comment agir. J'aurais aimé que les experts ici présents citent au moins un pays où la situation des femmes a progressé de manière significative dans ce domaine. En revanche, en ce qui concerne les mutilations sexuelles féminines, des avancées ont été constatées. Je fais toujours référence à l'exemple du Burkina Faso, pays qui a connu une diminution du taux de mutilations. A la question « Êtes-vous favorables au maintien de l'excision ? » posée il y a quelques années à des femmes maliennes entre 15 ans et 45 ans dans le cadre d'une enquête de l'UNICEF, 85 % ont répondu par l'affirmative. La même question posée à des femmes burkinabé atteint seulement 15 à 20 % de réponses positives, alors que les deux pays sont voisins et constitués des mêmes ethnies. Pourquoi une telle différence ? Elle s'explique selon moi par trois facteurs. D'une part, la Première dame Chantal Compaoré s'est publiquement engagée contre l'excision, la qualifiant de « violence faite aux femmes » et appelant à cesser cette pratique. La première alerte vient donc des femmes. Ensuite, les médecins sont intervenus en expliquant que ce geste coutumier avait des répercussions sur la santé et qu'il fallait donc y mettre un terme. Enfin, les hommes ont été sensibilisés via des groupes de parole les invitant à considérer les risques de ces pratiques sur la santé de leurs filles.

Ces actions à trois niveaux se sont révélées efficaces. Y a-t-il d'autres pays où une démarche de même ampleur serait efficace pour faire baisser le nombre de viols, qui sont aussi coutumiers, voire « banals », comme le disait Céline Bardet, dans beaucoup d'États ?

Je pense pour ma part qu'il faut agir à ces différents niveaux :

- les hommes, pour remettre en cause la pratique et son caractère habituel ;

- les médecins, qui doivent s'impliquer davantage ;

- les personnes que l'on écoute en raison de leur statut officiel, comme les « Premières dames » et les parlementaires.

Certains pays comptent d'ailleurs beaucoup de femmes députées, 50 % au Burundi à titre d'exemple. Je ne sais pas en revanche si elles disposent d'une écoute suffisante.

Mme Claudine Lepage, présidente. - Merci, Professeur.

Mme Fanny Benedetti. -  Vous mettez l'accent sur l'environnement et les causes profondes, également abordées par Justine Masika Bihamba. Ces dernières sont les inégalités structurelles de genre dans la société. De fait, des contextes politiques changeants peuvent engendrer une différence radicale. Ainsi, le contexte était favorable au Burkina avec la prise de parole par la Première dame. Ces évolutions ne s'étendent pas nécessairement sur des décennies, et des améliorations rapides peuvent advenir. À ce titre, le Rwanda est souvent cité en exemple d'un changement radical post-crise, qui s'est d'ailleurs traduit par une amélioration de la situation des femmes dans la société au sens large. L'autonomisation et la place des femmes dans la société font évidemment la différence en agissant comme un déclencheur, avec un effet d'entraînement global. Ce postulat rejoint le mandat donné à ONU Femmes. Je ne voudrais pas conclure cette réunion sur l'idée d'une utilisation inefficace des fonds par l'ONU.

Vous vous demandiez comment pouvait agir le Sénat. Je pense que vous avez un rôle majeur à jouer. Je rappelle qu'ONU Femmes est l'entité globale de plaidoyer créée par les associations féministes du monde entier. Existant depuis moins de dix ans, elle accuse un retard de 60 à 70 ans sur les autres associations, provoquant un décalage. La promesse de budget faite par les États membres au démarrage d'ONU Femmes était de 500 millions d'euros par an, montant qui n'est toujours pas atteint dix ans plus tard. Les trois quarts du budget sont étroitement fléchés, empêchant l'entité d'avoir une action autonome et indépendante. Le problème du financement de l'égalité femmes-hommes se retrouve donc à tous les niveaux.

Les financements sont insuffisants, parfois microscopiques. Le secrétaire général de l'ONU lui-même met l'accent sur l'inadéquation des financements, l'amélioration des reportings, la mise en place d'un cycle de « redevabilité » et le manque d'expertise genre au sein des missions de maintien de la paix. Il propose dans son rapport d'instaurer un quota minimum de 15 % de financements fléchés au profit de l'égalité femmes-hommes dans le budget onusien, c'est-à-dire en faveur de l'autonomisation des femmes et de l'empowerment (émancipation) des femmes et des filles.

Le Sénat pourrait également agir sur le budget alloué au maintien de la paix, d'un montant d'environ sept milliards d'euros. Ne pourrait-on pas disposer d'un levier d'action important, en fléchant une partie de ce budget sur la protection et la place des femmes dans un contexte de reconstruction des sociétés post-crise, à l'image de ce que préconise le secrétaire général de l'ONU ? Je pense qu'un plaidoyer très fort peut être mené à ce sujet ; finalement l'argent est disponible, bien que parfois insuffisant compte tenu des mandats donnés. La majorité des mandats des missions de maintien de la paix porte d'ailleurs sur la protection des populations civiles.

Mme Claudine Lepage, présidente. - Merci Madame. Je suis tout à fait d'accord avec l'idée de financements dédiés et fléchés, mais il faut s'assurer qu'ils parviennent à destination.

Mme Martine Filleul. - Je vous remercie toutes et tous de vos témoignages extrêmement intéressants et émouvants.

Je remercie également la présidente de la délégation pour sa synthèse de nos échanges, qui a mis en évidence les problématiques évoquées ce matin. Je serais favorable à un projet de résolution sur ces thématiques, qui permettrait de faire avancer la réflexion générale.

Je voulais insister sur deux sujets déjà abordés. Sur la question des financements internationaux, je pense qu'il ne faut pas se résigner à ce qu'ils soient aussi modestes et « évaporés » sur le terrain. En effet, la crédibilité des grandes organisations internationales en dépend et une forme de rejet vis-à-vis de ces organisations peut voir le jour dans les pays destinataires. J'ai été témoin au Burkina Faso de l'opposition à ces organisations, face à tout ce qu'elles représentent matériellement et dont manquent les autres opérateurs de terrain.

En outre, je souligne le rôle de la diplomatie internationale et européenne, toutes les violences que nous dénonçons trouvant leur origine dans l'absence d'un État de droit dans ces zones. Il faut à mon sens que nous pesions afin de rétablir des États de droit. J'ai conscience que cette mission dépasse les compétences de la délégation aux droits des femmes, mais il est tout de même nécessaire que nous puissions, à l'échelle de chaque État, mener davantage d'interventions en ce sens.

Mme Sophie Martinez. - Je reviens sur le parcours migratoire et la prise en charge des femmes victimes de violences sexuelles. Le professeur Henri-Jean Philippe reçoit ces femmes en consultation et nous les accueillons également dans d'autres structures. Nous n'avons cependant pas les moyens d'agir correctement. En effet, les soignants manquent d'informations concrètes sur le vécu de ces patientes. De plus, j'estime que des créneaux dédiés avec des médecins et des sages-femmes devraient leur être réservés.

Je suis également d'avis que libérer la parole et nommer les choses sont importants. Aujourd'hui, autour de cette table, beaucoup ont été surpris du nombre de viols subis par les hommes et les femmes lors de leur parcours migratoire. Or ce phénomène est une réalité. J'ignore dans quelle mesure des actions peuvent être mises en place afin de favoriser la libération de la parole, mais je pense qu'une réflexion est nécessaire, puisque ne rien dire équivaut à laisser faire et que cela est inenvisageable.

Mme Claudine Lepage, présidente. - Je vous remercie. Nous allons maintenant prendre les questions du public.

Mme Farah Malek-Bakouche, Unicef France. - Merci pour ces interventions. Je suis tout à fait d'accord avec ce qui a été dit sur les routes migratoires et la nécessité d'une prise en charge minimale dans les services de santé, avec des moyens alloués et sans délai de carence. Ces actions sont d'autant plus urgentes qu'elles concernent des traumatismes graves devant être pris en charge immédiatement et des enfants n'ayant pas accès aux écoles. L'UNICEF plaide également pour des routes migratoires sûres, afin d'y éviter les agressions sexuelles, par exemple grâce à des visas étudiants permettant aux jeunes mineurs d'arriver sereinement dans les pays d'accueil. Je voulais simplement souligner que des solutions existent, nécessitant la contribution de plusieurs acteurs, pas tous présents autour de cette table. Je pourrai approfondir ce sujet avec vous plus tard au besoin.

Concernant les réponses, je signalerai simplement que la durée des conflits s'allonge, à l'image du conflit syrien qui se poursuit. Le financement doit prendre en compte le long terme, une réponse à ces problématiques ne pouvant pas être mesurée sur cinq ans seulement. En effet, dans la mesure où l'objectif est de renforcer des systèmes de justice, de protection sociale et d'éducation, les financements doivent s'inscrire dans la durée, être flexibles et accessibles à la société civile. Je fais référence sur ce dernier point aux bailleurs de fonds étatiques construisant des propositions de financement assez compliquées.

En outre, je relève la différence entre l'aide bilatérale et multilatérale. Aujourd'hui, le financement de l'éducation en humanitaire multilatéral n'atteint pas 2 % du PIB des pays. Nous nous situons donc très bas par rapport aux besoins, alors que l'éducation est décisive pour l'avenir des filles et qu'elle leur permet d'aller à l'école et d'accéder à des services de soins adaptés. Il faut garder à l'esprit que cette tranche de la population va vivre avec ce traumatisme pendant des décennies et constituera la société future, où l'on constate pour l'instant une répétition des mêmes conflits. Des discussions traitant des enjeux de long terme sont en cours, à l'instar du Grand Bargain et du Nexus Humanitaire Développement, concernant l'organisation des interventions. En écho aux propos de Céline Bardet, je confirme qu'il faut mener une réflexion sur les programmes d'aide.

Par ailleurs, je soutiens la diplomatie féministe. À cet égard, je citerai l'exemple du Canada qui a une très bonne politique d'assistance internationale et qui inscrit la question du genre dans les modalités d'intervention de ses programmes. Cette démarche n'est pas parfaite, mais peut néanmoins constituer une source d'inspiration. On peut aussi citer des pays comme la Suède. Enfin, n'oublions pas les enjeux de l'enfance pour traiter toutes ces questions.

Mme Rana Hamra, ONG Humanity Diaspo. - Je rejoins les remerciements de Fara Malek-Bakouche pour les retours d'expérience très intéressants de Céline Bardet, Justine Masika Bihamba, Sophie Martinez et Henri-Jean Philippe. J'espère que vous organiserez d'autres tables rondes de ce type.

Vous vous interrogiez sur la capacité d'action de la délégation. Je souhaiterais à cet égard partager mon retour d'expérience d'un passé peu glorieux, lorsque j'étais experte française « asile » pour la Commission européenne, envoyée en Grèce dans le cadre de la création de hotspots (zones sensibles) sur l'île de Samos. Les pays du Sud ont été souvent évoqués ce matin, mais on fait fi de ce qui se passe en Europe. Un député européen a récemment voulu entrer, sans succès, dans le camp de Samos, afin de constater comment les milliards d'euros octroyés par l'Europe pour recevoir décemment les migrants étaient utilisés. Je parlerai de migrant ou de réfugié indifféremment, même si ce sont deux notions juridiques distinctes. Vous évoquiez plus tôt la honte des femmes victimes de viols pendant leur parcours d'exil et de migration. Sachez que cet opprobre ne prend pas fin une fois qu'elles se trouvent en Europe. Ainsi, des jeunes femmes syriennes ou irakiennes sont violées durant leur parcours migratoire par leur frère, leur cousin ou leur père, au prétexte que leur mort est imminente !

Dans les îles grecques comme à Athènes, ces femmes n'ont pas accès à la santé psychologique et gynécologique, par manque d'information et d'argent. Je crains que ces situations ne commencent à se reproduire en France, avec une restriction des droits d'accès à la santé, eux-mêmes de plus en plus incertains. L'accès des demandeurs d'asile à la Protection Universelle Maladie (PUMa) prend par exemple un temps infini et les délais d'obtention d'un rendez-vous gynécologique conduisent parfois la femme à dépasser la période d'avortement légale, et donc à poursuivre sa grossesse en France. De la même manière, les accès des ONG au camp informel de la jungle de Calais ont été refusés durant des mois, conduisant des femmes somaliennes ou éthiopiennes à accoucher sur place d'enfants non désirés issus de viols.

Je rejoins les propos de Céline Bardet quand elle affirme que ces violences ne concernent pas seulement les femmes, mais aussi les garçons. Dans le centre d'Athènes, de jeunes afghans et pakistanais, mineurs et isolés, se prostituent pour pouvoir subvenir à leurs besoins. Ces situations sont dramatiques et ont lieu aujourd'hui en Europe. Vous pouvez agir en France et en Europe dans les zones de crise. Il faut bien sûr poursuivre le plaidoyer pour les pays du Sud, mais je pense que le premier pas doit être effectué à côté de chez nous. Merci beaucoup.

Mme Claudine Lepage, présidente. - Merci de votre témoignage.

Mme Monique Bouaziz. - Bonjour et merci. Membres de l'Alliance Internationale des Femmes et présidente de l'Association des Femmes de l'Europe Méridionale, nous menons notre action avec très peu de fonds et nous trouvons des façons d'agir avec des moyens limités. Ainsi, les femmes que nous aidons persuadent les chefs du village et les maris de faire revenir les femmes violées dans le village et le foyer. Nous sommes parvenues à obtenir des financements du programme de participation de l'UNESCO pour que ces femmes bénéficient d'un apprentissage de l'entretien des puits et des pompes pendant trois semaines au Burkina Faso. Fortes de leur diplôme de formatrices, elles reviennent ensuite dans leur pays pour transmettre à leur tour leur savoir. La responsable de cette initiative a ouvert un orphelinat recueillant des enfants violés.

Nous travaillons énormément avec l'Afrique, grâce à la présence d'organisations françaises dans le monde entier, et sommes venues entendre le témoignage de Justine Masika Bihamba. Si vous souhaitez aider ces femmes, le meilleur moyen est de contribuer financièrement à la mise en place de formations dans leur pays. L'argent de l'UNESCO revient à notre trésorière qui paie ensuite les écoles au Burkina Faso, les vaccins et les voyages entre autres, notre association ne touchant pas un centime. Il me paraît nécessaire de travailler dans cette configuration, l'argent ne devant pas être distribué n'importe comment.

Mme Claudine Lepage, présidente. - J'indique que, lorsque nous avons parlé « d'évaporation des fonds », nous ne faisions référence ni aux associations, ni aux ONG.

Mme Monique Bouaziz. - Bien sûr, nous sommes d'accord.

Mme Danielle Levy. - Également membre de l'Alliance internationale des Femmes, j'ai été frappée par le cas de cette jeune femme s'occupant d'un orphelinat et étant depuis peu titulaire d'un diplôme d'avocat. Elle a concouru au jugement de violeurs, réussissant à faire obtenir aux victimes des parcelles de terrain.

Mme Claudine Lepage, présidente. - Merci, Madame, de votre témoignage. Quelqu'un veut-il encore prendre la parole ?

Mme Fanny Benedetti. - Je souhaitais juste rappeler que l'année 2020 est importante, puisque la France accueille le Forum mondial Génération Égalité, 25 ans après la conférence mondiale de Pékin. J'espère qu'il mettra l'accent sur les problématiques traitées ce matin et je vous invite toutes et tous à porter ce sujet qui doit faire l'objet d'actions concertées et concrètes avec un cadre de « redevabilité ».

Mme Claudine Lepage, présidente. - Nous ne sommes pas décisionnaires, mais nous apporterons notre pierre au plaidoyer.

Mme Monique Bouaziz. - Je me permets de vous signaler un ouvrage d'information publié le 22 novembre à l'initiative de l'UNESCO sur les violences faites aux femmes, qui constitue selon moi une source d'inspirations pour des actions à mettre en place.

Mme Claudine Lepage, présidente. - Cette table ronde nous aura incités à continuer à travailler dans ce domaine. Bien qu'il ait été beaucoup question de l'Afrique, puisque nous évoquions en particulier les conflits, nous n'oublions pas ce qui se passe en France et nous resterons mobilisés sur ce sujet pour lequel je suis engagée à titre personnel.

Merci à tous pour votre action. J'espère que nous aurons l'occasion de nous revoir bientôt.


* 1 (Ps 82, 3-4).

* 2 « Le silence est forcément complice ou trompeur » (Raconte-toi, chanson d'Yves Simon (1975)).

* 3 OEuvres en prose, 1909-1914, Charles Péguy, éd. Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1959, p. 1397.

* 4 Convention sur l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes, adoptée dans le cadre de l'ONU en 1979.

* 5 Convention du Conseil de l'Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l'égard des femmes et la violence domestique.

* 6 Cet immeuble est situé 5 rue Jules Breton, dans le XIIIe arrondissement de Paris.

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